Qu’est ce que la propriété ?/Chapitre 3
CHAPITRE III.
Les jurisconsultes modernes, sur la foi des économistes, ont presque tous abandonné la théorie de l’occupation primitive comme trop ruineuse, pour s’attacher exclusivement à celle qui fit naître du travail la propriété. D’abord, c’était se faire illusion et tourner dans un cercle. Pour travailler il faut occuper, dit M. Cousin. Par conséquent, ai-je dit à mon tour, le droit d’occuper étant égal pour tous, pour travailler il faut se soumettre à l’égalité. « Les riches, s’écrie Jean-Jacques, ont beau dire, c’est moi qui ai bâti ce mur, j’ai gagné ce terrain par mon travail. — Qui vous a donné les alignements ? leur pouvons-nous répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payés à nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point imposé ? » Tous les sophismes viennent se briser contre ce raisonnement.
Mais les partisans du travail ne s’aperçoivent pas que leur système est en contradiction absolue avec le Code, dont tous les articles, toutes les dispositions supposent la propriété fondée sur le fait de l’occupation primitive. Si le travail, par l’appropriation qui en résulte, donne seul naissance à la propriété, le Code civil ment, la Charte est une contre-vérité, tout notre système social une violation du droit. C’est ce qui ressortira avec la dernière évidence de la discussion à laquelle nous devons nous livrer dans ce chapitre et dans le suivant, tant sur le droit du travail que sur le fait même de la propriété. Nous y verrons tout à la fois, d’un côté notre législation en opposition avec elle-même, de l’autre la nouvelle jurisprudence en opposition et avec son principe et avec la législation.
J’ai avancé que le système qui fonde la propriété sur le travail implique, aussi bien que celui qui la fonde sur l’occupation, l’égalité des fortunes ; et le lecteur doit être impatient de voir comment, de l’inégalité des talents et des facultés, je ferai sortir cette loi d’égalité : tout à l’heure il sera satisfait. Mais il convient que j’arrête un moment son attention sur cet incident remarquable du procès, savoir, la substitution du travail à l’occupation, comme principe de la propriété : et que je passe rapidement en revue quelques-uns des préjugés que les propriétaires ont coutume d’invoquer, que la législation consacre, et que le système du travail ruine de fond en comble.
Avez-vous jamais, lecteur, assisté à l’interrogatoire d’un accusé ? Avez-vous observé ses ruses, ses détours, ses fuites, ses distinctions, ses équivoques ? Battu, confondu dans toutes ses allégations, poursuivi comme une bête fauve par l’inexorable juge, traqué d’hypothèse en hypothèse, il affirme, il se reprend, il se dédit, se contredit ; il épuise tous les stratagèmes de la dialectique, plus subtil, plus ingénieux mille fois que celui qui inventa les soixante-douze formes du syllogisme. Ainsi fait le propriétaire sommé de justifier de son droit : d’abord il refuse de répondre, il se récrie, il menace, il défie ; puis, forcé d’accepter le débat, il se cuirasse de chicanes, il s’environne d’une formidable artillerie, croisant ses feux, opposant tour à tour et tout à la fois l’occupation, la possession, la prescription, les conventions, la coutume immémoriale, le consentement universel. Vaincu sur ce terrain, le propriétaire, comme un sanglier blessé, se retourne : J’ai fait plus qu’occuper, s’écrie-t-il avec une émotion terrible, j’ai travaillé, j’ai produit, j’ai amélioré, transformé, créé. Cette maison, ces champs, ces arbres sont les œuvres de mes mains ; c’est moi qui ai changé la ronce en vigne et le buisson en figuier ; c’est moi qui aujourd’hui moissonne sur les terres de la famine. J’ai engraissé le sol de mes sueurs, j’ai payé ces hommes, qui, sans les journées qu’ils gagnaient avec moi, seraient morts de faim. Nul ne m’a disputé la peine et la dépense, nul avec moi ne partagera.
Tu as travaillé, propriétaire ! que parlais-tu donc d’occupation primitive ? Quoi ! n’étais-tu pas sûr de ton droit, ou bien espérais-tu tromper les hommes et faire illusion à la justice ? Hâte-toi de faire connaître tes moyens de défense, car l’arrêt sera sans appel, et tu sais qu’il s’agit de restitution.
Tu as travaillé ! mais qu’y a-t-il de commun entre le travail, auquel le devoir t’oblige, et l’appropriation des choses communes ? Ignorais-tu que le domaine du sol, de même que celui de l’air et de la lumière, ne peut se prescrire ?
Tu as travaillé ! n’aurais-tu jamais fait travailler les autres ? Comment alors ont-ils perdu en travaillant pour toi ce que tu as su acquérir en ne travaillant pas pour eux ?
Tu as travaillé ! à la bonne heure ; mais voyons ton ouvrage. Nous allons compter, peser, mesurer. Ce sera le jugement de Balthazar : car, j’en jure par cette balance, par ce niveau et cette équerre, si tu t’es approprié le travail d’autrui, de quelque manière que ce soit, tu rendras jusqu’au dernier quarteron.
Ainsi, le principe d’occupation est abandonné ; on ne dit plus : La terre est au premier qui s’en empare. La propriété, forcée dans son premier retranchement, répudie son vieil adage ; la justice, honteuse, revient sur ses maximes, et de douleur baisse son bandeau sur ses joues rougissantes. Et c’est d’hier seulement que date ce progrès de la philosophie sociale : cinquante siècles pour l’extirpation d’un mensonge ! Combien, pendant cette lamentable période, d’usurpations sanctionnées, d’invasions glorifiées, de conquêtes bénies ! Que d’absents dépossédés, de pauvres bannis, d’affamés exclus par la richesse prompte et hardie ! Que de jalousies et de guerres ! Que d’incendie et de carnage parmi les nations ! Enfin, grâces en soient rendues au temps et à la raison, désormais l’on avoue que la terre n’est point le prix de la course ; à moins d’autre empêchement, il y a place pour tout le monde au soleil. Chacun peut attacher sa chèvre à la haie, conduire sa vache dans la plaine, semer un coin de champ, et faire cuire son pain au feu de son foyer.
Mais non, chacun ne le peut pas. J’entends crier de toutes parts : Gloire au travail et à l’industrie ! à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. Et je vois les trois quarts du genre humain de nouveau dépouillés : on dirait que le travail des uns fasse pleuvoir et grêler sur le travail des autres.
« Le problème est résolu, s’écrie Me Hennequin. La propriété, fille du travail, ne jouit du présent et de l’avenir que sous l’égide des lois. Son origine vient du droit naturel ; sa puissance du droit civil ; et c’est de la combinaison de ces deux idées, travail et protection, que sont sorties les législations positives… »
Ah ! le problème est résolu ! la propriété est fille du travail ! Qu’est-ce donc que le droit d’accession, et le droit de succession, et le droit de donation, etc., sinon le droit de devenir propriétaire par la simple occupation ? Que sont vos lois sur l’âge de majorité, l’émancipation, la tutelle, l’interdiction, sinon des conditions diverses par lesquelles celui qui est déjà travailleur acquiert ou perd le droit d’occuper, c’est-à-dire, la propriété ?…
Ne pouvant en ce moment me livrer à une discussion détaillée du Code, je me contenterai d’examiner les trois préjugés le plus ordinairement allégués en faveur de la propriété : 1o l’appropriation, ou formation de la propriété par la possession ; 2o le consentement des hommes ; 3o la prescription. Je rechercherai ensuite quels sont les effets du travail, soit par rapport à la condition respective des travailleurs, soit par rapport à la propriété.
§ 1er. La terre ne peut être appropriée.
« Les terres cultivables sembleraient devoir être comprises parmi les richesses naturelles, puisqu’elles ne sont pas de création humaine, et que la nature les donne gratuitement à l’homme ; mais comme cette richesse n’est pas fugitive ainsi que l’air et l’eau, comme un champ est un espace fixe et circonscrit, que certains hommes ont pu s’approprier à l’exclusion de tous les autres, qui ont donné leur consentement à cette appropriation, la terre, qui était un bien naturel et gratuit, est devenue une richesse sociale dont l’usage a dû se payer. » (Say, Économie politique.)
Avais-je tort de dire, en commençant ce chapitre, que les économistes sont la pire espèce d’autorités en matière de législation et de philosophie ? Voici le proto-parens de la secte qui pose nettement la question : Comment les biens de la nature, les richesses créées par la Providence, peuvent-elles devenir des propriétés privées ? et qui y répond par une équivoque si grossière, qu’on ne sait vraiment plus auquel croire, du défaut d’intelligence de l’auteur ou de sa mauvaise foi. Que fait, je le demande, la nature fixe et solide du terrain au droit d’appropriation ? Je comprends à merveille qu’une chose circonscrite et non fugitive, comme est la terre, offre plus de prise à l’appropriation que l’eau et la lumière ; qu’il est plus aisé d’exercer un droit de domaine sur le sol que sur l’atmosphère ; mais il ne s’agit pas de ce qui est plus ou moins facile, et Say prend la possibilité pour le droit. On ne demande pas pourquoi la terre a été plutôt appropriée que la mer et les airs ; on veut savoir en vertu de quel droit l’homme s’est approprié cette richesse qu’il n’a point créé, et que la nature lui donne gratuitement.
Say ne résout donc point la question qu’il a lui-même posée : mais quand il l’aurait résolue, quand l’explication qu’il nous donne serait aussi satisfaisante qu’elle est pauvre de logique, resterait à savoir qui a droit de faire payer l’usage du sol ; de cette richesse qui n’est point le fait de l’homme. À qui est dû le fermage de la terre ? Au producteur de la terre, sans doute. Qui a fait la terre ? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi.
Mais le créateur de la terre ne la vend pas, il la donne, et en la donnant, il ne fait aucune acception de personnes. Comment donc, parmi tous ses enfants, ceux-là se trouvent-ils traités en aînés et ceux-ci en bâtards ? Comment, si l’égalité des lots fut de droit originel, l’inégalité des conditions est-elle de droit posthume ?
Say donne à entendre que si l’air et l’eau n’étaient pas de nature fugitive, ils eussent été appropriés. J’observerai en passant que ceci est plus qu’une hypothèse, c’est une réalité. L’air et l’eau ont été appropriés aussi souvent, je ne dis pas qu’on l’a pu, mais qu’on en a eu permission.
Les Portugais ayant découvert le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance, prétendirent avoir seuls la propriété du passage ; et Grotius, consulté à cette occasion par les Hollandais, qui refusaient de reconnaître ce droit, écrivit exprès son traité De mari libero, pour prouver que la mer n’est point passible d’appropriation.
Le droit de chasse et de pêche a été de tout temps réservé aux seigneurs et aux propriétaires : aujourd’hui il est affermé par le gouvernement et par les communes à quiconque peut payer le port d’armes et l’amodiation. Qu’on règle la pêche et la chasse, rien de mieux ; mais que les enchères en fassent le partage, c’est créer un monopole sur l’air et sur l’eau.
Qu’est-ce que le passeport ? Une recommandation faite à tous de la personne du voyageur, un certificat de sûreté pour lui et pour ce qui lui appartient. Le fisc, dont l’esprit est de dénaturer les meilleures choses, a fait du passeport un moyen d’espionnage et une gabelle. N’est-ce pas vendre le droit de marcher et de circuler ?
Enfin, il n’est permis ni de puiser de l’eau à une fontaine enclavée dans un terrain, sans la permission du propriétaire, parce qu’en vertu du droit d’accession, la source appartient au possesseur du sol, s’il n’y a possession contraire ; ni de donner du jour à sa demeure sans payer un impôt ; ni de prendre vue sur une cour, un jardin, un verger sans l’agrément du propriétaire ; ni de se promener dans un parc ou un enclos, malgré le maître ; or, il est permis à chacun de s’enfermer et de se clore. Toutes ces défenses sont autant d’interdictions sacramentelles, non seulement de la terre, mais des airs et des eaux. Prolétaires tous tant que nous sommes, la propriété nous excommunie : Terra, et aqua, et aere, et igne interdicti sumus.
L’appropriation du plus ferme des éléments n’a pu se faire sans l’appropriation des trois autres, puisque, selon le droit français et le droit romain, la propriété de la surface emporte la propriété du dessus et du dessous : Cujus est solum, ejus est usque ad cœlum. Or, si l’usage de l’eau, de l’air et du feu exclut la propriété, il en doit être de même de l’usage du sol : cet enchaînement de conséquences semble avoir été pressenti par M. Ch. Comte, dans son Traité de la propriété, chap. 5.
« Un homme qui serait privé d’air atmosphérique pendant quelques minutes cesserait d’exister, et une privation partielle lui causerait de vives souffrances ; une privation partielle ou complète d’aliments produirait sur lui des effets analogues, quoique moins prompts ; il en serait de même, du moins dans certains climats, de la privation de toute espèce de vêtements et d’abri… Pour se conserver, l’homme a donc besoin de s’approprier incessamment des choses de diverses espèces. Mais ces choses n’existent pas dans les mêmes proportions : quelques-unes, telles que la lumière des astres, l’air atmosphérique, l’eau renfermée dans le bassin des mers, existent en si grande quantité, que les hommes ne peuvent lui faire éprouver aucune augmentation ou aucune diminution sensible ; chacun peut s’en approprier autant que ses besoins en demandent sans nuire en rien aux jouissances des autres, sans leur causer le moindre préjudice. Les choses de cette classe sont en quelque sorte la propriété commune du genre humain ; le seul devoir qui soit imposé à chacun à cet égard, est de ne troubler en rien la jouissance des autres. »
Achevons l’énumération commencée par M. Ch. Comte. Un homme à qui il serait interdit de passer sur les grands chemins, de s’arrêter dans les champs, de se mettre à l’abri dans les cavernes, d’allumer du feu, de ramasser des baies sauvages, de cueillir des herbes et de les faire bouillir dans un morceau de terre cuite, cet homme-là ne pourrait vivre. Ainsi la terre, comme l’eau, l’air et la lumière, est un objet de première nécessité dont chacun doit user librement, sans nuire à la jouissance d’autrui ; pourquoi donc la terre est-elle appropriée ? La réponse de M. Ch. Comte est curieuse : Say prétendait tout à l’heure que c’est parce qu’elle n’est pas fugitive ; M. Ch. Comte assure que c’est parce qu’elle n’est pas infinie. La terre est chose limitée ; donc, suivant M. Ch. Comte, elle doit être chose appropriée. Il semble qu’il devait dire, au contraire : donc, elle ne doit pas être chose appropriée. Car, que l’on s’approprie une quantité quelconque d’air ou de lumière, il n’en peut résulter de dommage pour personne, puisqu’il en reste toujours assez : quant au sol, c’est autre chose. S’empare qui voudra ou qui pourra des rayons du soleil, de la brise qui passe et des vagues de la mer ; je le lui permets et lui pardonne son mauvais vouloir : mais qu’homme vivant prétende transformer son droit de possession territoriale en droit de propriété, je lui déclare la guerre et le combats à outrance.
L’argumentation de M. Ch. Comte prouve contre sa thèse.
« Parmi les choses nécessaires à notre conservation, dit-il, il en est un certain nombre qui existent en si grande quantité qu’elles sont inépuisables ; d’autres, qui existent en quantité moins considérable et qui ne peuvent satisfaire les besoins que d’un certain nombre de personnes. Les unes sont dites communes, les autres particulières. »
Ce n’est point exactement raisonné : l’eau, l’air et la lumière sont choses communes, non parce que inépuisables, mais parce que indispensables, et tellement indispensables que c’est pour cela que la nature semble les avoir créées en quantité presque infinie, afin que leur immensité les préservât de toute appropriation. Pareillement la terre est chose indispensable à notre conservation, par conséquent chose commune, par conséquent chose non susceptible d’appropriation ; mais la terre est beaucoup moins étendue que les autres éléments, donc l’usage doit en être réglé, non au bénéfice de quelques-uns, mais dans l’intérêt et pour la sûreté de tous. En deux mots, l’égalité des droits est prouvée par l’égalité des besoins ; or, l’égalité des droits, si la chose est limitée, ne peut être réalisée que par l’égalité de possession : c’est une loi agraire qui se trouve au fond des arguments de M. Ch. Comte.
De quelque côté que l’on envisage cette question de la propriété, dès qu’on veut approfondir, on arrive à l’égalité. Je n’insisterai pas davantage sur la distinction des choses qui peuvent ou ne peuvent pas être appropriées ; à cet égard, économistes et jurisconsultes font assaut de niaiserie. Le Code civil, après avoir donné la définition de la propriété, se tait sur les choses susceptibles ou non susceptibles d’appropriation, et s’il parle de celles qui sont dans le commerce, c’est toujours sans rien déterminer et sans rien définir. Pourtant les lumières n’ont pas manqué ; ce sont des maximes triviales que celles-ci : Ad reges potestas omnium pertinet, ad singulos proprietas ; Omnia rex imperio possidet, singuli dominio. La souveraineté sociale opposée à la propriété individuelle ! ne dirait-on pas une prophétie de légalité, un oracle républicain ? Les exemples mêmes se présentaient en foule ; autrefois les biens de l’église, les domaines de la couronne, les fiefs de la noblesse, étaient inaliénables et imprescriptibles. Si, au lieu d’abolir ce privilége, la Constituante l’avait étendu à chaque citoyen ; si elle avait déclaré que le droit au travail, de même que la liberté, ne peut jamais se perdre, dès ce moment la révolution était consommée, nous n’aurions plus à faire qu’un travail de perfectionnement.
§ 2. Le consentement universel ne justifie pas la propriété.
Dans le texte de Say, rapporté plus haut, on n’aperçoit pas clairement si cet auteur fait dépendre le droit de propriété de la qualité non fugitive du sol, ou du consentement qu’il prétend avoir été donné par tous les hommes à cette appropriation. Telle est la construction de sa phrase, qu’elle présente également l’un ou l’autre sens, ou même tous les deux à la fois ; en sorte qu’on pourrait soutenir que l’auteur a voulu dire : Le droit de propriété résultant primitivement de l’exercice de la volonté, la fixité du sol lui donna occasion de s’appliquer à la terre, et le consentement universel a depuis sanctionné cette application.
Quoi qu’il en soit, les hommes pouvaient-ils légitimer la propriété par leur mutuel acquiescement ? Je le nie. Un tel contrat eût-il pour rédacteurs Grotius, Montesquieu et J.-J. Rousseau, fût-il revêtu des signatures du genre humain, serait nul de plein droit, et l’acte qui en aurait été dressé, illégal. L’homme ne peut pas plus renoncer au travail qu’à la liberté ; or, reconnaître le droit de propriété territoriale, c’est renoncer au travail, puisque c’est en abdiquer le moyen, c’est transiger sur un droit naturel et se dépouiller de la qualité d’homme.
Mais je veux que ce consentement tacite, ou formel, dont on se prévaut, ait existé ; qu’en résulterait-il ? Apparemment que les renonciations ont été réciproques : on n’abandonne pas un droit sans obtenir en échange un équivalent. Nous retombons ainsi dans l’égalité, condition sine qua non de toute appropriation : en sorte qu’après avoir justifié la propriété par le consentement universel, c’est à dire par l’égalité, on est obligé de justifier l’inégalité des conditions par la propriété. Jamais on ne sortira de ce diallèle. En effet, si, aux termes du pacte social, la propriété a pour condition l’égalité, du moment où cette égalité n’existe plus, le pacte est rompu et toute propriété devient usurpation. On ne gagne donc rien à ce prétendu consentement de tous les hommes.
§ 3. La prescription ne peut jamais être acquise à la propriété.
Le droit de propriété a été le commencement du mal sur la terre, le premier anneau de cette longue chaîne de crimes et de misères que le genre humain traîne dès sa naissance ; le mensonge des prescriptions est le charme funeste jeté sur les esprits, la parole de mort soufflée aux consciences pour arrêter le progrès de l’homme vers la vérité, et entretenir l’idolâtrie de l’erreur.
Le Code définit la prescription : « Un moyen d’acquérir et de se libérer par le laps du temps. » On peut, en appliquant cette définition aux idées et aux croyances, se servir du mot de prescription pour désigner cette faveur constante qui s’attache aux vieilles superstitions, quel qu’en soit l’objet ; cette opposition, souvent furieuse et sanglante, qui, à toutes les époques, accueille les lumières nouvelles, et fait du sage un martyr. Pas un principe, pas une découverte, pas une pensée généreuse, qui, à son entrée dans le monde, n’ait rencontré une digue formidable d’opinions acquises, et comme une conjuration de tous les anciens préjugés. Prescriptions contre la raison, prescriptions contre les faits, prescriptions contre toute vérité précédemment inconnue, voilà le sommaire de la philosophie du statu quo, et le symbole des conservateurs de tous les siècles.
Quand la réforme évangélique fut apportée au monde, il y avait prescription en faveur de la violence, de la débauche et de l’égoïsme ; quand Galilée, Descartes, Pascal et leurs disciples renouvelèrent la philosophie et les sciences, il y avait prescription pour la philosophie d’Aristote ; quand nos pères de 89 demandèrent la liberté et l’égalité, il y avait prescription pour la tyrannie et le privilége. « Il y a toujours eu des propriétaires, et il y en aura toujours : » c’est avec cette profonde maxime, dernier effort de l’égoïsme aux abois, que les docteurs de l’inégalité sociale croient répondre aux attaques de leurs adversaires, s’imaginant sans doute que les idées se prescrivent comme les propriétés.
Éclairés aujourd’hui par la marche triomphale des sciences, instruits par les plus glorieux succès à nous défier de nos opinions, nous accueillons avec faveur, avec applaudissement, l’observateur de la nature qui, à travers mille expériences, appuyé sur la plus profonde analyse, poursuit un principe nouveau, une loi jusqu’alors inaperçue. Nous n’avons garde de repousser aucune idée, aucun fait, sous prétexte que de plus habiles que nous ont existé jadis, et n’ont point remarqué les mêmes phénomènes, ni saisi les mêmes analogies. Pourquoi, dans les questions de politique et de philosophie, n’apportons-nous pas la même réserve ? Pourquoi cette ridicule manie d’affirmer que tout est dit, ce qui signifie que tout est connu dans les choses de l’intelligence et de la morale ? Pourquoi le proverbe Rien de nouveau sous le soleil, semble-t-il exclusivement réservé aux recherches métaphysiques ?
C’est, il faut le dire, que nous sommes encore à faire la philosophie avec notre imagination, au lieu de la faire avec l’observation et la méthode ; c’est que la fantaisie et la volonté étant prises partout pour arbitres à la place du raisonnement et des faits, il a été impossible jusqu’à ce jour de discerner le charlatan du philosophe, le savant de l’imposteur. Depuis Salomon et Pythagore, l’imagination s’est épuisée à deviner les lois sociales et psychologiques ; tous les systèmes ont été proposés : sous ce rapport il est probable que tout est dit, mais il n’est pas moins vrai que tout reste à savoir. En politique (pour ne citer ici que cette branche de la philosophie), en politique, chacun prend parti selon sa passion et son intérêt ; l’esprit se soumet à ce que la volonté lui impose ; il n’y a point de science, il n’y a pas même un commencement de certitude. Aussi l’ignorance générale produit-elle la tyrannie générale ; et, tandis que la liberté de la pensée est écrite dans la Charte, la servitude de la pensée, sous le nom de prépondérance des majorités, est décrétée par la Charte.
Pour m’en tenir à la prescription civile dont parle le Code, je n’entamerai pas une discussion sur cette fin de non-recevoir invoquée par les propriétaires ; ce serait par trop fastidieux et déclamatoire. Chacun sait qu’il est des droits qui ne se peuvent prescrire ; et, quant aux choses que l’on peut acquérir par le laps de temps, personne n’ignore que la prescription exige certaines conditions, dont une seule omise la rend nulle. S’il est vrai, par exemple, que la possession des propriétaires ait été civile, publique, paisible et non interrompue, il est vrai aussi qu’elle manque du juste titre, puisque les seuls titres qu’elle fasse valoir, l’occupation et le travail, prouvent autant pour le propriétaire demandeur que pour le propriétaire défendeur. De plus, cette même possession est privée de bonne foi, puisqu’elle a pour fondement une erreur de droit, et que l’erreur de droit empêche la prescription, d’après la maxime de Paul : Nunquàm in usucapionibus juris error possesori prodest. Ici l’erreur de droit consiste, soit en ce que le détenteur possède à titre de propriété, tandis qu’il ne peut posséder qu’à titre d’usufruit ; soit en ce qu’il aurait acheté une chose que personne n’avait droit d’aliéner ni de vendre.
Une autre raison pour laquelle la prescription ne peut être invoquée en faveur de la propriété, raison tirée du plus fin de la jurisprudence, c’est que le droit de possession immobilière fait partie d’un droit universel qui, aux époques les plus désastreuses de l’humanité, n’a jamais péri tout entier ; et qu’il suffit aux prolétaires de prouver qu’ils ont toujours exercé quelque parti de ce droit, pour être réintégrés dans la totalité. Celui, par exemple, qui a le droit universel de posséder, donner, échanger, prêter, louer, vendre, transformer ou détruire une chose, conserve ce droit tout entier par le seul acte de prêter, n’eût-il jamais autrement manifesté son domaine ; de même nous verrons que l’égalité des biens, l’égalité des droits, la liberté, la volonté, la personnalité, sont autant d’expressions identiques d’une seule et même chose, du droit de conservation et de développement, en un mot, du droit de vivre, contre lequel la prescription ne peut commencer à courir qu’après l’extermination des personnes.
Enfin, quant au temps requis pour prescrire, il serait superflu de montrer que le droit de propriété en général ne peut être acquis par aucune possession de dix, de vingt, de cent, de mille, de cent mille ans ; et que, tant qu’il restera une tête humaine capable de comprendre et de contester le droit de propriété, ce droit ne sera jamais prescrit. Car il n’en est pas d’un principe de jurisprudence, d’un axiome de la raison, comme d’un fait accidentel et contingent : la possession d’un homme peut prescrire contre la possession d’un autre homme ; mais, de même que le possesseur ne saurait prescrire contre lui-même, de même aussi la raison a toujours la faculté de se réviser et réformer ; l’erreur passée ne l’engage pas pour l’avenir. La raison est éternelle et toujours identique ; l’institution de la propriété, ouvrage de la raison ignorante, peut être abrogée par la raison mieux instruite : ainsi la propriété ne peut s’établir par la prescription. Tout cela est si solide et si vrai, que c’est précisément sur ces fondements que s’est établie la maxime, qu’en matière de prescription l’erreur du droit ne profite pas.
Mais je serais infidèle à ma méthode, et le lecteur serait en droit de m’accuser de charlatanisme et de mensonge, si je n’avais rien de mieux à lui dire touchant la prescription. J’ai fait voir précédemment que l’appropriation de la terre est illégale, et qu’en supposant qu’elle ne le fût pas, il ne s’ensuivrait qu’une chose, savoir, l’égalité des propriétés ; j’ai montré, en second lieu, que le consentement universel ne prouve rien en faveur de la propriété, et que, s’il prouvait quelque chose, ce serait encore l’égalité des propriétés. Il me reste à démontrer que la prescription, si elle pouvait être admise, présupposerait l’égalité des propriétés.
Cette démonstration ne sera ni longue ni difficile : il suffira de rappeler les motifs qui ont fait introduire la prescription.
« La prescription, dit Dunod, semble répugner à l’équité naturelle, qui ne permet pas que l’on dépouille quelqu’un de son bien malgré lui et à son insu, et que l’un s’enrichisse de la perte de l’autre. Mais comme il arriverait souvent, si la prescription n’avait pas lieu, qu’un acquéreur de bonne foi serait évincé après une longue possession ; et que celui-là même qui aurait acquis du véritable maître, ou qui se serait affranchi d’une obligation par des voies légitimes, venant à perdre son titre, serait exposé à être dépossédé ou assujetti de nouveau, le bien public exigeait que l’on fixât un terme, après lequel il ne fût plus permis d’inquiéter les possesseurs et de rechercher des droits trop longtemps négligés… Le droit civil n’a donc fait que de perfectionner le droit naturel et de suppléer au droit des gens, par la manière dont il a réglé la prescription ; et comme elle est fondée sur le bien public, qui est toujours préférable à celui des particuliers, bono publico usucapio introducta est, elle doit être traitée favorablement quand elle se trouve accompagnée des conditions requises par la loi. »
Toullier, Droit civil : « Pour ne pas laisser la propriété des choses dans une trop longue incertitude, nuisible au bien public, en ce qu’elle troublerait la paix des familles et la stabilité des transactions sociales, les lois ont fixé un délai passé lequel elles refusent d’admettre la revendication, et rendent à la possession son antique prérogative en y réunissant la propriété. »
Cassiodore disait de la propriété, qu’elle est le seul port assuré au milieu des tempêtes de la chicane, et des bouillonnements de la cupidité : Hic unus inter humanas procellas portus, quem si homines fervidâ voluntate præterierint ; in undosis semper jurgiis errabunt.
Ainsi, d’après les auteurs, la prescription est un moyen d’ordre public, une restauration, en certains cas, du mode primitif d’acquérir, une fiction de la loi civile, laquelle emprunte toute sa force de la nécessité de terminer des différends qui, autrement, ne pourraient être réglés. Car, comme dit Grotius, le temps n’a par lui même aucune vertu effective ; tout arrive dans le temps, mais rien ne se fait par le temps ; la prescription ou le droit d’acquérir par le laps du temps est donc une fiction de la loi, conventionnellement adoptée.
Mais toute propriété a nécessairement commencé par la prescription, ou, comme disaient les Latins, par l’usucapion, c’est-à-dire, par la possession continue : je demande donc, en premier lieu, comment la possession peut devenir par le laps de temps propriété ? Rendez la possession aussi longue que vous voudrez ; entassez les ans et les siècles, vous ne ferez jamais que la durée, qui par elle-même ne crée rien, ne change rien, ne modifie rien, puisse métamorphoser l’usufruitier en propriétaire. Que la loi civile reconnaisse à un professeur de bonne foi, établi depuis longues années dans sa jouissance, le droit de ne pouvoir être dépossédé par un survenant, elle ne fait en cela que confirmer un droit déjà respecté, et la prescription, appliquée de la sorte, signifie simplement que la possession commencée depuis vingt, trente ou cent ans, sera maintenue à l’occupant. Mais lorsque la loi déclare que le laps de temps change le possesseur en propriétaire, elle suppose qu’un droit peut être créé sans une cause qui le produise ; elle change la qualité du sujet sans motif ; elle statue sur ce qui n’est point en litige ; elle sort de ses attributions. L’ordre public et la sécurité des citoyens ne demandaient que la garantie des possessions ; pourquoi la loi a-t-elle créé des propriétés ? La prescription était comme une assurance de l’avenir ; pourquoi la loi en fait-elle un principe de privilége ?
Ainsi l’origine de la prescription est identique à celle de la propriété elle-même ; et puisque celle-ci n’a pu se légitimer que sous la condition formelle d’égalité, la prescription aussi est une des mille formes qu’a revêtues le besoin de conserver cette précieuse égalité. Et ceci n’est point une vaine induction, une conséquence tirée à perte de vue : la preuve en est écrite dans tous les codes.
En effet, si tous les peuples ont reconnu, par un instinct de justice et de conservation, l’utilité et la nécessité de la prescription, et si leur dessein a été de veiller par là aux intérêts du possesseur, pouvaient-ils ne rien faire pour le citoyen absent, jeté loin de sa famille et de sa patrie par le commerce, la guerre ou la captivité, hors d’état d’exercer aucun acte de possession ? Non. Aussi dans le temps même où la prescription s’introduisait dans les lois, on admettait que la propriété se conserve par la seule volonté, nudo animo. Or, si la propriété se conserve par la seule volonté, si elle ne peut se perdre que par le fait du propriétaire, comment la prescription peut-elle être utile ? comment la loi ose-t-elle présumer que le propriétaire, qui conserve par la seule intention, a eu l’intention d’abandonner ce qu’il a laissé prescrire, quel laps de temps peut autoriser une pareille conjecture ? et de quel droit la loi punirait-elle l’absence du propriétaire en le dépouillant de son bien ? Quoi donc ! nous avons trouvé tout à l’heure que la prescription et la propriété étaient choses identiques, et voilà que nous trouvons maintenant qu’elles sont choses qui s’entre-détruisent.
Grotius, qui sentait la difficulté, y répond d’une manière si singulière, qu’elle mérite d’être rapportée : Bene sperandum de hominibus, ac proptereà non putandum eos hoc esse animo ut, rei caducæ causâ, hominem alterum velint in perpetuo peccato versari, quod evitari sœpè non poterit sine tali derelictione : « Où est l’homme, dit-il, à l’âme assez peu chrétienne, qui, pour une misère, voudrait éterniser le péché d’un possesseur, ce qui arriverait infailliblement, s’il ne consentait à faire abandon de son droit. » Pardieu ! je suis cet homme-là. Dussent un million de propriétaires brûler jusqu’au jugement, je leur mets sur la conscience la part qu’ils me ravissent dans les biens de ce monde. À cette considération puissante, Grotius en joint une autre : c’est qu’il est plus sûr d’abandonner un droit litigieux que de plaider, de troubler la paix des nations, et d’attiser le feu de la guerre civile. J’accepte, si l’on veut, cette raison, pourvu que l’on m’indemnise ; mais, si cette indemnité m’est refusée, que m’importe à moi prolétaire le repos et la sécurité des riches ? Je me soucie de l’ordre public comme du salut des propriétaires : je demande à vivre en travaillant, sinon je mourrai en combattant.
Dans quelques subtilités que l’on s’engage, la prescription est une contradiction de la propriété ; ou plutôt, la prescription et la propriété sont deux formes d’un seul et même principe, mais deux formes qui se servent réciproquement de correctif ; et ce n’est pas une des moindres bévues de la jurisprudence ancienne et moderne d’avoir prétendu les accorder. En effet, si nous ne voyons dans l’établissement de la propriété, que le désir de garantir à chacun sa part du sol et son droit au travail ; dans la séparation de la nue propriété d’avec la possession, qu’un asile ouvert aux absents, aux orphelins, à tous ceux qui ne peuvent connaître ou défendre leurs droits ; dans la prescription, qu’un moyen, soit de repousser les prétentions injustes et les envahissements, soit de terminer les différends que suscitent les transplantations de possesseurs ; nous reconnaîtrons, dans ces formes diverses de la justice humaine, les efforts spontanés de la raison venant au secours de l’instinct social ; nous verrons, dans cette réserve de tous les droits, le sentiment de l’égalité, la tendance constante au nivellement. Et, faisant la part de la réflexion et du sens intime, nous trouverons, dans l’exagération même des principes, la confirmation de notre doctrine : puisque, si l’égalité des conditions et l’association universelle ne se sont pas plus tôt réalisées, c’est que le génie des législateurs et le faux savoir des juges devaient, pendant un temps, faire obstacle au bon sens populaire : et que, tandis qu’un éclair de vérité illuminait les sociétés primitives, les premières spéculations des chefs ne pouvaient enfanter que ténèbres.
Après les premières conventions, après les ébauches de lois et de constitutions, qui furent l’expression des premiers besoins, la mission des hommes de loi devait être de réformer ce qui, dans la législation, était mauvais ; de compléter ce qui restait défectueux ; de concilier, par de meilleures définitions, ce qui paraissait contradictoire : au lieu de cela, ils se sont arrêtés au sens littéral des lois, se contentant du rôle servile de commentateurs et de scoliastes. Prenant pour axiomes de l’éternelle et indéfectible vérité les inspirations d’une raison nécessairement faible et fautive, entraînés par l’opinion générale, subjugués par la religion des textes, ils ont toujours posé en principe, à l’instar des théologiens, que cela est infailliblement vrai, qui est admis universellement, partout et toujours, quod ab omnibus, quod ubique, quod semper, comme si une croyance générale, mais spontanée, prouvait autre chose qu’une apparence générale. Ne nous y trompons point : l’opinion de tous les peuples peut servir à constater l’aperception d’un fait, le sentiment vague d’une loi ; elle ne peut rien nous apprendre ni sur le fait ni sur la loi. Le consentement du genre humain est une indication de la nature, et non pas, comme l’a dit Cicéron, une loi de la nature. Sous l’apparence reste cachée la vérité, que la foi peut croire, mais que la réflexion seule peut connaître. Tel a été le progrès constant de l’esprit humain en tout ce qui concerne les phénomènes physiques et les créations du génie : comment en serait-il autrement des faits de conscience et des règles de nos actions ?
§ 4. Du travail. – Que le travail n’a par lui-même, sur les choses de la nature, aucune puissance d’appropriation.
Nous allons démontrer, par les propres aphorismes de l’économie politique et du droit, c’est-à-dire par tout ce que la propriété peut objecter de plus spécieux :
1o Que le travail n’a par lui-même, sur les choses de la nature, aucune puissance d’appropriation ;
2o Qu’en reconnaissant toutefois cette puissance au travail, on est conduit à l’égalité des propriétés, quelles que soient, d’ailleurs, l’espèce du travail, la rareté du produit, et l’inégalité des facultés productives ;
3o Que, dans l’ordre de la justice, le travail détruit la propriété.
À l’exemple de nos adversaires, et afin de ne laisser sur notre passage ni ronces ni épines, reprenons la question du plus haut qu’il est possible.
M. Ch. Comte, Traité de la propriété :
« La France, considérée comme nation, a un territoire qui lui est propre. »
La France, comme un seul homme, possède un territoire qu’elle exploite ; elle n’en est pas propriétaire. Il en est des nations entre elles comme des individus entre eux : elles sont usagères et travailleuses ; c’est par abus de langage qu’on leur attribue le domaine du sol. Le droit d’user et d’abuser n’appartient pas plus au peuple qu’à l’homme ; et viendra le temps où la guerre entreprise pour réprimer l’abus du sol chez une nation, sera une guerre sacrée.
Ainsi M. Ch. Comte, qui entreprend d’expliquer comment la propriété se forme, et qui débute par supposer qu’une nation est propriétaire, tombe dans le sophisme appelé pétition de principe ; dès ce moment, toute son argumentation est ruinée.
Si le lecteur trouvait que c’est pousser trop loin la logique que de contester à une nation la propriété de son territoire, je me bornerais à rappeler que du droit fictif de propriété nationale sont issus, à toutes les époques, les prétentions de suzeraineté, les tributs, régales, corvées, contingents d’hommes et d’argent, fournitures de marchandises, etc., et, par suite, les refus d’impôts, les insurrections, les guerres et les dépopulations.
« Il existe, au milieu de ce territoire, des espaces de terre fort étendus, qui n’ont pas été convertis en propriétés individuelles. Ces terres, qui consistent généralement en forêts, appartiennent à la masse de la population, et le gouvernement qui en perçoit les revenus les emploie ou doit les employer dans l’intérêt commun. »
Doit les employer est bien dit ; cela empêche de mentir.
« Qu’elles soient mises en vente… »
Pourquoi mises en vente ? Qui a droit de les vendre ? Quand même la nation serait propriétaire, la génération d’aujourd’hui peut-elle déposséder la génération de demain ? Le peuple possède à titre d’usufruit ; le gouvernement régit, surveille, protège, fait les actes de justice distributive ; s’il fait ainsi des concessions de terrain, il ne peut concéder qu’à usage ; il n’a droit de vendre ni d’aliéner quoi que ce soit. N’ayant pas qualité de propriétaire, comment pourrait-il transmettre la propriété ?
« Qu’un homme industrieux en achète une partie, un vaste marais, par exemple : il n’y aura point ici d’usurpation, puisque le public en reçoit la valeur exacte par les mains de son gouvernement, et qu’il est aussi riche après la vente qu’il l’était auparavant. »
Ceci devient dérisoire. Quoi ! parce qu’un ministre prodigue, imprudent ou inhabile, vend les biens de l’État, sans que je puisse faire opposition à la vente, moi, pupille de l’État, moi, qui n’ai voix consultative ni délibérative au conseil de l’État, cette vente sera bonne et légale ! Les tuteurs du peuple dissipent son patrimoine, et il n’a point de recours ! – J’ai perçu, dites-vous, par les mains du gouvernement, ma part du prix de la vente : mais d’abord je n’ai pas voulu vendre, et quand je l’aurais voulu, je ne le pouvais pas, je n’en avais pas le droit. Et puis, je ne me suis point aperçu que cette vente m’ait profité. Mes tuteurs ont habillé quelques soldats, réparé une vieille citadelle, érigé à leur orgueil quelque coûteux et chétif monument ; puis ils ont tiré un feu d’artifice et dressé un mât de cocagne : qu’est-ce que cela, en comparaison de ce que je perds ?
L’acquéreur plante des bornes, se clôt et dit : Ceci est à moi, chacun chez soi, chacun pour soi. Voici donc un espace de territoire sur lequel désormais nul n’a droit de poser le pied, si ce n’est le propriétaire et les amis du propriétaire ; qui ne peut profiter à personne, si ce n’est au propriétaire et à ses serviteurs. Que ces ventes se multiplient, et bientôt le peuple, qui n’a pu ni voulu vendre, qui n’a pas touché le prix de la vente, n’aura plus où se reposer, où s’abriter, où récolter : il ira mourir de faim à la porte du propriétaire, sur le bord de cette propriété qui fut son héritage, et le propriétaire le voyant expirer dira : Ainsi périssent les fainéants et les lâches !
Pour faire accepter l’usurpation du propriétaire, M. Ch. Comte affecte de rabaisser la valeur des terres au moment de la vente.
« Il faut prendre garde de s’exagérer l’importance de ces usurpations : on doit les apprécier par le nombre d’hommes que faisaient vivre les terres occupées, et par les moyens qu’elles leur fournissaient. Il est évident, par exemple, que si l’étendue de terre qui vaut aujourd’hui mille francs ne valait que cinq centimes quand elle fut usurpée, il n’y a réellement que la valeur de cinq centimes de ravie. Une lieue carrée de terre suffisait à peine pour faire vivre un Sauvage dans la détresse : elle assure aujourd’hui des moyens d’existence à mille personnes. Il y a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf parties qui sont la propriété légitime des possesseurs ; il n’y a eu d’usurpation que pour un millième de la valeur. »
Un paysan s’accusait en confession d’avoir détruit un acte par lequel il se reconnaissait débiteur de cent écus. Le confesseur disait : Il faut rendre ces cent écus. — Non, répondit le paysan, je restituerai deux liards pour la feuille de papier.
Le raisonnement de M. Ch. Comte ressemble à la bonne foi de ce paysan. Le sol n’a pas seulement une valeur intégrante et actuelle, il a aussi une valeur de puissance et d’avenir, laquelle dépend de notre habileté à le faire valoir et à le mettre en œuvre. Détruisez une lettre de change, un billet à ordre, un acte de constitution de rentes ; comme papier, vous détruisez une valeur presque nulle ; mais avec ce papier, vous détruisez votre titre, et, en perdant votre titre, vous vous dépouillez de votre bien. Détruisez la terre, ou ce qui revient au même pour vous, vendez-la : non seulement vous aliénez une, deux ou plusieurs récoltes, mais vous anéantissez tous les produits que vous pouviez en tirer, vous, vos enfants et les enfants de vos enfants.
Lorsque M. Ch. Comte, l’apôtre de la propriété et le panégyriste du travail, suppose une aliénation de territoire de la part du gouvernement, il ne faut pas croire qu’il fasse cette supposition sans motif et par surérogation ; il en avait besoin. Comme il repoussait le système d’occupation, et que d’ailleurs il savait que le travail ne fait pas le droit, sans la permission préalable d’occuper, il s’est vu forcé de rapporter cette permission à l’autorité du gouvernement, ce qui signifie que la propriété a pour principe la souveraineté du peuple, ou en d’autres termes, le consentement universel. Nous avons discuté ce préjugé.
Dire que la propriété est fille du travail, puis donner au travail une concession pour moyen d’exercice, c’est bien, si je ne me trompe, former le cercle vicieux. Les contradictions vont venir.
« Un espace de terre déterminé ne peut produire des aliments que pour la consommation d’un homme pendant une journée : si le possesseur, par son travail, trouve moyen de lui en faire produire pour deux jours, il en double la valeur. Cette valeur nouvelle est son ouvrage, sa création ; elle n’est ravie à personne : c’est sa propriété. »
Je soutiens que le possesseur est payé de sa peine et de son industrie par sa double récolte, mais qu’il n’acquiert aucun droit sur le fonds. Que le travailleur fasse les fruits siens, je l’accorde ; mais je ne comprends pas que la propriété des produits emporte celle de la matière. Le pêcheur, qui, sur la même côte, sait prendre plus de poisson que ses confrères, devient-il, par cette habileté, propriétaire des parages où il pêche ? L’adresse d’un chasseur fût-elle jamais regardée comme un titre de propriété sur le gibier d’un canton ? La parité est parfaite : le cultivateur diligent trouve dans une récolte abondante et de meilleure qualité la récompense de son industrie ; s’il a fait sur le sol des améliorations, il a droit à une préférence comme possesseur ; jamais, en aucune façon, il ne peut être admis à présenter son habileté de cultivateur comme un titre à la propriété du sol qu’il cultive.
Pour transformer la possession en propriété, il faut autre chose que le travail, sans quoi l’homme cesserait d’être propriétaire dès qu’il cesserait d’être travailleur ; or, ce qui fait la propriété, d’après la loi, c’est la possession immémoriale, incontestée, en un mot, la prescription ; le travail n’est que le signe sensible, l’acte matériel par lequel l’occupation se manifeste. Si donc le cultivateur reste propriétaire après qu’il a cessé de travailler et de produire ; si sa possession, d’abord concédée, puis tolérée, devient à la fin inaliénable, c’est par le bénéfice de la loi civile et en vertu du principe d’occupation. Cela est tellement vrai, qu’il n’est pas un contrat de vente, pas un bail à ferme ou à loyer, pas une constitution de rente qui ne le suppose. Je n’en citerai qu’un exemple.
Comment évalue-t-on un immeuble ? par son produit. Si une terre rapporte 1,000 fr., on dit qu’à 5 pour cent cette terre vaut 20,000 fr., à 4 pour cent, 25,000, etc. ; cela signifie, en d’autres termes, qu’après 20 ou 25 ans le prix de cette terre aura été remboursé à l’acquéreur. Si donc, après un laps de temps, le prix d’un immeuble est intégralement payé, pourquoi l’acquéreur continue-t-il à être propriétaire ? À cause du droit d’occupation, sans lequel toute vente serait un réméré.
Le système de l’appropriation par le travail est donc en contradiction avec le Code ; et lorsque les partisans de ce système prétendent s’en servir pour expliquer les lois, ils sont en contradiction avec eux-mêmes.
« Si des hommes parviennent à fertiliser une terre qui ne produisait rien, ou qui même était funeste, comme certains marais, ils créent par cela même la propriété tout entière. »
À quoi bon grossir l’expression et jouer aux équivoques, comme si l’on voulait faire prendre le change ? Ils créent la propriété tout entière ; vous voulez dire qu’ils créent une capacité productive, qui, auparavant, n’existait pas ; mais cette capacité ne peut être créée qu’à la condition d’une matière qui en est le soutien. La substance du sol reste la même ; il n’y a que ses qualités et modifications qui soient changées. L’homme a tout créé, tout, excepté la matière elle-même. Or, c’est de cette matière que je soutiens qu’il ne peut avoir que la possession et l’usage, sous la condition permanente du travail, lui abandonnant pour un moment la propriété des choses qu’il a produites.
Voici donc un premier point résolu : la propriété du produit, quand même elle serait accordée, n’emporte pas la propriété de l’instrument ; cela ne me semble pas avoir besoin d’une plus ample démonstration. Il y a identité entre le soldat possesseur de ses armes, le maçon possesseur des matériaux qu’on lui confie, le pêcheur possesseur des eaux, le chasseur possesseur des champs et des bois, et le cultivateur possesseur des terres : tous seront, si l’on veut, propriétaires de leurs produits ; aucun n’est propriétaire de ses instruments. Le droit au produit est exclusif, jus in re ; le droit à l’instrument est commun, jus ad rem.
§ 5. Que le travail conduit à l’égalité des propriétés.
Accordons toutefois que le travail confère un droit de propriété sur la matière : pourquoi ce principe n’est-il pas universel ? Pourquoi le bénéfice de cette prétendue loi, restreint au petit nombre, est-il dénié à la foule des travailleurs ? Un philosophe, prétendant que tous les animaux naquirent autrefois de la terre échauffée par les rayons du soleil, à peu près comme des champignons, et à qui l’on demandait pourquoi la terre ne produit plus rien de la même manière : Parce qu’elle est vieille et qu’elle a perdu sa fécondité, répondit-il. Le travail, autrefois si fécond, serait-il pareillement devenu stérile ? Pourquoi le fermier n’acquiert-il plus, par le travail, cette terre que le travail acquit jadis au propriétaire. C’est, dit-on, qu’elle se trouve déjà appropriée. Ce n’est pas répondre. Un domaine est affermé 50 boisseaux par hectare ; le talent et le travail d’un fermier élèvent ce produit au double : ce surcroît est la création du fermier. Supposons que le maître, par une rare modération, n’aille pas jusqu’à s’emparer de ce produit en augmentant le fermage, et qu’il laisse le cultivateur jouir de ses œuvres, la justice n’est pas pour cela satisfaite. Le fermier, en améliorant le fonds, a créé une valeur nouvelle dans la propriété, donc il a droit à une portion de la propriété. Si le domaine valait primitivement 100,000 fr., et que, par les travaux du fermier, il ait acquis une valeur de 150,000 fr., le fermier, producteur de cette plus-value, est propriétaire légitime du tiers de ce domaine. M. Ch. Comte n’aurait pu s’inscrire en faux contre cette doctrine, car c’est lui qui a dit :
« Les hommes qui rendent la terre plus fertile ne sont pas moins utiles à leurs semblables que s’ils en créaient une nouvelle étendue. »
Pourquoi donc cette règle n’est-elle pas applicable à celui qui améliore, aussi bien qu’à celui qui défriche ? Par le travail du premier, la terre vaut 1 ; par le travail du second, elle vaut 2 ; de la part de l’un et de l’autre, il y a création de valeur égale : pourquoi n’accorderait-on pas à tous deux égalité de propriété ? À moins que l’on n’invoque de nouveau le droit de premier occupant, je défie qu’on oppose à cela rien de solide.
Mais, dira-t-on, quand on accorderait ce que vous demandez, on n’arriverait pas à une division beaucoup plus grande des propriétés. Les terres n’augmentent pas indéfiniment de valeur : après deux ou trois cultures, elles atteignent rapidement leur maximum de fécondité. Ce que l’art agronomique y ajoute, vient plutôt du progrès des sciences et de la diffusion des lumières, que de l’habileté des laboureurs. Ainsi, quelques travailleurs à réunir à la masse des propriétaires ne seraient pas un argument contre la propriété.
Ce serait en effet recueillir de ce débat un fruit bien maigre, si nos efforts n’aboutissaient qu’à étendre le privilége du sol et le monopole de l’industrie, en affranchissant seulement quelques centaines de travailleurs sur des millions de propriétaires : mais ce serait aussi comprendre bien mal notre propre pensée, et faire preuve de peu d’intelligence et de logique.
Si le travailleur, qui ajoute à la valeur de la chose, a droit à la propriété, celui qui entretient cette valeur acquiert le même droit. Car, qu’est-ce qu’entretenir ? c’est ajouter sans cesse, c’est créer d’une manière continue. Qu’est-ce que cultiver ? c’est donner au sol sa valeur de chaque année ; c’est par une création, tous les ans renouvelée, empêcher que la valeur d’une terre ne diminue ou ne se détruise. Admettant donc la propriété comme rationnelle et légitime, admettant le fermage comme équitable et juste, je dis que celui qui cultive acquiert la propriété au même titre que celui qui défriche et que celui qui améliore ; et que chaque fois qu’un fermier paye sa rente, il obtient sur le champ confié à ses soins une fraction de propriété dont le dénominateur est égal à la quotité de cette rente. Sortez de là, vous tombez dans l’arbitraire et la tyrannie, vous reconnaissez des priviléges de castes, vous sanctionnez le servage.
Quiconque travaille devient propriétaire : ce fait ne peut être nié dans les principes actuels de l’économie politique et du droit. Et quand je dis propriétaire, je n’entends pas seulement, comme nos économistes hypocrites, propriétaire de ses appointements, de son salaire, de ses gages ; je veux dire propriétaire de la valeur qu’il crée, et dont le maître seul tire le bénéfice.
Comme tout ceci touche à la théorie des salaires et de la distribution des produits, et que cette matière n’a point encore été raisonnablement éclaircie, je demande permission d’y insister ; cette discussion ne sera pas inutile à la cause. Beaucoup de gens parlent d’admettre les ouvriers en participation des produits et des bénéfices ; mais cette participation que l’on demande pour eux est de pure bienfaisance ; on n’a jamais démontré, ni peut être soupçonné, qu’elle fût un droit naturel, nécessaire, inhérent au travail, inséparable de la qualité de producteur jusque dans le dernier des manœuvres.
Voici ma proposition : Le travailleur conserve, même après avoir reçu son salaire, un droit naturel de propriété sur la chose qu’il a produite.
Je continue à citer M. Ch. Comte :
« Des ouvriers sont employés à dessécher ce marais, à en arracher les arbres et les broussailles, en un mot à nettoyer le sol : ils en accroissent la valeur, ils en font une propriété plus considérable ; la valeur qu’ils y ajoutent leur est payée par les aliments qui leur sont donnés et par le prix de leurs journées : elle devient la propriété du capitaliste. »
Ce prix ne suffit pas : le travail des ouvriers a créé une valeur ; or, cette valeur est leur propriété. Mais ils ne l’ont ni vendue, ni échangée ; et vous, capitaliste, vous ne l’avez point acquise. Que vous ayez un droit partiel sur le tout pour les fournitures que vous avez faites, et les subsistances que vous avez procurées, rien n’est plus juste : vous avez contribué à la production, vous devez avoir part à la jouissance. Mais votre droit n’annihile pas celui des ouvriers, qui, malgré vous, ont été vos collègues dans l’œuvre de produire. Que parlez-vous de salaires ? L’argent dont vous payez les journées des travailleurs solderait à peine quelques années de la possession perpétuelle qu’ils vous abandonnent. Le salaire est la dépense qu’exigent l’entretien et la réparation journalière du travailleur ; vous avez tort d’y voir le prix d’une vente. L’ouvrier n’a rien vendu : il ne connaît ni son droit, ni l’étendue de la cession qu’il vous a faite, ni le sens du contrat que vous prétendez avoir passé avec lui. De sa part, ignorance complète ; de la vôtre, erreur et surprise, si même on ne doit dire vol et fraude.
Rendons, par un autre exemple, tout ceci plus clair et d’une vérité plus frappante.
Personne n’ignore quelles difficultés rencontre la conversion d’une terre inculte en terre labourable et productive : ces difficultés sont telles que le plus souvent l’homme isolé périrait avant d’avoir pu mettre le sol en état de lui procurer la moindre subsistance. Il faut pour cela les efforts réunis et combinés de la société, et toutes les ressources de l’industrie. M. Ch. Comte cite à ce sujet des faits nombreux et authentiques, sans se douter un moment qu’il amoncelle des témoignages contre son propre système.
Supposons qu’une colonie de vingt ou trente familles s’établisse dans un canton sauvage, couvert de broussailles et de bois, et dont, par convention, les indigènes consentent à se retirer. Chacune de ces familles dispose d’un capital médiocre, mais suffisant, tel enfin qu’un colon peut le choisir : des animaux, des graines, des outils, un peu d’argent et des vivres. Le territoire partagé, chacun se loge de son mieux et se met à défricher le lot qui lui est échu. Mais, après quelques semaines de fatigues inouïes, de peines incroyables, de travaux ruineux et presque sans résultat, nos gens commencent à se plaindre du métier ; la condition leur paraît dure ; ils maudissent leur triste existence.
Tout à coup, l’un des plus avisés tue un porc, en sale une partie, et, résolu de sacrifier le reste de ses provisions, va trouver ses compagnons de misère. Amis, leur dit-il d’un ton plein de bienveillance, quelle peine vous prenez pour faire peu de besogne et pour vivre mal ! Quinze jours de travail vous ont mis aux abois !… Faisons un marché dans lequel tout sera profit pour vous ; je vous offre la pitance et le vin ; vous gagnerez par jour tant ; nous travaillerons ensemble, et, vive Dieu ! mes amis, nous serons joyeux et contents !
Croit-on que des estomacs délabrés résistent à une pareille harangue ? Les plus affamés suivent le perfide invitateur : on se met à l’œuvre ; le charme de la société, l’émulation, la joie, l’assistance mutuelle doublent les forces, le travail avance à vue d’œil ; on dompte la nature au milieu des chants et des ris ; en peu de temps le sol, est métamorphosé ; la terre ameublie n’attend plus que la semence. Cela fait, le propriétaire paye ses ouvriers, qui en se retirant le remercient, et regrettent les jours heureux qu’ils ont passés avec lui.
D’autres suivent cet exemple, toujours avec le même succès ; puis, ceux-là installés, le reste se disperse : chacun retourne à son essart. Mais en essartant il faut vivre ; pendant qu’on défrichait pour le voisin, on ne défrichait pas pour soi : une année est déjà perdue pour les semailles et la moisson. L’on avait compté qu’en louant sa main d’œuvre on ne pouvait que gagner, puisqu’on épargnerait ses propres provisions, et qu’en vivant mieux on aurait encore de l’argent. Faux calcul ! on a créé pour un autre un instrument de production, et l’on n’a rien créé pour soi ; les difficultés du défrichement sont restées les mêmes ; les vêtements s’usent, les provisions s’épuisent, bientôt la bourse se vide au profit du particulier pour qui l’on a travaillé, et qui seul peut fournir les denrées dont on manque, puisque lui seul est en train de culture. Puis, quand le pauvre défricheur est à bout de ressources, semblable à l’ogre de la fable, qui flaire de loin sa victime, l’homme à la pitance se représente ; il offre à celui-ci de le reprendre à la journée, à celui là de lui acheter, moyennant bon prix, un morceau de ce mauvais terrain dont il ne fait rien, ne fera jamais rien ; c’est-à-dire qu’il fait exploiter pour son propre compte le champ de l’un par l’autre ; si bien qu’après une vingtaine d’années, de trente particuliers primitivement égaux en fortune, cinq ou six seront devenus propriétaires de tout le canton, les autres auront été dépossédés philanthropiquement.
Dans ce siècle de moralité bourgeoise où j’ai eu le bonheur de naître, le sens moral est tellement affaibli, que je ne serais point du tout étonné de m’entendre demander par maint honnête propriétaire, ce que je trouve à tout cela d’injuste et d’illégitime. Âme de boue ! cadavre galvanisé ! comment espérer de vous convaincre si le vol en action ne vous semble pas manifeste ? Un homme, par douces et insinuantes paroles, trouve le secret de faire contribuer les autres à son établissement ; puis, une fois enrichi par le commun effort, il refuse, aux mêmes conditions qu’il a lui-même dictées, de procurer le bien-être de ceux qui firent sa fortune : et vous demandez ce qu’une pareille conduite a de frauduleux ! Sous prétexte qu’il a payé ses ouvriers, qu’il ne leur doit plus rien, qu’il n’a que faire de se mettre au service d’autrui, tandis que ses propres occupations le réclament, il refuse, dis-je, d’aider les autres dans leur établissement, comme ils l’ont aidé dans le sien ; et lorsque, dans l’impuissance de leur isolement, ces travailleurs délaissés tombent dans la nécessité de faire argent de leur héritage, lui, ce propriétaire ingrat, ce fourbe parvenu, se trouve prêt à consommer leur spoliation et leur ruine. Et vous trouvez cela juste ! prenez garde, je lis dans vos regards surpris le reproche d’une conscience coupable bien plus que le naïf étonnement d’une involontaire ignorance.
Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Luqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eût été la même. Eh bien, un désert à mettre en culture, une maison à bâtir, une manufacture à exploiter, c’est l’obélisque à soulever, c’est une montagne à changer de place. La plus petite fortune, le plus mince établissement, la mise en train de la plus chétive industrie, exige un concours de travaux et de talents si divers, que le même homme n’y suffirait jamais. Il est étonnant que les économistes ne l’aient pas remarqué. Faisons donc la balance de ce que le capitaliste a reçu et de ce qu’il a payé.
Il faut au travailleur un salaire qui le fasse vivre pendant qu’il travaille, car il ne produit qu’en consommant. Quiconque occupe un homme lui doit nourriture et entretien, ou salaire équivalent. C’est la première part à faire dans toute production. J’accorde, pour le moment, qu’à cet égard le capitaliste se soit dûment acquitté.
Il faut que le travailleur, outre sa subsistance actuelle, trouve dans sa production une garantie de sa subsistance future, sous peine de voir la source du produit tarir, et sa capacité productive devenir nulle ; en d’autres termes il faut que le travail à faire renaisse perpétuellement du travail accompli : telle est la loi universelle de reproduction. C’est ainsi que le cultivateur propriétaire trouve : 1o dans ses récoltes, les moyens non-seulement de vivre lui et sa famille, mais d’entretenir et d’améliorer son capital, d’élever des bestiaux, en un mot de travailler encore et de reproduire toujours ; 2o dans la propriété d’un instrument productif, l’assurance permanente d’un fonds d’exploitation et de travail.
Quel est le fonds d’exploitation de celui qui loue ses services ? le besoin présumé que le propriétaire a de lui, et la volonté qu’il lui suppose gratuitement de l’occuper. Comme autrefois le roturier tenait sa terre de la munificence et du bon plaisir du seigneur, de même aujourd’hui l’ouvrier tient son travail du bon plaisir et des besoins du maître et du propriétaire : c’est ce qu’on nomme posséder à titre précaire[1]. Mais cette condition précaire est une injustice, car elle implique inégalité dans le marché. Le salaire du travailleur ne dépasse guère sa consommation courante et ne lui assure pas le salaire du lendemain, tandis que le capitaliste trouve dans l’instrument produit par le travailleur un gage d’indépendance et de sécurité pour l’avenir.
Or, ce ferment reproducteur, ce germe éternel de vie, cette préparation d’un fonds et d’instruments de production, est ce que le capitaliste doit au producteur, et qu’il ne lui rend jamais : et c’est cette dénégation frauduleuse qui fait l’indigence du travailleur, le luxe de l’oisif et l’inégalité des conditions. C’est en cela surtout que consiste ce que l’on a si bien nommé exploitation de l’homme par l’homme.
De trois choses l’une, ou le travailleur aura part à la chose qu’il produit avec un chef, déduction faite de tous les salaires, ou le chef rendra au travailleur un équivalent de services productifs, ou bien il s’obligera à le faire travailler toujours. Partage du produit, réciprocité de services, ou garantie d’un travail perpétuel, le capitaliste ne saurait échapper à cette alternative. Mais il est évident qu’il ne peut satisfaire à la seconde et à la troisième de ces conditions : il ne peut ni se mettre au service de ces milliers d’ouvriers, qui, directement ou indirectement, ont procuré son établissement ; ni les occuper tous et toujours. Reste donc le partage de la propriété. Mais si la propriété est partagée, toutes les conditions seront égales ; il n’y aura plus ni grands capitalistes ni grands propriétaires.
Lors donc que M. Ch. Comte, poursuivant son hypothèse, nous montre son capitaliste acquérant successivement la propriété de toutes les choses qu’il paye, il s’enfonce de plus en plus dans son déplorable paralogisme ; et comme son argumentation ne change pas, notre réponse revient toujours.
« D’autres ouvriers sont employés à construire des bâtiments ; les uns tirent la pierre de la carrière, les autres la transportent, d’autres la taillent, d’autres la mettent en place. Chacun d’eux ajoute à la matière qui lui passe entre les mains une certaine valeur, et cette valeur, produit de son travail, est sa propriété. Il la vend, à mesure qu’il la forme, au propriétaire du fonds, qui lui en paye le prix en aliments et en salaires. »
Divide et impera : divise, et tu régneras ; divise, et tu deviendras riche ; divise, et tu tromperas les hommes, et tu éblouiras leur raison, et tu te moqueras de la justice. Séparez les travailleurs l’un de l’autre, il se peut que la journée payée à chacun surpasse la valeur de chaque produit individuel : mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Une force de mille hommes agissant pendant vingt jours a été payée comme la force d’un seul le serait pour cinquante-cinq années ; mais cette force de mille a fait en vingt jours ce que la force d’un seul, répétant son effort pendant un million de siècles, n’accomplirait pas : le marché est il équitable ? Encore une fois, non : lorsque vous avez payé toutes les forces individuelles, vous n’avez pas payé la force collective ; par conséquent, il reste toujours un droit de propriété collective que vous n’avez point acquis, et dont vous jouissez injustement.
Je veux qu’un salaire de vingt jours suffise à cette multitude pour se nourrir, se loger, se vêtir pendant vingt jours : le travail cessant après ce terme expiré, que deviendra-t-elle, si, à mesure qu’elle crée, elle abandonne ses ouvrages à des propriétaires qui bientôt la délaisseront ? Tandis que le propriétaire, solidement affermi, grâce au concours de tous les travailleurs, vit en sécurité et ne craint plus que le travail ni le pain lui manquent, l’ouvrier n’a d’espoir qu’en la bienveillance de ce même propriétaire, auquel il a vendu et inféodé sa liberté. Si donc le propriétaire, se retranchant dans sa suffisance et dans son droit, refuse d’occuper l’ouvrier, comment l’ouvrier pourra-t-il vivre ? Il aura préparé un excellent terrain, et il n’y sèmera pas ; il aura bâti une maison commode et splendide, et il n’y logera pas ; il aura produit de tout, et il ne jouira de rien.
Nous marchons par le travail à l’égalité ; chaque pas que nous faisons nous en approche davantage ; et si la force, la diligence, l’industrie des travailleurs étaient égales, il est évident que les fortunes le seraient pareillement. En effet, si, comme on le prétend et comme nous l’avons accordé, le travailleur est propriétaire de la valeur qu’il crée, il s’ensuit :
1o Que le travailleur acquiert aux dépens du propriétaire oisif ;
2o Que toute production étant nécessairement collective, l’ouvrier a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des produits et des bénéfices ;
3o Que tout capital accumulé étant une propriété sociale, nul n’en peut avoir la propriété exclusive.
Ces conséquences sont irréfragables ; seules elles suffiraient pour bouleverser toute notre économie, et changer nos institutions et nos lois. Pourquoi ceux-là mêmes qui ont posé le principe refusent-ils maintenant de le suivre ? Pourquoi les Say, les Comte, les Hennequin, et autres, après avoir dit que la propriété vient du travail, cherchent-ils ensuite à l’immobiliser par l’occupation et la prescription ?
Mais abandonnons ces sophistes à leurs contradictions et à leur aveuglement ; le bon sens populaire fera justice de leurs équivoques. Hâtons-nous de l’éclairer et de lui montrer le chemin. L’égalité approche ; déjà nous n’en sommes séparés que par un court intervalle, demain cet intervalle sera franchi.
§ 6. Que dans la société tous les salaires sont égaux.
Lorsque les saint-simoniens, les fouriéristes, et en général tous ceux qui, de nos jours, se mêlent d’économie sociale et de réforme, inscrivent sur leur drapeau :
ils entendent, bien qu’ils ne le disent pas d’une manière aussi formelle, que les produits de la nature sollicitée par le travail et l’industrie sont une récompense, une palme, une couronne proposée à toutes les sortes de prééminences et de supériorités ; ils regardent la terre comme une lice immense, dans laquelle les prix sont disputés, non plus, il est vrai, à coups de lances et d’épées, par la force et la trahison, mais par la richesse acquise, par la science, le talent, la vertu même. En un mot, ils entendent, et tout le monde comprend avec eux, qu’à la plus grande capacité la plus grande rétribution est due, et pour me servir de ce style marchand, mais qui a le mérite de n’être pas équivoque, que les appointements doivent être proportionnés à l’œuvre et à la capacité.
Les disciples des deux prétendus réformateurs ne peuvent nier que telle ne soit leur pensée, car ils se mettraient par là en contradiction avec leurs interprétations officielles et briseraient l’unité de leurs systèmes. Au reste, une semblable dénégation de leur part n’est point à craindre : les deux sectes font gloire de poser en principe l’inégalité des conditions, d’après les analogies de la nature qui, disent-elles, a voulu elle-même l’inégalité des capacités ; elles ne se flattent que d’une chose, c’est de faire si bien, par leur organisation politique, que les inégalités sociales soient toujours d’accord avec les inégalités naturelles. Quant à la question de savoir si l’inégalité des conditions, je veux dire des appointements, est possible, elles ne s’en inquiètent non plus que de fixer la métrique des capacités[2].
Depuis que Saint-Simon est mort, et que Fourier se divise, personne, parmi leurs nombreux adeptes, n’a essayé de donner au public une démonstration scientifique de cette grande maxime ; et je gagerais cent contre un qu’aucun fouriériste ne se doute seulement que cet aphorisme biforme soit susceptible de deux interprétations différentes.
Cette proposition, prise, comme l’on dit, in sensu obvio, apparent et vulgaire, est fausse, absurde, injuste, contradictoire, hostile à la liberté, fautrice de tyrannie antisociale, et conçue fatalement sous l’influence catégorique du préjugé propriétaire.
Et d’abord le capital doit être rayé des éléments de la rétribution. Les fouriéristes, autant que j’ai pu m’en instruire par quelques-unes de leurs brochures, nient le droit d’occupation et ne reconnaissent d’autre principe de propriété que le travail : avec une semblable prémisse, ils auraient compris, s’ils avaient raisonné, qu’un capital ne produit à son propriétaire qu’en vertu du droit d’occupation, partant que cette production est illégitime. En effet, si le travail est le seul principe de la propriété, je cesse d’être propriétaire de mon champ à mesure qu’un autre exploitant m’en paye un fermage ; nous l’avons invinciblement démontré : or, il en est de même de tous les capitaux ; en sorte que placer un capital dans une entreprise, c’est, selon la rigueur du droit, échanger ce capital contre une somme équivalente de produits. Je ne rentrerai pas dans cette discussion désormais inutile, me proposant d’ailleurs de traiter à fond, au chapitre suivant, de ce qu’on appelle produire par un capital.
Ainsi le capital peut être échangé ; il ne peut être une source de revenu.
Restent le travail et le talent, ou, comme dit Saint-Simon, les œuvres et les capacités. Je vais les examiner l’un après l’autre.
Les appointements doivent-ils être proportionnés au travail ? en d’autres termes, est-il juste que qui plus fait, plus obtienne ? Je conjure le lecteur de redoubler ici d’attention.
Pour trancher d’un seul coup le problème, il suffit de se poser la question suivante : Le travail est-il une condition ou un combat ? La réponse ne me semble pas douteuse.
Dieu a dit à l’homme : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage, c’est-à-dire, tu produiras toi-même ton pain : avec plus ou moins de plaisir, selon que tu sauras diriger et combiner tes efforts, tu travailleras. Dieu n’a pas dit : Tu disputeras ton pain à ton prochain ; mais, tu travailleras à côté de ton prochain, et tous deux vous vivrez en paix. Développons le sens de cette loi, dont l’extrême simplicité pourrait prêter à l’équivoque.
Il faut distinguer dans le travail deux choses, l’association et la matière exploitable.
En tant qu’associés les travailleurs sont égaux, et il implique contradiction que l’un soit payé plus que l’autre : car le produit d’un travailleur ne pouvant être payé qu’avec le produit d’un autre travailleur, si les deux produits sont inégaux, le reste, ou la différence du plus grand au plus petit, ne sera pas acquis par la société, par conséquent n’étant pas échangé n’affectera point l’égalité des salaires. Il en résultera, si l’on veut, pour le plus fort travailleur, une inégalité naturelle, mais non une inégalité sociale, personne n’ayant souffert de sa force et de son énergie productive. En un mot, la société n’échange que des produits égaux, c’est-à-dire, ne paye que les travaux qui sont faits pour elle ; par conséquent, elle paye également tous les travailleurs : ce qu’ils pourraient produire hors de son sein ne la touchent pas plus que la différence de leurs voix et de leurs chevelures.
Il semble que je vienne de poser moi-même le principe de l’inégalité : c’est tout le contraire. La somme des travaux qui peuvent être faits pour la société, c’est-à-dire, des travaux susceptibles d’échange, étant, sur un fonds d’exploitation donné, d’autant plus grande que les travailleurs sont plus multipliés, et que la tâche laissée à chacun est plus réduite, il s’ensuit que l’inégalité naturelle se neutralise à mesure que l’association s’étend, et qu’une plus grande quantité de valeurs consommables sont produites socialement : en sorte que, dans la société, la seule chose qui pût ramener l’inégalité du travail, serait le droit d’occupation, le droit de propriété.
Or, supposons que cette tâche sociale journalière, évaluée en labour, sarclage, moisson, etc., soit de deux décamètres carrés, et que la moyenne de temps nécessaire pour s’en acquitter soit de sept heures : tel travailleur aura fini en six heures, tel autre en huit heures seulement ; le plus grand nombre en emploiera sept ; mais pourvu que chacun fournisse la quantité de travail demandé, quel que soit le temps qu’il y emploie, il a droit à l’égalité de salaire.
Le travailleur, capable de fournir sa tâche en six heures, aura-t-il droit, sous prétexte de sa force et de son activité plus grande, d’usurper la tâche du travailleur le moins habile, et de lui ravir ainsi le travail et le pain ? Qui oserait le soutenir ? Que celui qui finit avant les autres se repose, s’il veut ; qu’il se livre, pour l’entretien de ses forces et la culture de son esprit, pour l’agrément de sa vie, à des exercices et à des travaux utiles ; il le peut sans nuire à personne : mais qu’il garde ses services intéressés. La vigueur, le génie, la diligence, et tous les avantages personnels qui en résultent, sont le fait de la nature, et jusqu’à certain point de l’individu : la société en fait l’estime qu’ils méritent ; mais le loyer qu’elle leur accorde est proportionné, non à ce qu’ils peuvent, mais à ce qu’ils produisent. Or, le produit de chacun est limité par le droit de tous.
Si l’étendue du sol était infinie, et la quantité de matières à exploiter inépuisable, on ne pourrait pas encore exploiter cette maxime, À chacun selon son travail ; et pourquoi ? parce qu’encore une fois la société, quel que soit le nombre des sujets qui la composent, ne peut leur donner à tous que le même salaire, puisqu’elle ne les paye qu’avec leurs propres produits. Seulement, dans l’hypothèse que nous venons de faire, rien ne pouvant empêcher les forts d’user de tous leurs avantages, on verrait, au sein même de l’égalité sociale, renaître les inconvénients de l’inégalité naturelle. Mais la terre, eu égard à la force productrice de ses habitants et à leur puissance de multiplication, est très bornée ; de plus, par l’immense variété des produits et l’extrême division du travail, la tâche sociale est facile à remplir ; or, par cette limitation des choses productibles et par la facilité de les produire, la loi d’égalité absolue nous est donnée.
Oui, la vie est un combat : mais ce combat n’est point de l’homme contre l’homme, il est de l’homme contre la nature, et chacun de nous doit y payer de sa personne. Si, dans le combat, le fort vient au secours du faible, sa bienfaisance mérite louange et amour ; mais son aide doit être librement acceptée, non imposée par force et mise à prix. Pour tous la carrière est la même, ni trop longue ni trop difficile : quiconque la fournit trouve sa récompense au but ; il n’est pas nécessaire d’arriver le premier.
Dans l’imprimerie, où les travailleurs sont d’ordinaire à leurs pièces, l’ouvrier compositeur reçoit tant par mille de lettres composées, le pressier tant par mille de feuilles imprimées. Là, comme ailleurs, on rencontre des inégalités de talent et d’habileté. Lorsqu’on ne redoute pas la calence, c’est-à-dire le chômage, que le tirage et la lettre ne manquent pas, chacun est libre de s’abandonner à son ardeur, et de déployer la puissance de ses facultés : alors celui qui fait plus gagne plus, celui qui fait moins gagne moins. L’ouvrage commence-t-il à devenir rare ? compositeurs et pressiers se partagent le labeur ; tout accapareur est détesté à l’égal d’un voleur et d’un traître.
Il y a, dans cette conduite des imprimeurs, une philosophie à laquelle ni économistes ni gens de loi ne s’élevèrent jamais. Si nos législateurs avaient introduit dans leurs codes le principe de justice distributive qui gouverne les imprimeries ; s’ils avaient observé les instincts populaires, non pour les imiter servilement, mais pour les réformer et les généraliser, depuis longtemps la liberté et l’égalité seraient assises sur une indestructible base, et l’on ne disputerait plus sur le droit de propriété et sur la nécessité des distinctions sociales.
On a calculé que si le travail était réparti selon le nombre des individus valides, la durée moyenne de la tâche journalière, en France, ne dépasserait pas cinq heures. De quel front, après cela, ose-t-on parler de l’inégalité des travailleurs ? C’est le travail de Robert-Macaire qui fait l’inégalité.
Le principe, À chacun selon son travail, interprété dans le sens de, Qui plus travaille, plus doit recevoir, suppose donc deux faits évidemment faux : l’un d’économie, savoir, que dans un travail de société les tâches peuvent n’être pas égales ; le second de physique, savoir, que la quantité des choses productibles est illimitée.
Mais, dira-t-on, s’il se trouve des gens qui ne veuillent faire que la moitié de leur tâche ?… Vous voilà bien embarrassé ? C’est qu’apparemment la moitié du salaire leur suffit. Rétribués selon le travail qu’ils auront fourni, de quoi se plaindraient-ils ? et quel tort feront-ils aux autres ? Dans ce sens, il est juste d’appliquer le proverbe, À chacun selon ses œuvres ; c’est la loi de l’égalité même.
Au reste, une foule de difficultés, toutes relatives à la police et à l’organisation de l’industrie, peuvent être ici soulevées : je répondrai à toutes par ce seul mot, c’est qu’elles doivent toutes être résolues d’après le principe de l’égalité. Ainsi, pourrait-on observer, il est telle tâche qui ne peut être différée sans que la production soit compromise : la société devra-t-elle alors pâtir de la négligence de quelques-uns, et, par respect pour le droit au travail, n’osera-t-elle assurer de ses propres mains le produit qu’on lui refuse ? En ce cas, à qui appartiendra le salaire ?
À la société, qui exécutera le travail en souffrance soit par elle-même, soit par délégation, mais toujours de manière à ce que l’égalité générale ne soit jamais violée, et que le paresseux soit seul puni de sa paresse. Au surplus, si la société ne peut user d’une excessive sévérité envers les retardataires, elle a droit, dans l’intérêt de sa propre subsistance, de surveiller les abus.
Il faut, ajoutera-t-on, dans toute industrie, des conducteurs, des instituteurs, des surveillants, etc. Ceux-là seront-ils à la tâche ? – Non, puisque leur tâche est de conduire, de surveiller et d’instruire. Mais ils doivent être choisis entre les travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, et remplir les conditions d’éligibilité. Il en est de même de toute fonction publique, soit d’administration, soit d’enseignement.
Donc, article premier du règlement universel :
La quantité limitée de la matière exploitable démontre la nécessité de diviser le travail par le nombre des travailleurs : la capacité donnée à tous d’accomplir une tâche sociale, c’est-à-dire une tâche égale, et l’impossibilité de payer un travailleur autrement que par le produit d’un autre, justifient l’égalité des émoluments.
§ 7. Que l’inégalité des facultés est la condition nécessaire de l’égalité des fortunes.
On objecte, et cette objection forme la seconde partie de l’adage saint-simonien, et la troisième du fouriériste :
Tous les travaux à exécuter ne sont pas également faciles : il en est qui exigent une grande supériorité de talent et d’intelligence, et dont cette supériorité même fait le prix. L’artiste, le savant, le poète, l’homme d’État, ne sont estimés qu’à raison de leur excellence, et cette excellence détruit toute parité entre eux et les autres hommes : devant ces sommités de la science et du génie disparaît la loi d’égalité. Or, si l’égalité n’est absolue, elle n’est pas ; du poète, nous descendrons au romancier ; sculpteur, au tailleur de pierres ; de l’architecte, au maçon ; du chimiste, au cuisinier, etc. Les capacités se classent et se subdivisent en ordres, genres et en espèces ; les extrêmes du talent se lient par d’autres talents intermédiaires ; l’humanité présente une vaste hiérarchie, dans laquelle l’individu s’estime par comparaison, et trouve son prix dans la valeur d’opinion de ce qu’il produit.
Cette objection a de tout temps paru formidable : c’est la pierre d’achoppement des économistes, aussi bien que des partisans de l’égalité. Elle a induit les premiers dans d’énormes erreurs et fait débiter aux autres d’incroyables pauvretés. Gracchus Babeuf voulait que toute supériorité fût réprimée sévèrement, et même poursuivie comme un fléau social ; pour asseoir l’édifice de sa communauté, il rabaissait tous les citoyens à la taille du plus petit. On a vu des électeurs ignorants reposer l’inégalité de la science, et je ne serais point surpris que d’autres s’insurgeassent un jour contre l’inégalité des vertus. Aristote fut banni, Socrate but la ciguë, Épaminondas fut cité en jugement, pour avoir été trouvés supérieurs par la raison et la vertu par des démagogues crapuleux et imbéciles. De pareilles folies se renouvelleront, tant qu’à une populace aveugle et opprimée par la richesse, l’inégalité des fortunes donnera lieu de craindre l’élévation de nouveaux tyrans.
Rien ne semble plus monstrueux que ce que l’on regarde de trop près : rien n’est souvent moins vraisemblable que le vrai. D’autre part, selon J.-J. Rousseau, « il faut beaucoup de philosophie pour savoir observer une fois ce que l’on voit tous les jours ; » et, selon d’Alembert, « le vrai qui semble se montrer de toutes parts aux hommes, ne les frappe guère, à moins qu’ils n’en soient avertis. » Le patriarche des économistes, Say, à qui j’emprunte ces deux citations, aurait pu en faire son profit ; mais tel qui rit des aveugles, devrait porter bésicles, et tel qui le remarque, est atteint de myopie.
Chose singulière ! ce qui a tant effarouché les esprits, n’est pas une objection ; c’est la condition même de l’égalité !…
L’inégalité de nature, condition de l’égalité des fortunes !… quel paradoxe !… – Je répète mon assertion, afin qu’on ne pense pas que je me méprenne : l’inégalité des facultés est la condition sine quâ non de l’égalité des fortunes.
Il faut distinguer dans la société deux choses : les fonctions et les rapports.
I. Fonctions. Tout travailleur est censé capable de l’œuvre dont il est chargé, ou, pour m’exprimer comme le vulgaire, tout artisan doit connaître son métier. L’ouvrier, suffisant à son ouvrage, il y a équation entre le fonctionnaire et la fonction.
Dans une société d’hommes, les fonctions ne se ressemblent pas : il doit donc exister des capacités différentes. De plus, certaines fonctions exigent une intelligence et des facultés plus grandes ; il existe donc des sujets d’un esprit et d’un talent supérieur. Car l’œuvre à accomplir amène nécessairement l’ouvrier : le besoin donne l’idée, et c’est l’idée qui fait le producteur. Nous ne savons que ce que l’excitation de nos sens nous fait désirer, et que notre intelligence se demande ; nous ne désirons vivement que ce que nous concevons bien ; et mieux nous concevons, plus nous sommes capables de produire.
Ainsi les fonctions étant données par les besoins, les besoins par les désirs, et les désirs par la perception spontanée, par l’imagination, la même intelligence qui imagine peut aussi produire ; par conséquent, nul travail à faire n’est supérieur à l’ouvrier. En un mot, si la fonction appelle le fonctionnaire, c’est que dans la réalité le fonctionnaire existe avant la fonction.
Or, admirons l’économie de la nature : dans cette multitude de besoins divers qu’elle nous a donnés, et que par ses seules forces l’homme isolé ne pourrait satisfaire, la nature devait accorder à l’espèce la puissance refusée à l’individu : de là le principe de la division du travail, principe fondé sur la spécialité des vocations.
Bien plus, la satisfaction de certains besoins exige de l’homme une création continue, tandis que d’autres peuvent, par le travail d’un seul, être satisfaits dans des millions d’hommes et pour des milliers de siècle. Par exemple, le besoin de vêtements et de nourriture demande une reproduction perpétuelle ; tandis que la connaissance du système du monde pouvait être pour jamais acquise par deux ou trois hommes d’élite. Ainsi, le cours perpétuel des fleuves entretient notre commerce et fait rouler nos machines ; mais le soleil, seul au milieu de l’espace, éclaire le monde. La nature, qui pourrait créer des Platon et des Virgile, des Newton et des Cuvier, comme elle crée des laboureurs et des pâtres, ne le veut pas, proportionnant la rareté du génie à la durée de ses produits, et balançant le nombre des capacités par la suffisance de chacune d’elles.
Je n’examine pas si la distance qu’il y a de tel homme à tel autre homme, pour le talent et l’intelligence, vient de notre déplorable civilisation, et, si ce que l’on nomme aujourd’hui inégalités de facultés, dans des conditions plus heureuses, serait rien de plus que diversité de facultés : je mets la chose au pis, et, afin que l’on ne m’accuse pas de tergiverser et de tourner les difficultés, j’accorde toutes les inégalités de talent qu’on voudra[3]. Certains philosophes, amoureux du nivellement, prétendent que toutes les intelligences sont égales, et que toute la différence entre elles vient de l’éducation. Je suis loin, je l’avoue, de partager cette doctrine, qui, d’ailleurs, si elle était vraie, conduirait à un résultat directement contraire à celui qu’on se propose. Car, si les capacités sont égales, quel que soit d’ailleurs le degré de leur puissance, comme personne ne peut être contraint, ce sont les fonctions réputées grossières, viles ou trop pénibles, qui doivent être les mieux payées, ce qui ne répugne pas moins à l’égalité qu’au principe, à chaque capacité selon ses œuvres. Donnez moi, au contraire, une société dans laquelle chaque espèce de talent soit en rapport de nombre avec les besoins, et où l’on n’exige de chaque producteur que ce que sa spécialité l’appelle à produire, et tout en respectant la hiérarchie des fonctions, j’en déduirai l’égalité des fortunes.
Ceci est mon second point.
II. Rapports. En traitant de l’élément du travail, j’ai fait voir comment, dans un même genre de services productifs, la capacité de fournir une tâche sociale étant donnée à tous, l’inégalité des forces individuelles ne peut fonder aucune inégalité de rétribution. Cependant il est juste de dire que certaines capacités semblent tout à fait incapables de certains services, tellement que si l’industrie humaine était tout à coup bornée à une seule espèce de produits, il surgirait aussitôt des incapacités nombreuses, et partant, la plus grande inégalité sociale. Mais tout le monde voit, sans que je le dise, que la variété des industries prévient les inutilités ; c’est une vérité si banale que je ne m’y arrêterai pas. La question se réduit, donc à prouver que les fonctions sont égales entre elles, comme, dans une même fonction, les travailleurs sont égaux entre eux.
On s’étonne que je refuse au génie, à la science, au courage, en un mot à toutes les supériorités que le monde admire, l’hommage des dignités, les distinctions du pouvoir et de l’opulence. Ce n’est pas moi qui le refuse, c’est l’économie, c’est la justice, c’est la liberté qui le défendent. La liberté ! pour la première fois j’invoque son nom dans ce débat : qu’elle se lève dans sa propre cause, et qu’elle achève sa victoire.
Toute transaction ayant pour but un échange de produits ou de services, peut être qualifiée opération de commerce.
Qui dit commerce dit échange de valeurs égales ; car si les valeurs ne sont point égales, et que le contractant lésé s’en aperçoive, il ne consentira pas à l’échange, et il ne se fera point de commerce.
Le commerce n’existe qu’entre hommes libres : partout ailleurs il peut y avoir transaction accomplie avec violence ou fraude, il n’y a point de commerce.
Est libre : l’homme qui jouit de sa raison et de ses facultés, qui n’est ni aveuglé par la passion, ni contraint ou empêché par la crainte, ni déçu par une fausse opinion.
Ainsi, dans tout échange, il y a obligation morale à ce que l’un des contractants ne gagne rien au détriment de l’autre ; c’est-à-dire que, pour être légitime et vrai, le commerce doit être exempt de toute inégalité ; c’est la première condition du commerce. La seconde condition est qu’il soit volontaire, c’est-à-dire que les parties transigent avec liberté et pleine connaissance.
Je définis donc le commerce ou l’échange, un acte de société.
Le nègre qui vend sa femme pour un couteau, ses enfants pour des grains de verre, et lui-même enfin pour une bouteille d’eau-de-vie, n’est pas libre. Le marchand de chair humaine avec lequel il traite n’est pas son associé, c’est son ennemi.
L’ouvrier civilisé qui donne sa brasse pour un morceau de pain, qui bâtit un palais pour coucher dans une écurie, qui fabrique les plus riches étoffes pour porter des haillons, qui produit tout pour se passer de tout, n’est pas libre. Le maître pour lequel il travaille ne devenant pas son associé par l’échange de salaire et de service qui se fait entre eux, est son ennemi.
Le soldat qui sert sa patrie par peur au lieu de la servir par amour, n’est pas libre ; ses camarades et ses chefs, ministres ou organes de la justice militaire, sont tous ses ennemis.
Le paysan qui afferme des terres, l’industriel qui loue des capitaux, le contribuable qui paye des péages, des gabelles, des patentes, licences, personnelles, mobilières, etc., et le député qui les vote, n’ont ni l’intelligence ni la liberté de leurs actes. Leurs ennemis sont les propriétaires, les capitalistes, le gouvernement.
Rendez aux hommes la liberté, éclairez leur intelligence, afin qu’ils connaissent le sens de leurs contrats, et vous verrez la plus parfaite égalité présider à leurs échanges, sans aucune considération pour la supériorité des talents et des lumières ; et vous reconnaîtrez que dans l’ordre des idées commerciales, c’est-à-dire dans la sphère de la société, le mot supériorité est vide de sens.
Qu’Homère me chante ses vers, j’écoute ce génie sublime, en comparaison duquel moi, simple pâtre, humble laboureur, je ne suis rien. En effet, si l’on compare œuvre à œuvre, que sont mes fromages et mes fèves au prix d’une Iliade ? Mais que, pour salaire de son inimitable poème, Homère veuille me prendre tout ce que j’ai et faire de moi son esclave, je renonce au plaisir de ses chants, et je le remercie. Je puis me passer de l’Iliade et attendre, s’il le faut, l’Énéide ; Homère ne peut se passer vingt-quatre heures mes produits. Qu’il accepte donc le peu que j’ai à lui offrir, et puis que sa poésie m’instruise, m’encourage, me console.
Quoi ! direz-vous, telle sera la condition de celui qui chanta les hommes et les dieux ! l’aumône, avec ses humiliations et ses souffrances ! quelle générosité barbare !… — Ne vous exclamez pas, je vous prie : la propriété fait du poète un Crésus ou un mendiant ; l’égalité seule sait l’honorer et l’applaudir. De quoi s’agit-il ? de régler le droit de celui qui chante et le devoir de celui qui écoute. Or, remarquez ce point, très important pour la solution de cette affaire : tous deux sont libres, l’un de vendre, l’autre d’acheter ; dès ce moment leurs prétentions respectives ne comptent pour rien, et l’opinion juste ou exagérée qu’ils peuvent avoir, l’un de ses vers, l’autre de sa libéralité, ne peut influer sur les conditions du contrat. Ce n’est plus dans la considération du talent, mais dans celle des produits, que nous devons chercher les motifs de notre arbitrage.
Pour que le chantre d’Achille obtienne la récompense qui lui est due, il faut donc qu’il commence par se faire accepter : cela posé, l’échange de ses vers contre un honoraire quelconque étant un acte libre, doit être en même temps un acte juste, c’est-à-dire que l’honoraire du poète doit être égal à son produit. Or, quelle est la valeur de ce produit ?
Je suppose d’abord que cette Iliade, ce chef-d’œuvre qu’il s’agit de rétribuer équitablement, soit en réalité d’un prix infini ; on ne saurait exiger davantage. Si le public, qui est libre d’en faire l’acquisition, refuse de l’acheter, il est clair que le poème ne pouvant être échangé, sa valeur intrinsèque ne sera point diminuée ; mais sa valeur échangeable ou son utilité productive est réduite à zéro, est nulle. C’est donc entre l’infini d’une part et le néant de l’autre, à distance égale de tous deux, puisque tous les droits et toutes les libertés veulent être également respectés, que nous devons chercher la quotité du salaire à adjuger ; en d’autres termes, ce n’est pas la valeur intrinsèque, mais la valeur relative de la chose vendue qu’il s’agit de fixer. La question commence à se simplifier : quelle est maintenant cette valeur relative ? quel traitement mérite à son auteur un poème comme l’Iliade ?
Ce problème était, après les définitions, le premier que l’économie politique eût à résoudre ; or non-seulement elle ne l’a pas résolu, elle l’a déclaré insoluble. Selon les économistes, la valeur relative ou échangeable des choses ne peut être déterminée d’une manière absolue ; elle varie essentiellement.
« La valeur d’une chose, dit Say, est une quantité positive, mais elle ne l’est que pour un instant donné. Sa nature est d’être perpétuellement variable, de changer d’un lieu à l’autre. Rien ne peut la fixer invariablement, parce qu’elle est fondée sur des besoins et des moyens de production qui varient à chaque minute. Ces variabilités compliquent les phénomènes de l’économie politique, et les rend souvent fort difficiles à observer et à résoudre. Je ne saurais y porter remède ; il n’est pas en notre pouvoir de changer la nature des choses. »
Ailleurs, Say dit et répète que la valeur ayant pour base l’utilité, et l’utilité dépendant entièrement de nos besoins, de nos caprices, de la mode, etc., la valeur est aussi variable que l’opinion. Or, l’économie politique étant la science des valeurs, de leur production, distribution, échange et consommation, si la valeur échangeable ne peut être absolument déterminée, comment l’économie politique est-elle possible ? comment serait-elle une science ? comment deux économistes peuvent-ils se regarder sans rire ? de quel front osent-ils insulter aux métaphysiciens et aux psychologues ? Quoi ! ce fou de Descartes s’imaginait que la philosophie avait besoin d’une base inébranlable, d’un aliquid inconcussum sur lequel on pût asseoir l’édifice de la science, et il avait la bonhomie de le chercher ; et l’Hermès de l’économie, le trismégiste Say, consacrant un demi-volume à l’amplification de ce texte solennel, l’économie politique est une science, a le courage d’affirmer ensuite que cette science ne peut déterminer son objet, ce qui revient à dire qu’elle est sans principe et sans fondement ! Il ignorait donc, l’illustre Say, ce qu’est une science, ou plutôt il ne savait pas ce dont il se mêlait de parler.
L’exemple donné par Say a porté ses fruits : l’économie politique, au point où elle est parvenue, ressemble à l’ontologie ; discourant des effets et des causes, elle ne sait rien, n’explique rien, ne conclut rien. Ce que l’on a décoré du nom de lois économiques se réduit à quelques généralités triviales, auxquelles on a cru donner un air de profondeur en les revêtant d’un style précieux et argot ; quant aux solutions que les économistes ont essayées des problèmes sociaux, tout ce que l’on en peut dire est que, si leurs élucubrations sortent parfois du niais, c’est pour tomber aussitôt dans l’absurde. Depuis vingt-cinq ans l’économie politique, comme un épais brouillard, pèse sur la France, arrêtant l’essor des esprits et comprimant la liberté.
Toute création industrielle a-t-elle une valeur vénale, absolue, immuable, partant légitime et vraie ? – Oui.
Tout produit de l’homme peut-il être échangé contre un produit l’homme ? – Oui encore.
Combien de clous vaut une paire de sabots ?
Si nous pouvions résoudre cet effrayant problème, nous aurions la clé du système social que l’humanité cherche depuis six mille ans. Devant ce problème, l’économiste se confond et recule ; le paysan qui ne sait ni lire ni écrire répond sans broncher : Autant qu’on en peut faire dans le même temps et avec la même dépense.
La valeur absolue d’une chose est donc ce qu’elle coûte de temps et de dépense : combien vaut un diamant qui n’a coûté que d’être ramassé sur le sable ? – Rien ; ce n’est pas un produit de l’homme. – Combien vaudra-t-il quand il aura été taillé et monté ? – Le temps et les dépenses qu’il aura coûtés à l’ouvrier. – Pourquoi donc se vend-il si cher ? – Parce que les hommes ne sont pas libres. La société doit régler les échanges et la distribution des choses les plus rares, comme celle des choses les plus communes, de façon que chacun puisse y prendre part et en jouir. – Qu’est-ce donc que la valeur d’opinion ? – Un mensonge, une injustice et un vol.
D’après cela, il est aisé d’accorder tout le monde. Si le moyen terme que nous cherchons entre une valeur infinie et une valeur nulle s’exprime, pour chaque produit, par la somme de temps et de dépense que ce produit coûte, un poème qui aurait coûté à son auteur trente ans de travail et 10,000 francs de frais en voyages, livres, etc., doit être payé par trente années des appointements ordinaires d’un travailleur, plus 10,000 fr. d’indemnités. Supposons que la somme totale soit de 50,000 fr. ; si la société qui acquiert le chef-d’œuvre comprend un million d’hommes, je dois pour ma part 5 centimes.
Ceci donne lieu à quelques observations.
1o Le même produit, à différentes époques, et dans différents lieux, peut coûter plus ou moins de temps et de dépenses ; sous ce rapport, il est vrai que la valeur est une quantité variable. Mais cette variation n’est point celle des économistes, qui, dans les causes de variation des valeurs, confondent les moyens de production, et le goût, le caprice, la mode, l’opinion. En un mot, la valeur vraie d’une chose est invariable dans son expression algébrique, bien qu’elle puisse varier dans son expression monétaire.
2o Tout produit demandé doit être payé ce qu’il a coûté de temps et de dépenses, ni plus ni moins : tout produit non demandé est une perte pour le producteur, une non-valeur commerciale.
3o L’ignorance du principe d’évaluation, et, dans beaucoup de circonstances, la difficulté de l’appliquer, est la source des fraudes commerciales, et l’une des causes les plus puissantes de l’inégalité des fortunes.
4o Pour payer certaines industries, certains produits, il faut une société d’autant plus nombreuse que les talents sont plus rares, les produits plus coûteux, les arts et les sciences plus multipliés dans leurs espèces. Si, par exemple, une société de 50 laboureurs peut entretenir un maître d’école, il faut qu’ils soient 100 pour avoir un cordonnier, 150 pour faire vivre un maréchal, 200 pour un tailleur, etc. Si le nombre des laboureurs s’élève à 1,000, 10,000, 100,000, etc., à mesure que leur nombre augmente, il faut que celui des fonctionnaires de première nécessité augmente dans la même proportion : en sorte que les fonctions les plus hautes ne deviennent possibles que dans les sociétés les plus puissantes[4]. En cela seul consiste la distinction des capacités : le caractère du génie, le sceau de sa gloire, est de ne pouvoir naître et se développer qu’au sein d’une nationalité immense. Mais cette condition physiologique du génie n’ajoute rien à ses droits sociaux : loin de là, le retardement de son apparition démontre que, dans l’ordre économique et civil, la plus haute intelligence est soumise à l’égalité des biens, égalité qui lui est antérieure et dont elle forme le couronnement.
Cela est dur à notre orgueil, mais cela est d’une inexorable vérité. Et ici la psychologie vient appuyer l’économie sociale, en nous faisant comprendre qu’entre une récompense matérielle et le talent, il n’existe pas de commune mesure ; que, sous ce rapport, la condition de tous les producteurs est égale ; conséquemment, que toute comparaison entre eux et toute distinction de fortunes est impossible.
En effet, tout ouvrage sortant des mains de l’homme, comparé à la matière brute dont il est formé, est d’un prix inestimable : à cet égard, la distance est aussi grande entre une paire de sabots et un tronc de noyer, qu’entre une statue de Scopas et un bloc de marbre. Le génie du plus simple artisan l’emporte autant sur les matériaux qu’il exploite, que l’esprit d’un Newton sur les sphères inertes dont il calcule les distances, les masses et les révolutions. Vous demandez pour le talent et le génie la proportionnalité des honneurs et des biens : évaluez-moi le talent d’un bûcheron, et je vous évaluerai celui d’un Homère. Si quelque chose peut solder l’intelligence, c’est l’intelligence. C’est ce qui arrive quand de producteurs d’ordres divers se paient un tribut réciproque d’admiration et d’éloges. Mais s’agit-il d’un échange de produits, dans le but de satisfaire des besoins mutuels ? cet échange ne peut s’effectuer que sous la raison d’une économie indifférente aux considérations de talent et de génie, et dont les lois se déduisent, non d’une vague et insignifiante admiration, mais d’une juste balance entre le doit et l’avoir, en un mot de l’arithmétique commerciale.
Or, afin que l’on ne s’imagine pas que la liberté d’acheter et de vendre fait toute la raison de l’égalité des salaires, et que la société n’a de refuge contre la supériorité du talent que dans une certaine force d’inertie qui n’a rien de commun avec le droit, je vais expliquer pourquoi la même rétribution solde toutes les capacités, pourquoi la même différence de salaire est une injustice. Je montrerai, inhérente au talent, l’obligation de fléchir sous le niveau social ; et, sur la supériorité même du génie, je jetterai le fondement de l’égalité des fortunes. J’ai donné tout à l’heure la raison négative de l’égalité des salaires entre toutes les capacités, je vais maintenant en donner la raison directe et positive.
Écoutons d’abord l’économiste : il y a toujours plaisir à voir comment il raisonne et sait être juste. Sans lui, d’ailleurs, sans ses réjouissantes bévues et ses mirifiques arguments, nous n’apprendrions rien. L’égalité, si odieuse à l’économiste, doit tout à l’économie politique.
« Lorsque la famille d’un médecin (le texte porte d’un avocat, ce qui n’est pas d’aussi bon exemple) a dépensé pour son éducation 40,000 fr., on peut regarder cette somme comme placée à fonds perdu sur sa tête. Il est permis dès lors de la considérer comme devant rapporter annuellement 4,000 fr. Si le médecin en gagne 30, il reste donc 26,000 fr. pour le revenu de son talent personnel donné par la nature. À ce compte, si l’on évalue au denier dix ce fonds naturel, il se monte à 260,000 fr., et le capital que lui ont donné ses parents en fournissant aux frais de son étude, à 40,000 fr. Ces deux fonds réunis composent sa fortune. » (Say, Cours complet, etc.).
Say fait de la fortune du médecin deux parts : l’une se compose du capital qui a payé son éducation, l’autre figure son talent personnel. Cette division est juste : elle est conforme à la nature des choses ; elle est universellement admise ; elle sert de majeure au grand argument de l’inégalité des capacités. J’admets sans réserve cette majeure : voyons les conséquences.
1o Say porte à l’avoir du médecin les 40,000 fr. qu’a coûté son éducation : ces 40,000 fr. doivent être portés à son débit. Car, si cette dépense a été faite pour lui, elle n’a pas été faite par lui : donc, bien loin de s’approprier ces 40,000 fr., le médecin doit les prélever sur son produit, et les rembourser à qui de droit. Remarquons, au reste, que Say parle de revenu, au lieu de dire remboursement, raisonnant d’après le faux principe que les capitaux sont productifs. Ainsi, la dépense faite pour l’éducation d’un talent est une dette contractée par ce même talent : par cela seul qu’il existe, il se trouve débiteur d’une somme égale à ce qu’il a coûté de produire. Cela est si vrai, si éloigné de toute subtilité, que si dans une famille l’éducation d’un enfant a coûté le double ou le triple de celle de ses frères, ceux-ci sont en droit d’exercer une reprise proportionnelle sur l’héritage commun avant de partager la succession. Cela ne souffre aucune difficulté dans une tutelle, lorsque les biens s’administrent au nom des mineurs.
2o Ce que je viens de dire de l’obligation contractée par le talent de rembourser les frais de son éducation, l’économiste n’en est point embarrassé : l’homme de talent, héritant de sa famille, hérite aussi de la créance de 40,000 fr. qui pèse sur lui, et en devient conséquemment propriétaire. Nous sortons du droit du talent pour retomber dans le droit d’occupation, et toutes les questions que nous avons posées au chapitre II se représentent : Qu’est-ce que le droit d’occupation ? qu’est-ce que l’héritage ? Le droit de succession est-il un droit de cumul, ou seulement un droit d’option ? De qui le père du médecin tenait-il sa fortune ? Était-il propriétaire, ou seulement usufruitier ? S’il était riche, qu’on explique sa richesse ; s’il était pauvre, comment a-t-il pu subvenir à une dépense si considérable ? s’il a reçu des secours, comment ces secours produiraient-ils en faveur de l’obligé un privilége contre ses bienfaiteurs ? etc.
3o « Restent 26,000 fr. pour le revenu du talent personnel donné par la nature. » (Say, supr. cit.) Partant de là, Say conclut que le talent de notre médecin équivaut à un capital de 260,000 fr. Cet habile calculateur prend une conséquence pour un principe : ce n’est pas le gain qui doit évaluer le talent ; c’est au contraire par le talent que doivent être évalués les honoraires ; car il peut arriver qu’avec tout son mérite, le médecin en question ne gagne rien du tout : faudra-t-il en conclure que le talent ou la fortune de ce médecin équivaut à zéro ? Telle serait pourtant la conséquence du raisonnement de Say, conséquence évidemment absurde.
Or l’évaluation en espèces d’un talent quelconque est chose impossible, puisque le talent et les écus sont des quantités incommensurables. Sur quelle raison plausible prouverait-on qu’un médecin doit gagner le double, le triple ou le centuple d’un paysan ? Difficulté inextricable, qui ne fut jamais résolue que par l’avarice, la nécessité, l’oppression. Ce n’est pas ainsi que doit être déterminé le droit du talent. Mais comment faire cette détermination ?
4o Je dis d’abord que le médecin ne peut être traité moins favorablement que tout autre producteur, qu’il ne peut rester au-dessous de l’égalité : je ne m’arrêterai point à le démontrer. Mais j’ajoute qu’il ne peut pas davantage s’élever au-dessus de cette même égalité, parce que son talent est une propriété collective qu’il n’a point payée et dont il reste perpétuellement débiteur.
De même que la création de tout instrument de production est le résultat d’une force collective, de même aussi le talent et la science dans un homme sont le produit de l’intelligence universelle et d’une science générale lentement accumulée par une multitude de maîtres, et moyennant le secours d’une multitude d’industries inférieures. Quand le médecin a payé ses professeurs, ses livres, ses diplômes et soldé toutes ses dépenses, il n’a pas plus payé son talent que le capitaliste n’a payé son domaine et son château en salariant ses ouvriers. L’homme de talent a contribué à produire en lui-même un instrument utile : il en est donc co-possesseur ; il n’en est pas le propriétaire. Il y a tout à la fois en lui un travailleur libre et un capital social accumulé : comme travailleur, il est préposé à l’usage d’un instrument, à la direction d’une machine, qui est sa propre capacité ; comme capital, il ne s’appartient pas, il ne s’exploite pas lui-même, mais pour les autres.
On trouverait plutôt dans le talent des motifs de rabaisser son salaire que de l’élever au-dessus de la condition commune, si, de son côté, le talent ne trouvait dans son excellence un refuge contre le reproche des sacrifices qu’il exige. Tout producteur reçoit une éducation, tout travailleur est un talent, une capacité, c’est-à-dire une propriété collective, mais dont la création n’est pas également coûteuse. Peu de maîtres, peu d’années, peu de souvenirs traditionnels sont nécessaires pour former le cultivateur et l’artisan : l’effort générateur et, si j’ose employer ce langage, la durée de la gestation sociale, sont en raison de la sublimité des capacités. Mais tandis que le médecin, le poète, l’artiste, le savant produisent peu et tard, la production du laboureur est beaucoup moins chanceuse et n’attend pas le nombre des années. Quelle que soit donc la capacité d’un homme, dès que cette capacité est créée, il ne s’appartient plus ; semblable à la matière qu’une main Industrieuse façonne, il avait la faculté de devenir, la société l’a fait être. Le vase dira-t-il au potier : Je suis ce que je suis, et je ne te dois rien ?
L’artiste, le savant, le poète reçoivent leur juste récompense par cela seul que la société leur permet de se livrer exclusivement à la science et à l’art : de sorte qu’en réalité ils ne travaillent pas pour eux, mais pour la société qui les crée et qui les dispense de tout autre contingent. La société peut à la rigueur se passer de prose et de vers, de musique et de peinture, de savoir comme vont lune, étoile polaire ; elle ne peut se passer un seul jour de nourriture et de logement.
Sans doute, l’homme ne vit pas seulement de pain ; il doit encore, selon l’Évangile, vivre de la parole de Dieu, c’est-à-dire aimer le bien et le pratiquer, connaître et admirer le beau, étudier les merveilles de la nature. Mais pour cultiver son âme, il faut bien qu’il commence par entretenir son corps : ce dernier devoir l’emporte autant par la nécessité que l’autre l’emporte par la noblesse. S’il est glorieux de charmer et d’instruire les hommes, il est honorable aussi de les nourrir. Lors donc que la société, fidèle au principe de la division du travail, confie une mission d’art ou de science à l’un de ses membres, en lui faisant quitter le travail commun, elle lui doit une indemnité pour tout ce qu’elle l’empêche de produire industriellement, mais elle ne lui doit que cela. S’il exigeait davantage, la société, en refusant ses services, réduirait ses prétentions au néant. Alors obligé, pour vivre, de se livrer à un travail auquel la nature ne l’a pas destiné, l’homme de génie sentirait sa faiblesse et s’abîmerait dans la pire des existences.
On raconte qu’une célèbre cantatrice ayant demandé à l’impératrice de Russie, Catherine II, vingt mille roubles : – C’est plus que je ne donne à mes feld-maréchaux, dit Catherine. – Votre Majesté, répliqua l’autre, n’a qu’à faire chanter ses feld-maréchaux.
Si la France, plus puissante que Catherine II, disait à mademoiselle Rachel : Vous jouerez pour 100 louis, ou vous filerez du coton ; à M. Duprez : Vous chanterez pour 2,400 fr., ou vous irez à la vigne : pense-t-on que la tragédienne Rachel et le chanteur Duprez abandonnassent le théâtre ? Ils s’en repentiraient les premiers.
Mademoiselle Rachel reçoit, dit-on, de la Comédie-Française, 60,000 fr. par année : pour un talent comme le sien, c’est un petit honoraire. Pourquoi pas 100,000 fr., 200.000 fr. ? pourquoi pas une liste civile ? Quelle mesquinerie ! est-ce qu’on marchande avec une artiste comme mademoiselle Rachel.
On répond que l’administration ne pourrait donner davantage sans se mettre en perte : que l’on convient du talent supérieur de la jeune sociétaire ; mais qu’en réglant ses appointements, il a fallu considérer aussi le bordereau des recettes et les dépenses de la compagnie.
Tout cela est juste, mais tout cela confirme ce que j’ai dit, savoir : que le talent d’un artiste peut être infini, mais que ses prétentions mercenaires sont nécessairement bornées, d’un côté, par l’utilité qu’il produit à la société qui le salarie ; de l’autre, par les ressources de cette même société ; en d’autres termes, que la demande du vendeur est balancée par le droit de l’acheteur.
Mademoiselle Rachel, dit-on, procure au Théâtre-Français pour plus de 60,000 fr. de recettes. J’en demeure d’accord : mais alors je prends le théâtre à partie : sur qui le Théâtre-Français lève-t-il cet impôt ? – Sur des curieux parfaitement libres. – Oui, mais les ouvriers, les locataires, fermiers, emprunteurs à rente et sur gage, auxquels ces curieux reprennent tout ce qu’ils payent à la comédie, sont-ils libres ? et lorsque la meilleure part de leur produit se consomme sans eux au spectacle, m’assurerez-vous que leurs familles ne manquent de rien ? Jusqu’à ce que le peuple français, délibérant sur les traitements à accorder à tous les artistes, savants et fonctionnaires publics, ait nettement exprimé sa volonté et jugé en connaissance de cause, les appointements de mademoiselle Rachel et de tous ses pareils seront une contribution forcée, arrachée par la violence, pour récompenser l’orgueil et entretenir le libertinage.
C’est parce que nous ne sommes ni libres, ni suffisamment éclairés, que nous subissons des marchés de dupes, que le travailleur acquitte les traites que le prestige du pouvoir et l’égoïsme du talent tirent sur la curiosité de l’oisif, et que nous avons le perpétuel scandale de ces inégalités monstrueuses, encouragées et applaudies par l’opinion.
La nation entière, et la nation seule, paye ses auteurs, ses savants, ses artistes, ses fonctionnaires, quelles que soient les mains par lesquelles leurs appointements leur arrivent. Sur quel pied doit-elle les payer ? sur le pied de l’égalité. Je l’ai prouvé par l’appréciation des talents ; je le confirmerai, dans le chapitre suivant, par l’impossibilité de toute inégalité sociale.
Qu’avons-nous démontré par tout ce qui précède ? des choses si simples, que vraiment elles en sont bêtes :
Que, comme le voyageur ne s’approprie pas la grande route sur laquelle il passe, de même le laboureur ne s’approprie pas le champ sur lequel il sème ;
Que si, néanmoins, par le fait de son industrie, un travailleur peut s’approprier la matière qu’il exploite, tout exploiteur en devient, au même titre, propriétaire ;
Que tout capital, soit matériel, soit intellectuel ! étant une œuvre collective, forme par conséquent une propriété collective ;
Que le fort n’a pas droit d’empêcher par ses envahissements le travail du faible, ni l’habile de surprendre la bonne foi du simple ;
Enfin, que nul ne peut être forcé d’acheter ce dont il n’a pas envie, moins encore de payer ce qu’il n’a pas acheté : partant que la valeur échangeable d’un produit n’ayant pour mesure ni l’opinion de l’acheteur ni celle du vendeur, mais la somme de temps et de dépenses qu’il a coûté, la propriété de chacun reste toujours égale.
Ne sont-ce pas là des vérités bien niaises ? Eh bien ! si niaises qu’elles vous semblent, lecteur, vous en verrez d’autres qui les surpasseront encore en platitude et niaiserie. Car nous marchons à rebours des géomètres : pour eux, à mesure qu’ils avancent, les problèmes deviennent de plus en plus difficiles ; nous, au contraire, après avoir commencé par les propositions les plus abstruses, nous finirons par les axiomes.
Mais il faut, pour terminer ce chapitre, que j’expose encore une de ces vérités exorbitantes comme jamais n’en découvrirent ni jurisconsultes ni économistes.
§ 8. Que, dans l’ordre de la justice, le travail détruit la propriété.
Cette proposition est la conséquence des deux précédents paragraphes, que nous allons d’abord résumer.
L’homme isolé ne peut subvenir qu’à une très petite partie de ses besoins ; toute sa puissance est dans la société et dans la combinaison intelligente de l’effort universel. La division et la simultanéité du travail multiplie la quantité et la variété des produits ; la spécialité des fonctions augmente la qualité des choses consommables.
Pas un homme donc qui ne vive du produit de plusieurs milliers d’industriels différents : pas un travailleur qui ne reçoive de la société tout entière sa consommation, et, avec sa consommation, les moyens de reproduire. Qui oserait dire, en effet : Je produis seul ce que je consomme, je n’ai besoin de qui que ce soit ? Le laboureur, que les anciens économistes regardaient comme le seul vrai producteur ; le laboureur, logé, meublé, vêtu, nourri, secouru par le maçon, le menuisier, le tailleur, le meunier, le boulanger, le boucher, l’épicier, le forgeron, etc., le laboureur, dis-je, peut-il se flatter de produire seul ?
La consommation est donnée à chacun par tout le monde ; la même raison fait que la production de chacun suppose la production de tous. Un produit ne va pas sans un autre produit ; une industrie isolée est une chose impossible. Quelle serait la récolte du laboureur, si d’autres ne fabriquaient pour lui granges, voitures, charrues, habits, etc. ? Que ferait le savant sans le libraire, l’imprimeur sans le fondeur et le mécanicien, ceux-ci à leur tour sans une foule d’autres industriels ?… Ne prolongeons pas cette énumération, trop facile à étendre, de peur qu’on ne nous accuse de donner dans le lieu commun. Toutes les industries se réunissent, par des rapports mutuels, en un faisceau unique ; toutes les productions se servent réciproquement de fin et de moyen ; toutes les variétés de talents ne sont qu’une série de métamorphoses de l’inférieur au supérieur.
Or, ce fait incontestable et incontesté de la participation générale à chaque espèce de produit, a pour résultat de rendre communes toutes les productions particulières : de telle sorte que chaque produit, sortant des mains du producteur, se trouve d’avance frappé d’hypothèque par la société. Le producteur lui-même n’a droit à son produit que pour une fraction dont le dénominateur est égal au nombre des individus dont la société se compose. Il est vrai qu’en revanche, ce même producteur a droit sur tous les produits différents du sien, en sorte que l’action hypothécaire lui est acquise contre tous, de même qu’elle est donnée à tous contre lui ; mais ne voit-on pas que cette réciprocité d’hypothèques, bien loin de permettre la propriété, détruit jusqu’à la possession ? Le travailleur n’est pas même possesseur de son produit ; à peine l’a-t-il achevé, que la société le réclame.
Mais, dira-t-on, quand cela serait, quand même le produit n’appartiendrait pas au producteur, puisque la société donne à chaque travailleur un équivalent de son produit, c’est cet équivalent, ce salaire, cette récompense, cet appointement, qui devient propriété. Nierez-vous que cette propriété ne soit enfin légitime ? Et si le travailleur, au lieu de consommer entièrement son salaire, fait des économies, qui donc osera les lui disputer ?
Le travailleur n’est pas même propriétaire du prix de son travail, et n’en a pas l’absolue disposition. Ne nous laissons point aveugler par une fausse justice : ce qui est accordé au travailleur en échange de son produit ne lui est pas donné comme récompense d’un travail fait, mais comme fourniture et avance d’un travail à faire. Nous consommons avant de produire : le travailleur, à la fin du jour, peut dire : J’ai payé ma dépense d’hier ; demain, je payerai ma dépense d’aujourd’hui. À chaque instant de sa vie, le sociétaire est en avance à son compte courant ; il meurt sans avoir pu s’acquitter : comment pourrait-il se faire un pécule ?
On parle d’économies : style de propriétaire. Sous un régime d’égalité, toute épargne qui n’a pas pour objet une reproduction ultérieure ou une jouissance est impossible : pourquoi ? parce que cette épargne ne pouvant être capitalisée, se trouve dès ce moment sans but, et n’a plus de cause finale. Ceci s’entendra mieux à la lecture du chapitre suivant.
Concluons :
Le travailleur est, à l’égard de la société, un débiteur qui meurt nécessairement insolvable : le propriétaire est un dépositaire infidèle qui nie le dépôt commis à sa garde, et veut se faire payer les jours, mois et années de son gardiennage.
Les principes que nous venons d’exposer pouvant paraître encore trop métaphysiques à certains lecteurs, je vais les reproduire sous une forme plus concrète, saisissable aux cerveaux les plus denses, et féconde en conséquences du plus grand intérêt.
Jusqu’ici j’ai considéré la propriété comme faculté d’exclusion, je vais l’examiner comme faculté d’envahissement.
- ↑ Précaire, de precor, je prie, parce que l’acte de concession marquait expressément que le seigneur avait concédé aux prières de ses hommes ou serfs la permission de travailler.
- ↑ D’après Saint-Simon le prêtre saint-simonien devait déterminer la capacité de chacun en vertu de son infaillibilité pontificale ; imitation de l’Église romaine : d’après Fourier, les rangs et les mérites seraient désignés par le vote et l’élection ; imitation du régime constitutionnel. Évidemment le grand homme s’est moqué du lecteur ; il n’a pas voulu dire son secret.
- ↑ Je ne conçois pas comment, pour justifier l’inégalité des conditions, l’on ose alléguer la bassesse d’inclinations et de génie de certains hommes. D’où vient cette honteuse dégradation du cœur et de l’esprit dont nous voyons tant de victimes, si ce n’est de la misère et de l’abjection où la propriété les rejette ? La propriété fait l’homme eunuque, puis elle lui reproche de n’être qu’un bois desséché, un arbre stérile.
- ↑ Combien faut-il de citoyens pour salarier un professeur de philosophie ? 35 millions. Combien pour un économiste ? 2 milliards. Et pour un homme de lettres, qui n’est ni savant, ni artiste, ni philosophe, ni économiste, et qui écrit des romans en feuilletons ? Aucun.