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VI

LA VRAIE VIE


Luc. X, 1, 2, 3, 4 ; Matth. X, 16 ; Marc. VI, 10, 11 ; Matth. X, 19, 22, 23, 26-31 ; Luc. XII, 39, 51, 52, 54 ; XIV, 26.


… Jésus choisit soixante-dix de ses disciples et les envoya dans toutes les villes et dans tous les lieux où lui-même devait aller plus tard. Il leur disait : « Bien des hommes ne connaissent pas le bonheur de la vraie vie. J’ai pitié de tous et je voudrais leur apprendre ce que je sais ; mais de même que le maître du champ ne peut moissonner tout son champ, je n’aurai pas le temps d’enseigner partout. Allez par toutes les villes et partout où vous serez, prêchez l’observance de la volonté du Père.

« Dites que la volonté du Père est de ne pas se fâcher, de ne pas se livrer à la débauche, ne pas jurer, ne pas s’opposer au mal par la violence, et de ne pas faire de différence entre les hommes. C’est pourquoi observez vous-mêmes ces commandements.

« Allez ! Je vous envoie comme des agneaux au milieu de loups. Soyez prudents comme des serpents et purs comme des colombes. Avant tout, n’ayez rien à vous, ne portez rien avec vous : ni sac, ni pain, ni argent ; ayez seulement sur vous vos habits et vos souliers. Puis, ne faites point de différence entre les hommes, et ne choisissez pas la maison où vous voulez vous arrêter. Quelle que soit la maison où vous êtes entres, restez-y. Quand vous êtes entrés, saluez les maîtres de la maison. Si on vous accueille, restez ; sinon, allez dans une autre maison.

« Pour ce que vous direz, vous serez haïs et persécutés. Mais quand on vous chassera, allez dans une autre ville, et si on vous chasse encore, allez dans une autre encore. On vous persécutera comme le loup persécute les brebis ; mais ne craignez rien. On vous conduira devant les juges, et on vous jugera, et on vous fustigera, et on vous conduira devant les chefs pour que vous vous justifiiez devant eux. Et lorsqu’on vous conduira devant les juges, ne vous effrayez pas et ne vous préoccupez pas à l’avance de ce que vous direz. L’esprit du Père vous inspirera ce que vous aurez à dire. Et vous n’aurez pas achevé d’aller par toutes les villes que déjà les hommes auront compris votre doctrine et s’y seront convertis.

« Ainsi, ne craignez rien. Ce qui est caché dans l’âme des hommes finira par se révéler. Ce que vous direz à deux ou à trois se répandra parmi des milliers. Mais surtout ne craignez pas ceux qui peuvent tuer votre corps : ils ne peuvent rien faire à votre âme. Ne les craignez donc pas ; mais craignez ce qui peut tuer corps et âme, si vous n’accomplissez pas la volonté de Dieu. On a cinq passereaux pour une, et néanmoins pas un seul ne meurt sans la volonté du Père. Même un cheveu ne tombe pas de la tête sans la volonté du Père. Vous n’avez donc rien à craindre, puisque vous êtes sous le pouvoir du Père.

« Tous ne croiront pas à ma doctrine. Ceux qui n’y croiront pas la haïront, car elle leur retire ce qu’ils aiment. Comme le feu, ma doctrine incendiera le monde. Elle suscitera la discorde dans le monde. La division pénétrera dans chaque maison ; le père se séparera du fils, et le fils du père ; la mère de la fille, et la fille de la mère ; toute la famille sera divisée : d’un côté seront ceux qui auront compris ma doctrine, de l’autre ceux qui la détesteront et tueront mes disciples. Donc pour celui qui veut être mon disciple, il n’y aura ni père, ni mère, ni femme, ni enfants, ni fortune ; sa vie même ne saurait plus avoir d’importance. »


Rien ne définit mieux le véritable sens de l’enseignement de Jésus que ces paroles à ses disciples au moment où il les envoie prêcher sa doctrine, paroles répétées par les trois évangélistes. Si ce sens était celui que lui attribue l’Église, tout ce discours serait incompréhensible.

Pourquoi, en effet, persécuter et tuer les disciples qui répandent la doctrine de paix, de pureté corporelle, de pardon envers ses ennemis et annoncent enfin l’envoi du Fils de Dieu sur la terre. On ne saurait s’imaginer des gens aussi sots ou aussi désœuvrés qui voudraient prendre la peine de persécuter et de molester ceux qui prêchent des règles aussi morales, ou qui ont la fantaisie de proclamer tel individu Fils de Dieu. Cela ne gênait personne.

Si même ç’avait été une doctrine morale, bonne mais paradoxale et obscure, comme la représentent les historiens libres penseurs, il n’y avait pas plus de raison de persécuter ses partisans. Si on l’interprétait comme ayant pour but d’annoncer que Dieu envoyait son fils sur la terre pour racheter le genre humain, il y aurait encore moins de motifs de se fâcher contre des gens qui se l’imaginaient et y trouvaient du plaisir. Si ç’avait été la dénonciation de la loi juive, il n’y aurait pas eu lieu non plus à persécuter, surtout de la part des non-Juifs. Or, les persécuteurs, alors comme aujourd’hui, n’étaient pas Juifs. Si ç’avait été une doctrine politique, une révolte contre les riches et les puissants, elle eût été étouffée, alors comme aujourd’hui, par les puissants, et elle eût été oubliée depuis longtemps ; or, cela n’est pas.

Mais on comprendra les persécutions qu’ont souffert Jésus et ses premiers disciples ainsi que tous ceux qui ont, par la suite, propagé la doctrine, lorsqu’on aura perçu le véritable sens de cette doctrine tel qu’il est exprimé dans le sermon sur la Montagne et dans tout l’Évangile. On comprendra ces persécutions lorsqu’on se souviendra que Jésus interdit catégoriquement toute sorte d’assassinats ; non seulement l’assassinat, mais même la résistance au mal par la violence, qu’il détend le serment, (acte si insignifiant en apparence et qui conduit cependant aux plus horribles abus de la force), défend de juger, c’est-à-dire de punir, défend toute spoliation et, par suite, toute propriété, condamne toute division entre peuples, c’est-à-dire le fameux amour de la patrie.

On comprend aussi la discorde qui se produit dans les familles. En effet, si un membre de la famille qui accepte la doctrine refuse de prêter serment, de devenir juge, de plaider, d’obéir aux autorités, de participer à la guerre ou à la levée des impôts, d’exécuter l’ordre de punir, méprise la richesse, il est évident que cela doit jeter la discorde dans la famille si les autres membres n’ont pas adopté la doctrine.

Jésus le prévoyait bien et il disait que sa doctrine était l’étincelle qui allumera la conscience divine dans le cœur des hommes, et qu’une fois enflammée, elle ne saurait plus s’éteindre. Il prévoyait que les habitants de chaque maison se diviseront. Les uns seront touchés par le feu sacré, tandis que les autres chercheront à éteindre ce feu. Et il avait hâte de voir cette flamme embraser tous les hommes.

Et le feu s’étendit, brûla, brûle encore, et brûlera toujours, tant qu’il y aura des hommes.

Si l’enseignement du Christ n’avait été qu’une simple doctrine morale indiquant la manière de se conduire dans l’état de choses existant, ses propagateurs n’auraient gêné personne et sa flamme n’aurait pas embrasé tout, mais serait seulement comparable à celle d’une bougie qui ne projetterait sa clarté que sur le petit groupe qui se trouve à proximité.

Si ç’avait été simplement une doctrine théologique assurant que Dieu était venu sur la terre pour sauver les hommes, elle eût été absolument ignorée, comme nous ignorons la religion de Zoulous, des Tchouvaschs, et personne ne s’en serait soucié. Non seulement elle n’aurait jamais rien allumé, mais elle n’aurait même pas eu de flamme.

Si elle avait été une doctrine sociale et révolutionnaire, elle aurait flambé et se serait éteinte, il y a longtemps, comme ont flambé et se sont éteintes des doctrines semblables en Chine et partout où il y a des hommes. En effet, ou bien les pauvres auraient enlevé le bien aux riches et aux puissants et de nouveau il y aurait eu des riches et puissants, ou bien ceux-ci auraient anéanti les pauvres et la flamme se serait éteinte depuis longtemps.

Or, l’étincelle ne s’est pas éteinte et ne s’éteindra jamais. Car Jésus ne parle pas des règles indiquant quelle est la meilleure façon de vivre dans la société existante, ni de celle qui spécifie comment il faut prier Dieu et ce qu’est Dieu, ni de celle qui prévoit l’organisation de la société future ; il dit simplement la vérité sur ce qu’est l’homme et en quoi consiste sa vie. Et une fois qu’il lui a fait comprendre en quoi est le sens de sa vie, celui-ci ne saurait y voir d’autre sens.

Lorsque l’homme aura compris ce qu’est la vie et ce qu’est la mort, il ne pourra plus ne pas se diriger vers la vie et ne pas fuir la mort. Sur le chemin de la vie peuvent se trouver : règles morales, Dieu, croyances humaines, organisation sociale ; celui qui a compris la vie se dirigera vers elle sans prendre garde à rien ; sans se préoccuper de la morale, de la religion et de l’organisation sociale, il en prend souci naturellement en ayant pour but la vie.

Jésus-Christ a révélé sa doctrine, non pas pour apprendre aux hommes qu’il était Dieu, non pas pour améliorer leur existence sur la terre, non pour détruire leurs autorités, mais pour montrer que dans son âme comme dans l’âme de tout homme réside la conscience divine qui est précisément la vie et qui est ennemie de tout mal. Jésus-Christ savait et répétait constamment que ce n’est point lui qui disait ce qu’il disait, mais la voix de Dieu dans l’âme de chaque homme. Et alors, en envoyant ses disciples répandre la bonne parole, Jésus-Christ leur dit : « Ne craignez rien, ne regrettez rien et ne vous préoccupez pas d’avance de ce que vous aurez à dire. Vivez de la vraie vie, elle est la compréhension de Dieu ; et lorsque vous aurez à parler, ne vous souciez de rien, l’esprit de Dieu parlera pour vous. Et vos paroles adressées à quelques-uns se répandront partout, car elles sont la vérité. »