Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/05

◄  IV
VI  ►
V

V

Le paradis des oiseaux de mer et de grève. — Massacres d’autrefois. — Les brillants amis de M. de Puyjalon. — Ce que rapporte l’amiral Bayfield. — Les richesses du canard eider. — De Puyjualon recommande la cueillette du duvet. — Les méfaits des goélettes américaines. — Que l’on crée des refuges ! — De Puyjalon donne l’exemple. — La « part du feu ». — Exit le maquereau.

Rien n’aura échappé à l’investigation curieuse et au besoin de voir et de connaître d’Henry de Puyjalon. Et pour tout ce peuple varié des nageurs, comme pour celui des volatiles, comme pour les bêtes fourrées des bois, durant un quart de siècle, il n’a pas cessé un seul instant de réclamer la protection, la survivance.

Le Labrador fut autrefois le paradis des oiseaux de mer et de grève, palmipèdes et échassiers, mais un paradis que la gent emplumée a bien failli perdre totalement. Sans la bienfaisante convention de Washington passée entre le Canada et les États-Unis le 16 août 1916 et ratifiée à Ottawa par une loi passée en 1917. notre Côte du Saint-Laurent serait aujourd’hui déserte, car toutes les espèces ornithologiques allaient être massacrées, et par les « braconniers-homardiers » dénoncés par M. de Puyjalon, et par ceux que nous appellerons les « braconniers-bandits » des côtes américaines et de Terreneuve…

Le vice-amiral Henry Wolsey Bayfield, auteur de la fameuse carte marine du golfe et du fleuve Saint-Laurent que tous les navigateurs consultent aujourd’hui, a sillonné pendant près de quarante ans, vague par vague, peut-on dire, les eaux de nos territoires canadiens, les grands lacs comme le fleuve et le golfe Saint-Laurent, les côtes de l’Anticosti, de la Nouvelle-Écosse, du Labrador et de l’Île du Prince-Edouard. Il a écrit le journal de ses voyages, fort intéressant comme on peut le penser.

Le 22 juin, 1833, à bord de son « Gilmare », il se rendait au havre de la petite Natashquan, quand il rencontra le célèbre naturaliste américain Audubon[1] qui, sur sa goélette « Ripley » et en compagnie de quelques étudiants, s’en allait sur les côtes faire des études sur les oiseaux aquatiques en vue de son grand ouvrage sur les oiseaux de mer de l’Amérique. En causant avec Audubon et ses compagnons, Bayfield apprit l’existence sur la côte de groupes d’individus qui « allaient aux œufs », comme au Saguenay, on va aux bleuets. Ces dénicheurs d’oiseaux étaient désignés sous le nom de « eggers » que nous pourrions traduire par le mot « œufriers ». Ils disposaient d’une vingtaine de chaloupes de vingt à trente tonneaux chacune et que dans leurs excursions sur la côte ils remplissaient littéralement d’œufs d’oiseaux de mer. Leur principal marché était à Halifax où ces œufs se vendaient parfois plus chers que les œufs de poules. Ces œufs étaient empilés à fond de cale où ils se conservaient pendant plusieurs semaines.

La cueillette de ces œufs constituait donc une véritable industrie, même fermée. Car ces groupes de dénicheurs ne souffraient pas d’étrangers parmi eux. Ils pourchassaient les pêcheurs qu’ils surprenaient à recueillir pour leur compte des œufs dans le champ de leurs opérations. Ils avaient des armes et s’en servaient au besoin. Bayfield assure dans son journal qu’un bateau de vingt-cinq tonneaux, au cours d’une saison propice, pouvait réaliser une somme de 200 louis dans ce commerce d’œufs.

On peut juger par là des quantités prodigieuses d’oiseaux aquatiques nichant sur la côte nord, sur les îles et les îlots du littoral. Or, cet immense peuple d’oiseaux de toutes sortes, pendant des années et des années, a été terrorisé par les « œufriers », les homardiers et autres chasseurs sans vergogne. Ils allaient disparaître quand de bons amis surgirent parmi d’autres humains pour réclamer leur protection et, partant, leur survivance. Bientôt des lois sévères furent mises en vigueur qui leur apportèrent un peu de cette protection nécessaire. À la suite de cette convention de Washington, par laquelle on s’engageait, aux États-Unis et au Canada, à protéger cette richesse que constitue ce peuple d’oiseaux de toute espèce, on créa des refuges et des sanctuaires pour eux. Le gouvernement de Québec s’associa aux autorités fédérales et l’on établit les réserves de l’Île Bonaventure, et du Rocher Percé, à Gaspé, et celle du Rocher-aux-Oiseaux, au nord-est des Îles de la Madeleine.

Les oiseaux de notre côte ont eu de bien bons amis dans les personnes du Dr John M. Clark, directeur du Musée géologique de l’État de New-York, du Dr P. Gordon Howitt, entomologiste du Dominion, de James M. Macoun, naturaliste adjoint de la Commission Géologique du Canada, et d’autres encore qui n’ont cessé de préconiser des mesures pour prévenir l’extinction complète des principales espèces d’oiseaux sauvages du bas du fleuve. Mais ils n’auront jamais eu d’ami plus sincère et plus désintéressé qu’Henry de Puyjalon qui, avant ceux que nous venons de nommer, s’est évertué, pourrions-nous dire, à demander en faveur de ses petits amis les échassiers et les palmipèdes du Labrador, et surtout pour ses chers eiders, la protection qu’il croyait leur être due à cause de leur importance commercial et de leur utilité. Car, d’après lui, tous ces oiseaux qui vont nicher, chaque printemps, sur la lisière du littoral, sur les îles et ilots qui le bordent ont à différents titres une importance commerciale dont nul avant lui, chez nous, ne s’était avisé, encore que partout ailleurs, elle ait été comprise et exploitée avec profit. En effet, faisait-il remarquer dans l’un de ses rapports, en Asie, en Europe, en Afrique, dans le centre du Sud-Américain, le commerce des oiseaux comestibles, des oiseaux-pelleterie, des plumes de luxe et des plumes de duvet représente l’une des branches les plus rémunératrices de l’industrie moderne. Aussi dans tous ses rapports, ne cessait-il de recommander des mesures pour empêcher la destruction de ces oiseaux dont le nombre, remarquait-il, s’atténuait très sensiblement d’année en année, grâce au braconnage pratiqué sous toutes ses formes. Il dénonçait en particulier l’abus des pêcheries de homard :

« Chaque pêcheur de ce crustacé », écrivait-il, « se croit en droit de chasser le gibier qui l’entoure, d’en consommer la chair, d’en recueillir la plume et la peau, d’en emporter les œufs, de s’en servir pour amorcer ses cages à homards, et n’hésite jamais à tendre son filet à l’entrée des cours d’eau fréquentés par le saumon et la truite, qui presque toujours vient déboucher dans le fond de l’anse ou de la baie où il a établi sa homarderie. Pendant la durée de mon exploration », ajoute-t-il, « je n’ai pas traversé une anse, une baie qui ne contint une homarderie et quelque fois plusieurs ».

Et il dénonçait encore :

« Les goélettes étrangères armées pour la pêche à la morue contribuent également à cette dépréciation, toutes s’abritant dans nos havres du littoral, toutes chassant et enlevant les œufs lorsque la morue ne donne pas. Or, cette année, — et l’on m’assure que dans ces parages : il en est toujours ainsi, — ces petits navires étaient légion et je puis affirmer avoir vu trente-sept d’entre eux sortir, en une seule matinée, du seul havre de « Saint-Augustin Square ».

M. de Puyjalon recommandait en particulier pour la protection du gibier de mer :

« Instituer trois réserves gouvernementales où il serait interdit rigoureusement de chasser et d’enlever les œufs sans une permission spéciale du Ministre ; faire coïncider les réserves de chasse avec les réserves de pêche au homard, ce qui en rendrait la surveillance plus facile et moins coûteuse ; faire connaître aux autochtones le droit indiscutable qu’ils ont de louer des lots de chasse. »

En créant les refuges, ou sanctuaires, de l’Île Bonaventure, du Rocher-Percé et du Rocher-aux-Oiseaux,[2] les gouvernements se sont rendus, peut-être sans le savoir, aux suggestions de M. de Puyjalon. Celui-ci d’ailleurs, avait donné, le premier, l’exemple.

Il possédait par bail et pour une période de dix ans les îles du groupe Mingan situées à l’est de la Pointe Claire — est de la Pointe-aux-Esquimaux, — l’Île Whale, ou de la Fausse-Passe, l’Île Saint-Charles, l’Île-aux-Perroquets, l’Île-des-Sauvages, l’Île-à-la-Chasse et les deux Îles Sainte-Geneviève. Avec son consentement, deux usines de conserves de homards furent installées, l’une sur une des Îles Sainte-Geneviève et l’autre sur l’Île-à-la-Chasse ; mais il y mit des conditions. Les deux gérants de ces usines devaient surveiller et empêcher tout enlèvement d’œufs, tout meurtre de moniacs — eiders — du 1er au 15 août de chaque année :

« Je sais bien », écrivait-il, « que malgré les conventions établies et la bonne foi incontestable des deux gérants, il se cassera quelques œufs et se tuera quelques oiseaux, — c’est là ce que j’appelle la « part du feu » — mais je sens qu’au lieu de cent dépréciateurs je n’en aurai plus à craindre que deux. Ne pourrait-on pas, en attendant mieux, appliquer ce système aux autres réserves — dont j’ai déjà proposé l’établissement — dut-on aller jusqu’à permettre pendant un laps de temps déterminé la récolte d’une certaine quantité d’œufs comme rémunération au garde en fonction, mais à la condition qu’il empêchât toute autre récolte sous peine du retrait de son privilège. Si cette proposition, qui me semble pratique et la seule applicable en ce moment, était agréée, je crois qu’il me serait possible de remplacer ces deux mille « homardiers-braconniers » qui couvrent la côte par vingt gardes d’autant plus efficaces qu’ils ne seraient séparés des pillards que par leur intérêt et leur titre de garde-chasse. »

M. de Puyjalon, comme on le voit, ne se contentait pas seulement de prêcher ; il donnait l’exemple.

Parmi cet immense peuple de palmipèdes qui se partage les rochers, les îles et les îlots du Labrador canadien, il y en avait une espèce qui attirait tout particulièrement l’attention d’Henry de Puyjalon, et qui avait même toutes ses prédilections. Cet oiseau était le canard eider, ou moniac, « le plus remarquable, le plus intéressant, le plus précieux », a-t-il écrit dans ses « Récits du Labrador ».

Le canard Eider est, en effet, si précieux que dans les pays du nord de l’Europe, autrefois, on punissait de mort celui qui avait causé le trépas de l’un de ces oiseaux. En Islande, l’amende a remplacé aujourd’hui la peine capitale. Il en est de même en Norvège et en Suède, ces deux « régions labradoriennes de l’Europe ». Maintenant, le meurtre d’un canard eider n’est plus qu’un délit. Mais on a sauvé la race grâce à ces châtiments.

Sur notre Côte Nord, ce ne fut, à bien dire, jamais même un délit. Pendant des années, on a tué l’eider, comme tous les autres palmipèdes, d’ailleurs, à fusil que veux-tu, sans la moindre restriction légale. Et on se demande non sans stupéfaction comment il se fait que pendant si longtemps, aucune loi n’ait été passée pour protéger ce gibier qui existait autrefois sur notre Côte Nord en troupes innombrables. Pourtant malgré les massacres qu’on en a faits, la moniac ordinaire d’Amérique se rencontre encore en quantité suffisante, mais on a réussi probablement à éloigner pour toujours, l’« eider remarquable », ou Warnicootai, qu’on ne voit plus qu’en très petit nombre, dans les derniers jours de l’automne ; le gros de l’espèce stationne maintenant sur les bords de l’Atlantique.

Henry de Puyjalon recommandait de protéger le canard eider non pas tant pour ses œufs, qui sont excellents, particulièrement en omelette au lard, mais surtout pour son duvet si compressible, si léger, si doux, qui se recueille dans les nids. La récolte de l’édredon des eiders, voilà une industrie dont Henry de Puyjalon fut l’instigateur, comme il a été celui de l’industrie de l’élevage du renard.

Cette industrie de la cueillette du duvet de la moniac est née, pourrions-nous dire, voilà tout au plus quatre ans, et dès les premières expériences, on a compris que celui qui la recommandait il y a quarante ans avait raison d’insister pour l’implanter dans notre province. Dans les pays du nord de l’Europe, elle rapporte des revenus considérables. Lors de la première cueillette de duvet sur la Côte Nord, on a recueilli quatre livres de duvet et, l’année suivante, en 1936, quatre-vingt-dix livres. Alors l’édredon valait 4,50 $ la livre. L’industrie déjà pouvait donc promettre beaucoup, du moment que les canards fussent assez nombreux. C’est pourquoi M. de Puyjalon a tant recommandé de prendre des mesures pour conserver l’espèce, même en augmenter le nombre.

« Laisser détruire l’eider », écrivait-il, dans un de ses rapports de 1900, « sera une faute inqualifiable et une irréparable perte… Nous est-il donc impossible d’imiter dans une certaine mesure et l’Islande et la Norvège ? Il ne peut être question d’élevage, la jeune moniac ne résisterait pas à la première mue lorsqu’elle la subit en captivité. Mais si l’on ne peut avoir recours à l’éclosion artificielle et à la domesticité absolue, on peut en appeler à la demi-domestication ; car il n’existe pas un animal qui s’y prête mieux. Il suffirait de créer un certain nombre de réserves où pendant trois mois, du 1er juin au 30 août, il serait rigoureusement interdit de recueillir un œuf et de tuer un seul de ces oiseaux. La surveillance économique de réserves de ce genre serait assez facile en s’astreignant à faire ce que j’appelle la « part du feu ».

On a vu précédemment ce que M. de Puyjalon appelle dans ces cas la « part du feu », qu’il avait établie sur ses deux îles, à-la-Chasse et Sainte-Geneviève.

À propos de cette récolte du duvet des eiders, qu’on peut appeler le canard-édredon, nous nous rappelons avoir lu un passage assez amusant d’un grand reportage de l’excellent écrivain Roger Vercel lors d’une croisière du transatlantique français le « Lafayette » accomplie en 1937 au Spitzberg.

« Quand la femelle Eider a tapissé le nid de son duvet, le chasseur arrive et emporte le nid ; la cane obstinée se déplume de nouveau ; le chasseur ramasse cette seconde récolte. La malheureuse bête s’arrache les dernières plumes. Elle a le bréchet aussi nu qu’une poularde à la devanture d’un marchand de volailles. L’implacable chasseur revient encore… Alors, le canard, le mâle, se dévoue à son tour. Avec un égoïsme que toutes les femmes n’hésiteront pas à qualifier de masculin, il a regardé impassible sa malheureuse compagne s’épiler jusqu’au dernier brin, se plumer vive, grelotter à la morsure de la bise. Mais la loi inexorable du nid est là qui l’oblige à se saccager à son tour. Seulement, ainsi qu’on devait s’y attendre. son duvet à lui est dur et rêche comme une barbe de huit jours. Le chasseur revient, mais, au premier coup d’œil, il a jugé la marchandise et s’en retourne. Les petits eiders pourront donc éclore sur l’édredon paternel dont les barbes rudes leur piqueront le derrière. Cette éducation virile en fera d’ailleurs des canards très durs, et l’année suivante, ils collaboreront à leur tour avec les chasseurs d’édredon ».

« …Il pénètre dans toutes les baies, même les plus mystérieuses, comme cette Baie des Trépassés… »

Nous ignorons si nos chasseurs de canards eiders sur la Côte Nord du Saint-Laurent procèdent de la même façon que les chasseurs du Spitzberg, mais il faut croire qu’il faille une certaine technique pour ce délicat travail qui n’aurait qu’une apparente facilité ; et le défaut d’expérience aurait même bien pu retarder les progrès de cette petite industrie dans cette partie de notre province où les moniacs pullulaient autrefois autant qu’au Spitzberg dont toute la population vit, pour ainsi dire, de l’édredon. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi au Labrador Canadien ? Pourquoi ? À cause de l’impuissance des lois. Et qu’on nous permette de citer encore à ce sujet une suggestion d’Henry de Puyjalon :

« Pourquoi » demandait-il, « ne pas avoir loué ou vendu à des personnes désireuses de se livrer à l’industrie des plumes et des duvets certaines étendues du littoral fréquenté par les eiders ? L’intérêt des exploitants eut été, il me semble, un sûr garant de la conservation de cet oiseau précieux, et son accroissement, le but de tous leurs efforts ; cet accroissement constituant d’une manière évidente le gage le plus complet d’une augmentation de revenus… Si la pensée que je viens d’exprimer était assez fertile pour être jugée un jour digne d’application, il serait, je crois, très opportun d’éviter les deux seuls dangers qu’elle présente ; le trop grand fractionnement des îlots et leur trop grande étendue ».

On le voit, Henry de Puyjalon s’intéressait à tout ce qui, sur la Côte Nord, respirait dans les bois, à tout ce qui nageait dans cette partie méandreuse du fleuve, à tout ce qui volait ou nichait aux flancs des îlots rocheux du littoral. Il a remonté toutes les rivières de la côte ; il a visité toutes les îles et tous les îlots ; il a pénétré dans toutes les anses et dans toutes les baies, même les plus redoutées, les plus mystérieuses, comme cette Baie des Trépassés où son engagé Thomas, une nuit, aperçut la « barge à Johnny » perchée au flanc moussu d’un morne solitaire… Et partout, Henry de Puyjalon a étudié poissons, animaux à fourrure, bêtes à pelleterie, gibier de mer et de grève, échassiers et palmipèdes, notant avec conscience leurs habitudes, leur caractère distinctif, leurs habitats, et suggérant les plus sûrs moyens de conserver les uns et les autres. Il n’était pas une espèce sur terre et sur mer qui lui fut indifférente, malgré qu’il eut ses préférences, comme sa visible prédilection pour le canard eider.

Et comme il a déploré, avec des accents tantôt indignés, parfois touchants, les moyens destructifs, voire barbares, que l’on employait contre ses protégés de l’air, de l’eau et de la forêt !

Entendons-le, par exemple, déplorer la disparition de « cet animal exquis, à la chair savoureuse, aux couleurs chatoyantes » qu’est le maquereau :

« Autrefois », dit-il, « nous étions riches en maquereau. Il a disparu. Les pêcheurs américains l’ont chassé de partout. Nous ne le voyons plus pénétrer dans nos baies en troupes immenses. Les parages qu’il affectionnait sont déserts.

« Les « planteurs » de la côte ont renoncé à le poursuivre et on ne voit plus leurs embarcations légères armées de longues lignes flottantes, « maquereller », les jours de calme, et parcourir en tous sens la surface des eaux à peine ridées par les brises chaudes de l’été.

«  est-il allé ?… Qui nous ramènera ce poisson idéal qui fait encore soupirer toutes mes gourmandises ?

« Qui nous ramènera le maquereau ?

« Hélas ! mes regrets sont superflus. »

Les goélettes américaines, en effet, bien gréées, munies de tous les engins modernes les plus efficacement destructifs, dirions-nous, voguant en toute liberté sur nos eaux, ont chassé le maquereau, comme elles ont chassé le thon qui abondait également, autrefois, dans nos parages, et qui a totalement disparu ; comme, naguère, elles ont chassé même la morue et le hareng des endroits, du moins, où les pêcheurs de la côte, avec leurs modestes barques, pouvaient capturer ces poissons. Tous ces animaux, le maquereau, le thon, la morue, même le hareng en grande partie, même le morse, le loup-marin, la baleine ont fui des eaux devenues pour eux inhospitalières où ils étaient pourchassés sans merci, sans trêve, et nous dirions, sans profit souvent, car, sur leurs rapides goélettes, les pêcheurs américains, qui les capturaient dans leurs « trap-nets », les jetaient au « plain » ou les donnaient souvent à qui les voulait.

Ces goélettes américaines, ou encore des provinces maritimes, et les meurtriers « trap-nets », voilà les deux plaies qu’Henry de Puyjalon a surtout dénoncées. Ce sont elles qui ont fait perdre à notre Labrador Canadien le nom de « Petite Californie » qu’il avait mérité au milieu du siècle dernier. Le « trap-net » surtout, il l’a dénoncé avec les accents de la dernière indignation ; qu’il fut tendu dans le but de s’emparer de la morue, du saumon, du maquereau ou du hareng, cela lui importait peu. Tout s’y prend, a-t-il constaté :

« Tous les poissons s’y introduisent en grand nombre et y meurent, ou ne s’en échappent tellement blessés que leur perte est assurée sans retour. C’est ainsi que j’ai vu détruire, il y a quelques années, aux Îles Cawi[3] une quantité prodigieuse de poissons variés, notamment trente à quarante thons de forte taille qui s’étaient fourvoyés dans la « chambre de la mort » à la suite de leurs cousins les maquereaux, et qui périrent tous après une poursuite et une lutte des plus attristantes ».

En ce qui regarde la destruction ou la diminution de certains de nos poissons du Golfe, la morue et le hareng en particulier, on sait que le marsouin a le dos large, au sens propre de l’expression, comme au sens figuré. Dans ces dernières années surtout on l’a chargé de tous les crimes, pourrions-nous dire, commis dans l’Israël labradorien contre la gent écaillère. Mais il ne restera, en somme, responsable des hécatombes enregistrées dans le peuple des eaux, qu’en partie seulement. Henry de Puyjalon, qui connaissait ce pinnipède, comme tous les autres, ne l’a que très rarement accusé. Avec plus de raison, il a chargé de ces crimes qu’il déplorait la goélette américaine et le « trap-net ».

  1. John James Audubon, 1780-1851. Célèbre ornithologiste américain d’origine française. Il fit ses études à Paris et y étudia le dessin. À son retour en Amérique, il parcourut toutes les régions les plus inexplorées de l’Amérique du Nord. Il étudia surtout les oiseaux. Vers la fin de 1830, il fit paraître à Édimbourg, le premier volume de ses « Oiseaux d’Amérique ». Plus tard, en 1846, parut à Philadelphie un autre de ses ouvrages : « Les Quadrupèdes d’Amérique ».
  2. Un communiqué du Ministère des Mines et des Ressources Naturelles publié en 1937 nous apprend que cette année-là, 1937, 22,000 touristes sont allés voir le sanctuaire des oiseaux du Rocher Percé. La moitié, soit 11,000 ont pris une barque automobile et ont fait le tour de l’Île de Bonaventure, autre sanctuaire d’oiseaux, situé à trois milles de la côte, pour contempler la multitude étonnante d’oiseaux qui font leurs nids sur le rebord des falaises de ces Îles.

    Ces réserves sont habitées durant l’été par des milliers de margaux, grands oiseaux blancs gros comme des outardes, et par des mouettes, cormorans, pingouins, guillemots et autres oiseaux.

  3. Les Îles Cawee sont situées au nord de l’Île d’Anticosti, tout près de la terre ferme, un peu à l’est de la pointe qui termine la Baie des Homards, et non loin de la rivière Pentecôte. Ce sont deux îles, élevées, de granit gris, dépourvues d’arbres. La plus grande est de forme triangulaire, chaque angle, long d’environ sept encablures, et de 250 pieds de hauteur. La petite île est éloignée de la grande d’environ un mille et quart vers le sud-ouest ; elle est longue de trois encablures. Il y a plusieurs rochers à fleur d’eau au sud-est et un récif que l’on voit à deux encablures vers le nord, à la pointe ouest de l’îlet. Il n’y a pas de bois ni eau sur ces îles.