Psychologie politique et défense sociale/Livre VI/Chapitre VII

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CHAPITRE VII

La défense sociale


L’anarchie et les luttes sociales dont nous avons tracé le tableau se manifestent surtout chez les peuples ayant tenté de rompre avec leur passé et dont la mentalité a par conséquent perdu sa stabilité.

L’âme d’une nation est formée d’un réseau de traditions, de croyances, de sentiments communs, de préjugés même, fixés par hérédité. Cette âme oriente inconsciemment nos pensées et dirige notre conduite. Grâce à elle, les peuples pensent et agissent d’une façon semblable dans les conditions fondamentales de leur existence.

Une société n’est solidement constituée, et l’idée de patrie qui conduit à la défendre, ne peut exister que lorsque l’âme nationale est née. Jusqu’à sa formation, un peuple reste une poussière de barbares capable seulement de cohésion momentanée, et sans lien durable. Il retourne à la barbarie dès que l’âme nationale se désagrège. Rome périt en perdant son âme. Les envahisseurs qui héritèrent de ses ruines, mais non de sa grandeur, mirent plusieurs siècles pour acquérir cette âme nationale, dont la possession pouvait seule les sortir de la barbarie.

Or, nous sommes précisément à une de ces phases critiques de l’histoire où les croyances religieuses, politiques et morales, qui orientaient nos pensées et notre conduite, s’évanouissent progressivement et où celles qui doivent les remplacer ne sont pas formées encore. C’est une terrible chose pour un peuple d’avoir perdu ses dieux. Le scepticisme, possible chez quelques individus, est un sentiment que les foules ne sauraient connaître. Il leur faut un idéal créateur d’espérances. Comme l’a dit très justement un poète :

À l’Homme il faut toujours, incarnant son désir,
Héros, doctrine ou dieu, quelque fétiche étrange.
En vain, sans se lasser, un ténébreux archange
Jette à bas les palais qu’il s’épuise à bâtir.
En vain le Sort moqueur incessamment dérange
Les nuages fuyants qu’il s’obstine à saisir.

(E. Picard. Poésies philosophiques)

Les dieux changent quelquefois, mais ils ne peuvent mourir. Une croyance nouvelle vient bientôt se substituer à celle usée par les siècles.

Les dogmes socialistes tendent aujourd’hui à remplacer les dogmes chrétiens. Leur principale force est de pouvoir se rattacher aisément aux croyances ancestrales. L’État providence est une forme affaiblie du ciel providence de nos pères. Les paradis socialistes sont proches parents de ceux des primitives légendes.

Il n’en fut jamais autrement. Les peuples très vieux, portant le poids d’hérédités très lourdes, ne peuvent guère posséder que d’anciennes croyances transformées et, par conséquent, changer simplement leurs noms. Les sentiments qui ont demandé des successions d’âges pour se fixer dans l’esprit ne sauraient brusquement disparaître.

C’est en partie pour cette raison que, malgré le peu d’élévation de son idéal, la foi socialiste, héritière immédiate de la foi chrétienne, progresse dans l’esprit des foules. Elle rend aux simples l’espérance, que les dieux ne leur donnaient plus, et les illusions que la science leur avait ôtées.

Ses apôtres poursuivent bien à tort d’une haine intense les vieux dogmes. Cléricaux, socialistes, anarchistes, etc., sont des variétés voisines d’une même espèce psychologique. Leur âme est ployée sous le poids de semblables chimères. Ils ont une mentalité identique, adorent les mêmes choses et répondent aux mêmes besoins par des moyens peu différents.

Si les propagateurs de la religion nouvelle se bornaient à prêcher pacifiquement leur doctrine, ils ne seraient pas trop dangereux, mais les socialistes partagent avec tous les apôtres ce caractère commun, de vouloir imposer par la force l’idéal qu’ils croient destiné à régénérer le monde.

La haine que la société inspire à des esprits, dominés par un atavisme religieux à peine laïcisé, se répand rapidement parmi les ouvriers. Le sort de ces derniers est beaucoup plus heureux aujourd’hui que jadis et cependant, leurs malédictions contre l’organisation actuelle, sont identiques à celles des premiers chrétiens envers le monde antique qu’ils finirent par détruire.


Bien que l’attaque de la société s’accuse chaque jour plus violente, sa défense reste aussi molle que celle du monde païen devant la foi nouvelle et tient aux mêmes causes. Maintenant comme alors, les esprits d’élite ne croient plus à la solidité des principes sur lesquels l’édifice social est bâti. Tiraillés par des influences ataviques, dont ils se défient, et par les nécessités de l’heure présente, ils sont incapables de volonté forte et finissent par céder à tous les mouvements de l’opinion populaire. Or, cette opinion est extrêmement changeante. Des explosions imprévues de fureur, d’indignation, d’enthousiasme, éclatent à propos des moindres événements.

N’ayant plus un fonds commun de principes susceptibles d’endiguer leurs oscillations mentales, aucun phare directeur pour orienter leur conduite, les gouvernants suivent les foules au lieu de les guider. L’action des élites perd ainsi graduellement sa force et sera bientôt sans poids.

Toutes les formules dans lesquelles se condensent maintenant les instincts populaires et qui visent à la destruction totale de la société, sont propagées par cette catégorie de demi-hallucinés désignés sous le nom de meneurs ou d’apôtres et dont la psychologie n’a pas varié à travers les âges.

Ce sont généralement des esprits très bornés, mais doués d’une ténacité forte, répétant toujours les mêmes choses dans les mêmes termes et prêts souvent à sacrifier leurs intérêts personnels et leur vie pour le triomphe de l’idéal qui les a conquis. Leur puissance sur l’âme des foules est considérable, parce qu’ils promettent sans trêve de lumineux paradis. Un paradis, c’est de l’espérance, et l’espérance fut toujours le grand mobile de l’activité des hommes.

Hypnotisés par leurs rêves, ils finissent par halluciner les multitudes et par les déchaîner furieusement contre tous les obstacles. La mentalité des masses ne s’est guère modifiée dans le cours des siècles. L’intelligence peut évoluer, mais les sentiments et les passions, qui sont nos vrais guides, n’ont jamais changé.

Les apôtres ne se combattent malheureusement qu’avec des apôtres. Or, si ceux du désordre sont nombreux, ceux de l’ordre demeurent bien rares. L’erreur passionne, les froides vérités n’enthousiasment pas.

La tâche est plus facile, d’ailleurs, de vanter des illusions que de défendre des réalités. Assurez à l’ouvrier que son patron est un voleur et qu’il faut en incendier l’usine, il vous croira aisément. Expliquez-lui que le patron est obligé de réduire les salaires, parce que de petits hommes jaunes fabriquent, au fond de l’Asie, à bien meilleur marché, les mêmes produits, vous ne serez nullement écouté.

Le monde a été jusqu’ici bouleversé par des chimères. De grands empires furent détruits sous l’influence de convictions sentimentales, dont l’insignifiance nous paraît aujourd’hui extrême. N’espérons guère que la raison joue dans l’avenir un rôle qu’elle n’a pas su exercer dans le passé et apprêtons-nous à subir encore l’invincible puissance des chimères. Les illusions pénètrent lentement dans l’âme des foules, mais lorsqu’elles y sont implantées, c’est pour longtemps, et il est impossible d’en prévoir les ravages.


Dans un des premiers chapitres de cet ouvrage, j’ai taché de montrer que les violences de la Révolution résultèrent de ce que l’instinct de barbarie primitive, sommeillant toujours au fond de l’âme d’un peuple, avait été, grâce à certaines théories philosophiques, accepté comme genèse d’un droit nouveau. On crut agir au nom de la raison, l’invoquant sans cesse, alors qu’on luttait en réalité contre elle et que des instincts ancestraux, libérés de tout frein, étaient les seuls guides. La Terreur représente la transformation en droits d’instincts inférieurs. Elle fut l’effort de l’instinctif pour dominer le rationnel et non une domination du rationnel, comme se l’imaginèrent les personnages qui en furent les auteurs et les historiens qui la racontent.

Ce triomphe légal, d’instincts ataviques, était chose assez neuve dans l’histoire, car tout effort des sociétés, (effort indispensable pour leur permettre de subsister), fut constamment de refréner par la puissance des traditions, des coutumes et des lois, certains instincts naturels légués à l’homme par son animalité primitive. Il est possible de les dominer, (et un peuple est d’autant plus civilisé qu’il les domine davantage), mais on ne peut les détruire. Sous l’influence d’excitants divers, le socialisme par exemple, ils reparaissent facilement.

Les grands mouvements populaires ne sont jamais un résultat de la raison, mais le plus souvent une lutte contre la raison. Chercher à expliquer par la logique rationnelle ce qui fut créé par la logique des instincts, est ne rien entendre à l’histoire.

Le mouvement révolutionnaire actuel n’est, comme tous ceux qui l’ont précédé, qu’une réaction d’instincts barbares aspirant à secouer le joug de liens sociaux assez affaiblis pour qu’on puisse espérer les détruire. Ce que beaucoup d’esprits aveuglés par des chimères, considèrent comme le progrès, est une simple régression vers des formes inférieures d’existence.

Toute civilisation implique gêne et contrainte. On ne devient même civilisé qu’après avoir appris à supporter cette contrainte et cette gêne. C’est en créant des freins sociaux puissants, que les peuples sortent de la barbarie, c’est en les laissant s’affaiblir qu’ils y retournent.

Les liens sociaux créés par la civilisation ne se maintiennent que par un constant effort. Une des grandes causes de décadence est de renoncer à l’effort, le croyant inutile.

Cette notion d’impuissance est surtout répandue dans les couches éclairées de la nation. Elles se résignent aux calamités sociales, comme on se résignait jadis à des épidémies, qu’une science soustraite au pessimisme, a fini par vaincre.

Le scepticisme indifférent, qui fait notre faiblesse, n’a pas du tout atteint les apôtres révolutionnaires. La confiance dans le succès est un des éléments de leur force.

Bien que la situation des travailleurs soit très prospère aujourd’hui, les doctrinaires les ont tellement persuadés de l’injustice de leur sort qu’ils ont fini par y croire. La véritable réalité des choses, c’est l’idée qu’on s’en fait.

Retournée progressivement aux instincts primitifs, la mentalité de l’ouvrier moderne est en voie de devenir celle d’un barbare.

La tâche sera lourde, de le ramener à la civilisation. Il faudra d’abord parvenir à lui démontrer la valeur respective de l’intelligence, du capital et du travail, puis lui faire saisir que l’ordre social nouveau offert comme un mirage à ses yeux, serait la misère pour les travailleurs. Mais où sont les maîtres capables d’enseigner ces choses ?


N’en possédant pas, ne pouvant s’appuyer sur une Université dépourvue de règles directrices, ni sur un gouvernement sans force, notre bourgeoisie doit compter seulement sur elle-même et apprendre à s’organiser pour se défendre comme le fit la Suède dans sa lutte contre l’insurrection de la classe ouvrière.

Instruit par l’expérience, le gouvernement suédois comprit que le droit de grève, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, accordant à une minorité de factieux le droit d’arrêter tous les services publics d’un pays et semer partout le désordre, était complètement incompatible avec les progrès de la civilisation. Il déposa devant le Parlement un projet de loi réglant les contrats collectifs et prononçant des pénalités sévères contre les grèves de nature à entraîner un danger public. Un tribunal spécial d’arbitrage réglera les différends. Avec une telle loi nous n’eussions connu, ni la grève des postiers, ni les grèves répétées des inscrits maritimes qui achèvent de ruiner notre marine marchande.

Un mouvement analogue commence à se dessiner en France devant les dures leçons de l’expérience. Mais notre mentalité devra subir quelques changements, avant qu’il aboutisse à des lois. On trouvera d’intéressants développements sur ce sujet dans le livre de monsieur Bouloc : Le Droit de grève. Il montre clairement les illusions psychologiques et économiques d’un tel droit. J’engage l’auteur à se répéter souvent, s’il veut intéresser à sa cause d’influents orateurs.

Notre bourgeoisie est encore trop indécise et trop molle pour songer à se protéger, mais l’énergie de l’attaque amènera peut-être celle de la défense.

Monsieur Georges Sorel le montre fort bien : "Le jour, dit-il, où les patrons s’apercevront qu’ils n’ont rien à gagner par les œuvres de paix sociale ou par la démocratie, ils comprendront qu’ils ont été mal conseillés, alors il y a quelque chance pour qu’ils retrouvent leur ancienne énergie. Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à demeurer ardente dans la lutte industrielle."

Qui veut mériter de vivre doit rester le plus fort. Avec l’évolution moderne du monde, nul ne pourra conserver ce qu’il ne saura défendre. Pour triompher dans les luttes que nous voyons grandir, notre bourgeoisie devra acquérir certaines vertus et renoncer à certains vices. L’insolence du luxe de quelques parvenus oisifs, luxe que l’ouvrier croit composé d’une partie considérable de son travail, a suscité plus de haines que tous les discours socialistes.

Comparée soit à l’aristocratie anglaise, soit à l’ancienne aristocratie française, notre bourgeoisie vieillit très vite, et ne durerait guère, si presque à chaque génération elle n’était consolidée par les éléments empruntés à la classe placée au-dessous d’elle.

Il ne faudrait pas cependant s’en trop étonner. Les vieilles aristocraties ne se perpétuaient que par des droits héréditaires, ne nécessitant aucune supériorité. Les aristocraties de l’intelligence ne subsistent au contraire, qu’à la condition du maintien de leur supériorité intellectuelle. Or l’hérédité ne le permet guère. J’ai montré dans un autre ouvrage (Les lois psychologiques de l’évolution des peuples), que les élites sociales sont condamnées à se renouveler constamment, parce que les lois de l’hérédité ramènent bien vite au type moyen de la race, les descendants des individus qui s’en étaient trop écartés. La nature, elle aussi, est parfois égalitaire mais non comme le rêvent les socialistes. Loin d’égaliser les individus d’une génération, elle les différencie. C’est seulement les descendants des élites qui sont ramenés à l’égalité. La nature égalise donc seulement dans le futur, alors que les socialistes voudraient égaliser dans le présent.


Il ne semble pas aujourd’hui, que ce soit dans les couches élevées de la bourgeoisie que la défense sociale se dessine, mais dans ses rangs les plus humbles : boutiquiers, petits commerçants, etc. Toujours très menacés et jamais défendus, ils comprennent maintenant qu’ils ne peuvent compter que sur eux et commencent à s’organiser pour soutenir la lutte.

Ils se syndiquent, forment des associations et projettent même de constituer une milice pour les protéger. L’exemple donné par la Suède leur a servi de leçon. On ne saurait trop les encourager à persister dans cette voie.

La situation devenait d’ailleurs intolérable pour eux. Voici comment s’exprimait récemment à ce sujet le Temps :

Le commerçant, est livré par la surenchère démagogique des législateurs et la faiblesse des pouvoirs publics, aux loups du syndicalisme. Sous le régime de répartition fantaisiste, baptisé du nom de politique sociale, à lui les patentes, à lui les amendes. Les lois dites sociales, il les supporte doublement, en tant que patron.

Est-ce à dire qu’en échange de ces sacrifices croissants, on lui assure la protection à laquelle il a droit ? Nullement. De temps en temps, les volontaires de l’action directe vont lui rendre visite. Si le commerçant n’obtempère pas à leurs sommations, il y est contraint par la force. Des syndiqués se répandent dans ses locaux, envahissent ses "rayons", chassent les commis, épouvantent les acheteurs.

Les commerçants détaillants, race taillable et corvéable à merci, se rebiffent enfin. Ils se montrent fermement résolus à se défendre eux-mêmes s’ils ne sont pas défendus et projettent l’organisation d’une milice qui opposerait la force à la force. Voilà où l’indifférence des gouvernements qui se succèdent depuis des années nous conduit à la défense directe des citoyens molestés.

Ce qui précède ne concerne que la défense immédiate contre des violences. Il serait autrement important d’acquérir quelques principes fixes, capables de nous orienter un peu, au sein du désordre où nous sommes plongés, et de lutter contre les forces qui désagrègent de plus en plus l’édifice social.

Ce sont justement ces principes fixes qui nous manquent. Quelques-uns des faits enregistrés quotidiennement par les journaux, et qui constituent d’utiles fragments de notre histoire sociale, trahissent une psychologie que les hommes de l’avenir ne comprendront plus. Quelle aventure typique, celle de ces manifestants, conduits par leur député, arrêtant brusquement un train-express à Villeneuve-le-Roi, au risque de produire une catastrophe, dans le but d’obliger la Compagnie à leur donner une gare. Il faut une mentalité de sauvages pour en arriver là.


Quand le mépris des lois est général, que le principe d’autorité a disparu et que toutes les disciplines qui font la force d’une civilisation s’évanouissent, l’écroulement d’une société est proche. Rien n’est respecté aujourd’hui en dehors de la force. Le fonctionnaire est insolent devant ses chefs, le matelot devant son capitaine, l’ouvrier devant son patron.

Et il faut bien reconnaître aussi, que les vieilles autorités perdent chaque jour leur droit à être respectées. La magistrature ne rend plus la justice et semble réserver toute son indulgence à des forbans, que leur or protège. Les gouvernements obéissant aux pires sectaires, ne protègent plus les citoyens contre les violences, et ne manifestent d’énergie que pour dépouiller et persécuter de vieux moines sans défense.

C’est toute une civilisation qui s’écroule, un passé glorieux qui s’éteint. Des phénomènes du même ordre se manifestèrent à la fin du Directoire après dix ans d’anarchie. Sans doute, la rude main d’un despote suffit alors à rétablir l’ordre, mais à quel prix ! Pouvons-nous, en vérité recommencer des expériences semblables ?

Où donc chercher un frein ? Vers qui se retourner ? Vers nous-mêmes seulement, je le répète et non vers les gouvernants, moins encore vers les législateurs.

Que pourraient d’ailleurs ces gouvernants et ces législateurs sans liberté, sans dignité et sans force ? Ils ne songent qu’à obéir aux exigences de comités dont ils sont les esclaves.

Monsieur Raymond Poincaré montrait récemment que le député, parfois si altier devant le Parlement, n’était qu’un modeste courtier d’arrondissement "ne faisant pas un pas sans entendre le bruit des anneaux qui lui rappellent son esclavage" et prêt "à agenouiller les plus fiers desseins, devant ces divinités mystérieuses et redoutables, qui s’appellent les comités d’arrondissement."

Le législateur, tel qu’il est élu aujourd’hui, constitue un véritable danger social parce que, dépourvu de caractère et ne songeant qu’à sa réélection, il obéit aux plus bas instincts de la multitude.


Il serait inutile de se le dissimuler. La plèbe seule aujourd’hui nous gouverne. Or, ignorante de ses propres intérêts et rongée par l’envie, elle rêve uniquement de s’emparer des richesses conquises par l’intelligence, et de supprimer toutes les supériorités. Elle en arrive à exiger la confiscation brutale des fortunes, sans lesquelles aucune industrie ne saurait prospérer. Impôt inquisitorial sur le revenu, confiscation du quart des successions, etc. C’est vers la ruine complète de nos finances que, sous son impulsion, nous marchons à grands pas. L’histoire sera justement sévère pour les esclaves qui suivent de pareils maîtres, sans jamais chercher à les éclairer.

Les humbles serviteurs du gouvernement populaire croient refaire avec des lois les sociétés, établir l’égalité et déposséder les détenteurs des richesses. Nous avons montré dans cet ouvrage la vanité et les dangers de ces tentatives auxquelles s’acharnent inlassablement nos législateurs.

Étudiant récemment les origines des grands progrès qui ont transformé les conditions d’existence des hommes, et fait de l’ouvrier moderne l’égal du riche d’autrefois, monsieur d’Avenel montrait, une fois de plus encore, que ces progrès ne furent jamais le résultat d’entreprises collectives, mais d’efforts individuels.

Ce que le libre jeu de ces derniers a réalisé, ni la charité chrétienne, ce socialisme facultatif d’hier, ni le socialisme moderne, cette charité obligatoire d’aujourd’hui n’auraient pu ni ne pourraient l’obtenir… les progrès futurs seront le résultat du libre effort individuel et non de la bonté collective, fût-elle érigée en système légal. La bonté sert beaucoup à l’amélioration morale de ceux qui l’exercent comme un devoir, et fort peu au soulagement de ceux qui la réclament comme un droit. Elle crée seulement de la vertu pour les uns, elle ne crée pas de richesses pour les autres. Au point de vue économique les bienfaiteurs effectifs de l’humanité ne sont pas les organisateurs de la bonté, mais les entraîneurs de travail.

Nos efforts pour changer des lois naturelles inéluctables, établir par exemple l’égalité, là où la nature impose l’inégalité, représentent d’aussi dangereuses tentatives que celles d’un chef d’usine qui voudrait violer toutes les lois de la physique et de la mécanique. La ruine lui montrerait bientôt le danger d’une telle entreprise.


Rechercher ici quelles règles morales dirigeront les sociétés de l’avenir serait bien inutile. Nous devons nous occuper surtout de celle où nous vivons et des moyens de la faire durer, en arrêtant la grandissante anarchie.

Les principes directeurs capables de guider un peuple n’ont pas besoin d’être nombreux, s’ils sont forts et universellement respectés. Le culte de Rome, idéal dominant des Romains, assura leur grandeur jusqu’au jour où il s’affaiblit dans l’âme des citoyens.

C’est précisément sur la défense de la notion de patrie, impliquant toute une organisation morale, que nos efforts doivent se concentrer. Elle est profondément sapée en France par la plupart des sectes socialistes qui sentent nettement que cette idée, pivot de l’édifice social étant détruite, l’édifice s’écroulerait d’un seul coup.

De cette notion fondamentale beaucoup d’autres découlent, et notamment celle-ci : qu’un peuple ne peut vivre sans armée, sans hiérarchie, sans respect de l’autorité, sans discipline mentale. Ces éléments essentiels, aucun parti, sauf celui des révolutionnaires, ne saurait les rejeter, puisque tous aspirent nécessairement à la durée du pays où ils vivent.

L’amour de la patrie forme le véritable ciment social capable de maintenir la puissance d’un peuple. La patrie est le symbole des acquisitions héréditaires de toute notre existence ancestrale. Ne pouvant vivre que par elle, nous devons vivre pour elle. C’est en faisant appel au culte de la patrie que les auteurs de la récente révolution turque conquirent les âmes :

"Tout homme de cœur et de conscience, disait une de leurs proclamations, sait que la patrie est chose plus sainte, plus chérie que la mère, le père, en un mot que tout au monde."

Malheureusement, le culte de la patrie, qui créa jadis la puissance de Rome, et a tant contribué de nos jours au développement rapide de la prospérité allemande, est bien faiblement défendu chez nous maintenant. Il sera défendu de moins en moins si nous continuons cette politique d’immigration d’éléments disparates qui, ayant des hérédités différentes, auront des formes de pensée et des mœurs différentes. En Allemagne, au Japon, en Russie comme en Amérique, l’amour de la patrie est propagé par les universités dans les classes lettrées, et par les instituteurs dans les couches populaires. Pouvons-nous compter en France, sur la même catégorie de défenseurs auprès de la jeunesse et de l’enfance ? On a trop de raisons d’en douter.

Monsieur Bouglé faisait remarquer récemment que ce que les "jeunes" comprennent de plus clair, ce qui les émeut et les attire le plus dans le socialisme, c’est "l’hervéisme". On sait avec quelle vigueur il fut repoussé par les Allemands, au dernier congrès socialiste international. Pareille leçon n’a pas corrigé nos professeurs.

Si cette mentalité se perpétue, si les instituteurs s’agrègent progressivement aux syndicats prêchant la haine de la patrie et de l’armée, que devrons-nous attendre des générations ainsi formées ? Quand les hommes renient leur patrie et s’insurgent contre ses lois, sur quels éléments une société pourrait-elle s’étayer pour continuer à vivre ?

Vérités évidentes sans doute, mais qu’il ne faut pas cependant se lasser de redire. Les socialistes se répètent sans cesse, et à force de vociférer contre le capital et l’organisation actuelle, ils ont fini par persuader les foules de la justesse de leurs théories. Une vérité ne s’incruste dans les âmes qu’après des répétitions innombrables. Si les défenseurs de la société étaient animés d’une foi aussi ardente et propageaient leurs doctrines avec le même zèle que les révolutionnaires, la défaite de ces derniers se dessinerait rapidement.

Nous sommes arrivés à cette heure décisive où chacun devra se résigner à être un apôtre pour défendre l’édifice social contre la barbarie destructive des sectaires. Le triomphe de ces derniers conduirait vite à la ruine générale, aux guerres civiles et aux invasions. Défendre la patrie, combattre l’anarchie est devenu un devoir auquel nul ne doit se soustraire.

Les lois morales dérivées de la notion de patrie suffisent à constituer l’armature sociale d’un peuple. Leur force dépend uniquement de l’action qu’elles exercent sur les âmes. Soutenue seulement par les codes, cette force serait bien faible.

Ce ne sont ni les constitutions, ni les flottes, ni les armées qui donnent de la cohésion à une nation et maintiennent sa grandeur. Sa vraie force, c’est son idéal. Puissance invisible, créatrice des choses visibles, il dirige les âmes. Un peuple met des siècles pour acquérir un idéal et retombe dans la barbarie dès qu’il l’a perdu.


De la décadence qui nous menace, le plus sûr symptôme est l’affaiblissement général des caractères.

Nombreux, aujourd’hui, sont les hommes dont l’énergie faiblit, surtout parmi les élites qui en auraient justement le plus besoin. Chez les grands maîtres placés à la tête des nations comme chez les petits chefs qui en gouvernent les détails, l’indécision et la mollesse deviennent dominantes.

Les fanatiques révolutionnaires, dotés d’énergie par leur fanatisme même, sont pour cette raison redoutables. Devant une volonté forte, toute volonté faible doit plier.

Ces agitateurs ne sont pas encore aussi dangereux qu’ils pourront le devenir, parce que les traditions sociales créées par un long passé, maintiennent un peu l’édifice journellement sapé. Dans l’ombre des tombeaux se trouvent nos vrais maîtres. Contre les fantaisies des vivants se dresse le despotisme des morts.

Il semblerait même aujourd’hui que les morts seuls aient de l’énergie pour nous. Cependant ils ne pourront nous aider toujours. Le pouvoir du passé ne se maintient que si le présent lui fournit un apport constant.


Arrivé au terme de ce long travail, il faut conclure. Je le ferai en essayant de montrer, dans une brève synthèse, que les phénomènes physiques, biologiques et sociaux sont conditionnés (quelles que soient les lois diverses qui les régissent), par des nécessités générales du même ordre. Ces nécessités supérieures semblent constituer l’ultime philosophie accessible des choses.

Le monde de la connaissance a pris depuis un siècle une extension plus vaste que durant toute la série des âges antérieurs.

Aux découvertes réalisées dans les faits, se sont ajoutées les théories proposées pour les interpréter.

La science moderne renonce à découvrir un élément fixe dans l’univers, un repère invariable dans l’écoulement des phénomènes. Tous se sont évanouis tour à tour, et la matière elle-même, le dernier sur lequel on croyait pouvoir compter, a perdu son éternité. L’instabilité succède ainsi à la fixité. Des fluctuations perpétuelles d’équilibre ont remplacé le repos.

La raison première des choses recule dans un infini inaccessible. Seuls sont connaissables les rapports des phénomènes. L’ensemble des expériences conduit à cette conclusion si profonde de Poincaré :

"Dans notre monde relatif, toute certitude est un mensonge."

Abandonnant les explications trop sommaires, la science substitue maintenant aux grandes lois générales l’accumulation de causes infiniment petites, mais infiniment nombreuses. Elle enseigne que le monde physique, le monde biologique et le monde social sont l’œuvre de minimes individualités, sans action quand elles restent isolées, mais fort puissantes dès qu’elles sont associées. Les infiniment petits font surgir les continents, germer les moissons et maintiennent la vie. Les multitudes humaines font évoluer les civilisations.

Mais en montrant ce rôle de la multiplicité et de l’addition des causes dans la genèse et l’évolution des phénomènes, la science a prouvé également (démonstration capitale), que toutes ces individualités diverses : atomes physiques, cellules vivantes, unités humaines, etc., demeurent sans effet, si des forces directrices ne viennent provoquer et canaliser leurs actions.

Que les éléments considérés appartiennent au cycle physique, biologique ou social, il n’importe. Les agents directeurs sont toujours indispensables pour les orienter. Dès qu’ils cessent de subir leur influence les éléments individuels deviennent une vaine poussière. Pour les cellules d’un être organisé, l’orientation directrice c’est la vie, son arrêt c’est la mort. Pour les unités de l’être social, la loi est la même.

Dans le cycle humain (seul à considérer ici), nous voyons les forces directrices : croyances, idéal, etc. se succéder sans jamais disparaître. Elles peuvent changer de nom, mais persistent toujours. Orientation par la foi, l’épée, la science ou l’idée, il en fallut à toutes les phases de l’histoire. Priver une société de puissances directrices ou la soumettre à des forces capricieuses oscillant constamment, serait la condamner à périr.

Le rôle des gouvernants dans la conduite des peuples est tout à fait comparable à celui du savant dans le maniement des phénomènes. Comme ce dernier, l’homme d’État ne peut qu’utiliser, en les orientant sagement, des forces naturelles qu’il ne saurait créer. De même que le savant encore, il peut lutter contre elles en leur opposant des forces antagonistes.


Parmi les forces diverses dont l’homme dispose, pour lutter victorieusement contre les puissances qui l’étreignent, la volonté fut toujours la plus active. Divinité souveraine, elle fit sortir du néant avec les merveilles des sciences et des arts, tout ce qui fait l’éclat des civilisations.

En remontant la chaîne de l’histoire, et recherchant comment certains peuples acquirent leur grandeur, comment les maîtres de la pensée obligèrent l’univers à livrer ses mystères, on retrouve toujours, à la base de leurs succès, une volonté forte.

Si nous tâchons de découvrir ensuite, pourquoi tant de nations périrent après un long déclin, pourquoi Rome, jadis reine du monde, finit par tomber sous le joug des Barbares, nous constatons que ces chutes profondes eurent généralement une même cause, l’affaiblissement de la volonté.

Cette faculté est donc la qualité maîtresse des individus et des peuples. Le but primordial de l’éducation devrait être de la fortifier et non de l’affaiblir. Le difficile n’est pas de vouloir un instant, mais de vouloir sans trêve. Une volonté forte ne désespère jamais.

"J’en réchapperai malgré les dieux", s’écriait Ajax, déjà enveloppé par les vagues que déchaînait la fureur de Neptune. La foi qui soulève les montagnes s’appelle la volonté. Elle est la véritable créatrice des choses.

Et si l’histoire moderne nous montre des nations s’élevant chaque jour, alors que d’autres restent stationnaires ou déclinent, la raison s’en trouve dans les quantités variables de volonté que ces nations possèdent. Ce n’est pas la fatalité qui régit le monde, c’est la volonté.


Mai 1910


FIN