Quand chantait la cigale/Promenade au lac

Édition Privée (p. 32-33).


PROMENADE AU LAC


Les têtes blondes de Pierre et de Marcel m’apparaissent à la petite fenêtre de leur grenier lorsque j’arrive ce samedi matin. Leur sourire est comme un rayon de soleil et leur voix claire qui me souhaite le bonjour me met en joie.

Dearest prépare le déjeuner et nous mangeons avec appétit.

Nous partons ensuite pour une promenade au lac.

Pierre va en avant de nous. La démarche de ce petit être est un enchantement. Elle est souple, légère, comme ailée. Et cependant, l’allure est virile : le corps est droit, la tête légèrement renversée en arrière, mais sans rien de raide ou de lourd. Au contraire, l’on devine dans tous ses membres un fin ressort, une extraordinaire élasticité, comme chez un danseur émérite. Il joint en lui la grâce de l’oiseau à la beauté de l’athlète.

Nous laissons les maisons derrière nous, et nous allons dans la campagne, le long de la rivière. Nous cueillons des roses sauvages, des marguerites, des iris. Les arbres sont d’un beau vert, les champs sont tout fleuris. Nous allons dans un enchantement.

Au bord du lac, nous nous asseyons sur un tronc d’arbres et, ravis, nous regardons les flots qui viennent se briser à quelques pas. Pierre joue dans le sable, ramasse des coquillages et lance des cailloux dans l’eau.

Le lac paraît immense comme la mer. Il est agité et les vagues vertes et bleues qui viennent de si loin, déferlent sur le rivage avec une longue plainte monotone. Nous contemplons le spectacle en silence, car nos cœurs sont remplis par une émotion grave, profonde. Éblouis et tout vibrants d’une allégresse infinie, nous revenons par la route fleurie que nous avons suivie tout à l’heure.

Au retour, nous corrigeons quelques épreuves de la Scouine. À plusieurs reprises, l’hiver dernier, Dearest m’a conseillé de publier ce roman commencé il y a vingt ans et qui reposait dans le tiroir de la table. Je l’ai remis à l’imprimeur et, maintenant que le livre est en train de prendre forme, nous éprouvons tous les deux une joie extrême à recevoir et à corriger les épreuves.

Ah ! les belles et bonnes heures que nous vivons !

La gerbe d’églantines, de marguerites et d’iris que nous avons cueillie au cours de notre promenade, orne notre table au dîner.

Maintenant, le repas fini, assis sur la véranda et, pendant que monte vers nous le parfum des roses, je lis à Dearest quelques pages des Drames Philosophiques de Renan, Cet ouvrage m’a été donné par la veuve de Jules Fournier en souvenir de l’amitié qui me liait à son mari. Là, dans ce beau jour d’été, dans la senteur des roses épanouies, je tranche les feuillets de ce livre que mon ami n’a pas eu le temps d’ouvrir. Je parcours ces pages qu’il aurait eu tant de joie à approfondir et à méditer. Je me délecte à cette lecture et lui, il est mort éternellement. Mort ? Pour moi, Jules Fournier n’a jamais été plus vivant qu’en ce moment où je coupe les feuilles de son volume et que je le lis en pensant à lui. Il vit dans le souvenir.

Maintenant, nous partons en chaloupe pour aller nous baigner à l’île des Sœurs. Nous filons sur la calme rivière, entre les beaux arbres.

Au lac, l’eau est fraîche, bienfaisante. Nous nous ébattons joyeusement. Pas de pensées sombres, pas de soucis. Nous sommes tout à la douceur de la minute présente. Nous goûtons complètement la joie de nager, de flotter et de jouer dans l’onde limpide et rafraîchissante et de nous chauffer ensuite au soleil sur le sable.

Après le souper, nous nous promenons près de la petite maison blanche. La lune énorme et jaune apparaît à la cime des arbres, de l’autre côté de la rivière qui coule calme et paisible. La nuit vient. Une à une, les étoiles s’allument au ciel.

Pierre et Marcel montent se coucher. L’instant d’après, j’aperçois leurs deux têtes blondes à l’étroite fenêtre de leur grenier. Ils sont las, et dormiront dans quelques minutes.

— Bonsoir ! Bonne nuit ! me crient leurs voix claires.

Et le silence se fait.

Marquons ce jour d’une pierre blanche.