Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/09

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IX

Le siècle des investigations terrestres. — La fameuse question du Labrador. — Ce qu’Henry de Puyjalon pensait de la « supposed boundary » de l’arpenteur général Dennis. — « Labrador et géographie ». — L’unification territoriale du Québec et du Labrador. — Le « Labrador Canadien », le « Labrador » ou la « Côte Nord ». — Un esprit encyclopédique. — Les trois rêves d’Henry de Puyjalon.

Le XIXe siècle fut, oserions-nous dire, le siècle des investigations terrestres. Que d’expéditions dans le vaste monde ! Et parmi tant d’explorateurs que ce siècle nous a valus, et dont plusieurs sont désormais illustres, il ne faut pas oublier les explorateurs polaires dont les buts furent certainement aussi purs que l’air des hautes latitudes où plusieurs d’entre eux dorment leur dernier sommeil. Marins, hommes de sciences, simples aventuriers, il est difficile de parler d’eux sans une admiration émue. Tous ces hommes ont merveilleusement servi la géographie, non seulement celle de ces presque légendaires régions polaires, mais toutes les contrées du globe dont les cartographes n’ont pas encore fixé l’unité géographique ou, si l’on aime mieux, l’« individu géographique ». Malheureusement la science de la géographie est restée encore trop ignorée, malgré que toutes ces investigations aient avancé nos connaissances de quelques régions de la terre, et il se trouve que le relevé des cartes du monde, devenu pour les géographes une honnête occupation, a indiqué dans les esprits scientifiques l’ignorance géographique de toujours, oserions-nous dire.

Notre province a eu, comme tant d’autres pays, son petit problème de géographie, mais, hélas ! il nous a laissés passablement indifférents. On ne nous l’a pas même laissé soupçonner à l’école, à la grande comme à la petite. Nous sommes entrés, pour ainsi dire, dans le monde sans qu’on nous ait jamais dit un mot de cette « Question du Labrador » que débattaient nos gouvernements et qui a mis dans tous les états les juges des plus hauts tribunaux de l’empire. Les professeurs, qui avaient d’autres chats à fouetter à part les cancres, n’avaient cure de ces vastes espaces, d’une richesse inouïe, qui s’étendent entre le 66e méridien, l’océan, la Baie d’Ungava, le Golfe Saint-Laurent et le Détroit de Belle-Isle, et dont on nous dépossédait tout simplement en vertu d’une « supposed boundary » dont on s’explique encore difficilement les motifs déterminants.

Et aujourd’hui encore, malgré le fameux « règlement », que connaît-on de cette « Question du Labrador » ? Indifférence parfaite sur ce sujet : nous ajouterions : ignorance absolue, même chez la majorité des gens instruits.

Mais assez « préambuler », Henry de Puyjalon n’a pas seulement étudié le Labrador Canadien sous les aspects, dirions-nous, géologique, ornithologique, zoologique et ichtyologique, mais encore au point de vue géographique et topographique. Aussi, a-t-il eu garde d’ignorer la question des frontières du Labrador qu’il a traitée avec toute l’implacable logique qui le distinguait, invoquant surtout ce qu’il appelait la « géographie précise », celle qui tient compte non seulement des formes géographiques, mais encore des évolutions et des causes qui les produisent et qui les modifient : rejetant les limites conventionnelles qu’imposent les hasards de la guerre et les conflits politiques. En d’autres termes, il prétendait que l’unification territoriale des portions similaires et liées entre elles d’un pays ne se peuvent produire qu’au profit du foyer moral et politique dominant : et, dans le cas du Labrador, ce « foyer moral et politique dominant », c’est évidemment la province de Québec. Il est tout logique que ce ne soit pas Terreneuve qui n’aurait, pour la possession du Labrador, que le droit, — très problématique — que lui donne la conformité des rochers du littoral et du nord de l’île, soit sur une distance de tout au plus douze milles, de la baie Brador à la rivière Saint-Louis. En dehors de ce « droit », géographiquement et géologiquement parlant, Terreneuve ne peut pas en avoir plus que « la parcelle n’en a sur le tout, que les bolides n’en ont sur les corps stellaires qu’ils projettent. »

Telle est l’opinion, très résumée, que formulait sur cette question du Labrador, Henry de Puyjalon dans un savant fascicule intitulé « Labrador et Géographie » qu’il publiait en 1898 à l’Imprimerie Canadienne, à Montréal. Il en profitait pour faire connaître, encore une fois, la nature des immenses ressources de cette partie du pays qu’on a enlevée à la province de Québec.

Comprendra-t-on, un jour, que chaque pays, rejetant de plus en plus les limites conventionnelles imposées par la politique, désire tout naturellement étendre son influence sur toute la région qui, se rattachant à l’unité géographique qu’il possède, se sépare nettement, par ses particularités de structure, des régions adjacentes étrangères à cette influence ? Cette manière de comprendre la propriété nationale ne semble-t-elle pas logique ? Et c’est de cette façon qu’on aurait dû comprendre la propriété du Labrador. Henry de Puyjalon, ayant exprimé carrément cette « manière de comprendre la propriété nationale, » concluait, non sans une pointe du flegme nordique qu’il avait acquis à la suite du contact qu’il eut avec les « civilisés » dans la première partie de sa vie :

« Elle aura vraisemblablement, — à sa manière — la même durée que l’individu géographique » : c’est-à-dire qu’elle se perpétuera jusqu’au jour où l’aplatissement des saillies et le remplissage des failles, ayant ramené la surface terrestre au « niveau de base » — niveau de la mer — tous les individus géographiques seront ramenés à une même unité du même ordre sur laquelle pourra régner un empereur allemand si l’aplatissement humain coïncide avec l’aplatissement du sol. »

Toutefois, en attendant l’unification territoriale du Québec et du Labrador, on devrait adopter au sujet de cette partie de notre province, les deux dénominations que décrivit M. de Puyjalon pour désigner les deux Labrador constitués par la fameuse « supposed boundary » de l’arpenteur général Dennis. Il désignait sous le nom de « Labrador canadien », toute la partie de la Côte Nord du Golfe Saint-Laurent comprise entre les Sept-Îles et le Blanc-Sablon : et par « Labrador » tout court ou « Grand Nord », la région limitée par le 66e Méridien à l’ouest et l’océan à l’est, par la Baie d’Ungava au nord, le Golfe Saint-Laurent et le Détroit de Belle-Isle au sud.

Un esprit encyclopédique est aujourd’hui un phénomène rare, car si l’univers propose à ceux qui l’observent une infinité d’énigmes, presque tous les hommes se contentent de n’en déchiffrer que quelques-unes. Mais, toute proportion gardée, il peut se rencontrer pour une parcelle de la terre, de ces esprits qui sont capables d’agir, par une technique générale, sur la plus grande partie des êtres et des choses du petit coin de terre où ils vivent et qu’ils étudient.

Dans ce sens, on peut voir dans Henry de Puyjalon un de ces esprits qui, conscients de l’unité du petit monde qu’ils habitent, souhaitent, dirions-nous, avec ces petits morceaux de sagesse curieuse que sont les sciences particulières, reconstruire une image de leur petit univers, Dans le cas qui nous occupe, le « petit univers » de notre « Grand Nord », Henry de Puyjalon en fut un interprète savant et il a écrit, dirions-nous sans exagérer, la somme des connaissances que suggère le Labrador ; une sorte de « speculum majus » qui découlait de la zoologie, de la géologie, voire de la sociologie et de la philosophie, et tiré des événements et de la vie labradorienne.

Le bagage scientifique et historique laissé par de Puyjalon n’atteint pas, il est vrai, au point de vue matériel, des hauteurs himalayennes, mais il est substantiel. Qu’on ouvre son « Histoire Naturelle » ; qu’on consulte ses manuels du chasseur et du chercheur de minéraux, voire ses « Récits du Labrador », on y trouvera tout ce qui a trait à cette vaste et riche région ; même les choses les plus futiles, pourrions-nous dire.

Connaît-on cette page dans laquelle Voltaire raconte, comment au cours d’une conversation à Trianon, on parla de l’encyclopédie de Diderot : comment le duc de Nivernais souhaita y trouver des précisions sur la chasse à la perdrix, et comment Madame de Pompadour aurait voulu y découvrir la manière de fabriquer des bas de soie ou l’art de composer du rouge et de la poudre ; enfin, comment, ayant apporté l’ouvrage, le duc de Nivernais et la duchesse de Pompadour apprirent tout ce qu’ils voulaient savoir.

C’est que nous avons instinctivement le goût d’être informés, même sur les plus petites choses… Si la ménagère a besoin de savoir une bonne recette de ragout de moniacs, cet oiseau si commun au Labrador, elle la trouvera, quelque part, dans un récit de Puyjalon, comme le pêcheur trouvera combien d’œufs une femelle de homard peut déposer à l’époque de la ponte de ces crustacés, et de quelles mœurs jouissent les lièvres et les goélands. Récits, manuels, rapports d’Henry de Puyjalon forment donc comme une précieuse encyclopédie labradorienne. Cela vaut vraiment qu’on en parle un peu et qu’on connaisse son auteur…

Voilà donc deux immenses parties du pays qui, de par les lois naturelles, eussent dû être liées entre elles et appartenir à la province de Québec, comme l’Ungava. Quel immense et riche pays ! Et, pour ce pays-là, Henry de Puyjalon, l’« Homme du Labrador », comme l’appelait l’abbé Huard, fit de beaux rêves.

Un jour, il parcourait dans son canot le littoral du Labrador canadien, et tout en pagayant, avec le soleil d’aplomb sur la tête, il pensait aux richesses géologiques que contenaient peut-être les rochers que frôlait son embarcation. Il raconte :

« En voyant ces granits, ces gneiss, ces micaschistes, en arrêtant mes yeux sur les trapps, sur les expansions porphyriques qui les recouvraient, en admirant les reflets soyeux et irisés des cristaux qui tapissent les anorthosites labradoriennes, je ne pouvais m’empêcher de penser aux minéraux précieux que ces formations recèlent toujours ».

Et il songeait aux explorateurs plus heureux que lui, et plus riches, à qui l’avenir assurait peut-être ces richesses en puissance. Le soleil baissait et le soir vint. Il pénétra dans une baie, échoua son canot, dressa sa tente, et s’installa pour la nuit. Plongé dans une douce euphorie, bercé par le doux murmure de l’eau de la baie, tout devint bientôt à ses yeux vacillant, confus, indécis : ses pensées ondoyèrent. En face de lui, sur la rive opposée de la baie, une famille de Montagnais était campée. Bientôt, dans l’obscurité grandissante, il ne pouvait apercevoir que le feu du campement qui paraissait prodigieusement éloigné… Tout à coup, il lui sembla que ce foyer de sauvages se transformait en une puissante étincelle électrique qui vint éblouir ses regards. Et telle était l’intensité de cette lumière qu’elle pénétrait la muraille rocheuse où s’appuyait sa tente. Alors s’accomplirent des transformations singulières. Les granits, les gneiss et les micaschistes se décomposaient en leurs éléments… Les feldspaths ondulaient en laves, les quartz coulaient en fleuves jaunes que les micas recouvraient comme une tente cristalline… Puis la lumière pénétra dans les entrailles de ce coin de terre d’où il aperçut, s’entrecroisant en tous sens, des filons de toutes les couleurs où le jaune dominait. Dans la texture du sable de la grève que pénétrait la fulgurante lumière, il distinguait des kaolins très purs, et dans de larges veines rouges tachées de violets surgissant du kaolin, il reconnut du cinabre : puis de la galène et de l’oxyde d’étain coulaient en filons noirs constellés de parcelles lumineuses ; et, plus loin, encastrés dans la pierre, des cristaux de molybdénite, de bismuthine, de cobalt arsenical, et des filaments d’argent natif au travers de pépites d’or pur ; enfin, des minerais de cuivre et de nickel qui se mêlaient à du fer hydraté et à des fers spathiques et oxydulés.

Le rêveur était ébloui. Tous les gisements qu’il avait cherchés pendant vingt ans étaient là, devant lui ! Il pouvait les toucher, en remplir son canot. Non, ce ne pouvait être un rêve. Il les avait vus, ces granits, ces gneiss, ces micaschistes, tout à l’heure, avant le coucher du soleil, quand il pagayait son canot. Et il savait que Celui qui avait placé là ces rochers avait également caché dans leurs entrailles les précieuses substances dont il était entouré… Tout à coup disparurent à ses yeux toutes ces précieuses matières. Mais à leur place maintenant, il y avait des amoncellements de gemmes, de grenats énormes qui jetaient des lueurs de sang : des tourmalines noires jaillissaient des rochers, et aussi des corindons, des topazes jaunes, des béryls verts et des spinelles bleus étincelant partout. Enfin, surgit, énorme, monstrueuse, une émeraude : une merveille éblouissante dont toutes les couronnes royales de la terre n’auraient pu payer la valeur.

Alors l’homme n’y tint plus. Il s’élança d’un bond vers cette merveille. Une sensation de froid humide le saisit par tout le corps. Il barbotait dans l’eau de la baie où, dans son demi-sommeil, il s’était jeté. De l’autre côté, la lueur du feu de veille des sauvages tremblotait faiblement.

C’était le rêve du géologue du Labrador Canadien…

— Et un autre soir, un soir de printemps.

Henry de Puyjalon est de garde au Phare de l’Île-aux-Perroquets. Assis au pied de la tour d’où fulgure sur le fleuve la lumière du phare, il ne cesse d’admirer la puissante beauté du fleuve en cet endroit : beauté qui ne vient pas seulement de ses airs à demi tourmentés mais de l’absence de toute humanité, ce qui lui donne cette grandeur qu’il n’a cessé d’avoir depuis l’instant où les choses de la terre se sont mises en ordre sous la loi du Seigneur… Le soleil a vite disparu et la nuit aussitôt est descendue. Et quand les ténèbres épaisses pesèrent de tout leur poids sur la vaste étendue, le rêveur solitaire de l’Île-aux-Perroquets, qui sombrait dans le noir, cherchait encore à deviner au loin l’étendue amère. Jamais l’archipel de Mingan ne lui avait parue si déserte. Il était comme le centre d’un monde. Autour de lui maintenant, il n’y avait que la mer et son île qui le portait comme une barque ; et le ciel où chuintait le vent du large.

Tout à coup, les ténèbres deviennent plus opaques. Il y a comme un grand trou noir mais que la lumière du phare perce peu à peu. La lumière s’élargit, remplit une grande partie du fleuve, puis tout le golfe, puis le littoral, toute la côte et, aux yeux du solitaire, qui écoutait bruire la nuit, un monde merveilleux surgit de tous les points de la côte et du fleuve.

Les eaux du fleuve et du Golfe étaient subitement devenues les plus poissonneuses de toute l’Amérique. Dans toute l’étendue de cette mer pullulaient la morue prolifique, vorace et qui mord comme des grenouilles. L’eau s’étendait sur de vastes bancs qui, de la côte jusqu’à plusieurs milles au large, formait comme une terrasse sous-marine où ce poisson allait frayer. Le fleuve était tout constellé de barges de pêche, et on prenait dans une seule levée de filets des milliers de poissons. Puis, ce furent d’autres bancs, des bancs de harengs qui déferlaient avec la force d’un grand phénomène naturel : sur leurs bateaux, des milliers de pêcheurs en capturaient sans répit, comme autrefois, quand ils pêchaient des jours entiers de dix-huit heures… Tout le long du littoral, dans toutes les anses des cages étaient remplies de crustacés couleur d’algue et qui étiraient paresseusement d’énormes pinces s’emmêlant les unes aux autres : une immense, incroyable salade de homards… Dans l’eau transparente des embouchures des rivières, d’interminables nappes de dos verdâtres de saumons se déroulaient d’une rive à l’autre…

Et voilà que le ciel s’obscurcit comme à l’approche d’un orage. L’eau ne s’éclairait plus d’aucun rayon. Et c’est, en effet, un orage, une tornade : des milliers et des milliers d’oiseaux de mer et de grève arrivent en masses compactes, volant pesamment et se posant en troupes bruyantes sur les rochers, faisant un caquetage endiablé, se disputant les meilleurs endroits pour y dormir. Des troupes d’autres oiseaux, criant plus fort, cherchent à se nicher le plus haut possible, sur des monticules. L’orage s’est dissipé. Les derniers rayons du soleil font briller les varechs verdâtres. Des bancs de sable émergent ici et là, tout le long de la côte. Ils sont couverts d’oiseaux de grève lissant leurs plumes : des margaux, des pingouins, des macareux, des canards, de goélands. Dans les flaques des bords laissées par la mer et abritées des vagues, d’innombrables familles de mouettes pêchent, cherchant des crabes mous et des coquillages minuscules. Des goélands, volant lourdement au-dessus des îles et des ilots, rauquent des appels à la chasse, et de leurs yeux rouges, cherchent à percevoir les poissons glissant entre deux eaux. Il y a partout des dos noirs de loups marins qui émergent, mêlés aux dos blancs des marsouins : partout des bruits sourds, des piaillements, des claquements d’eaux fouettées. Des phoques, au large, soufflent à fleur d’eau.

Et voilà que tout à coup, avec une rapidité d’éclair, le spectacle change, devient tout autre. C’est maintenant un immense pays tout blanc de neige, qui s’étend à perte de vue : incommensurable ! Au milieu de plaines sans fin, des boqueteaux neigeux ou des blocs se dressent, géants pétrifiés et tors, au bord de vallées apocalyptiques. Plus loin, des monts à tiares cambodgiennes écrasent des clairières de leurs masses abruptes. Ils laissent voir de larges coulées de marbre blanc. Tout à coup, quel merveilleux spectacle ! Voici que descendent en longs défilés toutes les bêtes des forêts nordiques… Des orignaux aux lourds sabots accourent en longues foulées des plaines glacées et des savanes lointaines de l’Ungava ; des troupeaux interminables de caribous des bois au corps flexible venus des fourrés des Laurentides : ces chevreuils aux grands yeux pleins d’éclat descendent des collines boisées des cantons du nord de l’Ontario ; des ours bruns laurentiens, sournois et maraudeurs, qui auraient dû dormir au fond de leurs ténébreuses « waches », et qui se sont joints, lourds et patauds, au défilé ; des renards au museau allongé et à la tête ronde et finaude, aux allures vives et aux yeux perçants ; des lièvres, innombrables, aux jarrets élancés et à la mine éternellement effarée ; des castors aux formes lourdes et ramassées ; des loups aux regards de feu et aux crocs acérés ; des perdrix craintives des bois francs et des gelinottes ardoisées des sapins… et des visons, et des martres, et des pékans ; des carcajous, des mouffettes ; et tout le peuple immense de toutes les bonnes bêtes des bois qui descend en bataillons serrés, remplissant toutes les clairières, garnissant en lourdes grappes les branches dénudées des boqueteaux.

…Quel est donc ce merveilleux pays aux eaux et aux terres si riches ? Mais, malheur, tout s’éloigne petit à petit, s’efface, s’estompe comme dans une brume légère et floue ; puis tout disparaît. Il ne reste plus, au-dessus de l’Île-aux-Perroquets, qu’un groupe de goélands voraces, de mouettes blanches, et d’autres oiseaux au bec dur et tranchant, zébrant un ciel de laine grise, criaillant et rauquant… Peu à peu, ils se rapprochent, se fondent comme en un seul oiseau : un grand goéland gris qui tournoie comme une trombe, ailes battantes et bec menaçant. Il fonce

Et le gardien de l’Île-aux-Perroquets se réveille en un formidable sursaut.

C’était le rêve du zoologue… Une marche à contre-courant : une course en marche-arrière dans le passé du Labrador Canadien !

La nuit était tout à fait venue. Au-dessus du gardien, les jets puissants de la lumière du phare fulguraient, s’éparpillant en un vaste cercle au-dessus des eaux grises du fleuve. Les embruns avaient couvert de gouttelettes son mackinaw de cuir… Henry de Puyjalon pénétra, transis, dans la petite salle de veille du phare. Bientôt, enfoncé dans un fauteuil rustique, le gardien du phare s’absorbait dans la lecture de l’épopée des Macchabées de la Nouvelle-France dont il avait commencé la lecture la veille. Et comme pour faire suite au beau rêve qui venait de tant réjouir son cœur de chasseur, il apprit que la petite garnison du Fort Bourbon dont Pierre LeMoyne d’Iberville venait de s’emparer à la Baie d’Hudson, avait occis pendant une partie de l’hiver de 1697, 90,000 perdrix, « de ces belles perdrix aux yeux cerclés de rouge, qui sont grosses comme des gelinottes », et 20,000 lièvres ; et que dans les deux jours de la Toussaint et du Jour des Morts de cette année-là, LeMoyne de Sérigny, frère de d’Iberville, du pont de son navire, dans les mêmes parages de la Baie d’Hudson, avait assisté au défilé impressionnant de 10,000 de « ces grands daims qu’on appelle caribous », et qui descendaient du nord.

Et, cette fois, ce fut, éveillé, le rêve du chasseur.