Qu’est ce que la propriété ?/Chapitre 4

Garnier frères (p. 129-193).


CHAPITRE IV.


Que la propriété est impossible.


La raison dernière des propriétaires, l’argument foudroyant dont l’invincible puissance les rassure, c’est que selon eux, l’égalité des conditions est impossible. L’égalité des conditions est une chimère, s’écrient-ils d’un air capable ; partagez aujourd’hui les biens par portions égales, demain cette égalité aura disparu.

À cette objection banale, qu’ils répètent en tous lieux avec une incroyable assurance, ils ne manquent jamais d’ajouter la glose suivante, par forme de Gloria Patri : Si tous les hommes étaient égaux, personne ne voudrait travailler.

Cette antienne se chante sur plusieurs airs.

Si tout le monde était maître personne ne voudrait obéir.

S’il n’y avait plus de riches, qui est-ce qui ferait travailler les pauvres ?…

Et s’il n’y avait plus de pauvres, qui est-ce qui travaillerait pour les riches ?… Mais point de récriminations : nous avons mieux à répondre.

Si je démontre que c’est la propriété qui est elle-même impossible ; que c’est la propriété qui est contradiction, chimère, utopie ; et si je le démontre, non plus par des considérations de métaphysique et de droit, mais par la raison des nombres, par des équations et des calculs, quel sera tout à l’heure l’effroi du propriétaire ébahi ? Et vous, lecteur, que pensez-vous de la rétorsion ?

Les nombres gouvernent le monde, mundum regunt numeri : cet adage est aussi vrai du monde moral et politique que du monde sidéral et moléculaire. Les éléments du droit sont les mêmes que ceux de l’algèbre ; la législation et le gouvernement ne sont autre chose que l’art de faire des classifications et d’équilibrer des puissances : toute la jurisprudence est dans les règles de l’arithmétique. Ce chapitre et le suivant serviront à jeter les fondements de cette incroyable doctrine. C’est alors que se découvrira aux yeux du lecteur une immense et nouvelle carrière : alors nous commencerons à voir dans les proportions des nombres, l’unité synthétique de la philosophie et des sciences, et pleins d’admiration et d’enthousiasme devant cette profonde et majestueuse simplicité de la nature, nous nous écrierons, avec l’Apôtre : « Oui, l’Éternel a tout fait avec nombre, avec poids, avec mesure. » Nous comprendrons que l’égalité des conditions non seulement est possible, mais qu’elle est seule possible ; que cette apparente impossibilité qu’on lui reproche lui vient de ce que nous la concevons toujours soit dans la propriété, soit dans la communauté, formes politiques aussi contraires l’une que l’autre à la nature de l’homme. Nous reconnaîtrons enfin que tous les jours, à notre insu, dans le temps même où nous affirmons qu’elle est irréalisable, cette égalité se réalise ; que le moment approche où, sans l’avoir cherchée ni même voulue, nous l’aurons partout établie ; qu’avec elle, en elle et par elle, doit se manifester l’ordre politique selon la nature et la vérité.

On a dit, en parlant de l’aveuglement et de l’obstination des passions, que si l’homme avait quelque intérêt à nier les vérités de l’arithmétique, il trouverait moyen d’en ébranler la certitude ; voici l’occasion de faire cette curieuse expérience. J’attaque la propriété, non plus par ses propres aphorismes, mais par le calcul. Que les propriétaires se tiennent donc prêts à vérifier mes opérations : car si par malheur pour eux elles se trouvent justes, ils sont perdus.

En prouvant l’impossibilité de la propriété, j’achève d’en prouver l’injustice ; en effet,

Ce qui est juste, à plus forte raison est utile ;

Ce qui est utile, à plus forte raison est vrai ;

Ce qui est vrai, à plus forte raison est possible ;

Conséquemment, tout ce qui sort du possible sort par là-même de la vérité, de l’utilité, de la justice. Donc, a priori, on peut juger de la justice d’une chose par son impossibilité ; en sorte que si cette chose était souverainement impossible, elle serait souverainement injuste.


La propriété est physiquement et mathématiquement impossible.


Démonstration.


axiome. La propriété est le droit d’aubaine que le propriétaire s’attribue sur une chose marquée par lui de son seing.


Cette proposition est un véritable axiome. Car :

1o Ce n’est point une définition, puisqu’elle n’exprime pas tout ce que renferme le droit de propriété : droit de vendre, d’échanger, de donner ; droit de transformer, d’altérer, de consommer, de détruire, d’user et d’abuser, etc. Tous ces droits sont autant d’effets divers de la propriété, que l’on peut considérer séparément, mais que nous négligeons ici pour ne nous occuper que d’un seul, du droit d’aubaine.

2o Cette proposition est universellement admise ; nul ne peut la nier sans nier les faits, sans être à l’instant démenti par la pratique universelle.

3o Cette proposition est d’une évidence immédiate, puisque le fait qu’elle exprime accompagne toujours, soit réellement, soit facultativement, la propriété, et que c’est par lui surtout qu’elle se manifeste, se constitue, se pose.

4o Enfin la négation de cette proposition implique contradiction : le droit d’aubaine est réellement inhérent, tellement intime à la propriété, que là où il n’existe pas la propriété est nulle.

Observations. L’aubaine reçoit différents noms, selon les choses qui la produisent : fermage pour les terres ; loyer pour les maisons et les meubles ; rente pour les fonds placés à perpétuité ; intérêt pour l’argent ; bénéfice, gain, profit (trois choses qu’il ne faut pas confondre avec le salaire ou prix légitime du travail), pour les échanges.

L’aubaine, espèce de régale, d’hommage tangible et consommable, compète au propriétaire en vertu de son occupation nominale et métaphysique : son scel est apposé sur la chose ; cela suffit pour que personne ne puisse occuper cette chose sans ma permission.

Cette permission d’occuper sa chose, le propriétaire peut l’octroyer pour rien ; d’ordinaire il la vend. Dans le fait, cette vente, est un stellionat et une concussion ; mais, par la fiction légale du domaine de propriété, cette même vente, sévèrement punie, on ne sait trop pourquoi, en d’autres cas, devient pour le propriétaire une source de profit et de considération.

La reconnaissance que le propriétaire exige pour la prestation de son droit, s’exprime soit en signes monétaires, par un dividende en nature du produit présumé. En sorte que, par le droit d’aubaine, le propriétaire moissonne et ne laboure pas, récolte et ne cultive pas, consomme et ne produit pas, jouit et n’exerce rien. Bien différents des idoles du Psalmiste sont les dieux de la propriété : celles-là avaient des mains, et ne touchaient pas ; ceux-ci, au contraire, manus habent et palpabunt.

Tout est mystérieux et surnaturel dans la collation du droit d’aubaine. Des cérémonies terribles accompagnent l’inauguration d’un propriétaire, de même qu’autrefois la réception d’un initié. C’est, premièrement, la consécration de la chose, consécration par laquelle est fait savoir à tous qu’ils aient à payer une offrande congruë au propriétaire, toutes et quantes fois ils désireront, moyennant octroi de lui obtenu et signé, user de sa chose.

Secondement, l’anathème, qui, hors le cas précité, défend de toucher mie à la chose, même en l’absence du propriétaire, et déclare sacrilège, infâme, amendable, digne d’être livré au bras séculier, tout violateur de la propriété.

Troisièmement, la dédicace, par laquelle le propriétaire ou le saint désigné, le dieu protecteur de la chose, y habite mentalement comme une divinité dans son sanctuaire. Par l’effet de cette dédicace, la substance de la chose est, pour ainsi dire, convertie en la personne du propriétaire, toujours présent sous les espèces ou apparences de ladite chose.

Ceci est la pure doctrine des jurisconsultes. « La propriété, dit Toullier, est une qualité morale inhérente à la chose, un lien réel qui l’attache au propriétaire, et qui ne peut être rompu sans son fait. » Locke doutait respectueusement si Dieu ne pouvait pas rendre la matière pensante ; Toullier affirme que le propriétaire la rend morale ; que lui manque-t-il pour être divinisée ? Certes, ce ne sont pas les adorations.

La propriété est le droit d’aubaine, c’est-à-dire le pouvoir de produire sans travailler ; or, produire sans travailler, c’est faire de rien quelque chose, en un mot, c’est créer : c’est ce qui ne doit pas être plus difficile que de moraliser la matière. Les jurisconsultes ont donc raison d’appliquer aux propriétaires cette parole de l’Écriture : Ego dixi : Dii estis et filii Excelsi omnes : J’ai dit : Vous êtes des dieux, et tous fils du Très-Haut.

La propriété est le droit d’aubaine : cet axiome sera pour nous comme le nom de la bête de l’Apocalypse, nom dans lequel est renfermé tout le mystère de cette bête. On sait que celui qui pénétrerait le mystère de ce nom obtiendrait l’intelligence de toute la prophétie, et vaincrait la bête. Eh bien ! ce sera par l’interprétation approfondie de notre axiome que nous tuerons le sphinx de la propriété. Partant de ce fait si éminemment caractéristique, le droit d’aubaine, nous allons suivre dans ses replis le vieux serpent ; nous compterons les entortillements homicides de cet épouvantable ténia, dont la tête, avec ses mille suçoirs, s’est toujours dérobée au glaive de ses plus ardents ennemis, leur abandonnant d’immenses tronçons de son cadavre. C’est qu’il fallait autre chose que du courage pour vaincre le monstre : il était écrit qu’il ne crèverait point avant qu’un prolétaire, armé d’une baguette magique, l’eût mesuré.

Corollaires. 1o La quotité de l’aubaine est proportionnelle à la chose. Quel que soit le taux de l’intérêt, qu’on l’élève à 3, 5, ou 10 pour cent, ou qu’on l’abaisse à ½, ¼, 1/10, il n’importe, sa loi d’accroissement reste la même. Voici quelle est cette loi.

Tout capital évalué en numéraire peut être considéré comme un terme de la progression arithmétique qui a pour raison 100, et le revenu de ce capital rapporte comme le terme correspondant d’une autre progression arithmétique qui aurait pour raison le taux de l’intérêt. Ainsi un capital de 500 francs étant le cinquième terme de la progression arithmétique dont la raison est 100, son revenu à 3 pour cent sera indiqué par le cinquième terme de la progression arithmétique dont la raison est 3 :

100 200 300 400 500
3 6 9 12 15

C’est la connaissance de cette espèce de logarithmes, dont les propriétaires ont chez eux des tables dressées et calculées à un très haut degré, qui nous donnera la clef des plus curieuses énigmes et nous fera marcher de surprise en surprise.

D’après cette théorie logarithmique du droit d’aubaine, une propriété avec son revenu peut être définie un nombre dont le logarithme est égal à la somme de ses unités divisée par 100 et multipliée par le taux de l’intérêt. Par exemple, une maison estimée 100,000 francs et louée à raison de 5 pour cent rapporte 5,000 francs de revenu, d’après la formule 100.000 X 5/100=5,000. Réciproquement une terre de 3,000 fr. de revenu évalué à 2 ½ %, vaut 120,000 francs, d’après cette autre formule : 3.000 X 100/2 ½=120,000.

Dans le premier cas, la progression qui désigne l’accroissement de l’intérêt a pour raison 5, dans le second elle a pour raison 2 ½.

Observation. — L’aubaine connue sous les noms de fermage, rente, intérêt, se paye tous les ans ; les loyers courent à la semaine, au mois, à l’année ; les profits et bénéfices ont lieu autant de fois que l’échange. En sorte que l’aubaine est tout à la fois en raison du temps et en raison de la chose, ce qui a fait dire que l’usure croît comme chancre, fœnus serpit sicut cancer.

2o L’aubaine payée au propriétaire par le détenteur est chose perdue pour celui-ci. Car si le propriétaire devait, en échange de l’aubaine qu’il perçoit, quelque chose de plus que la permission qu’il accorde, son droit de propriété ne serait pas parfait, il ne posséderait pas jure optimo, jure perfecto, c’est-à-dire qu’il ne serait pas réellement propriétaire. Donc, tout ce qui passe des mains de l’occupant dans celles du propriétaire à titre d’aubaine et comme prix de la permission d’occuper, est acquis irrévocablement au second, perdu, anéanti pour le premier, à qui rien ne peut en revenir, si ce n’est comme don, aumône, salaire de services, ou prix de marchandises par lui livrées. En un mot, l’aubaine périt pour l’emprunteur, ou, comme aurait dit énergiquement le latin, res perit solventi.

3o Le droit d’aubaine a lieu contre le propriétaire comme contre l’étranger. Le seigneur de la chose, distinguant en soi le possesseur du propriétaire, s’impose à lui-même, pour l’usufruit de sa propriété, une taxe égale à celle qu’il pourrait recevoir d’un tiers ; en sorte qu’un capital porte intérêt dans les mains du capitaliste comme dans celles de l’emprunteur et du commandité. En effet, si, au lieu d’accepter 500 francs de loyer de mon appartement, je préfère l’occuper et en jouir, il est clair que je deviens débiteur envers moi d’une rente égale à celle que je refuse : ce principe est universellement suivi dans le commerce, et regardé comme un axiome par les économistes. Aussi les industriels qui ont l’avantage d’être propriétaires de leur fonds de roulement, bien qu’ils ne doivent d’intérêts à personne, ne calculent-ils leurs bénéfices qu’après avoir prélevé, avec leurs appointements et leurs frais, les intérêts de leur capital. Par la même raison, les prêteurs d’argent conservent par devers eux le moins d’argent qu’ils peuvent ; car tout capital portant nécessairement intérêt, si cet intérêt n’est servi par personne, il se prendra sur le capital, qui de la sorte se trouvera d’autant diminué. Ainsi par le droit d’aubaine le capital s’entame lui-même : c’est ce que Papinien aurait exprimé sans doute par cette formule aussi élégante qu’énergique : Fœnus mordet solidum. Je demande pardon de parler si souvent latin dans cette affaire : c’est un hommage que je rends au peuple le plus usurier qui fut oncques.


Première proposition.


La propriété est impossible, parce que de rien elle exige quelque chose.


L’examen de cette proposition est le même que celui de l’origine du fermage, tant controversé par les économistes. Quand je lis ce qu’en ont écrit la plupart d’entre eux, je ne puis me défendre d’un sentiment de mépris mêlé de colère, à la vue de cet amas de niaiseries, où l’odieux le dispute à l’absurde. Ce serait l’histoire de l’éléphant dans la lune, n’était l’atrocité des conséquences. Chercher une origine rationnelle et légitime à ce qui n’est et ne peut être que vol, concussion et rapine, tel devait être le comble de la folie propriétaire, le plus haut degré d’ensorcellement où pût jeter des esprits d’ailleurs éclairés la perversité de l’égoïsme.

« Un cultivateur, dit Say, est un fabricant de blé qui, parmi les outils qui lui servent à modifier la matière dont il fait son blé, emploie un grand outil que nous avons nommé un champ. Quand il n’est pas le propriétaire du champ, qu’il n’en est que le fermier, c’est un outil dont il paye le service productif au propriétaire. Le fermier se fait rembourser à l’acheteur, celui-ci à un autre, jusqu’à ce que le produit soit parvenu au consommateur, qui rembourse la première avance accrue de toutes celles au moyen desquelles le produit est parvenu jusqu’à lui. »

Laissons de côté les avances subséquentes par lesquelles le produit arrive au consommateur, et ne nous occupons en ce moment que de la première de toutes, de la rente payée au propriétaire par le fermier. On demande sur quoi fondé le propriétaire se fait payer cette rente.

Suivant Ricardo, Maccullock et Mill, le fermage proprement dit n’est autre chose que l’excédant du produit de la terre la plus fertile sur le produit des terres de qualité inférieure ; en sorte que le fermage ne commence à avoir lieu sur la première que lorsqu’on est obligé, par l’accroissement de population, de recourir à la culture des secondes.

Il est difficile de trouver à cela aucun sens. Comment des différentes qualités du terrain peut-il résulter un droit sur le terrain ? Comment les variétés de l’humus enfanteraient-elles un principe de législation et de politique ? Cette métaphysique est pour moi si subtile, ou si épaisse, que je m’y perds plus j’y pense. — Soient la terre A, capable de nourrir 10,000 habitants, et la terre B, capable seulement d’en nourrir 9,000, l’une et l’autre d’égale étendue : lorsque par l’accroissement de leur nombre, les habitants de la terre A seront forcés de cultiver la terre B, les propriétaires fonciers de la terre A se feront payer par les fermiers de cette terre une rente calculée sur le rapport de 10 à 9. Voilà bien, je pense, ce que disent Ricardo, Maccullock et Mill. Mais si la terre A nourrit autant d’habitants qu’elle peut en contenir, c’est-à-dire si les habitants de la terre A n’ont tout justement, vu leur nombre, que ce qui leur est nécessaire pour vivre, comment pourront-ils payer un fermage ?

Si l’on s’était borné à dire que la différence des terres a été l’occasion du fermage, mais non qu’elle en est la cause, nous aurions recueilli de cette simple observation un précieux enseignement, c’est que l’établissement du fermage aurait eu son principe dans le désir de l’égalité. En effet, si le droit de tous les hommes à la possession des bonnes terres est égal, nul ne peut, sans indemnité, être contraint de cultiver les mauvaises. Le fermage, d’après Ricardo, Maccullock et Mill, aurait donc été un dédommagement ayant pour but de compenser les profits et les peines. Ce système d’égalité pratique est mauvais, il faut en convenir ; mais enfin l’intention eût été bonne : quelle conséquence Ricardo, Maccullock et Mill pouvaient-ils en déduire en faveur de la propriété ? Leur théorie se tourne donc contre eux-mêmes et les jugule.

Malthus pense que la source du fermage est dans la faculté qu’a la terre de fournir plus de subsistances qu’il n’en faut pour alimenter les hommes qui la cultivent. Je demanderai à Malthus pourquoi le succès du travail fonderait, au profit de l’oisiveté, un droit à la participation des produits ?

Mais le seigneur Malthus se trompe dans l’énoncé du fait dont il parle : oui, la terre a la faculté de fournir plus de subsistances qu’il n’en faut pour ceux qui la cultivent, si par cultivateurs on n’entend que les fermiers. Le tailleur aussi fait plus d’habits qu’il n’en use, et l’ébéniste plus de meubles qu’il ne lui en faut. Mais les diverses professions se supposant et se soutenant l’une l’autre, il en résulte que non-seulement le laboureur, mais tous les corps d’arts et métiers, jusqu’au médecin et à l’instituteur, sont et doivent être dits cultivant la terre. Le principe que Malthus assigne au fermage est celui du commerce : or la loi fondamentale du commerce étant l’équivalence des produits échangés, tout ce qui détruit cette équivalence viole la loi ; c’est une erreur d’évaluation à corriger.

Buchanam, commentateur de Smith, ne voyait dans le fermage que le résultat d’un monopole, et prétendait que le travail seul est productif. En conséquence, il pensait que, sans ce monopole, les produits coûteraient moins cher, et il ne trouvait de fondement au fermage que dans la loi civile. Cette opinion est un corollaire de celle qui fait de la loi civile la base de la propriété. Mais pourquoi la loi civile, qui doit être la raison écrite, a-t-elle autorisé ce monopole ? Qui dit monopole, exclut nécessairement la justice ; or, dire que le fermage est un monopole consacré par la loi, c’est dire que l’injustice a pour principe la justice, ce qui est contradictoire.

Say répond à Buchanam que le propriétaire n’est point un monopoleur, parce que le monopoleur « est celui qui n’ajoute aucun degré d’utilité à une marchandise. »

Quel degré d’utilité les choses produites par le fermier reçoivent-elles du propriétaire ? a-t-il labouré, semé, moissonné, fauché, vanné, sarclé ? Voilà par quelles opérations le fermier et ses gens ajoutent à l’utilité des matières qu’ils consomment pour les reproduire.

« Le propriétaire foncier ajoute à l’utilité des marchandises par le moyen de son instrument, qui est une terre. Cet instrument reçoit les matières dont se compose le blé dans un état, et les rend dans un autre. L’action de la terre est une opération chimique, d’où résulte pour la matière du blé une modification telle, qu’en le détruisant elle le multiplie. Le sol est donc producteur d’une utilité ; et lorsqu’il (le sol ?) la fait payer sous la forme d’un profit ou d’un fermage pour son propriétaire, ce n’est pas sans rien donner au consommateur en échange de ce que le consommateur lui paye. Il lui donne une utilité produite, et c’est en produisant cette utilité que la terre est productive, aussi bien que le travail. »

Éclaircissons tout cela.

Le forgeron, qui fabrique pour le laboureur des instruments aratoires, le charron qui lui fait une voiture, le maçon qui bâtit sa grange, le charpentier, le vannier, etc., qui tous contribuent à la production agricole par les outils qu’ils préparent, sont producteurs d’utilité : à ce titre, ils ont droit à une part des produits.

« Sans aucun doute, dit Say ; mais la terre est aussi un instrument dont le service doit être payé, donc… »

Je tombe d’accord que la terre est un instrument ; mais quel en est l’ouvrier ? Est-ce le propriétaire ? est-ce lui qui par la vertu efficace du droit de propriété, par cette qualité morale infuse dans le sol, lui communique la vigueur et la fécondité ? Voilà précisément en quoi consiste le monopole du propriétaire, que n’ayant pas fait l’instrument, il s’en fait payer le service. Que le Créateur se présente et vienne lui-même réclamer le fermage de la terre, nous compterons avec lui, ou bien que le propriétaire, soi-disant fondé de pouvoirs, montre sa procuration.

« Le service du propriétaire, ajoute Say, est commode pour lui, j’en conviens. »

L’aveu est naïf.

« Mais nous ne pouvons nous en passer. Sans la propriété, un laboureur se battrait avec un autre pour cultiver un champ qui n’aurait point de propriétaire, et le champ demeurerait en friche… »

Ainsi le rôle du propriétaire consiste à mettre les laboureurs d’accord en les dépouillant tous… Ô raison ! ô justice ! ô science merveilleuse des économistes ! Le propriétaire, selon eux, est comme Perrin-Dandin, qui, appelé par deux voyageurs en dispute pour une huître, l’ouvre, la gruge et leur dit :

La cour vous donne à tous deux une écaille.


Était-il possible de dire plus de mal de la propriété ?

Say nous expliquerait-il comment les laboureurs qui, sans les propriétaires, se battraient entre eux pour la possession du sol, ne se battent pas aujourd’hui contre les propriétaires pour cette même possession ? C’est apparemment parce qu’ils les croient possesseurs légitimes, et que le respect d’un droit imaginaire l’emporte en eux sur la cupidité. J’ai prouvé au chapitre II que la possession sans la propriété suffit au maintien de l’ordre social : serait-il donc plus difficile d’accorder des possesseurs sans maîtres que des fermiers ayant propriétaires ? Des hommes de travail, qui respectent à leurs dépens le prétendu droit de l’oisif, violeraient-ils le droit naturel du producteur et de l’industriel ? Quoi ! si le colon perdait ses droits sur la terre du moment où il cesserait de l’occuper, il en deviendrait plus avide ! et l’impossibilité d’exiger une aubaine, de frapper une contribution sur le travail d’autrui, serait une source de querelles et de procès ! La logique des économistes est singulière. Mais nous ne sommes pas au bout. Admettons que le propriétaire est le maître légitime de la terre.

« La terre est un instrument de production, » disent-ils ; cela est vrai. Mais lorsque, changeant le substantif en qualificatif, ils opèrent cette conversion : « la terre est un instrument productif, » ils émettent une damnable erreur.

Selon Quesnay et les anciens économistes, toute production vient de la terre ; Smith, Ricardo, de Tracy, placent au contraire la production dans le travail. Say, et la plupart de ceux qui sont venus après lui, enseignent que, et la terre est productive, et le travail est productif, et les capitaux sont productifs. C’est de l’éclectisme en économie politique. La vérité est que ni la terre n’est productive, ni le travail n’est productif, ni les capitaux ne sont productifs ; la production résulte de ces trois éléments également nécessaires, mais, pris séparément, également stériles.

En effet, l’économie politique traite de la production, de la distribution et de la consommation des richesses ou des valeurs ; mais de quelles valeurs ? des valeurs produites par l’industrie humaine, c’est-à-dire des transformations que l’homme fait subir à la matière pour l’approprier à son usage, et nullement des productions spontanées de la nature. Le travail de l’homme ne consistât-il qu’en une simple appréhension de la main, il n’y a pour lui valeur produite que lorsqu’il s’est donné cette peine : jusque-là le sel de la mer, l’eau des fontaines, l’herbe des champs, le bois des forêts, sont pour lui comme s’ils n’étaient pas. La mer, sans le pêcheur et ses filets, ne donne pas de poissons ; la forêt, sans le bûcheron et sa cognée, ne fournit ni bois de chauffage ni bois de service ; la prairie, sans le faucheur, n’apporte ni foin ni regain. La nature est comme une vaste matière d’exploitation et de production ; mais la nature ne produit rien que pour la nature ; dans le sens économique, ses produits, à l’égard de l’homme, ne sont pas encore des produits.

Les capitaux, les outils et les machines sont pareillement improductifs. Le marteau et l’enclume sans forgeron et sans fer, ne forgent pas ; le moulin, sans meunier et sans grain, ne moud pas, etc. Mettez ensemble des outils et des matières premières ; jetez une charrue et des semences sur un sol fertile ; montez une forge, allumez le feu et fermez la boutique, vous ne produirez pas davantage. Cette observation a été faite par un économiste en qui le bon sens dépasse la mesure de ses confrères : « Say fait jouer aux capitaux un rôle actif que ne comporte pas leur nature : ce sont des instruments inertes par eux mêmes. » (J. Droz, Économie politique.)

Enfin, le travail et les capitaux réunis, mais mal combinés, ne produisent encore rien. Labourez un désert de sable, battez l’eau des fleuves, passez au crible des caractères d’imprimerie, tout cela ne vous procurera ni blé, ni poissons, ni livres. Votre peine sera aussi improductive que le fut ce grand travail de l’armée de Xerxès, qui, au dire d’Hérodote, fit frapper de verges l’Hellespont pendant vingt-quatre heures par ses trois millions de soldats, pour le punir d’avoir rompu et dispersé le pont de bateaux que le grand roi avait fait construire.

Les instruments et capitaux, la terre, le travail, séparés et considérés abstractivement, ne sont productifs que par métaphore. Le propriétaire qui exige une aubaine pour prix du service de son instrument, de la force productive de sa terre, suppose donc un fait radicalement faux, savoir, que les capitaux produisent par eux-mêmes quelque chose ; et en se faisant payer ce produit imaginaire, il reçoit, à la lettre, quelque chose pour rien.

Objection. Mais si le forgeron, le charron, tout industriel en un mot, a droit au produit pour les instruments qu’il fournit, et si la terre est un instrument de production, pourquoi cet instrument ne vaudrait-il pas à son propriétaire, vrai ou supposé, une part dans les produits, comme cela a lieu pour les fabricants de charrues et de voitures ?

Réponse. C’est ici le nœud de l’énigme, l’arcane de la propriété, qu’il est essentiel de bien démêler, si l’on veut comprendre quelque chose aux étranges effets du droit d’aubaine.

L’ouvrier qui fabrique ou qui répare les instruments du cultivateur en reçoit le prix une fois, soit au moment de la livraison, soit en plusieurs payements ; et ce prix une fois payé à l’ouvrier, les outils qu’il a livrés ne lui appartiennent plus. Jamais il ne réclame double salaire pour un même outil, une même réparation : si tous les ans il partage avec le fermier, c’est que tous les ans il fait quelque chose pour le fermier.

Le propriétaire au rebours ne cède rien de son instrument : éternellement il s’en fait payer, éternellement il le conserve.

En effet, le loyer que perçoit le propriétaire n’a pas pour objet les frais d’entretien et de réparation de l’instrument ; ces frais demeurent à la charge de celui qui loue, et ne regardent le propriétaire que comme intéressé à la conservation de la chose. S’il se charge d’y pourvoir, il a soin de se faire rembourser de ses avances.

Ce loyer ne représente pas non plus le produit de l’instrument, puisque l’instrument par lui-même ne produit rien : nous l’avons vu tout à l’heure, et nous le verrons mieux encore par les conséquences.

Enfin, ce loyer ne représente pas la participation du propriétaire dans la production, puisque cette participation ne pourrait consister, comme celle du forgeron et du charron, que dans la cession de tout ou de partie de son instrument, auquel cas il cesserait d’être propriétaire, ce qui impliquerait contradiction de l’idée de propriété.

Donc entre le propriétaire et le fermier il n’y a point échange de valeurs ni de services ; donc, ainsi que nous l’avons dit dans l’axiome, le fermage est une véritable aubaine, une extorsion fondée uniquement sur la fraude et la violence d’une part, sur la faiblesse et l’ignorance de l’autre. Les produits, disent les économistes, ne s’achètent que par des produits. Cet aphorisme est la condamnation de la propriété. Le propriétaire ne produisant ni par lui-même ni par son instrument, et recevant des produits en échange de rien, est ou un parasite ou un larron. Donc, si la propriété ne peut exister que comme droit, la propriété est impossible.

Corollaires. 1o La constitution républicaine de 1793, qui a défini la propriété, « le droit de jouir du fruit de son travail, » s’est trompée grossièrement ; elle devait dire : La propriété est le droit de jouir et de disposer à son gré du bien d’autrui, du fruit de l’industrie et du travail d’autrui.

2o Tout possesseur de terres, maisons, meubles, machines, outils, argent monnayé, etc., qui loue sa chose pour un prix excédant les frais de réparations, lesquelles réparations sont à la charge du prêteur, et figurent les produits qu’il échange contre d’autres produits, est stellionataire, coupable d’escroquerie et de concussion. En un mot, tout loyer perçu, à titre de dommages-intérêts, mais comme prix du prêt, est un acte de propriété, un vol.

Commentaire historique. Le tribut qu’une nation victorieuse impose à une nation vaincue est un véritable fermage. Les droits seigneuriaux, que la révolution de 1789 a abolis, les dîmes, mains-mortes, corvées, etc., étaient différentes formes du droit de propriété ; et ceux qui, sous les noms de nobles, seigneurs, prébendiers, bénéficiaires, etc., jouissaient de ces droits, n’étaient rien de plus que des propriétaires. Défendre la propriété aujourd’hui, c’est condamner la révolution.


Deuxième proposition.


La propriété est impossible, parce que là où elle est admise la production coûte plus qu’elle ne vaut.


La proposition précédente était d’ordre législatif ; celle-ci est d’ordre économique. Elle sert à prouver que la propriété, qui a pour origine la violence, a pour résultat de créer une non-valeur.

« La production, dit Say, est un grand échange : pour que l’échange soit productif, il faut que la valeur de tous les services se trouve balancée par la valeur de la chose produite. Si cette condition n’a pas été remplie, l’échange a été inégal, le producteur a plus donné qu’il n’a reçu. »

Or la valeur ayant pour base nécessaire l’utilité, il résulte que tout produit inutile est nécessairement sans valeur, qu’il ne peut être échangé, partant, qu’il ne peut servir à payer les services de la production.

Donc, si la production peut égaler la consommation, elle ne la dépassera jamais ; car il n’y a production réelle que là où il y a production d’utilité, et il n’y a utilité que là où se trouve possibilité de consommation. Ainsi tout produit qu’une abondance excessive rend inconsommable, devient, pour la quantité non consommée, inutile, sans valeur, non-échangeable, partant impropre à payer quoi que ce soit ; ce n’est plus un produit.

La consommation, à son tour, pour être légitime, pour être une vraie consommation, doit être reproductive d’utilité ; car, si elle est improductive, les produits qu’elle détruit sont des valeurs annulées, des choses produites en pure perte, circonstance qui rabaisse les produits au-dessous de leur valeur. L’homme a le pouvoir de détruire, il ne consomme que ce qu’il reproduit. Dans une juste économie, il y a donc équation entre la production et la consommation.

Tous ces points établis, je suppose une tribu de mille familles enfermée dans une enceinte de territoire déterminée, et privée de commerce extérieur. Cette tribu nous représentera l’humanité tout entière, qui, répandue sur la face du globe, est véritablement isolée. En effet, la différence d’une tribu au genre humain étant dans les proportions numériques, les résultats économiques seront absolument les mêmes.

Je suppose donc que ces mille familles, livrées à la culture exclusive du blé, doivent payer chaque année, en nature, un revenu de 10 pour cent sur leur produit, à cent particuliers pris parmi elles. On voit qu’ici le droit d’aubaine ressemblerait à un prélèvement fait sur la production sociale. À quoi servira ce prélèvement ?

Ce ne peut être à l’approvisionnement de la tribu, car cet approvisionnement n’a rien de commun avec le fermage ; ce n’est point à payer des services et des produits, car les propriétaires, en travaillant comme les autres, n’ont travaillé que pour eux. Enfin, ce prélèvement sera sans utilité pour les rentiers, qui, ayant récolté du blé en quantité suffisante pour leur consommation, et, dans une société sans commerce et sans industrie ne se pouvant procurer autre chose, perdront par le fait l’avantage de leurs revenus.

Dans une pareille société, le dixième du produit étant inconsommable, il y a un dixième du travail qui n’est pas payé : la production coûte plus qu’elle ne vaut.

Transformons actuellement 300 de nos producteurs de blé en industriels de toute espèce : 100 jardiniers et vignerons, 60 cordonniers et tailleurs, 50 menuisiers et forgerons, 80 de professions diverses, et, pour que rien n’y manque, 7 maîtres d’école, 1 maire, 1 juge, 1 curé : chaque métier, en ce qui le concerne, produit pour toute la tribu. Or, la production totale étant 1,000, la consommation pour chaque travailleur est 1, savoir : blé, viande, céréales, 0,700 ; vin et jardinage, 0,100 ; chaussure et habillement, 0,060 ; ferrements et meubles, 0,050 ; produits divers, 0,080 ; instruction, 0,007 ; administration, 0,002 ; messe, 0,001. Total, 1.

Mais la société doit une rente de 10 pour cent : et nous observerons qu’il importe peu que les seuls laboureurs la payent, ou que tous les travailleurs soient solidaires, le résultat est le même. Le fermier augmente le prix de ses denrées en proportion de ce qu’il doit ; les industriels suivent le mouvement de hausse, puis, après quelques oscillations, l’équilibre s’établit et chacun a payé une quantité à peu près égale. Ce serait une grave erreur de croire que dans une nation les seuls fermiers payent les fermages ; c’est toute la nation.

Je dis donc que, vu le prélèvement de 10 pour cent, la consommation de chaque travailleur est réduite de la manière suivante : blé, 0,630 ; vin et jardinage, 0,090 ; habits et chaussures, 0,054 ; meubles et fers, 0,045 ; autres produits, 0,072 ; écolage, 0,0063 ; administration, 0,0018 ; messe, 0,0009. Total, 0,9.

Le travailleur a produit 1, il ne consomme que 0,9 ; il perd donc un dixième sur le prix de son travail ; sa production coûte toujours plus qu’elle ne vaut. D’autre part, le dixième perçu par les propriétaires n’en est pas moins une non-valeur ; car, étant eux-mêmes travailleurs, ils ont de quoi vivre avec les neuf dixièmes de leur produit, comme aux autres, rien ne leur manque. À quoi sert-il que leur ration de pain, vin, viande, habits, logement, etc., soit doublée, s’ils ne peuvent la consommer ni l’échanger ? Le prix du fermage reste donc, pour eux comme pour le reste des travailleurs, une non-valeur, et périt entre leurs mains. Étendez l’hypothèse, multipliez le nombre et les espèces des produits, vous ne changerez rien au résultat.

Jusqu’ici j’ai considéré le propriétaire comme prenant part à la production, non pas seulement, comme dit Say, par le service de son instrument, mais d’une manière effective et par le travail de ses mains : or, il est facile de voir qu’à de pareilles conditions la propriété n’existera jamais. Qu’arrive-t-il ?

Le propriétaire, animal essentiellement libidineux, sans vertu ni vergogne, ne s’accommode point d’une vie d’ordre et de discipline ; s’il aime la propriété, c’est pour n’en faire qu’à son aise, quand il veut et comme il veut. Sûr d’avoir de quoi vivre, il s’abandonne à la futilité, à la mollesse ; il joue, il niaise, il cherche des curiosités et des sensations nouvelles. La propriété, pour jouir d’elle-même, doit renoncer à la condition commune et vaquer à des occupations de luxe, à des plaisirs immondes.

Au lieu de renoncer à un fermage qui périssait entre leurs mains et de dégrever d’autant le travail social, nos cent propriétaires se reposent. Par cette retraite, la production absolue étant diminuée de cent, tandis que la consommation reste la même, la production et la consommation semblent se faire équilibre. Mais, d’abord, puisque les propriétaires ne travaillent plus, leur consommation est improductive d’après les principes de l’économie ; par conséquent il y a dans la société, non plus comme auparavant cent de services non payés par le produit, mais cent de produits consommés sans service ; le déficit est toujours le même, quelle que soit la colonne du budget qui l’exprime. Ou les aphorismes de l’économie politique sont faux, ou la propriété, qui les contredit, est impossible.

Les économistes, regardant toute consommation improductive comme un mal, comme un vol fait au genre humain, ne se lassent point d’exhorter les propriétaires à la modération, au travail, à l’épargne ; ils leur prêchent la nécessité de se rendre utiles, de rapporter à la production ce qu’ils en reçoivent ; ils fulminent contre le luxe et la paresse les plus terribles imprécations. Cette morale est fort belle, assurément ; c’est dommage qu’elle n’ait pas le sens commun. Le propriétaire qui travaille, ou, comme disent les économistes, qui se rend utile, se fait payer pour ce travail et cette utilité : en est-il moins oisif par rapport aux propriétés qu’il n’exploite pas et dont il touche les revenus ? Sa condition, quoi qu’il fasse, est l’improductivité et la félonnerie ; il ne peut cesser de gaspiller et de détruire qu’en cessant d’être propriétaire.

Mais ce n’est encore là que le moindre des maux que la propriété engendre. On conçoit à toute force que la société entretienne des oisifs ; elle aura toujours des aveugles, des manchots, des furieux, des imbéciles ; elle peut bien nourrir quelques paresseux. Voici où les impossibilités se compliquent et s’accumulent.


Troisième proposition.


La propriété est impossible, parce que sur un capital donné, la production est en raison du travail, non en raison de la propriété.


Pour acquitter un fermage de 100, à 10 pour cent du produit, il faut que le produit soit 1,000 : pour que le produit soit 1,000, il faut une force de 1,000 travailleurs. Il suit de là qu’en donnant congé tout à l’heure à nos 100 travailleurs propriétaires, qui tous avaient un droit égal de mener la vie de rentiers, nous nous sommes mis dans l’impossibilité de leur payer leurs revenus. En effet, la force productrice, qui était d’abord 1,000, n’étant plus que 900, la production se trouve aussi réduite à 900, dont le dixième est 90. Il faut donc, ou que 10 propriétaires sur 100 ne soient pas payés, si les 90 autres veulent avoir leur fermage intégral ; ou que tous s’accordent à supporter une diminution de 10 pour cent. Car ce n’est point au travailleur, qui n’a failli à aucune de ses fonctions, qui a produit comme par le passé, à pâtir de la retraite du propriétaire ; c’est à celui-ci à subir les conséquences de son oisiveté. Mais alors le propriétaire se trouve plus pauvre par cela même qu’il veut jouir ; en exerçant son droit, il le perd, tellement que la propriété semble décroître et s’évanouir à mesure que nous cherchons à la saisir : plus on la poursuit, moins elle se laisse prendre. Qu’est-ce qu’un droit sujet à varier d’après des rapports de nombres, et qu’une combinaison arithmétique peut détruire ?

Le propriétaire travailleur recevait : 1o comme travailleur, 0,9 de salaire ; 2o comme propriétaire, 1 de fermage. Il s’est dit : Mon fermage est suffisant ; je n’ai pas besoin de travailler pour avoir du superflu. Et voilà que le revenu sur lequel il comptait se trouve diminué d’un 10e, sans qu’il imagine seulement comment s’est faite cette diminution. C’est qu’en prenant part à la production, il était créateur lui-même de ce 10e qu’il ne retrouve plus ; et lorsqu’il pensait ne travailler que pour lui, il subissait, sans s’en apercevoir, dans l’échange de ses produits, une perte dont le résultat était de lui faire payer à lui-même un 10e de son propre fermage. Comme tout autre il produisait 1, et ne recevait que 0,9.

Si, au lieu de 900 travailleurs, il n’y en avait que 500, la totalité du fermage serait réduite à 50 ; s’il n’y en avait que 100, elle se réduirait à 10. Posons donc comme loi d’économie propriétaire l’axiome suivant : L’aubaine doit décroître comme le nombre des oisifs augmente.

Ce premier résultat va nous conduire à un autre bien plus surprenant : il s’agit de nous délivrer d’un seul coup de toutes les charges de la propriété, sans l’abolir, sans faire tort aux propriétaires, et par un procédé éminemment conservateur.

Nous venons de voir que si le fermage d’une société de 1,000 travailleurs est comme 100, celui de 900 serait comme 90, celui de 800 comme 80, celui de 100 comme 10, etc. En sorte que si la société n’était plus que de 1 travailleur, le fermage serait de 0,1, quelles que fussent d’ailleurs l’étendue et la valeur du sol approprié. Donc, le capital territorial étant donné, la production sera en raison du travail, non en raison de la propriété.

D’après ce principe, cherchons quel doit être le maximum de l’aubaine pour toute propriété.

Qu’est-ce, dans l’origine, que le bail à ferme ? C’est un contrat par lequel le propriétaire cède à un fermier la possession de sa terre, moyennant une portion de ce que lui, propriétaire, en retire. Si, par la multiplication de sa famille, le fermier se trouve dix fois plus fort que son propriétaire, il produira dix fois plus : sera-ce une raison pour que le propriétaire s’en vienne décupler le fermage ? Son droit n’est pas : Plus tu produis, plus j’exige ; il est : Plus j’abandonne, plus j’exige. L’accroissement de la famille du fermier, le nombre de bras dont il dispose, les ressources de son industrie, causes de l’accroissement de production, tout cela est étranger au propriétaire ; ses prétentions doivent être mesurées sur la force productrice qui est en lui, non sur la force productrice qui est dans les autres. La propriété est le droit d’aubaine, elle n’est pas le droit de capitation. Comment un homme, à peine capable à lui seul de cultiver quelques arpents, exigerait-il de la société, parce que sa propriété sera de 10,000 hectares, 10,000 fois ce qu’il est incapable de produire une ? Comment le prix du prêt grandirait-il en proportion du talent et de la force de l’emprunteur plutôt qu’en raison de l’utilité qu’en peut retirer le propriétaire ? Force nous est donc de reconnaître cette seconde loi économique : L’aubaine a pour mesure une fraction de la production du propriétaire.

Or cette production, quelle est-elle ? En d’autres termes, qu’est-ce que le seigneur et maître d’un fonds, en le prêtant à un fermier, peut dire avec raison qu’il abandonne ?

La force productrice d’un propriétaire, comme celle de tout travailleur, étant 1, le produit dont il se prive en cédant sa terre est aussi comme 1. Si donc le taux de l’aubaine est 10 pour cent, le maximum de toute aubaine sera 0,1.

Mais nous avons vu que toutes les fois qu’un propriétaire se retire de la production, la somme des produits diminue d’une unité : donc l’aubaine qui lui revient étant égale à 0,1 tandis qu’il reste parmi les travailleurs, sera par sa retraite, d’après la loi de décroissance du fermage, égale à 0,09. Ce qui nous conduit à cette dernière formule : Le maximum de revenu d’un propriétaire est égal à la racine carrée du produit de 1 travailleur (ce produit étant exprimé par un nombre convenu) ; la diminution que souffre ce revenu, si le propriétaire est oisif, est égale à une fraction qui aurait pour numérateur l’unité, et pour dénominateur le nombre qui servirait à exprimer le produit.

Ainsi le maximum de revenu d’un propriétaire oisif, ou travaillant pour son propre compte en dehors de la société, évalué à 10 pour cent sur une production moyenne de 1,000 fr. par travailleur, sera de 90 fr. Si donc la France compte 1 million de propriétaires jouissant l’un portant l’autre de 1,000 fr. de revenu, et les consommant improductivement, au lieu de 1 milliard qu’ils se font payer chaque année, il ne leur est dû, selon toute la rigueur du droit et le calcul plus exact, que 90 millions.

C’est quelque chose qu’une réduction de 910 millions sur les charges qui accablent principalement la classe travailleuse ; cependant nous ne sommes pas à fin de comptes, et le travailleur ne connaît pas encore toute l’étendue de ses droits.

Qu’est-ce que le droit d’aubaine, réduit, comme nous venons de le faire, à sa juste mesure dans le propriétaire oisif ? une reconnaissance du droit d’occupation. Mais le droit d’occupation étant égal pour tous, tout homme sera, au même titre, propriétaire ; tout homme aura droit à un revenu égal à une fraction de son produit. Si donc le travailleur est obligé par le droit de propriété de payer une rente au propriétaire, le propriétaire est obligé, par le même droit, de payer la même rente au travailleur ; et, puisque leurs droits se balancent, la différence entre eux est zéro.

Scolie. Si le fermage ne peut être légalement qu’une fraction du produit présumé du propriétaire, quelle que soit l’étendue et l’importance de la propriété, la même chose a lieu pour un grand nombre de petits propriétaires séparés : car, bien qu’un seul homme puisse exploiter séparément chacune d’elles, le même homme ne peut les exploiter simultanément toutes.

Résumons : le droit d’aubaine, qui ne peut exister que dans des limites très restreintes, marquées par les lois de la production, s’annihile par le droit d’occupation ; or, sans le droit d’aubaine, il n’y a pas de propriété ; donc la propriété est impossible.


Quatrième proposition.


La propriété est impossible, parce qu’elle est homicide.


Si le droit d’aubaine pouvait s’assujettir aux lois de la raison et de la justice, il se réduirait à une indemnité ou reconnaissance dont le maximum ne dépasserait jamais, pour un seul travailleur, une certaine fraction de ce qu’il est capable de produire ; nous venons de le démontrer. Mais pourquoi le droit d’aubaine, ne craignons pas de le nommer par son nom, le droit du vol, se laisserait-il gouverner par la raison, avec laquelle il n’a rien de commun ? Le propriétaire ne se contente pas de l’aubaine telle que le bon sens et la nature des choses la lui assignent : il se la fait payer dix fois, cent fois, mille fois, un million de fois. Seul, il ne tirerait de sa chose que 1 de produit, et il exige que la société qu’il n’a point faite lui paye, non plus un droit proportionnel à la puissance productive de lui propriétaire, mais un impôt par tête ; il taxe ses frères selon leur force, leur nombre et leur industrie. Un fils naît au laboureur : Bon, dit le propriétaire, c’est une aubaine de plus. Comment s’est effectuée cette métamorphose du fermage en capitation ? comment nos jurisconsultes et nos théologiens, ces docteurs si retors, n’ont-ils pas réprimé cette extension du droit d’aubaine ?

Le propriétaire calculant, d’après sa capacité productive, combien il faut de travailleurs pour occuper sa propriété, la partage en autant de portions, et dit : Chacun me payera l’aubaine. Pour multiplier son revenu, il lui suffit donc de diviser sa propriété. Au lieu d’évaluer l’intérêt qui lui est dû sur son travail à lui, il l’évalue sur son capital ; et par cette substitution la même propriété qui dans les mains du maître ne peut jamais produire qu’un, vaut à ce maître comme dix, cent, mille, million. Dès lors il n’a plus qu’à se tenir prêt à enregistrer les noms des travailleurs qui lui arrivent ; sa tâche se réduit à délivrer des permissions et des quittances.

Non content encore d’un service si commode, le propriétaire n’entend point supporter le déficit qui résulte de son inaction : il le rejette sur le producteur, dont il exige toujours la même rétribution. Le fermage d’une terre une fois élevé à sa plus haute puissance, le propriétaire n’en rabat jamais ; la cherté des subsistances, la rareté des bras, les inconvénients des saisons, la mortalité même, ne le regardent point : pourquoi souffrirait-il du malheur des temps, puisqu’il ne travaille pas ?

Ici commence une nouvelle série de phénomènes.

Say, qui raisonne à merveille toutes les fois qu’il attaque l’impôt, mais qui ne veut jamais comprendre que le propriétaire exerce, à l’égard du fermier, le même acte de spoliation que le percepteur, dit, dans sa seconde à Malthus :

« Si le collecteur d’impôts, ses commettants, etc., consomment un sixième des produits, ils obligent par là les producteurs à se nourrir, à se vêtir, à vivre enfin avec les cinq sixièmes de ce qu’ils produisent. — On en convient, mais en même temps on dit qu’il est possible à chacun de vivre avec les cinq sixièmes de ce qu’il produit. J’en conviendrai moi-même, si l’on veut : mais je demanderai à mon tour si l’on croit que le producteur vécût aussi bien, au cas que l’on vînt à lui demander au lieu d’un sixième, deux sixièmes, ou le tiers de sa production ? — Non, mais il vivrait encore. — Alors, je demanderai s’il vivrait encore au cas qu’on lui en ravît les deux tiers… puis les trois quarts ? mais je m’aperçois qu’on ne répond plus rien. »

Si le patron des économistes français avait été moins aveuglé par ses préjugés de propriété, il aurait vu que tel est précisément l’effet produit par le fermage.

Soit une famille de paysans composée de six personnes, le père, la mère et quatre enfants, vivants à la campagne d’un petit patrimoine qu’ils exploitent. Je suppose qu’en travaillant bien, ils parviennent à nouer, comme on dit, les deux bouts ; qu’eux logés, chauffés, vêtus et nourris, ils ne fassent point de dettes, mais aussi point d’économies. Bon an, mal an, ils vivent : si l’année est heureuse, le père boit un peu plus de vin, les filles s’achètent une robe, les garçons un chapeau ; on mange un peu de froment, quelquefois de la viande. Je dis que ces gens-là s’enfoncent et se ruinent.

Car, d’après le troisième corollaire de notre axiome, ils se doivent à eux-mêmes un intérêt pour le capital dont ils sont propriétaires : n’évaluant ce capital qu’à 8,000 fr., à 2 ½ pour cent, c’est 200 fr. d’intérêts à payer chaque année. Si donc ces 200 fr., au lieu d’être prélevés sur le produit brut pour entrer dans l’épargne et s’y capitaliser, passent dans la consommation, il y a déficit annuel de 200 fr. sur l’actif du ménage, tellement qu’au bout de quarante ans, ces bonnes gens, qui ne se doutent de rien, ont mangé leur avoir et se sont fait banqueroute.

Ce résultat paraît bouffon : c’est une triste réalité.

La conscription arrive… Qu’est-ce que la conscription ? un acte de propriété exercé à l’improviste par le gouvernement sur les familles, une spoliation d’hommes et d’argent. Les paysans n’aiment point à laisser partir leurs fils : en cela je trouve qu’ils n’ont point de tort. Il est difficile qu’un homme de vingt ans gagne au séjour des casernes ; quand il ne s’y corrompt pas, il s’y déteste. Jugez en général de la moralité du soldat par la haine qu’il porte à l’uniforme : malheureux ou mauvais sujet, c’est la condition du Français sous les drapeaux. Cela ne devrait pas être, mais cela est. Interrogez cent mille hommes, et soyez sûr que pas un ne me démentira.

Notre paysan pour racheter ses deux conscrits débourse 4,000 fr. qu’il emprunte : à 5 pour cent, voilà les 200 fr. dont nous parlions tout à l’heure. Si jusqu’à ce moment la production de la famille, régulièrement balancée par sa consommation, a été de 1,200 fr., soit 200 par personne, il faudra pour servir cet intérêt, ou que les six travailleurs produisent comme sept, ou qu’ils ne consomment que comme cinq. Retrancher sur la consommation ne se peut ; comment retrancher du nécessaire ? Produire davantage est impossible ; on ne saurait travailler ni mieux ni plus. Essayera-t-on d’un parti mitoyen, de consommer comme cinq et demi, en produisant comme six et demi ? On éprouvera bientôt qu’avec l’estomac il n’est pas de composition ; qu’au-dessous d’un certain degré d’abstinence il est impossible de descendre ; que ce qui peut être retranché du strict nécessaire sans exposer la santé est peu de chose ; et, quant au surcroît de produit, vienne une gelée, une sécheresse, une épizootie, et tout l’espoir du laboureur est anéanti. Bref, la rente ne sera pas payée, les intérêts s’accumuleront, la petite métairie sera saisie, et l’ancien possesseur chassé.

Ainsi une famille qui vécut heureuse tant qu’elle n’exerça pas le droit de propriété, tombe dans la misère aussitôt que l’exercice de ce droit devient un besoin. La propriété, pour être satisfaite, exigerait que le colon eût la double puissance d’étendre le sol et de le féconder par la parole. Simple possesseur de la terre, l’homme y trouve de quoi subsister ; prétend-il au droit du propriétaire, elle ne lui suffit plus. Ne pouvant produire que ce qu’il consomme, le fruit qu’il recueille de son labeur est la récompense de sa peine : il n’y a rien pour l’instrument.

Payer ce qu’il ne peut produire, telle est la condition du fermier après que le propriétaire s’est retiré de la production sociale pour exploiter le travailleur par de nouvelles pratiques.

Revenons maintenant à notre première hypothèse.

Les neuf cents travailleurs, sûrs d’avoir autant produit que par le passé, sont tout surpris, après avoir acquitté leur fermage, de se trouver plus pauvres d’un dixième que l’année d’auparavant. En effet, ce dixième étant produit et payé par le propriétaire travailleur, qui participait alors à la production et aux charges publiques. Maintenant ce même dixième n’a pas été produit et il a été payé ; il doit donc se trouver en moins sur la consommation du producteur. Pour combler cet incompréhensible déficit, le travailleur emprunte, avec pleine certitude de rendre, certitude qui se réduit pour l’année suivante à un nouvel emprunt augmenté des intérêts du premier. À qui emprunte-t-il ? au propriétaire. Le propriétaire prête au travailleur ce qu’il en a reçu de trop ; et ce trop perçu, qu’il devrait rendre, lui profite à nouveau sous la forme de prêt à intérêt. Alors les dettes s’accroissent indéfiniment ; le propriétaire se lasse de faire des avances à un producteur qui ne rend jamais, et celui-ci, toujours volé, et toujours empruntant ce qu’on lui vole, finit par une banqueroute de tout le bien qu’on lui a pris.

Supposons qu’alors le propriétaire qui, pour jouir de ses revenus, a besoin du fermier, le tienne quitte : il aura fait un acte de haute bienfaisance pour lequel M. le curé le recommandera dans son prône ; tandis que le pauvre fermier, confus de cette inépuisable charité, instruit par son catéchisme à prier pour ses bienfaiteurs, se promettra de redoubler de courage et de privations afin de s’acquitter envers un si digne maître.

Cette fois il prend ses mesures ; il hausse le prix des grains. L’industriel en a fait autant pour ses produits ; la réaction a lieu, et, après quelques oscillations, le fermage, que le paysan a cru faire supporter à l’industriel, se trouve à peu près équilibré. Si bien, que tandis qu’il s’applaudit de son succès, il se trouve encore appauvri, mais dans une proportion un peu moindre qu’auparavant. Car, la hausse ayant été générale, le propriétaire est atteint : en sorte que les travailleurs, au lieu d’être plus pauvres d’un dixième, ne le sont plus que de neuf centièmes. Mais c’est toujours une dette pour laquelle il faudra emprunter, payer des intérêts, épargner et jeûner. Jeûne pour les neuf centièmes qu’on ne devrait pas payer et qu’on paye ; jeûne pour l’amortissement des dettes ; jeûne pour leurs intérêts : que la récolte manque, et le jeûne ira jusqu’à l’inanition. On dit : il faut travailler davantage. Mais d’abord l’excès de travail tue aussi bien que le jeûne ; qu’arrivera-t-il, s’ils se réunissent ? — Il faut travailler davantage ; cela signifie apparemment qu’il faut produire davantage. À quelles conditions s’opère la production ? Par l’action combinée du travail, des capitaux et du sol. Pour le travail, le fermier se charge de le fournir ; mais les capitaux ne se forment que par l’épargne ; or, si le fermier pouvait amasser quelque chose, il acquitterait ses dettes. Admettons enfin que les capitaux ne lui manquent pas : de quoi lui serviront-ils, si l’étendue de la terre qu’il cultive reste toujours la même ? C’est le sol qu’il faut multiplier.

Dira-t-on enfin qu’il faut travailler mieux et plus fructueusement ? Mais le fermage a été calculé sur une moyenne de production qui ne peut être dépassée : s’il en était autrement, le propriétaire augmenterait le fermage. N’est-ce pas ainsi que les grands propriétaires de terres ont successivement augmenté le prix de leurs baux, à mesure que l’accroissement de population et le développement de l’industrie leur ont appris ce que la société pouvait tirer de leurs propriétés ? Le propriétaire reste étranger à l’action sociale : mais, comme le vautour, les yeux fixés sur sa proie, il se tient prêt à fondre sur elle et à la dévorer.

Les faits que nous avons observés sur une société de mille personnes se reproduisent en grand dans chaque nation et dans l’humanité tout entière, mais avec des variations infinies et des caractères multipliés, qu’il n’est pas de mon dessein de décrire.

En somme, la propriété, après avoir dépouillé le travailleur par l’usure, l’assassine lentement par l’exténuation ; or, sans la spoliation et l’assassinat, la propriété n’est rien ; avec la spoliation et l’assassinat, elle périt bientôt faute de soutien : donc elle est impossible.


Cinquième proposition.


La propriété est impossible, parce qu’avec elle la société se dévore.


Quand l’âne est trop chargé, il s’abat ; l’homme avance toujours. Cet indomptable courage, bien connu du propriétaire, fonde l’espoir de sa spéculation. Le travailleur libre produit 10 ; pour moi, pense le propriétaire, il produira 12.

En effet, avant de consentir à la confiscation de son champ, avant de dire adieu au toit paternel, le paysan dont nous avons raconté l’histoire, tente un effort désespéré ; il prend à ferme de nouvelles terres. Il sèmera un tiers de plus, et, la moitié de ce nouveau produit étant pour lui, il récoltera un sixième en sus et il payera sa rente. Que de maux ! Pour ajouter un sixième à sa production, il faut que le laboureur ajoute, non pas un sixième, mais deux sixièmes à son travail. C’est à ce prix qu’il moissonne et qu’il paye un fermage que devant Dieu il ne doit pas.

Ce que fait le fermier, l’industriel l’essaye à son tour : celui-là multiplie ses labours et dépossède ses voisins ; celui-ci abaisse le prix de sa marchandise, s’efforce d’accaparer la fabrication et la vente, d’écraser ses concurrents. Pour assouvir la propriété, il faut d’abord que le travailleur produise au delà de ses besoins ; puis, il faut qu’il produise au-delà de ses forces ; car, par l’émigration des travailleurs devenus propriétaires, l’un est toujours la conséquence de l’autre. Mais pour produire au delà de ses forces et de ses besoins, il faut s’emparer de la production d’autrui, et par conséquent diminuer le nombre des producteurs : ainsi le propriétaire, après avoir fait baisser la production en se mettant à l’écart, la fait baisser encore en fomentant l’accaparement du travail. Comptons.

Le déficit éprouvé par le travailleur après le payement de la rente ayant été, comme nous l’avons reconnu, d’un dixième, cette quantité sera celle dont il cherchera à augmenter sa production. Pour cela il ne voit d’autre moyen que d’accroître sa tâche : c’est aussi ce qu’il fait. Le mécontentement des propriétaires qui n’ont pu se faire intégralement payer, les offres avantageuses et les promesses que leur font d’autres fermiers, qu’ils supposent plus diligents, plus laborieux, plus sûrs : les tripotages secrets et les intrigues, tout cela détermine un mouvement dans la répartition des travaux, et l’élimination d’un certain nombre de producteurs. Sur 900, 90 seront expulsés, afin d’ajouter un dixième à la production des autres. Mais le produit total en sera-t-il augmenté ? pas le moins du monde : il y aura 810 travailleurs produisant comme 900, tandis que c’est comme 1,000 qu’ils devraient produire. Or, le fermage ayant été établi en raison du capital territorial, non en raison du travail, et ne diminuant pas, les dettes continuent comme par le passé, avec un surcroît de fatigue. Voilà donc une société qui se décime, et se décime encore : elle s’annihilerait si les faillites, les banqueroutes, les catastrophes politiques et économiques ne venaient périodiquement rétablir l’équilibre et distraire l’attention des véritables causes de la gêne universelle.

Après l’accaparement des capitaux et des terres viennent les procédés économiques, dont le résultat est encore de mettre un certain nombre de travailleurs hors de la production. L’intérêt suivant partout le fermier et l’entrepreneur, ils se disent, chacun de son côté : J’aurais de quoi payer mon fermage et mes intérêts, si je payais moins de main-d’œuvre. Alors ces inventions admirables, destinées à rendre le travail facile et prompt, deviennent autant de machines infernales qui tuent les travailleurs par milliers.

« Il y a quelques années, la comtesse de Strafford expulsa 15,000 individus de ses terres, qu’ils faisaient valoir comme fermiers. Cet acte d’administration privée fut renouvelé en 1820 par un autre grand propriétaire écossais, à l’égard de 600 familles de fermiers. » (Tissot, du Suicide et de la Révolte.)

L’auteur que je cite, et qui a écrit des pages éloquentes sur l’esprit de révolte qui agite les sociétés modernes, ne dit pas s’il aurait désapprouvé une révolte de la part de ces proscrits. Pour moi, je déclare hautement qu’elle eût été à mes yeux le premier des droits et le plus saint des devoirs ; et tout ce que je souhaite aujourd’hui, c’est que ma profession de foi soit entendue.

La société se dévore : 1o par la suppression violente et périodique des travailleurs ; nous venons de le voir et nous le verrons encore ; 2o par la retenue que la propriété exerce sur la consommation du producteur. Ces deux modes de suicide sont d’abord simultanés ; mais bientôt le premier reçoit une nouvelle activité du second, la famine se joignant à l’usure pour rendre le travail tout à la fois plus nécessaire et plus rare.

D’après les principes du commerce et de l’économie politique, pour qu’une entreprise industrielle soit bonne, il faut que son produit soit égal : 1o à l’intérêt du capital ; 2o à l’entretien de ce capital ; 3o à la somme des salaires de tous les ouvriers et entrepreneurs ; de plus, il faut autant que possible qu’il y ait un bénéfice quelconque de réalisé.

Admirons le génie fiscal et rapace de la propriété : autant l’aubaine prend de noms différents, autant de fois le propriétaire prétend la recevoir : 1o sous forme d’intérêt ; 2o sous celle de bénéfices. Car, dit-il, l’intérêt des capitaux fait partie des avances de fabrication. Si l’on a mis 100,000 francs dans une manufacture, et que, dépenses prélevées, on recueille 5,000 francs dans l’année, on n’a pas de profit, on a seulement l’intérêt du capital. Or, le propriétaire n’est pas homme à travailler pour rien : semblable au lion de la fable, il se fait payer chacun de ses titres, de manière qu’après qu’il est servi, il ne reste rien pour les associés.

Ego primam tollo, nominor quia leo :
Secundam quia sum fortis tribuetis mihi :
Tum quia plus valeo, me sequetur tertia :
Malo adficietur, si quis quartam tetigerit.

Je ne connais rien de plus joli que cette fable.

Je suis entrepreneur, je prends la première part :
Je suis travailleur, je prends la seconde :
Je suis capitaliste, je prends la troisième :
Je suis propriétaire, je prends tout.

En quatre vers, Phèdre a résumé toutes les formes de la propriété.

Je dis que cet intérêt, à plus forte raison ce profit, est impossible.

Que sont les travailleurs les uns par rapport aux autres ? des membres divers d’une grande société industrielle, chargés, chacun en particulier, d’une certaine partie de la production générale, d’après le principe de la division du travail et des fonctions. Supposons d’abord que cette société se réduise aux trois individus suivants : un éleveur de bétail, un tanneur, un cordonnier. L’industrie sociale consiste à faire des souliers. Si je demandais quelle doit être la part de chaque producteur dans le produit de la société, le premier écolier venu me répondrait par une règle de commerce ou de compagnie, que cette part est égale au tiers du produit. Mais il ne s’agit pas ici de balancer les droits de travailleurs conventionnellement associés : il faut prouver qu’associés ou non, nos trois industriels sont forcés d’agir comme s’ils l’étaient ; que, bon gré mal gré qu’ils en aient, la force des choses, la nécessité mathématique les associe.

Trois opérations sont nécessaires pour produire des souliers : l’éducation du bétail, la préparation des cuirs, la taille et la couture. Si le cuir, sortant de l’étable du fermier, vaut 1, il vaut 2 en sortant de la fosse du tanneur, 3 en sortant de la boutique du cordonnier. Chaque travailleur a produit un degré d’utilité ; de sorte qu’en additionnant tous les degrés d’utilité produite, on a la valeur de la chose. Pour avoir une quantité quelconque de cette chose, il faut donc que chaque producteur paye, d’abord son propre travail, secondement le travail des autres producteurs. Ainsi, pour avoir 10 de cuir en souliers, le fermier donnera 30 de cuir cru, et le tanneur 20 de cuir tanné. Car 10 de cuir en souliers valent 30 de cuir cru, par les deux opérations successives qui ont eu lieu, comme 20 de cuir tanné valent aussi 30 de cuir cru par le travail du tanneur. Mais que le cordonnier exige 33 du premier et 22 du second pour 10 de sa marchandise, l’échange n’aura pas lieu ; car il s’ensuivrait que le fermier et le tanneur, après avoir payé 10 le travail du cordonnier, devraient racheter pour 11 ce qu’ils auraient eux-mêmes donné pour 10 ; ce qui est impossible.

Eh bien ! c’est pourtant là ce qui arrive toutes les fois qu’un bénéfice quelconque est réalisé par un industriel, que ce bénéfice se nomme rente, fermage, intérêt ou profit. Dans la petite société dont nous parlons, si le cordonnier, pour se procurer les outils de son métier, acheter les premières fournitures de cuir, et vivre quelque temps avant la rentrée de ses fonds, emprunte de l’argent à intérêt, il est clair que pour payer l’intérêt de cet argent il sera forcé de bénéficier sur le tanneur et le fermier ; mais comme ce bénéfice est impossible sans fraude, l’intérêt retombera sur le malheureux cordonnier et le dévorera lui-même.

J’ai pris pour exemple un cas imaginaire et d’une simplicité hors nature : il n’y a pas de société humaine réduite à trois fonctions. La société la moins civilisée suppose déjà des industries nombreuses ; aujourd’hui le nombre des fonctions industrielles (j’entends par fonction industrielle toute fonction utile) s’élève peut-être à plus de mille. Mais quel que soit le nombre de fonctionnaires, la loi économique reste la même : Pour que le producteur vive, il faut que son salaire puisse racheter son produit.

Les économistes ne peuvent ignorer ce principe rudimentaire de leur prétendue science ; pourquoi donc s’obstinent-ils à soutenir et la propriété et l’inégalité des salaires et la légitimité de l’usure et l’honnêteté du gain, toutes choses qui contredisent la loi économique et rendent impossibles les transactions ? Un entrepreneur achète pour 100,000 francs de matières premières ; il paye 50,000 francs de salaires et de main-d’œuvre, et puis il veut retirer 200,000 francs du produit, c’est-à-dire qu’il veut bénéficier et sur la matière et sur le service de ses ouvriers ; mais si le fournisseur de matières premières et les travailleurs ne peuvent, avec leurs salaires réunis, racheter ce qu’ils ont produit pour l’entrepreneur, comment peuvent-ils vivre ? Je vais développer ma question ; les détails deviennent ici nécessaires.

Si l’ouvrier reçoit pour son travail une moyenne de 3 francs par jour, pour que le bourgeois qui l’occupe gagne, en sus de ses propres appointements, quelque chose, ne fût-ce que l’intérêt de son matériel, il faut qu’en revendant, sous forme de marchandise, la journée de son ouvrier, il en tire plus de 3 francs. L’ouvrier ne peut donc pas racheter ce qu’il produit au compte du maître. Il en est ainsi de tous les corps d’état sans exception : le tailleur, le chapelier, l’ébéniste, le forgeron, le tanneur, le maçon, le bijoutier, l’imprimeur, le commis, etc., etc., jusqu’au laboureur et au vigneron, ne peuvent racheter leurs produits, puisque, produisant pour un maître qui, sous une forme ou sous une autre, bénéficie, il leur faudrait payer leur propre travail plus cher qu’on ne leur en donne.

En France, 20 millions de travailleurs, répandus dans toutes les branches de la science, de l’art et de l’industrie, produisent toutes les choses utiles à la vie de l’homme ; la somme de leurs journées égale, chaque année, par hypothèse, 20 milliards ; mais, à cause du droit de propriété et de la multitude des aubaines, primes, dîmes, intérêts, pots-de-vin, profits, fermages, loyers, rentes, bénéfices de toute nature et de toute couleur, les produits sont estimés par les propriétaires et patrons 25 milliards : qu’est-ce que cela veut dire ? que les travailleurs, qui sont obligés de racheter ces mêmes produits pour vivre, doivent payer 5 ce qu’ils ont produit pour 4, ou jeûner de cinq jours l’un.

S’il y a un économiste en France capable de démontrer la fausseté de ce calcul, je le somme de se faire connaître, et je prends l’engagement de rétracter tout ce qu’à tort et méchamment j’aurai avancé contre la propriété.

Voyons maintenant les conséquences de ce bénéfice.

Si, dans toutes les professions, le salaire de l’ouvrier était le même, le déficit occasionné par le prélèvement du propriétaire se ferait sentir également partout ; mais aussi la cause du mal serait tellement évidente, qu’elle eût été dès longtemps aperçue et réprimée. Mais, comme entre les salaires, depuis celui de balayeur jusqu’à celui de ministre, il règne la même inégalité qu’entre les propriétés, il se fait un ricochet de spoliation du plus fort au plus faible, si bien que le travailleur éprouvant d’autant plus de privations qu’il est placé plus bas dans l’échelle sociale, la dernière classe du peuple est littéralement mise à nu et mangée vive par les autres.

Le peuple des travailleurs ne peut acheter ni les étoffes qu’il tisse, ni les meubles qu’il fabrique, ni les métaux qu’il forge, ni les pierreries qu’il taille, ni les estampes qu’il grave ; il ne peut se procurer ni le blé qu’il sème, ni le vin qu’il fait croître, ni la chair des animaux qu’il élève ; il ne lui est pas permis d’habiter les maisons qu’il a bâties, d’assister aux spectacles qu’il défraye, de goûter le repos que son corps réclame : et pourquoi ? Parce que pour jouir de tout cela il faudrait l’acheter au prix coûtant, et que le droit d’aubaine ne le permet pas. Sur l’enseigne de ces magasins somptueux que son indigence admire, le travailleur lit en gros caractères : C’est ton ouvrage, et tu n’en auras pas : Sic vos non vobis !

Tout chef de manufacture qui fait travailler 1,000 ouvriers, et qui gagne sur chacun un sou par jour, est un homme qui prépare la détresse de 1,000 ouvriers ; tout bénéficiaire a juré le pacte de famine. Mais le peuple n’a pas même ce travail à l’aide duquel la propriété l’affame ; et pourquoi ? parce que l’insuffisance du salaire force les ouvriers à l’accaparement du travail, et qu’avant d’être décimés par la disette, ils se déciment entre eux par la concurrence. Ne nous lassons point de poursuivre cette vérité.

Si le salaire de l’ouvrier ne peut acheter son produit, il s’ensuit que le produit n’est pas fait pour le producteur. À qui donc est-il réservé ? au consommateur plus riche, c’est-à-dire à une fraction seulement de la société. Mais quand toute la société travaille, elle produit pour toute la société : si donc une partie seulement de la société consomme, il faut que tôt ou tard une partie de la société se repose. Or, se reposer, c’est périr, tant pour le travailleur que pour le propriétaire : vous ne sortirez jamais de là.

Le plus désolant spectacle qui se puisse imaginer, c’est de voir les producteurs se roidir et lutter contre cette nécessité mathématique, contre cette puissance des nombres, que leurs préoccupations les empêchent d’apercevoir.

Si 100,000 ouvriers imprimeurs peuvent fournir à la consommation littéraire de 34 millions d’hommes, et que le prix des livres ne soit accessible qu’au tiers des consommateurs, il est évident que ces 100,000 ouvriers produiront trois fois autant que les libraires peuvent vendre. Pour que la production des premiers ne dépasse jamais les besoins de la consommation, il faut, ou qu’ils chôment deux jours sur trois, ou qu’ils se relèvent par tiers chaque semaine, chaque mois ou chaque trimestre, c’est-à-dire que pendant les deux tiers de leur vie ils ne vivent pas. Mais l’industrie, sous l’influence propriétaire, ne procède pas avec cette régularité : il est de son essence de produire beaucoup en peu de temps, parce que plus la masse des produits est grande, plus l’exécution est rapide, plus aussi le prix de revient pour chaque exemplaire diminue. Au premier signe d’épuisement, les ateliers se remplissent, tout le monde se met à l’œuvre ; alors le commerce est prospère, et gouvernants et gouvernés s’applaudissent. Mais plus on déploie d’activité, plus on se prépare de fériation ; plus on rit, plus on pleurera. Sous le régime de propriété, les fleurs de l’industrie ne servent à tresser que des couronnes funéraires : l’ouvrier qui travaille creuse son tombeau.

Quand l’atelier chôme, l’intérêt du capital court : le maître producteur cherche donc naturellement à entretenir sa production en diminuant ses frais. Alors viennent les diminutions de salaires, l’introduction des machines, l’irruption des enfants et des femmes dans les métiers d’hommes, la dépréciation de la main-d’œuvre, la mauvaise fabrication. On produit encore, parce que l’abaissement des frais de production permet d’étendre la sphère du débit ; mais on ne produit pas longtemps, parce que la modicité du prix de revient étant basée sur la quantité et la célérité de la production, la puissance productive tend plus que jamais à dépasser la consommation. C’est quand la production s’arrête devant des travailleurs dont le salaire suffit à peine à la subsistance de la journée, que les conséquences du principe de propriété deviennent affreuses : là, point d’économie, point d’épargne, point de petit capital accumulé, qui puisse faire vivre un jour de plus. Aujourd’hui, l’atelier est fermé ; demain, c’est jeûne sur la place publique ; après demain, ce sera mort à l’hôpital ou repas dans la prison.

De nouveaux accidents viennent compliquer cette épouvantable situation. Par suite de l’encombrement des marchandises et de l’extrême diminution des prix, l’entrepreneur se trouve bientôt dans l’impossibilité de servir les intérêts des capitaux qu’il exploite ; alors les actionnaires effrayés, s’empressent de retirer leurs fonds, la production est suspendue, le travail s’arrête. Puis on s’étonne que les capitaux désertent le commerce pour se précipiter à la Bourse : et j’entendais un jour M. Blanqui déplorer amèrement l’ignorance et la déraison des capitalistes. La cause de ce mouvement des capitaux est bien simple ; mais par cela même un économiste ne pouvait l’apercevoir, ou plutôt ne devait pas la dire : cette cause est tout entière dans la concurrence.

J’appelle concurrence non pas seulement la rivalité de deux industries de même espèce, mais l’effort général et simultané que font toutes les industries pour se primer l’une l’autre. Cet effort est tel aujourd’hui, que le prix des marchandises peut à peine couvrir les frais de fabrication et de vente ; en sorte que les salaires de tous les travailleurs étant prélevés, il ne reste plus rien, pas même l’intérêt, pour les capitalistes.

La cause première des stagnations commerciales et industrielles est donc l’intérêt des capitaux, cet intérêt que toute l’antiquité s’est accordée à flétrir sous le nom d’usure, lorsqu’il sert à payer le prix de l’argent, mais que l’on n’a jamais osé condamner sous les dénominations de loyer, fermage ou bénéfice : comme si l’espèce des choses prêtées pouvait jamais légitimer le prix du prêt, le vol.

Telle est l’aubaine perçue par le capitaliste, telle sera la fréquence et l’intensité des crises commerciales : la première étant donnée, on peut toujours déterminer les deux autres, et réciproquement. Voulez-vous connaître le régulateur d’une société ? informez-vous de la masse des capitaux actifs, c’est-à-dire portant intérêt, et du taux légal de cet intérêt. Le cours des événements ne sera plus qu’une série de culbutes, dont le nombre et le fracas seront en raison de l’action des capitaux.

En 1839, le nombre des faillites, pour la seule place de Paris, a été de 1,064 ; cette proportion s’est soutenue dans les premiers mois de 1840, et, au moment où j’écris ces lignes, la crise ne paraît pas arrivée à son terme. On affirme, en outre, que le nombre des maisons qui se liquident est de beaucoup plus considérable que celui des maisons dont les faillites sont déclarées : qu’on juge, d’après ce cataclysme, de la force d’aspiration de la trombe.

La décimation de la société est tantôt insensible et permanente, tantôt périodique et brusque : cela dépend des diverses manières dont agit la propriété. Dans un pays de propriété morcelée et de petite industrie, les droits et les prétentions de chacun se faisant contre-poids, la puissance d’envahissement s’entre-détruit : là, à vrai dire, la propriété n’existe pas, puisque le droit d’aubaine est à peine exercé. La condition des travailleurs, quant à la sécurité de la vie, est à peu près la même que s’il y avait entre eux égalité absolue ; ils sont privés de tous les avantages d’une franche et entière association, mais leur existence n’est pas du moins menacée. À part quelques victimes isolées du droit de propriété, du malheur desquelles personne n’aperçoit la cause première, la société paraît calme au sein de cette espèce d’égalité : mais prenez garde, elle est en équilibre sur le tranchant d’une épée ; au moindre choc, elle tombera et sera frappée à mort.

D’ordinaire, le tourbillon de la propriété se localise : d’une part, le fermage s’arrête à point fixe ; de l’autre, par l’effet des concurrences et de la surabondance de production, le prix des marchandises industrielles n’augmente pas ; en sorte que la condition du paysan reste la même et ne dépend plus guère que des saisons. C’est donc sur l’industrie que porte principalement l’action dévorante de la propriété. De là vient que nous disons communément crises commerciales et non pas crises agricoles, parce que, tandis que le fermier est lentement consumé par le droit d’aubaine, l’industriel est englouti d’un seul trait ; de là les fériations dans les manufactures, les démolitions de fortunes, le blocus de la classe ouvrière, dont une partie va régulièrement s’éteindre sur les grands chemins, dans les hôpitaux, les prisons et les bagnes.

Résumons cette proposition :

La propriété vend au travailleur le produit plus cher qu’elle ne le lui paye ; donc elle est impossible.


Appendice à la cinquième proposition.


I. Certains réformateurs, et la plupart même des publicistes qui, sans appartenir à aucune école, s’occupent d’améliorer le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, comptent beaucoup aujourd’hui sur une meilleure organisation du travail. Les disciples de Fourier surtout ne cessent de nous crier : Au phalanstère ! en même temps qu’ils se déchaînent contre la sottise et le ridicule des autres sectes. Ils sont là une demi-douzaine de génies incomparables qui ont deviné que cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste neuf, et qui pleurent sur l’aveuglement de la France, qui refuse de croire à cette incroyable arithmétique.

En effet, les fouriéristes s’annoncent, d’une part, comme conservateurs de la propriété, du droit d’aubaine, qu’ils ont ainsi formulé : À chacun selon son capital, son travail et son talent ; d’autre part, ils veulent que l’ouvrier parvienne à la jouissance de tous les biens de la société, c’est-à-dire, en réduisant l’expression, à la jouissance intégrale de son propre produit. N’est-ce pas comme s’ils disaient à cet ouvrier : Travaille, tu auras 3 francs par jour ; tu vivras avec 55 sous, tu donneras le reste au propriétaire, et tu auras consommé 3 francs ?

Si ce discours n’est pas le résumé le plus exact du système de Charles Fourier, je veux signer de mon sang toutes les folies phalanstériennes.

À quoi sert de réformer l’industrie et l’agriculture, à quoi sert de travailler en un mot, si la propriété est maintenue, si le travail ne peut jamais couvrir la dépense ? Sans l’abolition de la propriété, l’organisation du travail n’est qu’une déception de plus. Quand on quadruplerait la production, ce qu’après tout je ne crois pas impossible, ce serait peine perdue : si le surcroît de produit ne se consomme pas, il est de nulle valeur, et le propriétaire le refuse pour intérêt ; s’il se consomme, tous les inconvénients de la propriété reparaissent. Il faut avouer que la théorie des attractions passionnelles se trouve ici en défaut, et que, pour avoir voulu harmoniser la passion de propriété, passion mauvaise, quoi qu’en dise Fourier, il a jeté une poutre dans les roues de sa charrette.

L’absurdité de l’économie phalanstérienne est si grossière que beaucoup de gens soupçonnent Fourier, malgré toutes ses révérences aux propriétaires, d’avoir été un adversaire caché de la propriété. Cette opinion se peut soutenir par des raisons spécieuses ; toutefois je ne saurais la partager. La part du charlatanisme serait trop grande chez cet homme, et celle de la bonne foi trop petite. J’aime mieux croire à l’ignorance, d’ailleurs avérée, de Fourier, qu’à sa duplicité[1]. Quant à ses disciples, avant qu’on puisse formuler aucune opinion sur leur compte, il est nécessaire qu’ils déclarent une bonne fois, catégoriquement, et sans restriction mentale, s’ils entendent, oui ou non, conserver la propriété, et ce que signifie leur fameuse devise : À chacun selon son capital, son travail et son talent.

II. Mais, observera quelque propriétaire à demi converti, ne serait-il pas possible, en supprimant la banque, les rentes, les fermages, les loyers, toutes les usures, la propriété enfin, de répartir les produits en proportion des capacités ? C’était la pensée de Saint-Simon, ce fut celle de Fourier, c’est le vœu de la conscience humaine, et l’on n’oserait décemment faire vivre un ministre comme un paysan.

Ah ! Midas, que tes oreilles sont longues ! Quoi ! tu ne comprendras jamais que supériorité de traitement et droit d’aubaine c’est la même chose ! Certes, ce ne fut pas la moindre bévue de Saint-Simon, de Fourier et de leurs moutons, d’avoir voulu cumuler, l’un l’inégalité et la communauté, l’autre l’inégalité et la propriété : mais toi, homme de calcul, homme d’économie, homme qui sais par cœur tes tables de logarithmes, comment peux-tu si lourdement te méprendre ? ne te souvient-il plus que du point de vue de l’économie politique le produit d’un homme, quelles que soient ses capacités individuelles, ne vaut jamais que le travail d’un homme, et que le travail d’un homme ne vaut aussi que la consommation d’un homme ? Tu me rappelles ce grand faiseur de constitutions, ce pauvre Pinheiro-Ferreira, le Sieyès du XIXe siècle, qui, divisant une nation en douze classes de citoyens, ou douze grades, comme tu voudras, assignait aux uns 100,000 francs de traitement, à d’autres 80,000 ; puis 25,000, 15,000, 10,000, etc., jusqu’à 1,500 et 1,000 fr., minimum des appointements d’un citoyen. Pinheiro aimait les distinctions, et ne concevait pas plus un État sans grands dignitaires, qu’une armée sans tambours-majors ; et comme il aimait aussi ou croyait aimer la liberté, l’égalité, la fraternité, il faisait des biens et des maux de notre vieille société un éclectisme dont il composait une constitution. Admirable Pinheiro ! Liberté jusqu’à l’obéissance passive, fraternité jusqu’à l’identité du langage, égalité jusqu’au jury et à la guillotine, tel fut son idéal de la république. Génie méconnu, dont le siècle présent n’était pas digne, et que la postérité vengera.

Écoute, propriétaire. En fait, l’inégalité des facultés existe ; en droit, elle n’est point admise, elle ne compte pour rien, elle ne se suppose pas. Il suffit d’un Newton par siècle à 30 millions d’hommes ; le psychologue admire la rareté d’un si beau génie, le législateur ne voit que la rareté de la fonction. Or, la rareté de la fonction ne crée pas un privilége au bénéfice du fonctionnaire, et cela pour plusieurs raisons, toutes également péremptoires.

1o La rareté du génie n’a point été, dans les intentions du créateur, un motif pour que la société fût à genoux devant l’homme doué de facultés éminentes, mais un moyen providentiel pour que chaque fonction fût remplie au plus grand avantage de tous.

2o Le talent est une création de la société bien plus qu’un don de la nature ; c’est un capital accumulé, dont celui qui le reçoit n’est que le dépositaire. Sans la société, sans l’éducation qu’elle donne et ses secours puissants, le plus beau naturel resterait, dans le genre même qui doit faire sa gloire, au-dessous des plus médiocres capacités. Plus vaste est le savoir d’un mortel, plus belle son imagination, plus fécond son talent, plus coûteuse aussi son éducation a été, plus brillants et plus nombreux furent ses devanciers et ses modèles, plus grande est sa dette. Le laboureur produit au sortir du berceau et jusqu’au bord de la tombe : les fruits de l’art et de la science sont tardifs et rares, souvent l’arbre périt avant qu’il mûrisse. La société, en cultivant le talent, fait un sacrifice à l’espérance.

3o La mesure de comparaison des capacités n’existe pas : l’inégalité des talents n’est même, sous des conditions égales de développement, que la spécialité des talents.

4o L’inégalité des traitements, de même que le droit d’aubaine, est économiquement impossible. Je suppose le cas le plus favorable, celui où tous les travailleurs ont fourni leur maximum de production : pour que la répartition des produits entre eux soit équitable, il faut que la part de chacun soit égale au quotient de la production divisée par le nombre des travailleurs. Cette opération faite, que reste-t-il pour parfaire les traitements supérieurs ? absolument rien.

Dira-t-on qu’il faut lever une contribution sur tous les travailleurs ? Mais alors leur consommation ne sera plus égale à leur production, le salaire ne payera pas le service productif, le travailleur ne pourra pas racheter son produit, et nous retomberons dans toutes les misères de la propriété. Je ne parle pas de l’injustice faite au travailleur dépouillé, des rivalités, des ambitions excitées, des haines allumées : toutes ces considérations peuvent avoir leur importance, mais ne vont pas droit au fait.

D’une part, la tâche de chaque travailleur étant courte et facile, et les moyens de la remplir avec succès étant égaux, comment y aurait-il des grands et des petits producteurs ? D’autre part, les fonctions étant toutes égales entre elles, soit par l’équivalence réelle des talents et des capacités, soit par la coopération sociale, comment un fonctionnaire pourrait-il arguer de l’excellence de son génie pour réclamer un salaire proportionnel ?

Mais, que dis-je ? dans l’égalité les salaires sont toujours proportionnels aux facultés. Qu’est-ce que le salaire en économie ? c’est ce qui compose la consommation reproductive du travailleur. L’acte même par lequel le travailleur produit est donc cette consommation, égale à sa production, que l’on demande : quand l’astronome produit des observations, le poète des vers, le savant des expériences, ils consomment des instruments, des livres, des voyages, etc., etc. ; or, si la société fournit à cette consommation, quelle autre proportionnalité d’honoraires l’astronome, le savant, le poète, exigeraient-ils ? Concluons donc que dans l’égalité et dans l’égalité seule, l’adage de Saint-Simon, à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres, trouve sa pleine et entière application.

III. La grande plaie, la plaie horrible et toujours béante de la propriété, c’est qu’avec elle la population, de quelque quantité qu’on la réduise, demeure toujours et nécessairement surabondante. Dans tous les temps on s’est plaint de l’excès de population ; dans tous les temps la propriété s’est trouvée gênée de la présence du paupérisme, sans s’apercevoir qu’elle seule en était cause : aussi rien n’est plus curieux que la diversité des moyens qu’elle a imaginés pour l’éteindre. L’atroce et l’absurde s’y disputent la palme.

L’exposition des enfants fut la pratique constante de l’antiquité. L’extermination en gros et en détail des esclaves, la guerre civile et étrangère, prêtèrent aussi leur secours. À Rome, où la propriété était forte et inexorable, ces trois moyens furent si longtemps et si efficacement employés, qu’à la fin l’empire se trouva sans habitants. Quand les Barbares arrivèrent, ils ne trouvèrent personne : les campagnes n’étaient plus cultivées ; l’herbe poussait dans les rues des cités italiennes.

À la Chine, de temps immémorial, c’est la famine qui est chargée du balayage des pauvres. Le riz étant presque la subsistance du petit peuple, un accident fait-il manquer la récolte, en quelques jours la faim tue les habitants par myriades ; et le mandarin historiographe écrit dans les annales de l’empire du milieu, qu’en telle année de tel empereur, une disette emporta 20, 30, 50, 100 mille habitants. Puis on enterre les morts, on se remet à faire des enfants, jusqu’à ce qu’une autre disette ramène un même résultat. Telle paraît avoir été de tout temps l’économie confucéenne.

J’emprunte les détails suivants à un économiste moderne.

« Dès le XIVe et le XVe siècle, l’Angleterre est dévorée par le paupérisme ; on porte des lois de sang contre les mendiants. » (Cependant sa population n’était pas le quart de ce qu’elle est aujourd’hui.)

« Édouard défend de faire l’aumône, sous peine d’emprisonnement… Les ordonnances de 1547 et 1656 présentent des dispositions analogues, en cas de récidive. — Élisabeth ordonne que chaque paroisse nourrira ses pauvres. Mais qu’est-ce qu’un pauvre ? Charles II décide qu’une résidence non contestée de 40 jours constate l’établissement dans la commune ; mais on conteste, et le nouvel arrivé est forcé de déguerpir. Jacques II modifie cette décision, modifiée de nouveau par Guillaume. Au milieu des examens, des rapports, des modifications, le paupérisme grandit, l’ouvrier languit et meurt.

« La taxe des pauvres, en 1774, dépasse 40 millions de francs, 1783, 1784, 1785, ont coûté, année commune, 53 millions ; 1813, plus de 187 millions 500 mille francs ; 1816, 250 millions ; en 1817, on la suppose de 317 millions.

« En 1821, la masse des pauvres inscrits dans les paroisses était évaluée à 4 millions, du tiers au quart de la population.

« France. En 1544, François Ier institue une taxe d’aumône pour les pauvres, avec contrainte pour l’acquittement. 1566, 1586 rappellent le principe en l’appliquant à tout le royaume.

« Sous Louis XIV, 40,000 pauvres infestaient la capitale (autant, à proportion, qu’aujourd’hui). Des ordonnances sévères furent rendues sur la mendicité. En 1740, le Parlement de Paris reproduit pour son ressort la cotisation forcée.

« La Constituante, effrayée de la grandeur du mal et des difficultés du remède, ordonne le statu quo.

« La Convention proclame comme dette nationale l’assistance à la pauvreté. — Sa loi reste sans exécution.

« Napoléon veut aussi remédier au mal : la pensée de sa loi est la réclusion. « Par là, disait-il, je préserverai les riches de l’importunité des mendiants et de l’image dégoûtante des infirmités de la haute misère. » Ô grand homme !

De ces faits, que je pourrais multiplier bien davantage, il résulte deux choses : l’une que le paupérisme est indépendant de la population, l’autre que tous les remèdes essayés pour l’éteindre sont restés sans efficacité.

Le catholicisme fonda des hôpitaux, des couvents, commanda l’aumône, c’est-à-dire encouragea la mendicité : son génie, parlant par ses prêtres, n’alla pas plus loin.

Le pouvoir séculier des nations chrétiennes ordonna tantôt des taxes sur les riches, tantôt l’expulsion et l’incarcération des pauvres, c’est-à-dire d’un côté la violation du droit de propriété, de l’autre la mort civile et l’assassinat.

Les modernes économistes s’imaginant que la cause du paupérisme gît tout entière dans la surabondance de population, se sont attachés surtout à comprimer son essor. Les uns veulent qu’on interdise le mariage au pauvre, de sorte qu’après avoir déclamé contre le célibat religieux, on propose un célibat forcé, qui nécessairement deviendra un célibat libertin.

Les autres n’approuvent pas ce moyen, trop violent, et qui ôte, disent-ils, au pauvre le seul plaisir qu’il connaisse au monde. Ils voudraient seulement qu’on lui recommandât la prudence : c’est l’opinion de MM. Malthus, Sismondi, Say, Droz, Duchâtel, etc. Mais si l’on veut que le pauvre soit prudent, il faut que le riche lui en donne l’exemple : pourquoi l’âge de se marier serait-il fixé à 18 ans pour celui-ci et à 30 pour celui-là ?

Puis, il serait à propos de s’expliquer catégoriquement sur cette prudence matrimoniale que l’on recommande si instamment à l’ouvrier ; car ici la plus fâcheuse des équivoques est à redouter, et je soupçonne les économistes de ne s’être pas parfaitement entendus. « Des ecclésiastiques peu éclairés s’alarment lorsqu’on parle de porter la prudence dans le mariage ; ils craignent qu’on ne s’élève contre l’ordre divin, croissez et multipliez. Pour être conséquents, ils devraient frapper d’anathème les célibataires. » (J. Droz, Économie politique.)

M. Droz est trop honnête homme et trop peu théologien pour avoir compris la cause des alarmes des casuistes, et cette chaste ignorance est le plus beau témoignage de la pureté de son cœur. La religion n’a jamais encouragé la précocité des mariages, et l’espèce de prudence qu’elle blâme est celle exprimée dans ce latin de Sanchez : An licet ob metum liberorum semen extra vas ejicere ?

Destutt de Tracy paraît ne s’accommoder ni de l’une ni de l’autre prudence ; il dit : « J’avoue que je ne partage pas plus le zèle des moralistes pour diminuer et gêner nos plaisirs, que celui des politiques pour accroître notre fécondité et accélérer notre multiplication. » Son opinion est donc qu’on fasse l’amour et se marie tant qu’on pourra. Mais les suites de l’amour et du mariage sont de faire pulluler la misère ; notre philosophe ne s’en tourmente pas. Fidèle au dogme de la nécessité du mal, c’est du mal qu’il attend la solution de tous les problèmes. Aussi ajoute-t-il : « La multiplication des hommes continuant dans toutes les classes de la société, le superflu des premières est successivement rejeté dans les classes inférieures, et celui de la dernière est nécessairement détruit par la misère. » Cette philosophie compte peu de partisans avoués ; mais elle a sur toute autre l’avantage incontestable d’être démontrée par la pratique. C’est aussi celle que la France a entendu professer naguère à la chambre des députés, lors de la discussion sur la réforme électorale : Il y aura toujours des pauvres : tel est l’aphorisme politique avec lequel le ministre a pulvérisé l’argumentation de M. Arago. Il y aura toujours des pauvres ! oui, avec la propriété.

Les fouriéristes, inventeurs de tant de merveilles, ne pouvaient, en cette occasion, mentir à leur caractère. Ils ont donc inventé quatre moyens d’arrêter, à volonté, l’essor de la population :

1o La vigueur des femmes. L’expérience leur est contraire sur ce point ; car si les femmes vigoureuses ne sont pas toujours les plus promptes à concevoir, du moins ce sont elles qui font les enfants les plus viables, en sorte que l’avantage de maternité leur demeure.

2o L’exercice intégral, ou développement égal de toutes les facultés physiques. Si ce développement est égal, comment la puissance de reproduction en serait-elle amoindrie ?

3o Le régime gastrosophique, en français, philosophie de la gueule. Les fouriéristes affirment qu’une alimentation luxuriante et plantureuse rendrait les femmes stériles, comme une surabondance de sève rend les fleurs plus riches et plus belles en les faisant avorter. Mais l’analogie est fausse : l’avortement des fleurs vient de ce que les étamines ou organes mâles sont changés en pétales, comme on peut s’en assurer à l’inspection d’une rose, et de ce que par l’excès d’humidité la poussière fécondante a perdu sa vertu prolifique. Pour que le régime gastrosophique produise les résultats qu’on en espère, il ne suffit donc pas d’engraisser les femelles, il faut rendre impuissants les mâles.

4o Les mœurs phanérogames, ou le concubinage public : j’ignore pourquoi les phalanstériens emploient des mots grecs pour des idées qui se rendent très bien en français. Ce moyen, ainsi que le précédent, est imité des procédés civilisés : Fourier cite lui-même en preuve l’exemple des filles publiques. Or, la plus grande incertitude règne encore sur les faits qu’il allègue ; c’est ce que dit formellement Parent-du-Châtelet, dans son livre De la Prostitution.

D’après les renseignements que j’ai pu recueillir, les remèdes au paupérisme et à la fécondité, indiqués par l’usage constant des nations, par la philosophie, par l’économie politique et par les réformateurs les plus récents, sont compris dans la liste suivante : masturbation, onanisme[2], pédérastie, tribadie, polyandrie[3], prostitution, castration, réclusion, avortement, infanticide[4].

L’insuffisance de tous ces moyens étant prouvée, reste la proscription.

Malheureusement, la proscription, en détruisant les pauvres, ne ferait qu’en accroître la proportion. Si l’intérêt prélevé par le propriétaire sur le produit est seulement égal au vingtième de ce produit (d’après la loi, il est égal au vingtième du capital), il s’ensuit que 20 travailleurs ne produisent que pour 19, parce qu’il y en a un parmi eux qu’on appelle propriétaire, et qui mange la part de deux. Supposons que le 20e travailleur, l’indigent, soit tué, la production de l’année suivante sera diminuée d’un 20e ; par conséquent, ce sera au 19e à céder sa portion et à périr. Car, comme ce n’est pas le 20e du produit de 19 qui doit être payé au propriétaire, mais le 20e du produit de 20 (voyez 3e proposition), c’est un 20e plus un 400e de son produit que chaque travailleur survivant doit se retrancher ; en d’autres termes, c’est un homme sur 19 qu’il faut occire. Donc avec la propriété, plus on tue de pauvres, plus il en renaît à proportion.


Malthus, qui a si savamment prouvé que la population croît dans une progression géométrique, tandis que la production n’augmente qu’en progression arithmétique, n’a pas remarqué cette puissance paupérifiante de la propriété. Sans cette omission, il eût compris qu’avant de chercher à réprimer notre fécondité, il faut commencer par abolir le droit d’aubaine, parce que là où ce droit est toléré, quelles que soient l’étendue et la richesse du sol, il y a toujours trop d’habitants.

On demandera peut-être quel moyen je proposerais pour maintenir l’équilibre de population ; car tôt ou tard ce problème devra être résolu. Ce moyen, le lecteur me permettra de ne pas le nommer ici. Car, selon moi, ce n’est rien dire si l’on ne prouve : or, pour exposer dans toute sa vérité le moyen dont je parle, il ne me faudrait pas moins qu’un traité dans les formes. C’est quelque chose de si simple et de si grand, de si commun et de si noble, de si vrai et de si méconnu, de si saint et de si profane, que le nommer, sans développement et sans preuves, ne servirait qu’à soulever le mépris et l’incrédulité. Qu’il nous suffise d’une chose : établissons l’égalité, et nous verrons paraître ce remède ; car les vérités se suivent, de même que les erreurs et les crimes.


Sixième proposition.


La propriété est impossible, parce qu’elle est mère de tyrannie.


Qu’est-ce que le gouvernement ? Le gouvernement est l’économie publique, l’administration suprême des travaux et des biens de toute la nation.

Or, la nation est comme une grande société dans laquelle tous les citoyens sont actionnaires : chacun a voix délibérative à l’assemblée, et, si les actions sont égales, dispose d’un suffrage. Mais, sous le régime de propriété, les mises des actionnaires sont entre elles d’une extrême inégalité ; donc tel peut avoir droit à plusieurs centaines de voix, tandis que tel autre n’en aura qu’une. Si, par exemple, je jouis d’un million de revenu, c’est-à-dire si je suis propriétaire d’une fortune de 30 à 40 millions en biens fonds, et que cette fortune compose à elle seule la 30,000e partie du capital national, il est clair que la haute administration de mon bien forme la 30,000e partie du gouvernement, et, si la nation compte 34 millions d’individus, que je vaux moi seul autant que 1,133 actionnaires simples.

Ainsi, quand M. Arago demande le suffrage électoral pour tous les gardes nationaux, il est parfaitement dans le droit, puisque tout citoyen est inscrit pour au moins une action nationale, laquelle lui donne droit à une voix ; mais l’illustre orateur devait en même temps demander que chaque électeur eût autant de voix qu’il possède d’actions, comme nous voyons qu’il se pratique dans les sociétés de commerce. Car autrement ce serait prétendre que la nation a droit de disposer des biens des particuliers sans les consulter, ce qui est contre le droit de propriété. Dans un pays de propriété, l’égalité des droits électoraux est une violation de la propriété.

Or, si la souveraineté ne peut et ne doit être attribuée à chaque citoyen qu’en raison de sa propriété, il s’ensuit que les petits actionnaires sont à la merci des plus forts, qui pourront, dès qu’ils en auront envie, faire de ceux-là leurs esclaves, les marier à leur gré, leur prendre leurs femmes, faire eunuques leurs garçons, prostituer leurs filles, jeter les vieux aux lamproies, et seront même forcés d’en venir là, si mieux ils n’aiment se taxer eux-mêmes pour nourrir leurs serviteurs. C’est le cas où se trouve aujourd’hui la Grande-Bretagne : John Bull, peu curieux de liberté, d’égalité, de dignité, préfère servir et mendier : mais toi, bonhomme Jacques ?

La propriété est incompatible avec l’égalité politique et civile, donc la propriété est impossible.

Commentaire historique. 1o Lorsque le doublement du tiers fut décrété par les états généraux de 1789, une grande violation de la propriété fut commise. La noblesse et le clergé possédaient à eux seuls les trois quarts du sol français ; la noblesse et le clergé devaient former les trois quarts de la représentation nationale. Le doublement du tiers était juste, dit-on, parce que le peuple payait presque seul les impôts. Cette raison serait bonne, s’il ne se fût agi que de voter sur des impôts : mais on parlait de réformer le gouvernement et la constitution ; dès lors le doublement du tiers était une usurpation et une attaque à la propriété.

2o Si les représentants actuels de l’opposition radicale arrivaient au pouvoir, ils feraient une réforme par laquelle tout garde national serait électeur, et tout électeur éligible : attaque à la propriété.

Ils convertiraient la rente : attaque à la propriété.

Ils feraient, dans l’intérêt général, des lois sur l’exportation des bestiaux et des blés : attaque à la propriété.

Ils changeraient l’assiette de l’impôt : attaque à la propriété.

Ils répandraient gratuitement l’instruction parmi le peuple : conjuration contre la propriété.

Ils organiseraient le travail, c’est-à-dire qu’ils assureraient le travail à l’ouvrier et le feraient participer aux bénéfices : abolition de la propriété.

Or ces mêmes radicaux sont défenseurs zélés de la propriété, preuve radicale qu’ils ne savent ni ce qu’ils font ni ce qu’ils veulent.

3o Puisque la propriété est la grande cause du privilége et du despotisme, la formule du serment républicain doit être changée. Au lieu de : Je jure haine à la royauté, désormais le récipiendaire d’une société secrète doit dire : Je jure haine à la propriété.


Septième proposition.


La propriété est impossible, parce qu’en consommant ce qu’elle reçoit, elle le perd, qu’en l’épargnant elle l’annule, qu’en le capitalisant elle le tourne contre la production.


I. Si nous considérons, avec les économistes, le travailleur comme une machine vivante, le salaire qui lui est alloué nous apparaîtra comme la dépense nécessaire à l’entretien et à la réparation de cette machine. Un chef de manufacture qui a des ouvriers et des employés à 3, 5, 10 et 15 fr. par jour, et qui s’adjuge à lui-même 20 fr. pour sa haute direction, ne regarde pas tous ses déboursés comme perdus, parce qu’il sait qu’ils lui rentreront sous forme de produits. Ainsi, travail et consommation reproductive, c’est même chose.

Qu’est-ce que le propriétaire ? c’est une machine qui ne fonctionne pas, ou qui, en fonctionnant pour son plaisir et selon son caprice, ne produit rien.

Qu’est-ce que consommer propriétairement ? c’est consommer sans travailler, consommer sans reproduire. Car, encore une fois, ce que le propriétaire consomme comme travailleur, il se le fait rembourser ; il ne donne pas son travail en échange de sa propriété, puisqu’il cesserait par là même d’être propriétaire. À consommer comme travailleur, le propriétaire gagne, ou du moins ne perd rien, puisqu’il se recouvre ; à consommer propriétairement, il s’appauvrit. Pour jouir de la propriété, il faut donc la détruire ; pour être effectivement propriétaire, il faut cesser d’être propriétaire.

Le travailleur qui consomme son salaire est une machine qui se répare et qui reproduit ; le propriétaire qui consomme son aubaine est un gouffre sans fond, un sable qu’on arrose, une pierre sur laquelle on sème. Tout cela est si vrai, que le propriétaire ne voulant ou ne sachant produire, et sentant bien qu’à mesure qu’il use de sa propriété il la détruit irréparablement, a pris le parti de faire produire quelqu’un à sa place : c’est ce que l’économie politique, d’immortelle justice, appelle produire par son capital, produire par son instrument. Et c’est ce qu’il faut appeler produire par un esclave, produire en larron et en tyran. Lui, le propriétaire, produire !… Le voleur peut aussi dire : Je produis.

La consommation propriétaire a été nommée luxe par opposition à la consommation utile. D’après ce qui vient d’être dit, on comprend qu’il peut régner un grand luxe dans une nation sans qu’elle en soit plus riche ; qu’elle sera même d’autant plus pauvre qu’on y verra plus de luxe, et vice versa. Les économistes, il faut leur rendre cette justice, ont inspiré une telle horreur du luxe, qu’aujourd’hui un très grand nombre de propriétaires, pour ne pas dire presque tous, honteux de leur oisiveté, travaillent, épargnent, capitalisent. C’est tomber de fièvre en chaud mal.

Je ne saurais trop le redire : le propriétaire qui croit mériter ses revenus en travaillant, et qui reçoit des appointements pour son travail, est un fonctionnaire qui se fait payer deux fois : voilà toute la différence qu’il y a du propriétaire oisif au propriétaire qui travaille. Par son travail, le propriétaire ne produit que ses appointements, il ne produit pas ses revenus. Et comme sa condition lui offre un avantage immense pour se pousser aux fonctions les plus lucratives, on peut dire que le travail du propriétaire est encore plus nuisible qu’utile à la société. Quoi que fasse le propriétaire, la consommation de ses revenus est une perte réelle, que ses fonctions salariées ne réparent ni ne justifient, et qui anéantirait la propriété, si elle n’était sans cesse réparée par une production étrangère.

II. Le propriétaire qui consomme annihile donc le produit : c’est bien pis quand il s’avise d’épargner. Les choses qu’il met de côté passent dans un autre monde ; on ne revoit plus rien, pas même le caput mortuum, le fumier. S’il existait des moyens de transport pour voyager dans la lune, et qu’il prît fantaisie aux propriétaires d’y porter leurs épargnes, au bout d’un certain temps notre planète terraquée serait transportée par eux dans son satellite.

Le propriétaire qui épargne empêche les autres de jouir sans jouir lui-même ; pour lui, ni possession ni propriété. Comme l’avare, il couve son trésor, il n’en use pas. Qu’il en repaisse ses yeux, qu’il le couche avec lui, qu’il s’endorme en l’embrassant : il aura beau faire, les écus n’engendrent pas les écus. Point de propriété entière sans jouissance, point de jouissance sans consommation, point de consommation sans perte de la propriété : telle est l’inflexible nécessité dans laquelle le jugement de Dieu a placé le propriétaire. Malédiction sur la propriété !

III. Le propriétaire qui, au lieu de consommer son revenu, le capitalise, le tourne contre la production et par là rend l’exercice de son droit impossible. Car plus il augmente la somme des intérêts à payer, plus il est forcé de diminuer les salaires ; or, plus il diminue les salaires, c’est-à-dire plus il retranche sur l’entretien et la réparation des machines, plus il diminue et la quantité de travail, et avec la quantité de travail la quantité de produit, et avec la quantité de produit, la source même des revenus. C’est ce que l’exemple suivant va rendre sensible.

Soit un domaine consistant en terres labourables, prés, vignes, maison de maître et de fermier, et valant, avec tout le matériel d’exploitation, 100,000 fr., d’après estimation faite à 3 pour cent de revenu. Si, au lieu de consommer son revenu, le propriétaire l’appliquait non à l’agrandissement de son domaine, mais à son embellissement, pourrait-il exiger de son fermier 90 fr. de plus chaque année pour les 3,000 fr. qu’il capitaliserait de la sorte ? Évidemment non : car, à de pareilles conditions, le fermier ne produisant pas davantage, serait bientôt obligé de travailler pour rien, que dis-je ? de mettre encore du sien pour tenir à cheptel.

En effet, le revenu ne peut s’accroître que par l’accroissement du fonds productif ; il ne servirait à rien de s’enclore de murailles de marbre, et de labourer avec des charrues d’or. Mais comme il n’est pas possible d’acquérir sans cesse, de joindre domaine à domaine, de continuer ses possessions, comme disaient les Latins, et que cependant il reste toujours au propriétaire de quoi capitaliser, il s’ensuit que l’exercice de son droit devient, à la fin, de toute nécessité impossible.

Eh bien ! malgré cette impossibilité, la propriété capitalise, et en capitalisant multiplie ses intérêts ; et, sans m’arrêter à la foule des exemples particuliers que m’offriraient le commerce, l’industrie manufacturière et la banque, je citerai un fait plus grave et qui touche tous les citoyens : je veux parler de l’accroissement indéfini du budget.

L’impôt augmente chaque année : il serait difficile de dire précisément dans quelle partie des charges publiques se fait cette augmentation, car qui peut se flatter de connaître quelque chose à un budget ? Tous les jours nous voyons les financiers les plus habiles en désaccord : que penser, je le demande, de la science gouvernementale, quand les maîtres de cette science ne peuvent s’entendre sur des chiffres ? Quoi qu’il en soit des causes immédiates de cette progression budgétaire, les impôts n’en vont pas moins un train d’augmentation qui désespère : tout le monde le voit, tout le monde le dit, il semble que personne n’en aperçoive la cause première[5]. Or, je dis que cela ne peut être autrement, et que cela est nécessaire, inévitable.

Une nation est comme la fermière d’un grand propriétaire qu’on appelle le gouvernement, à qui elle paye, pour l’exploitation du sol, un fermage connu sous le nom d’impôt. Chaque fois que le gouvernement fait une guerre, perd une bataille ou la gagne, change le matériel de l’armée, élève un monument, creuse un canal, ouvre une route ou un chemin de fer, il fait un emprunt d’argent, dont les contribuables payent l’intérêt, c’est-à-dire que le gouvernement, sans accroître le fonds de production, augmente son capital actif ; en un mot, capitalise précisément comme le propriétaire dont je parlais tout à l’heure.

Or, l’emprunt du gouvernement une fois formé, et l’intérêt stipulé, le budget n’en peut être dégrevé ; car pour cela il faudrait, ou que les rentiers fissent remise de leurs intérêts, ce qui ne se peut sans l’abandon de la propriété, ou que le gouvernement fît banqueroute, ce qui serait une négation frauduleuse du principe politique ; ou qu’il remboursât la dette, ce qui ne se peut que par un autre emprunt ; ou qu’il économisât sur les dépenses, ce qui ne se peut, puisque si l’emprunt a été formé, c’est que les recettes ordinaires étaient insuffisantes ; ou que l’argent dépensé par le gouvernement fût reproductif, ce qui ne peut avoir lieu qu’en étendant le fonds de production ; or, cette extension est contre l’hypothèse : ou bien enfin, il faudrait que les contribuables subissent un nouvel impôt pour rembourser la dette, chose impossible ; car si la répartition de ce nouvel impôt est égale entre tous les citoyens, la moitié, ou même plus, des citoyens ne pourront la payer ; si elle ne frappe que les riches, ce sera une contribution forcée, une atteinte à la propriété. Depuis longtemps la pratique des finances a montré que la voie des emprunts, bien qu’excessivement dangereuse, est encore la plus commode, la plus sûre et la moins coûteuse : on emprunte donc, c’est-à-dire on capitalise sans cesse, on augmente le budget.

Donc un budget, bien loin qu’il puisse jamais être diminué, doit nécessairement et toujours s’accroître ; c’est là un fait si simple, si palpable, qu’il est étonnant que les économistes, avec toutes leurs lumières, ne l’aient pas aperçu. S’ils l’ont aperçu, pourquoi ne l’ont-ils pas dénoncé ?

Commentaire historique. On se préoccupe fort aujourd’hui d’une opération de finances dont on espère un grand résultat pour le dégrèvement du budget ; il s’agit de la conversion de la rente 5 pour cent. Laissant de côté la question politico-légale, pour ne voir que la question financière, n’est-il pas vrai que lorsqu’on aura converti le 5 pour cent en 4 pour cent, il faudra plus tard, par les mêmes raisons et les mêmes nécessités, convertir le 4 en 3, puis le 3 en 2, puis le 2 en 1, puis enfin abolir toute espèce de rente ? Mais ce sera, par le fait, décréter l’égalité des conditions et l’abolition de la propriété : or, il me semblerait digne d’une nation intelligente d’aller au devant d’une révolution inévitable, plutôt que de s’y laisser traîner au char de l’inflexible nécessité.



Huitième proposition.


La propriété est impossible, parce que sa puissance d’accumulation est infinie et qu’elle ne s’exerce que sur des quantités finies.


Si les hommes, constitués en égalité, accordaient à l’un d’eux le droit exclusif de propriété, et que ce propriétaire unique plaçât sur l’humanité, à intérêts composés, une somme de 100 francs, remboursable à ses descendants à la 24e génération, au bout de 600 ans, cette somme de 100 fr., placée à 5 pour cent, s’élèverait à 107,854,010,777,600 francs, somme égale à 2,696 fois et un tiers le capital de la France, en supposant ce capital de 40 milliards. C’est plus de vingt fois ce que vaut le globe terrestre, meubles et immeubles.

D’après nos lois, un homme qui, sous le règne de saint Louis, aurait emprunté la même somme de 100 francs et aurait refusé, lui et ses héritiers après lui, de la rendre, s’il était reconnu que lesdits héritiers ont tous été possesseurs de mauvaise foi, et que la prescription a toujours été interrompue à temps utile, le dernier héritier pourrait être condamné à rendre ces 100 francs avec intérêts et intérêts des intérêts ; ce qui, comme on vient de voir, ferait un remboursement de près de 108,000 milliards.

Tous les jours, on voit des fortunes dont la progression est incomparablement plus rapide : l’exemple précédent suppose le bénéfice égal au 20e du capital ; il n’est pas rare qu’il égale le 10e, le 5e, la moitié du capital et le capital lui-même.

Les fouriéristes, irréconciliables ennemis de l’égalité, dont ils traitent les partisans de requins, se font forts, en quadruplant la production, de satisfaire à toutes les exigences du capital, du travail et du talent. Mais quand la production serait quadruplée, décuplée, centuplée, la propriété, par sa puissance d’accumulation et ses effets de capitalisation, absorberait bien vite et les produits et les capitaux, et la terre, et jusqu’aux travailleurs. Sera-t-il défendu au phalanstère de capitaliser et de placer à intérêt ? Qu’on explique alors ce qu’on entend par propriété ?

Je ne pousserai pas plus loin ces calculs, que chacun peut varier à l’infini, et sur lesquels il serait puéril à moi d’insister ; je demande seulement, lorsque des juges dans un procès au possessoire accordent des intérêts, d’après quelle règle ils les adjugent ? Et, reprenant la question de plus haut, je demande :

Le législateur, en introduisant dans la République le principe de propriété, en a-t-il pesé toutes les conséquences ? a-t-il connu la loi du possible ? s’il l’a connue, pourquoi le Code n’en parle-t-il pas, pourquoi cette latitude effrayante laissée au propriétaire dans l’accroissement de sa propriété et la pétition de ses intérêts ; au juge, dans la reconnaissance et la fixation du domaine de propriété ; à l’État, dans la puissance d’établir sans cesse de nouveaux impôts ? Hors de quelles limites le peuple a-t-il droit de refuser le budget, le fermier son fermage, l’industriel les intérêts de son capital ? jusqu’à quel point l’oisif peut-il exploiter le travailleur ? où commence le droit de spoliation, où finit-il ? quand est-ce que le producteur peut dire au propriétaire : Je ne te dois plus rien ! quand est-ce que la propriété est satisfaite ? quand n’est-il plus permis de voler ?

Si le législateur a connu la loi du possible, et qu’il n’en ait tenu compte, que devient sa justice ? s’il ne l’a pas connue, que devient sa sagesse ? Inique ou imprévoyante, comment reconnaîtrions-nous son autorité ?

Si nos chartes et nos codes n’ont pour principe qu’une hypothèse absurde, qu’enseigne-t-on dans les écoles de droit ? qu’est-ce qu’un arrêt de la cour de cassation ? sur quoi délibèrent nos chambres ? qu’est-ce que politique ? qu’appelons-nous homme d’État ? que signifie jurisprudence ? n’est-ce pas jurisignorance que nous devrions dire ?

Si toutes nos institutions ont pour principe une erreur de calcul, ne s’ensuit-il pas que ces institutions sont autant de mensonges ? et si l’édifice social tout entier est bâti sur cette impossibilité absolue de la propriété, n’est-il pas vrai que le gouvernement sous lequel nous vivons est une chimère et la société actuelle une utopie ?


Neuvième proposition.


La propriété est impossible, parce qu’elle est impuissante contre la propriété.


I. D’après le 3e corollaire de notre axiome, l’intérêt court contre le propriétaire comme contre l’étranger ; ce principe d’économie est universellement reconnu. Rien de plus simple au premier coup d’œil ; cependant, rien de plus absurde, de plus contradictoire dans les termes et d’une plus absolue impossibilité.

L’industriel, dit-on, se paye à lui-même le loyer de sa maison et de ses capitaux ; il se paye, c’est-à-dire il se fait payer par le public qui achète ses produits : car, supposons que ce bénéfice, que l’industriel a l’air de faire sur sa propriété, il veuille le faire également sur ses marchandises ; peut-il se payer 1 fr. ce qui lui coûte 90 cent. et gagner sur le marché ? non : une semblable opération ferait passer l’argent du marchand de sa main droite à sa main gauche, mais sans aucun bénéfice pour lui.

Or, ce qui est vrai d’un seul individu trafiquant avec lui-même, est vrai aussi de toute société de commerce. Formons une chaîne de dix, quinze, vingt producteurs, aussi longue qu’on voudra : si le producteur A prélève un bénéfice sur le producteur B, d’après les principes économiques, B doit se faire rembourser par C, C par D, et ainsi de suite jusqu’à Z.

Mais par qui Z se fera-t-il rembourser du bénéfice prélevé au commencement par A ? Par le consommateur, répond Say. Misérable Escobar ! Ce consommateur est-il donc autre que A, B, C, D, etc., ou Z ? Par qui Z se fera-t-il rembourser ? S’il se fait rembourser par le premier bénéficiaire A, il n’y a plus de bénéfice pour personne, ni par conséquent de propriété. Si, au contraire, Z supporte ce bénéfice, dès ce moment il cesse de faire partie de la société, puisqu’elle lui refuse le droit de propriété et de bénéfice qu’elle accorde aux autres associés.

Puis donc qu’une nation, comme l’humanité tout entière, est une grande société industrielle qui ne peut agir hors d’elle-même, il est démontré que nul homme ne peut s’enrichir sans qu’un autre s’appauvrisse. Car, pour que le droit de propriété, le droit d’aubaine soit respecté dans A, il faut qu’il soit refusé à Z ; par où l’on voit comme l’égalité des droits, séparée de l’égalité des conditions, peut être une vérité. L’iniquité de l’économie politique à cet égard est flagrante. « Lorsque moi, entrepreneur d’industrie, j’achète le service d’un ouvrier, je ne compte pas son salaire dans le produit net de mon entreprise, au contraire, je l’en déduis ; mais l’ouvrier le compte dans son produit net… » (Say, Économie politique.)

Cela signifie que tout ce que gagne l’ouvrier est produit net ; mais que, dans ce que gagne l’entrepreneur, cela seul est produit net, qui dépasse ses appointements. Mais pourquoi l’entrepreneur a-t-il seul le droit de bénéficier ? pourquoi ce droit, qui est au fond le droit même de propriété, est-il refusé à l’ouvrier ? Aux termes de la science économique, l’ouvrier est un capital ; or tout capital, outre ses frais de réparation et d’entretien, doit porter un intérêt ; c’est ce que le propriétaire a soin de faire pour ses capitaux et pour lui-même : pourquoi n’est-il pas permis à l’ouvrier de prélever semblablement un intérêt sur son capital qui est lui ?

La propriété est donc l’inégalité des droits ; car si elle n’était pas l’inégalité des droits, elle serait l’égalité des biens, elle ne serait pas. Or la charte constitutionnelle garantit à tous l’égalité des droits, donc, avec la charte constitutionnelle, la propriété est impossible.

II. Le propriétaire d’un domaine A peut-il, par cela seul qu’il est le propriétaire de ce domaine, s’emparer du champ B son riverain ? — Non, répondent les propriétaires ; mais qu’a cela de commun avec le droit de propriété ? C’est ce que vous allez voir par une série de propositions identiques.

L’industriel C, marchand de chapeaux, a-t-il droit de forcer D son voisin, aussi marchand de chapeaux, à fermer sa boutique et à cesser son commerce ? — Pas le moins du monde.

Mais C veut gagner 1 franc par chapeau, tandis que D se contente de 50 centimes ; il est évident que la modération de D nuit aux prétentions de C : celui-ci a-t-il droit d’empêcher le débit de D ? — Non, assurément.

Puisque D est maître de vendre ses chapeaux à 50 centimes meilleur marché que C, à son tour C est libre de diminuer les siens de 1 franc. Or D est pauvre, tandis que C est riche ; tellement qu’au bout d’un ou deux ans, D est ruiné par cette concurrence insoutenable, et C se trouve maître de toute la vente. Le propriétaire D a-t-il quelque recours contre le propriétaire C ? peut-il former contre lui une action en revendication de son commerce, de sa propriété ? — Non, car D avait le droit de faire la même chose que C, s’il avait été plus riche.

Par la même raison, le grand propriétaire A peut dire au petit propriétaire B, vends-moi ton champ, sinon tu ne vendras pas ton blé : et cela, sans lui faire le moindre tort, sans que celui-ci ait droit de se plaindre. Si bien que moyennant une volonté efficace, A dévorera B, par cette seule raison que A est plus grand que B. Ainsi ce n’est point par le droit de propriété que A et C auront dépouillé B et D, c’est par le droit de la force. Par le droit de propriété les deux aboutissants A et B, de même que les négociants C et D, ne se pouvaient rien ; ils ne pouvaient ni se déposséder ni se détruire, ni s’accroître aux dépens l’un de l’autre : c’est le droit du plus fort qui a consommé l’acte d’envahissement.

Mais c’est aussi par le droit du plus fort que le manufacturier obtient sur les salaires la réduction qu’il demande, que le négociant riche et le propriétaire approvisionné vendent leurs produits ce qu’ils veulent. L’entrepreneur dit à l’ouvrier : Vous êtes maîtres de porter ailleurs vos services, comme je le suis de les accepter ; je vous offre tant. — Le marchand dit à la pratique : C’est à prendre ou à laisser ; vous êtes maître de votre argent, comme je le suis de ma marchandise : j’en veux tant. Qui cédera ? le plus faible.

Donc, sans la force, la propriété est impuissante contre la propriété, puisque sans la force elle ne peut s’accroître par l’aubaine ; donc, sans la force, la propriété est nulle.

Commentaire historique. — La question des sucres coloniaux et indigènes nous fournit un exemple frappant de cette impossibilité de la propriété. Abandonnez à elles-mêmes les deux industries, le fabricant indigène sera ruiné par le colon. Pour soutenir la betterave, il faut grever la canne : pour maintenir la propriété de l’un, il faut faire injure à la propriété de l’autre. Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette affaire est précisément ce à quoi l’on a fait le moins attention, savoir, que de façon ou d’autre la propriété devait être violée. Imposez à chaque industrie un droit proportionnel, de manière à les équilibrer sur le marché, vous créez un maximum, vous portez à la propriété une double atteinte : d’une part, votre taxe entrave la liberté du commerce ; de l’autre, elle méconnaît l’égalité des propriétaires. Indemnisez la betterave, vous violez la propriété du contribuable. Exploitez, au compte de la nation, les deux qualités de sucre, comme on cultive diverses qualités de tabac, vous abolissez une espèce de propriété. Ce dernier parti serait le plus simple et le meilleur : mais pour y amener la nation, il faudrait un concours d’esprits habiles et de volontés généreuses, impossible à réaliser aujourd’hui.

La concurrence, autrement dite la liberté du commerce, en un mot la propriété dans les échanges, sera longtemps encore le fondement de notre législation commerciale, qui, du point de vue économique, embrasse toutes les lois civiles et tout le gouvernement. Or, qu’est-ce que la concurrence ? un duel en champ clos, dans lequel le droit se décide par les armes.

Qui ment, de l’accusé ou du témoin, disaient nos barbares ancêtres ? — Qu’on les fasse battre, répondait le juge encore plus barbare ; le plus fort aura raison.

Qui de nous deux vendra des épices au voisin ? — Qu’on les mette en boutique, s’écrie l’économiste : le plus fin ou le plus fripon sera le plus honnête homme et le meilleur marchand.

C’est tout l’esprit du Code Napoléon.


Dixième proposition.


La propriété est impossible, parce qu’elle est la négation de l’égalité.


Le développement de cette proposition sera le résumé des précédentes.

1o Le principe du droit économique est que les produits ne s’achètent que par des produits ; la propriété, ne pouvant être défendue que comme productrice d’utilité et ne produisant rien, est dès ce moment condamnée.

2o C’est une loi d’économie que le travail doit être balancé par le produit ; c’est un fait qu’avec la propriété, la production coûte plus qu’elle ne vaut.

3o Autre loi d’économie : Le capital étant donné, la production se mesure non plus à la grandeur du capital, mais à la force productrice ; la propriété, exigeant que le revenu soit toujours proportionnel au capital, sans considération du travail, méconnaît ce rapport d’égalité de l’effet à la cause.

4o et 5o Comme l’insecte qui file sa soie, le travailleur ne produit jamais que pour lui-même ; la propriété, demandant produit double et ne pouvant l’obtenir, dépouille le travailleur et le tue.

6o La nature n’a donné à chaque homme qu’une raison, un esprit, une volonté ; la propriété, accordant au même individu pluralité de suffrages, lui suppose pluralité d’âmes.

7o Toute consommation qui n’est pas reproductrice d’utilité est une destruction ; la propriété, soit qu’elle consomme, soit qu’elle épargne, soit qu’elle capitalise, est productrice d’inutilité, cause de stérilité et de mort ;

8o Toute satisfaction d’un droit naturel est une équation, en d’autres termes, le droit à une chose est nécessairement rempli par la possession de cette chose. Ainsi, entre le droit à la liberté et la condition d’homme libre il y a balance, équation ; entre le droit d’être père et la paternité, équation ; entre le droit à la sûreté et la garantie sociale, équation. Mais entre le droit d’aubaine et la perception de cette aubaine, il n’y a jamais équation ; car à mesure que l’aubaine est perçue, elle donne droit à une autre, celle-ci à une troisième, etc., ce qui n’a plus de terme. La propriété n’étant jamais adéquate à son objet, est un droit contre la nature et la raison.

9o Enfin, la propriété n’existe pas par elle-même ; pour se produire, pour agir, elle a besoin d’une cause étrangère, qui est la force ou la fraude ; en d’autres termes, la propriété n’est point égale à la propriété, c’est une négation, un mensonge, rien.






  1. Fourier ayant à multiplier un nombre entier par une fraction, ne manquait jamais, dit-on, de trouver un produit beaucoup plus grand que le multiplicande. Il affirmait qu’en harmonie le mercure serait solidifié à une température au-dessus de zéro ; c’est comme s’il eût dit que les harmoniens feraient de la glace brûlante. Je demandais à un phalanstérien de beaucoup d’esprit ce qu’il pensait de cette physique : Je ne sais, me répondit-il, mais je crois. Le même homme ne croyait pas à la présence réelle.
  2. Hoc inter se differunt onanismus et manuspratio, nempe quod hæc à solitario exercetur, ille autem à duobus reciprocatur, masculo scilicet et fæminâ. Porro fœdam hanc onanismi venerem ludentes uxoria mariti habent nunc omnium suavissimam.
  3. Polyandrie, pluralité des maris.
  4. L’infanticide vient d’être publiquement demandé en Angleterre, dans une brochure dont l’auteur se donne pour disciple de Malthus. Il propose un massacre annuel des innocents dans toutes les familles dont la progéniture dépasserait le nombre fixé par la loi : et il demande qu’un cimetière magnifique, orné de statues, de bosquets, de jets d’eau, de fleurs, soit destiné à la sépulture spéciale des enfants surnuméraires. Les mères iraient dans ce lieu de délices rêver au bonheur de ces petits anges, et toutes consolées reviendraient en faire d’autres qu’on y enverrait à leur tour.
  5. « La position financière du gouvernement anglais a été mise à nu dans la séance de la chambre des lords du 23 janvier ; elle n’est pas brillante. Depuis plusieurs années les dépenses dépassent les recettes, et le ministère ne rétablit la balance qu’à l’aide d’emprunts renouvelés tous les ans. Le déficit, officiellement constaté pour 1838 et 1839, se monte seul à 47,500,000 fr. En 1840, l’excédant prévu des dépenses sur les revenus sera de 22,500,000 fr. C’est lord Ripon qui a posé ces chiffres. Lord Melbourne lui a répondu : Le noble comte a eu malheureusement raison de déclarer que les dépenses publiques vont toujours croissant, et, comme lui, je dois dire qu’il n’y a pas lieu d’espérer qu’il pourra être apporté des diminutions ou un remède à ces dépenses. » (National du 26 janvier 1840.)