Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/08

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« Hic sunt leones ». — Témoin attristé de massacres sans nom. — Enfin, quelques lois de protection. — Un grand plan pour sauver les ressources naturelles du Labrador canadien. — L’élevage des animaux à fourrure. — Division d’un vaste territoire en fermes d’élevage. — Les méthodes et les profits. — Un exemple : l’élevage du castor. — La Chasse et la Pêche industrialisées. — La domestication de certains oiseaux. — La bête noire d’Henry de Puyjalon : le goëland. — Des « bandits » : des « êtres de beauté ».

Henry de Puyjalon a eu, comme bien d’autres, son violon d’Ingres. La Côte Nord l’avait pris tout entier et, nous le répétons, il y consacra les dernières années de la vie : un quart de siècle. La première fois qu’il mit le pied sur ces terres incultes, ce fut pour lui comme l’introduction à la vie active. Il allait maintenant servir son pays d’adoption. Jusqu’alors, on regardait le territoire du Labrador canadien comme inaccessible : une terre inconnue.

Pour un peu, on aurait placé sur la carte de cette contrée cette ancienne inscription : « Hic sunt leones » qui marquait la frontière des paysages inconnus des géographes. Mais pour Henry de Puyjalon, c’était une conquête toute palpitante et il en parlerait ensuite comme d’une maîtresse qui serait sa vie. Avant d’y entreprendre ses excursions pleines de pittoresque et d’imprévu, il aurait pu dire avec André Demaison : « Il est peu de choses au monde qui me donnent une émotion plus directe que l’abord d’un grand point géographique ».

Il devina les richesses que recélait ce territoire inconnu, ou plutôt méconnu, et il rêva d’en faire profiter, dans la mesure des moyens dont il pouvait disposer, notre pays. Mais devant les massacres, dont ses yeux furent d’abord les témoins attristés, parmi le peuple innombrable qui vivait dans les eaux, dans les forêts et sur les rochers, massacres perpétrés à ciel ouvert, en toute liberté et en toute impunité, il entrevit la fin de tout, si les autorités constituées ne venaient mettre fin à cet état de choses désolant, ou du moins, l’atténuer dans une certaine mesure.

Des lois, en effet, furent enfin passées qui mirent un peu d’ordre dans ce chaos où chasseurs bien intentionnés et bénévoles et massacreurs enragés et comme pris de folie, se débattaient sans jamais espérer savoir qui auraient finalement raison. Mais Henry de Puyjalon vit bien qu’il était un peu tard et que l’abondance ne reviendrait plus. Aussi pensa-t-il à recommander instamment la chasse et la pêche industrielles et commerciales. Ce fut là le « hobby » de la dernière partie de sa vie. Mais, même industrialisée et commercialisée, la chasse des bêtes à fourrure et aux pelleteries ne suffirait plus bientôt aux besoins du marché local. Et c’est alors qu’il commença à entretenir cette douce monomanie, si l’on peut dire, qui l’a tenu jusqu’à sa mort : l’élevage des bêtes à fourrure et en particulier du renard.

Et l’on peut constater aujourd’hui que cette marotte, oserions-nous dire, nous aura peut-être valu l’une de nos plus rémunératrices industries bas-canadiennes : industrie qui, depuis un quart de siècle, a coûté, il est vrai, beaucoup d’argent, mais qui en a rapporté bien davantage, qui en rapportera encore beaucoup plus, grâce à la bonne voie où elle est maintenant dirigée ; industrie assurément parmi les plus belles, les plus intéressantes, du moment qu’elle sera toujours exploitée avec méthode, prudence et science.

L’idée de l’élevage du renard et autres bêtes à fourrure fut incontestablement lancée dans notre province par Henry de Puyjalon.

En 1899, pour la première fois, dans le rapport qu’il faisait au commissaire des terres de la Couronne, sur la chasse industrielle, M. de Puyjalon donnait les conclusions suivantes à un bref examen qu’il faisait de la situation qui n’était pas bien rose, alors, sous ce rapport, pas plus qu’elle ne l’est de nos jours, en dehors de l’élevage :

1 — Modifier peu à peu la loi de chasse au profit de la chasse industrielle ;

2 — Encourager le chasseur de profession ;

3 — Créer un établissement modèle d’élevage de pelleterie et de gibier.

Dans tous ses rapports subséquents, M. de Puyjalon revint souvent avec insistance sur sa troisième conclusion. Mais longtemps, ses conseils désintéressés demeurèrent lettre morte.

Une fois l’idée lancée, il fallait l’exploiter. Qui allait attacher le grelot ? Ce fut M. Johan Beetz, habitant de la Côte Nord qui, hors de tout doute, paraît avoir été le premier à avoir pratiqué cet élevage qui fut tout de suite très fructueux. À l’époque de M. de Puyjalon, M. Johan Beetz, qui, comme on l’a vu, était un des amis qu’il fréquentait sur la côte, possédait à Piastre-Baie, une ferme d’une trentaine de renards noirs et argentés que l’on évaluait alors à près de 150,000 $. Et ce chiffre n’a rien d’exagéré quand on sait qu’à cette époque une peau de renard argenté atteignait le prix de quatre à cinq mille dollars. Peu après M. Beetz, la Maison Holt Renfrew entra dans le rang. À partir de là plusieurs particuliers, ici et là, dans la province, se livrèrent à l’élevage du renard, du vison et de la martre. Et l’industrie, depuis, a toujours marché de succès en succès surtout après que le gouvernement de la province lui eut accordé son encouragement et sa protection en octroyant les tentatives d’élevage et en établissant une ferme modèle. Aujourd’hui, d’après le dernier recensement, — 1937, — on compte dans la province 6,500 fermes d’élevage d’animaux à fourrure et 8,000 intéressés dans cette industrie.

Dans une introduction qu’il a faite à son « Histoire Naturelle », M. de Puyjalon a clairement démontré que cet élevage des animaux à fourrure dans notre pays, non seulement n’était pas une impossibilité, une entreprise inabordable, mais qu’elle devait être aussi facile ici qu’elle l’avait été dans d’autres pays où déjà elle était établie avec succès. Pourquoi aurait-elle été anormale chez nous ? Et il démontrait, avec force chiffres et devis à l’appui de ce qu’il avançait, combien une semblable opération pouvait être profitable dans notre province. Il avait conçu à ce sujet un vaste plan qui avait pour objet général de commercialiser et d’industrialiser la chasse et la pêche. Il supposait alors la location, en un endroit quelconque du pays, d’un lot de chasse par une compagnie ou par un particulier, loué aux enchères publiques et pour une période de dix ans, lot dont l’étendue varierait de un mille carré au minimum à un maximum de quatre cent milles carrés, le prix du mille carré étant fixé à 1,00 $. Un lot ayant été loué selon le genre de chasse que l’on veut y faire, il devient intéressant d’étudier :

1 — Les méthodes les plus avantageuses que le locataire puisse appliquer à l’exploitation de son lot ;

2 — Les profits probables qu’il peut obtenir de l’application de ces méthodes.

Évidemment, le choix d’un lot ne serait pas une action arbitraire. On étudierait attentivement le genre de chasse que l’on se propose. C’est ainsi, par exemple, qu’il serait inutile de chercher au Labrador l’orignal et le chevreuil que l’on trouve, au contraire, en abondance dans les régions de l’ouest.

Il pourrait donc y avoir cinq modes d’exploitation de ces lots, qu’il s’agisse de chasse ou de pêche. Car Henry de Puyjalon comprenait aussi la pêche dans son plan :

1 — L’élevage des bêtes à fourrure ;
2 — La chasse des pelleteries ;
3 — La chasse du gibier de poil ;
4 — La chasse du gibier de plumes ;
5 — La pêche des lacs et des rivières.

Voici, par exemple, ce qui se passerait pour un lot où l’on aurait entrepris de faire l’élevage des castors. On commencerait avec cinq animaux, trois jeunes et deux vieux. Avec ces cinq bêtes, M. de Puyjalon arrivait à démontrer qu’au bout de dix ans, on parviendrait à obtenir seize couples productifs, soit 220 castors se décomposant en 134 adultes, quarante grands « parchemins » et quarante-six « parchemins », ou jeunes de l’année, donnant en poids 398 livres de pelleterie et vingt-huit livres de rognons : c’est-à-dire que si nous estimons à 4.00 $ seulement la livre de castor, soit : 1,592 $, et les rognons, à 6.00 $ la livre : 168 $, au total 1,760 $, mais tout cela en ayant diminué à dessein l’ordre d’accroissement des couples reproducteurs dans toute son intégrité. Et M. de Puyjalon faisait le même calcul pour l’élevage d’autres animaux à fourrure : la martre, le vison, le rat musqué, la loutre, le pékan, le loup cervier, la marmotte et, enfin, le renard, élevages différents mais qui donneraient des résultats non moins satisfaisants que celui du castor.

Dans cette intéressante étude, M. de Puyjalon passe en revue les différentes dépenses nécessitées pour la location ainsi que les revenus dans le cas de chacun de ces cinq modes d’exploitation des lots de chasse et de pêche. Il émaille sa démonstration de clairs exemples puisés dans les pays d’Europe et aux États-Unis, comme les efforts tentés pour l’élevage des grands fauves par le roi Victor-Emmanuel d’Italie dans sa propriété de Mandria ; comme la ferme de castors de Dick Gilgore, à Bascom, Georgie ; comme la ferme de renards établie par J. Morgan sur les Îles Semedi, en Alaska

Et voilà comment, d’après Henry de Puyjalon, la chasse et la pêche ainsi industrialisées pourraient contribuer à l’augmentation des revenus de la province, fournir les moyens de conserver les espèces et, tout en les chassant, d’en augmenter le nombre.

La chasse industrielle et commerciale, la célèbre Compagnie de la Baie d’Hudson l’a toujours pratiquée et la pratique encore ; et Dieu sait avec quels profits ! Malgré le mutisme des directeurs et des officiers de l’« honorable Compagnie », quand il s’agit de ses opérations, un comité du Sénat, réuni en 1888 pour étudier les ressources des territoires qu’arrose la rivière MacKenzie, a pu obtenir la liste des fourrures exposées en vente à Londres en 1887 par la Compagnie de la Baie d’Hudson et par C.M. Lampson & Cie, consignataires des fourrures de l’Amérique britannique du Nord. La production d’une année a été extraite de cette liste. En l’étudiant, on constate que le profit annuel de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dont Lampson & Cie était les courtiers, se traduit par 4,053,942 dépouilles valant en moyenne trois millions et demi de dollars. Or, estimait Henry de Puyjalon, devant cette statistique, il n’est pas exagéré de dire que le territoire de notre province a contribué dans ce montant pour un septième, soit une somme de 500,000. $, ne représentant, fait-il remarquer, « qu’un minimum dans les produits que pourront donner un jour nos lots de chasse méthodiquement exploités, si l’on veut se rappeler que la Compagnie de la Baie d’Hudson s’est contentée jusqu’ici d’exploiter le chasseur et non la chasse proprement dite elle-même ».

Les grandes pêches du Golfe et du fleuve Saint-Laurent nous offriraient les mêmes étonnements que provoque l’application de la féodalité industrielle de la Compagnie de la Baie d’Hudson au Canada.

La suggestion de M. de Puyjalon visait surtout la partie septentrionale de la province, la plus riche en pelleterie, région qui s’appuie au sud sur le Golfe Saint-Laurent, et qui s’étend au nord jusqu’à la ligne unissant l’extrémité est de la rivière Eastman, sur la Baie James, à l’embouchure de la Hamilton Inlet, sur l’Atlantique :

« C’est », écrivait-il, « un très grand territoire prodigieusement giboyeux et merveilleusement arrosé de lacs et de rivières où les plus beaux poissons abondent.

« On y arrive facilement par la mer, et les sections les plus éloignées sont desservies par des cours d’eau de grand volume et n’offrant aucune difficulté de portage insurmontable. La pelleterie est de toute beauté C’est la patrie des renards noirs et des renards argentés ».

Ajoutons que les animaux à fourrure qui peuplent le Labrador Canadien sont : l’ours, le loup, le carcajou, le lynx, le renard, la loutre, le castor, le pékan, la martre, le vison, le rat musqué, la bête puante — mouffette, — la marmotte du Canada, l’écureuil et l’hermine.

M. de Puyjalon a aussi fortement recommandé, à part l’élevage des fauves, ruminants et mammifères à fourrure, l’élevage de la plupart de nos oiseaux-gibiers dont les espèces les plus comestibles sont originaires de nos pays. Il affirme que par une culture méthodique, on pourrait domestiquer entièrement celles de ces espèces qui naissent chez nous. C’est ce qu’ont fait des éleveurs de l’Europe qui ont même recueilli en Asie et en Afrique des races qu’ils ont élevées avec sollicitude et qu’ils ont réussi à acclimater. Pourquoi ne point imiter cet exemple, d’autant plus que nous n’avons pas à recruter ailleurs les sujets qu’il nous faut.

« En quelles contrées », demandait M. de Puyjalon, « trouver des races plus rustiques et plus disposées à la domestication, ou à la demi-domestication que nos poules de prairies, ou gelinottes de prairies, que nos perdrix de bouleau, — gelinottes à fraises, perdrix des bois francs, perdrix grises — autrefois si répandues dans toute la province ; que la perdrix de savanes — tétras canadiens, — que nos canards eiders, moniacs, que nos canards noirs. etc. ? »

On sait qu’on élève aussi facilement les outardes que les dindons, comme on peut le constater, par exemple, sur l’Île-aux-Grues où l’on voit de magnifiques troupeaux d’outardes domestiquées. Du reste, d’après M. de Puyjalon, tous les oiseaux de la famille des canards et de la sous-famille des ansérinés sont d’une grande rusticité et d’un élevage économique et fructueux. Il regrettait que ces oiseaux n’aient jamais été l’objet d’aucune entreprise commerciale méthodique. Probablement, a-t-il cru, que ce fut à cause de leur prodigieuse abondance. En sera-t-il toujours ainsi ?

Enfin, M. de Puyjalon a cru que même certaines espèces de nos oiseaux-pelleterie, comme le huard, pourraient subir une certaine domesticité. On entend par oiseaux-pelleterie ceux dont la dépouille, mégissée, peut donner des garnitures de pelisses, des bonnets, etc. comme les huards, les becs-scies, les grèbes et quelques autres.

À propos de tous ces oiseaux de mer, nous croyons amusant de rappeler qu’un seul peut-être n’a pas trouvé grâce devant Henry de Puyjalon. C’est le goéland. Il n’entretenait, en effet, aucune faiblesse pour cet oiseau qu’il a impitoyablement qualifié de « bandit » ; que ce fut l’« Anglais » — grand goéland à manteau noir, — ou l’« Irlandais » — goéland à manteau gris. Ces deux animaux, aux yeux de M. de Puyjalon, étaient, avec les maringouins, les puces, les punaises et « autres insectes innombrables », les plaies vives du Labrador : « Tous les goélands sont des bandits, des bandits de la pire espèce ».

Pauvres goélands !

Il est heureux pour eux qu’ils aient eu dans la suite un défenseur, un ami même, dans la personne d’un homme qui a joui d’une haute réputation dans le monde scientifique, le Dr John M. Clarke, du Musée Géologique de l’État de New-York, qui s’est insurgé contre les propos de M. de Puyjalon à l’endroit des goélands dont il a pris la défense dans un article que publiait le « Bulletin de la Société de Géographie de Québec » de mai-juin 1916.

Le Dr Clarke ne croit pas que les goélands soient aussi gloutons, aussi rapaces, aussi bandits, enfin, que l’affirme Henry de Puyjalon, « bien qu’il leur arrive parfois », reconnaît le Dr Clarke, « d’enlever quelques harengs pris dans les filets des pêcheurs ou quelque morue séchant sur les chalands ». Le Dr Clarke se fait même poète pour décrire les « bandits » de M. de Puyjalon :

« Ce sont », dit-il, « des êtres de beauté avec leurs ailes gris bleu et leur plumage blanc comme neige auxquels l’outarde blanche de l’Île Bonaventure seule peut être comparée pour la grâce et l’habileté à construire son nid. Ils forment la majeure partie de la colonie d’oiseaux, tout à fait vénérable, qui à Percé vit, l’été, sur le rivage, à proximité des plus importantes pêcheries de Gaspé ».

Et le Dr Clarke continue sur ce ton un assez long panégyrique du goéland. Qui croire ? Ne pourrait-il pas arriver qu’il y eut une différence notable entre les goélands de la côte sud, les « êtres de beauté » du Dr John M. Clarke, et les goélands de la côte nord, les « bandits de la pire espèce » d’Henry de Puyjalon ? Voilà qui trancherait singulièrement le différend.