Psychologie politique et défense sociale/Livre VI/Chapitre VI

◄  Livre VI - Chapitre V Livre VI - Chapitre VI Livre VI - Chapitre VII  ►

CHAPITRE VI

Le fatalisme moderne et la dissociation des fatalités


On pressent les destinées d’une génération par l’étude des idées directrices qui orientent ses volontés et déterminent sa conduite. Mais où les rechercher, ces idées ? Ce n’est certes pas dans les actes des multitudes. Elles possèdent des appétits et non des pensées. Sera-ce chez les intellectuels qui font des livres et prononcent des discours ? Ils ne nous donnent le plus souvent que le reflet d’opinions adoptées pour séduire auditeurs ou lecteurs.

Malgré la difficulté de dégager nettement les idées d’une époque, on peut s’en faire une notion approximative par l’enseignement des maîtres les plus écoutés.

De récents discours académiques, ceux notamment de messieurs Lavisse et Pierre Loti, trahissent clairement les préoccupations actuelles des guides de la jeunesse.

Ils ne sont pas réconfortants, ces discours. Un pessimisme attristé les domine. Ce qu’on y lit surtout, c’est la conviction de l’inutilité de l’effort, une résignation passive devant les événements, la proclamation de l’impuissance de la science à éclaircir les mystères qui nous enveloppent. Un fatalisme sombre semble envahir, au déclin de leurs jours, l’âme de penseurs qui, à l’aurore de leur activité mentale, étaient tout rayonnants d’espérances.

Cette note fataliste constatée chez les professeurs et les académiciens, nous la retrouverions également chez les hommes politiques actuels. Dans une interview, un ancien président de la République, monsieur Loubet, s’exprime ainsi :

"La force inéluctable des choses l’emporte sur la volonté des hommes. Une logique mystérieuse nous conduit."

Nous verrons bientôt de quels éléments se composent cette force inéluctable et cette logique mystérieuse.

Parmi les académiciens dont je viens de parler, Pierre Loti s’est montré le plus attristé. Dans une langue harmonieuse, il réédite la vieille plainte de l’Ecclésiaste, tant de fois répétée au cours des âges.

C’est à l’impuissance de la science, créatrice cependant de tous les progrès civilisateurs, que s’en prend monsieur Loti. Il lui reproche de ne savoir rien expliquer.

Nous ne savons ni ne saurons jamais rien de rien : c’est le seul fait acquis. La vraie science n’a même plus cette prétention d’expliquer, qu’elle avait hier. Chaque fois qu’un pauvre cerveau humain d’avant-garde découvre le pourquoi de quelque chose, c’est comme s’il réussissait à forcer une nouvelle porte de fer, mais pour n’ouvrir qu’un couloir plus effarant, plus sombre, qui aboutit à une autre porte plus scellée et plus terrible. À mesure que nous avançons, le mystère, la nuit s’épaississent, et l’horreur augmente.

C’est alors que le "résidu" chrétien essaye encore de protester doucement au fond de nos âmes. Nous voyons bien que ce n’est pas cela, qu’il n’est pas possible que ce soit cela. Mais derrière l’ineffable symbole (infiniment loin derrière, si l’on veut, là-bas aux confins de l’incompréhensible), nous nous disons qu’il y a peut-être la vérité, avec l’espérance.

Peu confiant dans la puissance explicative de la science, le célèbre écrivain ne croit pas davantage à celle de l’effort pour se défendre contre la menace des événements. "Il n’y a pas de lutte possible, dit-il, contre ce souffle moderne qui se lève pour tout abattre en nivelant tout."

Je doute fort de ce nivellement, admettant au contraire une dénivellation croissante entre les individus, et par conséquent entre leurs situations, à mesure qu’évolue la civilisation. J’ai donné, il y a longtemps, les raisons psychologiques de cette différenciation progressive, dont j’ai déjà parlé dans un précédent chapitre. Avec les complications de la science et de la technique industrielle, la distance entre les mentalités du savant et de l’ignorant, entre celles de l’ingénieur et du manœuvre devient immense et s’accroît chaque jour. On égalisera de plus en plus les apparences, mais de moins en moins les hommes. Le capitaine sachant lire dans les astres la direction que doit suivre son navire, pour éviter les écueils des mers ténébreuses, ne sera jamais l’égal de l’obscur matelot, infailliblement perdu s’il est abandonné à lui-même.

Les inégalités mentales sont des fatalités irréductibles qu’aucune violence ne saurait effacer.

Le pessimisme et le fatalisme de monsieur Lavisse n’apparaissent pas moindres que ceux de monsieur Loti. Recevant monsieur R. Poincaré, il commença d’abord par le gourmander de son demi-optimisme, lui reprochant "l’usage de formules un peu défraîchies". "Je serais fâché pour vous et aussi pour moi, ajoute monsieur Lavisse, si vous croyiez que quelques principes anciens et simples puissent suffire à conduire les hommes dans leur politique d’aujourd’hui."

Quels seraient alors les nouveaux principes directeurs ? Monsieur Lavisse ne les indique pas, sans doute parce qu’il les ignore. Mais il les appréhende beaucoup. Les fantômes lointains paraîssent toujours dangereux.

L’État et la société, continue l’orateur, sont en question et en péril… Une démocratie commence par être un tumulte énorme d’instincts, de passions et d’idées. Elle ne sait ni ne peut savoir au juste ce qu’elle veut, et personne n’est en état de proposer à ses obscures volontés le plan de la cité future. Gênée, irritée par les institutions, lois et coutumes, elle s’attaque à tous les états de la cité présente et tout s’ébranle et semble pencher vers la ruine.

… Un jour, il faudra dans tous les États du monde, choisir entre les dépenses militaires et les dépenses sociales. Ce jour viendra, il approche. Il mettra en présence deux mondes, deux conceptions différentes de l’humanité. Ce sera le grand jour.

L’éminent prophète est-il bien sûr que ses craintes ne soient pas un peu vaines ? A-t-il vraiment oublié que les mêmes problèmes se sont posés sous les mêmes formes, chez tous les peuples, à Athènes, à Rome, à Florence, de l’antiquité aux temps modernes ? Répétés dans des termes presque identiques, ils ont abouti partout aux mêmes solutions. La barbarie changea souvent de nom, mais force fut sans cesse de lutter contre celle du dedans et celle du dehors. Cette lutte constitue d’ailleurs un des facteurs du progrès. Elle n’est dangereuse que si, les défenseurs d’un ordre social établi, se résignent d’avance à la défaite. Fatalement vaincus alors, ils méritent l’écrasement qui termine leur inutile existence.

L’hétérogène alliance des pacifistes, des socialistes et des universitaires de race latine, pourra peut-être faire éclore dans un pays, le "grand jour" de monsieur Lavisse, mais il aurait son lendemain, ce grand jour rêvé. Ce serait l’asservissement immédiat et le pillage du peuple désarmé par des voisins avides d’encaisser des milliards et de supprimer la concurrence des vaincus.

Ces fâcheuses réalités sont fondées sur des passions que les rêveries humanitaires ne sauraient enrayer. Elles ont jusqu’ici gouverné le monde et sans doute le gouverneront toujours.

Les tendances pessimistes et fatalistes, dont nous venons d’indiquer les symptômes, ne se rencontrent pas seulement dans les discours académiques. Elles envahissent de plus en plus notre enseignement universitaire.

Les professeurs qui ne sont pas des résignés deviennent bientôt des révoltés. Beaucoup se mettent aujourd’hui à la tête du socialisme révolutionnaire.

La lecture de leurs œuvres montrent quel mélange d’humanitarisme, de religiosité et d’envie sature leurs âmes. Les écrits récents d’un professeur au Collège de France sont typiques à ce point de vue. Dans son livre, Paroles d’avenir, écrit en style apocalyptique, nous apprenons que la liberté de l’ouvrier consiste à "crever dans un fossé comme un chien ou dans un lit d’hôpital comme un gueux qu’il est. Il a la liberté de mourir de faim et de misère."

Quant aux riches, l’auteur révèle à ses lecteurs qu’ils n’ont guère d’autres occupations que "des orgies stupides et immondes". On doit les dépouiller de leurs richesses. "Délivrer ces bons à rien des tares et des misères morales qu’engendre l’extrême opulence serait leur rendre un signalé service."

C’est, on le voit, dans les temples de la science pure que grandissent aujourd’hui les futurs Marat.

Des élucubrations aussi haineuses sont assurément trop dépourvues de style, de pensée et de vérité, pour exercer quelque influence sur des esprits éclairés. Mais n’oublions pas que leurs auteurs sont les guides de la jeunesse. Quelle génération sortira des mains de pareils maîtres ?

La résignation fataliste d’une part, la révolte envieuse de l’autre, semblent devenir chaque jour davantage les dominantes des éducateurs latins.

L’influence de l’esprit révolutionnaire n’amène que des violences éphémères, celle du fatalisme est plus durable et pour cette raison plus dangereuse. Le fatalisme est la religion des faibles, incapables d’effort. Appuyé en apparence sur des bases scientifiques, il semble un monstre redoutable. Sa force cependant n’est qu’illusoire.


Le fatalisme est un héritage antique, continué par les religions et les philosophies. Au sommet des choses, dominant les dieux et les hommes, les anciens plaçaient un pouvoir souverain nommé destin. Ses arrêts étaient inviolables. "Tu tueras ton père et épouseras ta mère", avait dit l’oracle à Œdipe et Œdipe, malgré tous ses efforts, dut subir sa destinée.

Les religions ont perpétué cette tradition. Dans la doctrine de la prédestination, encore chère à plusieurs sectes protestantes, et qui fait le fond du jansénisme, Dieu, dès l’origine des choses, a décrété que certaines âmes seraient sauvés et d’autres damnées.

Si le déterminisme de la science moderne paraît justifier pour beaucoup leur fatalisme atavique, c’est qu’ils confondent fatalisme et déterminisme, choses en réalité fort différentes. Le déterminisme enseigne qu’un phénomène est la conséquence rigoureuse de certaines causes antérieures. Il se répète quand les mêmes causes se reproduisent et sans que les volontés d’aucun être supérieur puissent intervenir dans cet enchaînement. Les anciens avaient divinisé toutes les forces naturelles parce qu’ignorant leur engrenage invariable, ils espéraient, avec des prières, en modifier le cours. Rejeter l’intervention d’êtres supérieurs, voilà tout le déterminisme.

Le fatalisme comporte une définition tout autre. Alors que le déterminisme échappe à notre volonté, beaucoup de fatalités peuvent, au contraire, être dominées par elle.

Laissons aux métaphysiciens les discussions subtiles sur le libre arbitre, puisque le problème est philosophiquement insoluble. En se plaçant à un point de vue exclusivement pratique, il devient facile de prouver que la fatalité n’est le plus souvent que la synthèse de nos ignorances et s’évanouit dès qu’on sait désagréger les éléments qui la composent.


Trois classes distinctes peuvent être établies dans la grande famille des fatalités :
1°/ Les fatalités naturelles, irréductibles.

Telles sont la vieillesse, les phénomènes météorologiques, le cours des astres. Tout au plus pouvons-nous en déterminer les lois, les prévoir et quelquefois nous protéger un peu contre elles.
2°/ Les fatalités réductibles.

Des que les progrès de la science permettent de dissocier leurs éléments et de les attaquer séparément, elles s’évanouissent. Les grandes épidémies, les famines, qui faisaient autrefois périr des millions d’hommes, en sont des exemples.
3°/ Les fatalités artificielles.

Créées par nous, ces dernières remplissent l’histoire. Lutter contre elles est difficile, parce qu’une cause étant constituée, ses effets ont un déroulement nécessaire. Pour les dominer, il faut savoir opposer, à la cause possédant un certain poids, une autre cause d’un poids plus lourd. C’est ainsi généralement que les grands hommes surent briser les fatalités.

L’examen sommaire du rôle de la science sur des phénomènes, considérés jadis comme d’inexorables destins, enseigne clairement de quelle façon peuvent être désagrégées et anéanties certaines fatalités.

En 1870, c’était une inéluctable fatalité, que tout sujet amputé dans un hôpital parisien succombât en quelques jours. C’était également une fatalité que les habitants de diverses contrées fussent victimes de fléaux comme le paludisme et la fièvre jaune.

Aujourd’hui, les éléments de ces fatalités étant dissociés, on a pu les anéantir. Les amputés périssaient par l’action de certains microbes. Dès que les méthodes d’aseptie permirent de supprimer cette action, les opérations jadis mortelles devinrent inoffensives.

De même pour le paludisme et la fièvre jaune. Aussitôt qu’on les sut produits par des parasites, qu’introduisaient dans les globules du sang les piqûres de certains moustiques, on entrevit le moyen de faire disparaître ces épidémies et la fatalité commença à se dissocier. Elle ne le fut entièrement que lorsque, étudiant les conditions d’existence de ces moustiques, on découvrit qu’ils se reproduisaient seulement dans les mares ou flaques d’eau. Mares et flaques d’eau desséchées, les moustiques disparurent et du même coup les épidémies. Des pays, comme la Havane, au séjour si souvent mortel, devinrent habitables sans danger. La fatalité s’était évanouie.

Même observation pour la peste, dont certaines explosions firent jadis périr jusqu’à 25 millions d’hommes. Nous la savons maintenant résultant d’un bacille, produit par la morsure des puces ayant abandonné les cadavres de rats pesteux. De même encore pour la maladie du sommeil qui dépeuplait diverses régions de l’Afrique, etc.

Les faits analogues sont innombrables. Les Hollandais surent se soustraire par un énergique effort à la fatalité d’inondations dont la mer les menaçait. La Prusse transforma les sables de Poméranie et les tourbières du Brandebourg en forêts magnifiques et en champs fertiles. Tous ces dominateurs de la nature ont lutté contre des fatalités et les ont vaincues, parce qu’ils se refusèrent à la résignation.


Ce que nous venons de dire de la désagrégation de certaines fatalités naturelles peut s’appliquer également aux fatalités historiques. Quoique parfois très lourdes, lorsqu’elles dérivent de la race et du passé politique d’un peuple, elles n’échappent pas à cette loi de l’évanouissement par dissociation de leurs éléments. C’est principalement notre ignorance de la nature des éléments d’une fatalité qui fait sa force.

Chaque page de l’histoire vérifie ces assertions.
Considérez un événement important, la guerre de 1870, par exemple, analysez-en tous les facteurs psychologiques immédiats et surtout lointains, vous découvrirez vite que, si notre défaite était devenue inévitable, les divers éléments qui la rendirent telle auraient pu être successivement annulés par des intelligences supérieures, avant que leur accumulation devînt trop écrasante.

Les erreurs de psychologie dans le présent et l’incapacité de prévision pour l’avenir, sont toujours l’origine de fatalités ruineuses qui pèsent ensuite sur plusieurs générations. Que de fatalités créées par les aveugles conseillers du souverain, qui présidait à nos destinées, il y a 50 ans. Des erreurs analogues, l’absence complète d’esprit d’observation, une ignorance invraisemblable de la psychologie des Japonais engendrèrent les défaites des Russes et des conséquences destinées peut-être à transformer l’avenir de l’Europe.

Les fatalités artificielles qui nous enveloppent sont innombrables. Tel, par exemple, l’alcoolisme. Nous savons à quel point il nous envahit et que près du 1/4 des conscrits sont éliminés en raison des tares héréditaires dues à des parents alcooliques. Sur cette fatalité, nous avons peu d’action. L’État, d’ailleurs, est presque obligé de l’encourager, sous peine de provoquer un énorme déficit dans son budget.

Toutes ces fatalités, que nous créons sans relâche, finissent par devenir si puissantes qu’il devient presque impossible de les dissocier.

Un livre récent de monsieur Cruppi, ancien ministre du commerce, en fournit un excellent exemple. On y voit comment un ministre, en apparence tout-puissant, peut demeurer très impuissant à rien réformer dans son propre ministère, et se trouve obligé de subir l’anarchie qu’il y constate. L’auteur nous révèle le désordre prodigieux des services administratifs qu’il espérait vainement pouvoir diriger : disputes perpétuelles des employés, confusions des responsabilités, manque d’unité dans le commandement, organismes vieillis, etc.

Pendant les deux années qu’il resta en fonctions, ce ministre n’est parvenu à aucune modification utile, et on voit bien dans son livre qu’il n’a pas très nettement compris les motifs de son impuissance, puisque le seul remède proposé par lui est de "changer la morale même de la démocratie par la réforme électorale".

Pour réussir à combattre les forces réelles qui conduisent les choses, il faut mieux les connaître.

Les fatalités sentimentales sont peut-être les plus redoutables de toutes par leurs conséquences. C’est pourquoi l’humanitarisme, forme inférieure du christianisme, devient un des fléaux de la France moderne. Il ronge sans relâche les bases de l’édifice social. C’est par humanitarisme, je l’ai déjà montré, que nous avons créé tant de lois génératrices de révolutions redoutables. C’est par humanitarisme encore que furent introduit les voyous dans l’armée au risque de la désorganiser entièrement. Par humanitarisme toujours, nous réservons à ces voyous des prisons bien chauffées, pourvues de tout le confort moderne et fort supérieures au logement de la plupart des ouvriers.

Grâce aux humanitaires, les assassins se multiplient dans d’effrayantes proportions. En quelques années le nombre des meurtres a triplé. Il a fallu une véritable explosion d’indignation publique pour décider le gouvernement à laisser guillotiner des assassins ayant rôti leurs victimes à petit feu. Quand la funeste race des philanthropes s’abat sur un peuple, il est près des grandes catastrophes. On sait à quel point ils pullulèrent, la veille de la Révolution. Que d’invocations à l’Être suprême, d’appels émus à la Fraternité, avant les massacres de Septembre et la permanence de la guillotine !

Le terme ultime de l’Évolution de l’humanitarisme fut invariablement de sanglantes hécatombes. Il faut craindre la peste, mais redouter beaucoup plus encore les philanthropes. Les sociétés n’eurent jamais de pires ennemis. Le philanthrope n’est nullement l’homme du progrès, mais celui qui détruit toutes les initiatives et entrave tous les progrès.


L’utilité des connaissances psychologiques pour désagréger les fatalités, apparaît clairement, je suppose. Un de nos plus éminents ministres des affaires étrangères, monsieur Hanotaux, consulté récemment par moi sur ce point, me disait qu’il ne voyait pour l’homme d’État aucune connaissance plus nécessaire, aucune qu’il ait eu à employer plus souvent pendant sa longue carrière.

La psychologie politique n’apprend pas seulement à combattre avec succès les fatalités qui entravent sans cesse la vie des peuples. Elle enseigne aussi à conduire les hommes et à diriger les événements.

Les grands hommes d’État : Richelieu, Cavour, Bismarck, le roi Edouard, etc., surent, non seulement gouverner, mais encore dissocier et détruire les éléments dont l’ensemble forme les fatalités de l’histoire.

Tous ces esprits éminents manièrent avec une précision merveilleuse les facteurs psychologiques qui nous mènent. Ils comprirent aussi le rôle des nécessités religieuses, sociales et économiques que chaque époque voit surgir et dont nous ne saurions être maîtres. Séparer les fatalités inévitables de celles qui ne le sont pas et ne jamais s’user dans d’inutiles luttes, est un des points fondamentaux de la psychologie politique.

On ne peut détruire en effet les fatalités créées par des conditions extérieures indépendantes de notre volonté, mais l’homme supérieur les utilise comme le marin utilise le vent malgré sa direction. C’est ainsi, par exemple, que devant le problème de la surproduction et des concurrences ruineuses qu’elle engendre, les Allemands, au lieu d’entrer en lutte contre des fatalités économiques, les ont utilisées par la création de ces syndicats de production dits cartells, qui empêchent concurrence et surproduction. Impuissants à comprendre les nécessités inéluctables de la concentration industrielle, nous combattons par des lois draconniennes ces syndicats, que l’empereur d’Allemagne aide au contraire de tout son pouvoir.

Clairvoyance d’un côté, aveuglement de l’autre.

Lorsque, incapable par ignorance d’utiliser les fatalités résultant de lois naturelles, on essaie de leur résister, il en résulte des calamités dont les générations futures subissent longtemps les conséquences. Chaque fatalité artificiellement créée implique, en effet, un déroulement nécessaire. Nous évoquions plus haut la guerre de 1870. Beaucoup de Français l’ont oubliée, à tel point qu’un professeur de l’École Normale Supérieure signalait récemment, dans le Temps, que certains candidats à cette école l’ignoraient complètement. Et, pourtant, nous sommes tellement enveloppés encore de son influence que ses conséquences continuent à régir l’Europe. Au seul point de vue de ses incidences financières, nous payons toujours 450 millions par an, rente des 15 milliards que cette guerre a coûtés. Parmi les autres conséquences de notre défaite, figure encore celle-ci, que, pour éviter l’attaque dont nos voisins victorieux n’ont pas manqué, depuis 1870, une seule occasion de nous menacer, nous avons dépensé en armements, suivant les calculs de monsieur Cochery, 53 milliards.

On voit ce que pèse l’imprévoyance des hommes d’État, et combien sont précieux pour leur pays, les grands hommes politiques, qui savent dans le présent lire un peu l’avenir, et éviter de créer des fatalités. Ils sont malheureusement fort rares.

Depuis le développement du parlementarisme, beaucoup d’hommes d’État considèrent que la politique est simplement l’art de bien parler et se préoccupent peu de bien penser. Séduire son auditoire par le cliquetis charmeur des formules sonores, ne constitue pourtant qu’un succès éphémère.

Habitué à prendre les mots pour des réalités, le grand orateur est fréquemment un homme d’État médiocre. Nul besoin, en effet, pour discourir élégamment, de posséder cette connaissance des hommes et des choses qui permet les décisions justes, énergiques et rapides, ni cette continuité dans l’effort, génératrice des succès durables.

Pour l’orateur politique, obligé de satisfaire aux besoins d’explications d’un public peu capable de réfléchir, les événements sont engendrés par des causes très simples, paraissant évidentes.

La vérité est cependant tout autre. Ce n’est nullement par l’évident, l’immédiat, le clair et le simple que s’expliquent les phénomènes historiques. Ils sont créés au contraire par le lointain et le complexe.

Et c’est pourquoi la faculté de prévoir les conséquences de leurs actes échappe si souvent aux hommes d’État actuels. S’ils ne prennent pas constamment leurs idées pour des faits, ils croient volontiers que leurs idées modifieront les faits et vivent trop exclusivement dans l’heure présente pour tâcher de prévoir un peu.

Or l’homme d’État incapable de prévision est, je le répète, un créateur de fatalités désastreuses. Si l’Angleterre se débat actuellement contre les immenses difficultés qu’entraîne la nécessité d’accroître considérablement ses impôts, pour augmenter sa flotte et lutter contre la menaçante suprématie de l’Allemagne, c’est parce que, il y a 40 ans, en 1870, ses gouvernants ne surent rien prévoir. Pour satisfaire des rancunes, qu’un véritable homme politique devrait ignorer, elle nous refusa, après la guerre franco-allemande, de favoriser un congrès qui eût limité les prétentions de l’Allemagne et changé l’avenir.

La crainte de voir se réunir ce congrès était le cauchemar de Bismarck. Il y pensait jour et nuit, dit-il dans ses Mémoires. Ce grand psychologue comprenait bien qu’un tel congrès eût réussi à "rogner le prix de ses victoires". C’est justement ce que fit, quelques années plus tard le congrès de Berlin, qui obligea les Russes, victorieux des Turcs, à renoncer à s’emparer des territoires convoités par eux.

Jamais en effet, et malgré nos défaites, un congrès n’aurait laissé troubler entièrement l’équilibre de l’Europe au profit d’une seule puissance. L’Angleterre, l’Autriche et la Russie n’avaient-elles pas un intérêt évident à empêcher la formation d’un État prépondérant au centre de l’Europe ? Les hommes d’État anglais expient aujourd’hui les fautes de prévision alors commises.

La destinée des peuples latins est devenue très incertaine aujourd’hui, parce que les politiciens, n’ayant chez eux qu’une existence éphémère, vivent uniquement dans le présent, sans souci de l’avenir. Une critique ne tenant compte que de l’heure actuelle, est toujours d’ordre inférieur, et condamnée à subir les coups de toutes les fatalités. En politique comme dans l’industrie, le succès appartient aux prévoyants.

L’histoire récente de la Belgique en fournit un bien frappant exemple. Il y a 40 ans, en 1870, l’Afrique était à peu près inconnue. Quelques explorateurs hardis commençaient à peine à la révéler. Un jeune roi, doué de vision lointaine, comprit que l’Asie, allant échapper à l’Europe, l’avenir des Européens était en Afrique. Alors, presque sans ressources, malgré l’opposition ou la mauvaise volonté de ses sujets, il commença au centre du continent africain la fondation d’un empire, le Congo, qui, progressivement agrandi, occupe maintenant une surface égale à la moitié de la Russie d’Europe. Il est finalement devenu pour la Belgique une source de richesse telle, que ce petit pays va compter parmi les plus grandes puissances économiques du monde.


Le lecteur qui a bien voulu nous suivre doit avoir maintenant de la fatalité une idée tout autre que celle donnée par les livres. Envisagée comme nous l’avons fait, elle perd son pouvoir inexorable et mystérieux. Beaucoup de fatalités naturelles sont des forces que nous devons vaincre. Celles engendrées par l’imprévoyance des aïeux sont destructibles par la volonté.

Nous ne cessons, malheureusement, de créer des fatalités artificielles dont les conséquences retomberont durement sur nos descendants. Croit-on, par exemple, que vainement se prêchent l’antipatriotisme, l’antinationalisme, l’antimilitarisme et l’anarchie. Que nous supportons les révoltes des fonctionnaires. Que nous entassons des lois de plus en plus oppressives pour l’industrie. Que les maîtres de l’Université donnent une éducation dont le niveau technique et moral s’affaisse chaque jour. Que l’égalité entre tous les hommes soit devenue un dogme obligatoire ?

Est-ce impunément que les membres de cette Université infiltrent dans l’âme de la jeunesse avec la haine des supériorités, créatrices cependant de la puissance d’un peuple, l’indifférence pour toutes les grandes causes, la résignation morne, l’esprit de négation et de dénigrement, l’absence de morale directrice capable d’orienter les volontés ? Comme conséquence, nous descendons rapidement alors que l’Allemagne, guidée par d’autres maîtres, ne cesse de grandir. C’est par l’éducation, que nous n’avons pas su manier, qu’elle parvint à désagréger des fatalités subies depuis des siècles.

Il est fort redoutable pour un peuple de s’engager dans une voie ayant le désordre et les révolutions pour inévitable issue. Or, cette voie si dangereuse, nous la suivons de plus en plus. Créer des privilèges à l’incapacité et au désordre, poursuivre d’une haine aveugle les élites et tenter de pratiquer l’égalité par en bas, persécuter les croyances, essayer par des lois vexatoires de s’emparer des fortunes qu’édifie le travail, méconnaître les nécessités naturelles, ignorer le rôle de la race dans l’histoire, exciter sans cesse les jalousies et l’envie, tel est actuellement le rôle des meneurs populaires. Toutes leurs tentatives constituent une œuvre de démagogues que devrait rejeter un grand peuple.

Et pendant que s’accumulent tant de causes de décadence, nous laissons se développer une armée de révolutionnaires fanatiques, sans traditions, sans principes, sans scrupules, n’ayant pour idéal que la violence de leurs appétits et un intense besoin de destruction. Nous leur opposons seulement nos pâles incertitudes, notre indifférence et notre résignation fataliste. À mesure qu’ils menacent, nous cédons davantage. Ne croyant plus à rien, nous ne savons rien défendre. Faiblesse grandissante d’un côté, puissance grandissante de l’autre. La balance oscille encore un peu dans le sens de l’ordre, mais bientôt elle n’oscillera plus.


Si cet ouvrage a pu éclairer quelques esprits, le lourd travail qu’il a demandé n’aura pas été perdu.

Je n’ai dit le plus souvent d’ailleurs que des vérités banales et, qu’avec un peu de réflexion, chacun pouvait énoncer. Les peuples qui nous suivaient jadis et nous précèdent aujourd’hui les connaissent parfaitement. Tous leurs guides les proclament. On les retrouvera dans le discours prononcé à la Sorbonne le 24 avril 1910 par un des plus illustres présidents des États-Unis monsieur Theodor Roosevelt. Lui aussi a montré l’absurdité de nos théories égalitaires, le danger des doctrines socialistes, la supériorité du caractère sur l’intelligence, dans la conduite de la vie, et bien d’autres vérités encore. Voici quelques extraits de sa magistrale leçon :

... Il ne nous faut jamais oublier qu’aucune acuité ou subtilité d’intelligence, aucune politesse, aucune habileté ne saurait compenser le manque des grandes qualités fondamentales de caractère. La maîtrise de soi-même, le pouvoir de se contraindre, le sens commun, la faculté d’accepter la responsabilité individuelle et cependant d’agir en union avec les autres, le courage et la résolution : voilà les qualités à quoi se reconnaît un maître peuple. Sans elles, aucun peuple ne peut se régir lui-même, ni s’éviter à lui-même d’être régi du dehors.

Devant l’intelligence, je m’incline, mais j’ajoute, que de plus d’importance encore, sont les qualités communes et les vertus de tous les jours.

... On ne saurait exagérer le funeste effet, sur aucune race, de l’adoption d’un système logique de socialisme poussé à l’extrême, on n’en pourrait sortir que destruction. Il produirait de plus grands maux et une plus grande injustice, une pire immoralité qu’aucun système actuel.

... Nous ne devons pas plus consentir à pratiquer un mensonge qu’à en dire un. Nous ne saurions déclarer que les hommes sont égaux, alors qu’en fait ils ne le sont pas, ni agir comme si nous tenions pour réelle une égalité non existante.

... Il y a eu bien des Républiques dans le passé. Elles tombèrent, et le premier facteur de leur ruine fut ce fait que les partis tendaient à se diviser selon la ligne de partage de la richesse et de la pauvreté. Peu importa quel parti réussit à dominer l’autre. Peu importa sous la règle de qui tomba la République, et que ce fût celle d’une oligarchie ou celle de la populace. Dans l’un et l’autre cas, quand la fidélité à une classe eut remplacé la fidélité à la République, la fin de la République était proche.

Ce sont là choses que depuis bien des années je n’ai cessé de répéter, mais qu’il faut constamment redire. La répétition seule peut les faire entrer dans l’esprit. Les idées s’imposent rarement par la démonstration de leur exactitude, elles s’imposent seulement, après avoir envahi ces régions profondes de l’esprit où s’élaborent les mobiles de nos actions.

* * *