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II

LA TENTATION DU MALIN


Matth., IV, 1, 2, 3, 7, 8 ; Luc, IV, 3, 11, 13. — Et du Jourdain, il alla dans le désert, et là il reconnut la force de l’esprit. — Jésus passa dans le désert quarante jours et quarante nuits sans boire ni manger. — Et la voix de la chair parla en lui : si tu étais le fils du Dieu tout-puissant, tu pourrais à ta volonté faire du pain avec des pierres ; mais tu ne peux pas le faire, donc tu n’es pas le fils de Dieu. — Mais Jésus se dit : si je ne puis pas faire du pain avec des pierres, c’est que je ne suis pas le fils du Dieu-chair, mais fils du Dieu-esprit. Je ne suis pas vivant par le pain mais par l’esprit. Et mon esprit peut mépriser la chair.

Mais la faim le tourmenta quand même ; alors la voix de la chair lui dit encore : Si tu es vivant seulement par l’esprit et peux mépriser la chair, tu peux donc te libérer de la chair et ton esprit demeurera vivant. — Et il lui sembla qu’il se tenait sur le toit du temple et que la voix de la chair lui disait : Si tu es le fils de Dieu-esprit, jette-toi en bas, tu ne périras pas ; une force invisible te protégera, te soutiendra et te préservera de tout mal. — Mais Jésus se dit : Je puis mépriser la chair, mais je ne puis m’en affranchir : car je suis né esprit dans la chair. Telle a été la volonté du Père de mon esprit, et je ne puis l’enfreindre.

Alors la voix de la chair lui dit : Si tu ne peux pas résister à la volonté de ton père pour ne pas te jeter en bas et de te libérer de la vie, tu ne peux pas également lui résister en ayant faim alors que tu peux manger. Tu ne peux mépriser les désirs de ta chair : ils sont en toi et tu dois leur obéir. — Et Jésus vit devant lui tous les royaumes de la terrer et tous les hommes tels qu’ils vivent, travaillant pour satisfaire la chair. Alors la voix de la chair lui dit : Regarde comme ils travaillent tous pour moi et comme je leur donne à tous ce qu’ils veulent. Si tu veux travailler pour moi, tu en auras autant. — Mais Jésus se dit : Mon père n’est pas chair, mais esprit. C’est par lui que je vis, je le sens toujours en moi ; lui seul, je vénère ; pour lui seul, je travaille et de lui seul j’attends le salaire.

Alors la tentation cessa et Jésus reconnut la force de l’esprit.


Il y est question du Christ et de son ennemi que recèle chaque homme, de la lutte intérieure sans laquelle aucun être ne saurait exister.

L’auteur veut évidemment exprimer par des moyens simples les pensées de Jésus. À cet effet, il doit le faire parler ; mais comme il est seul, il le fait s’entretenir avec lui-même et il appelle la première voix celle de Jésus-Christ, l’autre voix le diable, c’est-à-dire le malin, le tentateur.

Il est clair, pour tout homme qui n’est pas hypnotisé par l’interprétation ecclésiastique, que les paroles attribuées au tentateur sont simplement la voix de la chair en opposition avec l’état d’esprit dans lequel Jésus se trouvait après le sermon de Jean.

Les trois tentations symbolisent la lutte intérieure qui agite l’âme de tout homme.

Jésus a trente ans. Il se considère fils de Dieu. C’est tout ce que nous savons de lui à l’époque où il entend le sermon de Jean. Jean prêche que le royaume céleste est descendu sur terre ; qu’il faut, pour y entrer, se purifier non seulement par l’eau mais encore par l’esprit. Il ne promet aucun événement extérieur insolite.

L’avènement du règne céleste ne sera accompagné d’aucun signe extérieur. Le seul qui se manifestera sera une purification immatérielle, celle de l’esprit.

Tout pénétré de l’idée de cet esprit, Jésus se retire dans le désert. Il considère Dieu comme son Père, il est fils de Dieu ; et pour que son Père soit dans le monde et en lui-même, il doit trouver l’esprit qui va purifier le monde et lui-même. Pour éprouver cet esprit, il se soumet à sa tentation, s’éloigne des hommes, s’isole dans le désert. Là il souffre de la faim. Tout en ayant conscience de sa spiritualité et de son origine divine, il a faim et en souffre.

Alors la voix de la chair lui dit : « Si tu es fils de Dieu, fais à ta volonté du pain avec des pierres. » Dès l’abord, la voix de la chair veut montrer à Jésus la fausseté de sa conviction qu’il est un être spirituel et fils de Dieu. « Tu dis que toi, fils de Dieu, tu t’es retiré dans le désert afin de te libérer des désirs de la chair. Or, ces désirs te tourmentent, or, tu ne pourras les satisfaire ici, tu ne transformeras pas les pierres en pain. Mieux vaut donc aller là où on peut faire du pain, en faire des provisions, le porter avec toi, et le manger comme tout le monde. »

À cela Jésus répond : « Israël a vécu quarante ans dans le désert sans pain, et cependant il se nourrissait, puisque telle était la volonté divine. Donc l’homme ne vit pas de pain, mais par la volonté divine. » Alors la voix de la chair, lui faisant croire qu’il se trouve sur une hauteur, lui dit : « S’il en est ainsi et si tu ne vis que par la volonté divine, prouve-le et jette-toi en bas. Il est bien dit dans un psaume de David : — On te saisira et on ne laissera pas le mal parvenir jusqu’à toi. Pourquoi donc souffrir ? Jette-toi la tête en avant puisque le mal ne t’atteindra pas, puisque les anges te protégeront.

Les paroles du Diable : « Jette-toi en bas » sont opposées à la croyance de Jésus en Dieu. Ensuite, puisque dans le même psaume on exprime l’idée que la croyance en la volonté de Dieu évite à l’homme toute souffrance, le Diable dit encore : 1° Si l’on croit que l’homme vit par la volonté de Dieu et non par le souci qu’il a de la vie lui-même, il est inutile d’y veiller ; et 2° le croyant ne peut souffrir d’aucunes privations : ni soif ni faim, puisqu’il n’a qu’à se jeter en bas, se remettre à Dieu, et les anges viendront à son secours.

Jésus répond par le refus de se jeter en bas. « Je ne me jetterai pas, parce qu’il est dit : ne tente pas ton Dieu. »

Il cite les livres de Moïse en rappelant l’événement de Massa et de Mériba. Par là il répond aux deux réflexions du Diable ; à la voix de la chair, disant qu’il ne croit pas à Dieu s’il veille à sa sécurité : « On ne doit pas tenter Dieu ; » à l’objection que s’il croyait en Dieu il se précipiterait du sommet pour se remettre aux anges et éviter la faim, il répond qu’il ne reproche à personne sa faim comme ont fait les Juifs à Massa. Il ne désespère pas de son Dieu ; il n’a donc pas besoin de le tenter et supporte aisément la situation où il se trouve.

La troisième tentation résulte inévitablement des deux premières. Les deux commencent par les mots : « Si tu es fils de Dieu » ; la troisième n’a pas de préambule. La voix de la chair dit immédiatement à Jésus en lui montrant tous les royaumes terrestres et comment vivent les hommes : « Si tu t’inclines devant moi tu auras tout cela. » L’absence du préambule et la façon de parler, — non plus à un homme avec lequel on discute, mais à celui qui est déjà soumis, — montrent les liens de ce passage avec les précédents, si l’on a bien compris leur véritable sens.

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… La voix de la chair semble forcer Jésus à reconnaître sa puissance et l’impossibilité d’échapper à la vie de la chair ; elle dit : « Tout ton espoir en Dieu est vain ; tu l’exprimes seulement en paroles, mais en fait tu n’as pas pu et tu ne pourras pas éviter les besoins de la chair. Tu en es le fils comme tous les hommes, et puisque tu en es le fils sers-la, et travaille pour elle. Je suis l’esprit de la chair. » Jésus répond de nouveau en citant le Deutéronome (VI, 13) : « Crains ton Dieu et sers lui seul. »

La voix de la chair se tait et la puissance divine aide Jésus-Christ à éviter la tentation.

Tout ce qui devait être dit a été dit. L’interprétation de l’Église aime à présenter cet épisode comme la victoire de Jésus sur le Diable. Or, il n’y a là aucune victoire : on peut considérer le Diable autant vainqueur que le Christ. Le triomphe n’est de l’un ni de l’autre côté ; il y a seulement l’expression de deux conceptions de la vie. Et les deux sont clairement exposées. Elles sont en plus si caractéristiques que tous les systèmes philosophiques, moraux, religieux et les diverses directions qu’a prises la vie sociale dans les différentes périodes historiques ne sont que des manifestations variées de ces deux conceptions fondamentales. Dans tout entretien sur la vie et la religion, dans chaque cas de lutte intérieure de l’homme, se répètent les réflexions de l’entretien du Diable avec Jésus, autrement dit, de la voix de la chair avec la voix de l’esprit.

Ce que nous comprenons sous le terme matérialisme n’est que le développement de la thèse du Diable ; ce que nous appelons l’ascétisme est l’observance de la règle condensée dans la première réponse du Christ : L’homme n’est pas vivant par le pain.

Les sectes qui ont pour principe le suicide, la philosophie de Schopenhauer et de Hartmann ne sont que le développement du deuxième raisonnement du Diable.

Réduite à sa plus simple expression elle peut être formulée ainsi :


Le Diable. — Fils de Dieu, tu as faim ; on ne fait pas du pain avec des paroles. Parle ou ne parle pas de Dieu, le ventre demande du pain. Si tu veux vivre, travaille et fais provision de pain.

Jésus. — Ce n’est pas le pain qui fait vivre l’homme, mais Dieu ; ce n’est pas la chair, mais l’esprit qui lui donne la vie.

Le Diable. — Alors, puisque ce n’est pas la chair qui donne la vie, l’homme en est affranchi et n’a pas besoin d’écouter ses exigences, et puisque tu en es indépendant, jette-toi du sommet, les anges te saisiront en route. Mortifie ta chair ou tue-la d’un coup.

Jésus. — La vie habite le corps par la volonté de Dieu, c’est pourquoi on ne doit pas la détruire ni douter de sa nécessité.

Le Diable. — Des mots que tout cela. Tu dis : peu importe le pain, et cependant tu veux manger. Tu dis que la vie vient de Dieu, qu’elle est dans l’esprit, et cependant tu te soucies de ta chair. Le monde a été avant toi et sera après toi. Vois les hommes : ils ont toujours vécu et vivent en produisant du pain et en en faisant provision, et ils s’en approvisionnent, non pas pour un jour ni pour une année, mais pour des années ; et ils ne ramassent pas seulement le pain, mais tout ce qui est nécessaire à l’existence. Et ils ont souci d’eux pour qu’il ne leur arrive pas malheur ; et ils se protègent contre toutes les attaques. C’est ainsi que tu dois vivre également. Tu veux manger ? Travaille. Tu crains pour ton corps ? Prends-en souci. Et tu vivras bien.

Jésus. — L’homme ne vit pas par la chair, mais par Dieu. On ne doit pas en douter, et dans cette vie on doit vénérer Dieu seul et n’être qu’à son service.


Tout le raisonnement du Diable, c’est-à-dire de la chair, est irréfutable, si on se place à son point de vue. Il en est de même du Christ. La différence n’est qu’en ce fait, c’est que le raisonnement du Christ renferme également celui du Diable. Jésus comprend ce dernier raisonnement et fait reposer sur lui le sien.

Par contre, celui du Diable ne renferme pas celui du Christ, et le Diable ne comprend pas le point de vue du Christ. Cette incompréhension, commence avec la deuxième question et sa réponse : « Si tu peux vivre sans le pain nécessaire à la vie, dit le Diable, alors tu peux mépriser toute ta vie de chair, y renoncer entièrement et te précipiter de la hauteur. » « En me passant de pain, dit le Christ, je ne renie pas Dieu, tandis que je le renie en me tuant. Car la vie vient de lui : elle se manifeste en moi dans ma chair qui vient également de lui. Donc en renonçant à la vie je renonce à Dieu ; donc on peut au nom de Dieu renoncer à tout, mais non à la vie, car elle est une manifestation divine. »

Le Diable refuse de comprendre et estime son raisonnement juste. « Pourquoi peut-on renoncer au pain nécessaire à la vie, et à la vie non ? demande-t-il. Puisqu’on ne doit pas renoncer à la vie, on ne le doit pas non plus à ce qui sert à l’entretenir… C’est pourquoi tu ne peux dédaigner les appels de ta chair et tu ne serviras que moi seul, toujours et comme tous les hommes. »

Or, Jésus-Christ prend en considération ce raisonnement, comprend toute sa valeur, mais envisage la question à un autre point de vue. Il se demande : qu’est-ce donc que cette nécessité de satisfaire la chair ? et pourquoi cette lutte intérieure contre elle ? C’est la conscience que la vie est en moi, répond-il. Et cette conscience qu’est-ce donc ? La chair n’est pas la vie. Et qu’est-ce donc que la vie ? C’est quelque chose d’inconnu, mais qui, à coup sûr, ne ressemble pas à la chair ; c’est toute autre chose. Qu’est-ce donc ? C’est quelque chose qui a une autre source. C’est pourquoi, tout en reconnaissant le bien fondé du premier raisonnement relatif à la chair et à ses besoins, il se dit qu’il éprouve ceci parce qu’il vit, mais il ne vit pas parce qu’il éprouve ces besoins ; donc sa vie a une autre source, et cette source il l’appelle Dieu.

Quant au deuxième raisonnement sur l’impossibilité de négliger les besoins de la chair, Jésus, se plaçant à son point de vue, fait observer qu’il veille à sa vie, non pour préserver sa chair, mais parce qu’elle est d’essence divine, qu’elle est une manifestation de Dieu. C’est pourquoi, dans cette déduction finale sur l’obligation de travailler au profit de la chair, il est déjà en complet désaccord avec le tentateur, et il dit : c’est pourquoi il faut servir cet unique principe spirituel de la vie — Dieu.

Certes, ajoute-t-il, je resterai toujours sous la puissance de la chair, elle me rappellera toujours ses besoins, mais en outre de sa voix, je connais encore la voix de Dieu. Aussi, comme lors de sa tentation dans le désert, la voix de la chair et la voix de Dieu se heurteront dans ma vie, et je devrai, comme l’ouvrier qui attend son salaire, travailler pour l’une ou l’autre. Deux voix m’appelleront, et chacune me demandera de travailler pour elle. Et à ces appels contraires je m’efforcerai de répondre en écoutant celui de Dieu, car de lui seul j’attendrai la récompense ou le salaire.

C’est ainsi que l’esprit triomphe de la chair et que Jésus trouve l’esprit qui doit le purifier, le baptiser, pour que vienne le règne céleste. Et, certain de cet avènement, Jésus-Christ revient du désert.