Psychologie politique et défense sociale/Livre VI/Chapitre V

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CHAPITRE V

Les luttes sociales


Située dans ces régions brumeuses que les anciens considéraient comme les confins du monde, Stockholm est une ville de réputation discrète qu’on ne visite guère. Les guides prétendent qu’elle rappelle Venise, mais les touristes restent mal persuadés de la justesse de cette comparaison. Ils jettent un coup d’œil distrait sur les points intéressants de la cité et n’y séjournent pas.

Stockholm, cependant, connut la célébrité pendant quelque temps. Les voyageurs, amenés par le hasard de leur fantaisie, y assistèrent à un spectacle que nous reverrons peut-être, mais que, depuis l’origine des âges, aucun œil humain n’avait pu contempler encore.

L’inédite vision que cette capitale donna durant de longs jours, fut un monde où les antiques hiérarchies sociales se trouvaient renversées. Le maçon devenu rentier et le grand seigneur remplissant les fonctions du maçon. Des ingénieurs remplaçant les conducteurs de tramways, des banquiers balayant les rues, des étudiants chargeant et déchargeant les bateaux, de graves magistrats exerçant la profession utile, mais sans éclat, d’égoutier. Contemplant ce spectacle d’un œil étonné, de lentes théories d’ouvriers oisifs flânaient le long des rues et des canaux.

De quel pouvoir magique résultaient pareilles transformations ? Étaient-elles l’œuvre de ces sombres génies, qui, au dire des légendes scandinaves, peuplent le ciel, la terre et l’onde ? Non certes. Les génies ne sont pas assez influents pour bouleverser à ce point les pensées qui nous dirigent et le farouche Odin lui-même y eût échoué.

Plus puissante qu’eux, une de ces forces invisibles et souveraines qui conduisent le monde, avait suffi pour renverser en un instant hiérarchies sociales et conditions normales de l’existence.

Cette force était la nécessité de la défense sociale, apparue brusquement à tous les citoyens. Elle seule pouvait réussir à modifier aussi complètement leurs âmes et imposer la pratique immédiate des plus durs métiers.

Fier de son pouvoir croissant, certain d’être toujours obéi par des travailleurs asservis, un syndicat ouvrier international venait, par une grève générale, de déclarer une guerre sans merci à la société. Chacun sentit aussitôt que, sous peine de voir périr la patrie, la défense devenait urgente contre les prétentions de ces nouveaux barbares.

Sans doute, pouvait-on, malgré l’absurdité des exigences syndicales, céder, comme le fit en France un président du Conseil dans la première grève des postiers, mais cette pusillanimité ne fût parvenue qu’à reculer le danger et l’accentuer. C’était, en perspective, de nouvelles grèves générales, engendrant fatalement la destruction du commerce et de l’industrie et la substitution aux couches supérieures, créatrices de tous les progrès, d’éléments inférieurs. La nécessité de la résistance s’imposait, et sans rien demander à l’État, ne comptant que sur son initiative et son courage, la classe bourgeoise se substitua presque instantanément à la classe ouvrière.

Après trois mois de lutte, la formidable grève fut vaincue. Elle le fut malgré les efforts désespérés du syndicat pour réduire la société et l’asservir à son joug.

Par cette courageuse défense, la Suède rendit un immense service à la civilisation. Elle apprit aux classes dirigeantes, dont la résistance dans d’autres pays est si faible, comment on se protège.

En dévoilant à une foule d’humanitaires bornés de quels dangers le socialisme nous menace, cette grève eut une autre utilité incontestable. Un important journal suédois écrivait : "que son résultat le plus tangible a été de souder dans un bloc compact tous les éléments non socialistes, c’est-à-dire les cinq sixièmes du pays, tournés de toutes leurs énergies hostiles contre le danger socialiste."

La défense ne fut d’ailleurs possible que grâce à la cohésion admirable des syndicats patronaux, encore si peu coordonnés chez nous, et à la sympathie de l’opinion publique.

Elle fut favorisée aussi, parce que la plupart des bourgeois avaient reçu cette précieuse éducation manuelle qui apprend à se servir de ses mains, éducation leur permettant, lorsqu’ils habitent les campagnes un peu éloignées, d’entreprendre une foule de petits travaux urgents : limer, tourner, raboter, souder, forger, etc. Un tel enseignement devrait faire partie de toute éducation. Nous ne pourrions malheureusement le demander à notre Université.

Il faut considérer encore qu’en Suède la bourgeoisie n’a pas ce caractère résigné et veule si commun en France et qui facilite son dépouillement, sans autre protestation que de vains discours. Si elle ne songe pas à s’associer pour se défendre, la bourgeoisie française arrivera vite à être complètement spoliée, puis à disparaître.

Nous vivons à une époque, écrivait récemment monsieur S. Lauzanne, vis-à-vis de l’État, il ne sert à rien de se montrer éloquent, humilié ou attendrissant : il faut se montrer fort. Regardez tout ce que les ouvriers obtiennent chaque jour ; c’est qu’ils sont unis, puissants et rudes.

Regardez au contraire comment, chaque matin, on s’assoit un peu plus sur les bourgeois, les industriels et les commerçants : c’est qu’ils sont divisés, timides et mous. Ils appartiennent à ce qu’un ancien président des États-Unis appelait "type flasque".


Ces tentatives de grève générale, les révoltes de fonctionnaires comme celle des postiers, les prononciamentos militaires en Grèce, etc., peuvent sembler issus de causes diverses. En réalité, ce sont des phénomènes semblables, résultats d’une même loi psychologique vérifiée par l’histoire chez tous les peuples, à toutes les époques.

Cette loi peut se formuler ainsi : chaque fois que dans une société une classe quelconque voit par un motif quelconque son influence s’accroître, elle tend aussitôt à devenir prépondérante et asservir les autres.

La prépondérance initiale, qui précède l’absorption finale, se produit dès que les divers éléments constitutifs de la vie sociale, cessent de se faire équilibre. La vie d’un peuple, comme celle d’un individu, ne peut se maintenir que par l’équilibre des forces en présence. Le trouble de cet équilibre, c’est la maladie. La persistance du trouble, c’est la mort. Il existe des maladies sociales comparables aux maladies individuelles. Un traité de pathologie sociale complet formerait certainement un gros livre. Mais si les empiriques proposant des remèdes pour ces maladies sont innombrables, les savants capables de déterminer leur genèse demeurent singulièrement rares.

Un coup d’œil très sommaire, jeté sur l’histoire, suffit pour justifier cette loi de la tendance constante à dominer des diverses classes sociales par celle devenue prépondérante. Rome, qui domina le monde par ses armées, finit par les avoir pour maîtres, dès que la puissance du Sénat leur faisant équilibre fut annihilée par les empereurs. Au déclin de l’Empire, les soldats seuls possédaient le pouvoir de créer des Césars.

La même action absorbante a été exercée plus tard par des éléments sociaux divers devenus trop prépondérants : féodalité, clergé, monarchie, etc. L’excès même de leur prépondérance, rompant par l’effacement des classes antagonistes l’équilibre qui leur était nécessaire, en amena la perte. La Monarchie française périt pour n’avoir pas compris l’importance de cet équilibre.

C’est donc un principe politique primordial, de maintenir toujours la balance entre les divers éléments d’une société et, par conséquent, de ne pas favoriser l’extension des uns aux dépens des autres.

Si la monarchie périt pour avoir méconnu cette loi, notre république périrait également en continuant à la méconnaître. Il suffirait qu’elle laissât les pouvoirs nouveaux que nous voyons grandir : Confédération Générale du Travail, syndicat de fonctionnaires, etc., prendre trop d’influence. Qui exerce un tel rôle devient bientôt l’unique maître.

Cette loi générale se vérifiera toujours, et nous en avons vu une preuve bien frappante en Grèce. Elle explique comment une classe d’officiers, qu’on a trop insoucieusement laissée se développer, a pu finir par établir une véritable dictature militaire.

Les vaines parlotes humanitaires, les perpétuelles capitulations devant toutes les révoltes, deviennent inutiles. Nous sommes maintenant en présence d’ennemis dont le programme de destruction est absolument clair et desquels, en cas de défaite, aucun quartier ne serait à espérer.

"Le syndicalisme révolutionnaire, dit un de leurs écrivains, a pris nettement position contre l’armée et la patrie", et dans un récent discours, un député socialiste de Paris "a montré en exemple aux jeunes gens appelés sous les drapeaux la conduite des ouvriers de Barcelone qui ont refusé de répondre à l’ordre de mobilisation et se sont révoltés contre l’autorité militaire."

Voici donc la guerre vigoureusement déclarée à l’ordre social par les meneurs de la classe ouvrière, dont la rouge bannière est suivie par un certain nombre de députés et beaucoup de fonctionnaires et d’instituteurs. Pactiser avec eux, comme le font quelques riches bourgeois dans l’espoir d’attendrir ceux qu’ils considèrent comme leurs futurs vainqueurs, est d’une pauvre psychologie. Toutes ces lâches et très honteuses faiblesses ne font qu’accroître l’audace des assaillants. De telles luttes ne comportent d’autre alternative que vaincre ou périr. Pactiser n’éviterait pas la défaite et engendrerait, outre la ruine, la honte dans le présent et le mépris de nos fils dans l’avenir.

Rien ne servirait donc de continuer à masquer sa peur sous d’hypocrites discours philanthropiques auxquels ne croient plus, ni ceux qui les débitent, ni ceux qui les entendent.

La tactique actuelle des socialistes révolutionnaires est très simple : menacer toujours, et par la menace tout obtenir. J’ai montré dans un autre chapitre que la peur qu’ils inspirent, constitue aujourd’hui un des plus puissants facteurs psychologiques des décisions du Parlement.

Les incidences de toutes les mesures que font adopter les socialistes sont fatales. C’est notamment la ruine prochaine de nos finances. Mais qui s’intéresse aujourd’hui à cette échéance, en apparence lointaine et, en réalité, si proche ?

On peut cependant constater chaque jour les conséquences de lois votées sous la pression des anarchistes et des collectivistes. Le fameux rachat des Chemins de fer de l’Ouest, effectué malgré l’opposition à peu près unanime des chambres de commerce et qui devait, assuraient ses promoteurs, créer une ère de prospérité, a creusé dans le budget un nouveau gouffre. Monsieur Doumer a montré que le déficit de cette ligne a été de 31 millions en 1909 et sera de 50 millions en 1910. C’est d’ailleurs une loi générale pour toutes les exploitations privées passant dans les mains de l’État, et dont nous avons déjà donné les causes : défaut de responsabilité des employés, indifférence totale des fonctionnaires pour une bonne gestion, etc.

Les pertes financières causées par des théoriciens, que domine leur chimère, grandissent chaque jour. Le rachat des Chemins de fer de l’Ouest a simplement montré une fois de plus leur funeste rôle. Dans l’espoir de satisfaire le fanatisme de quelques collectivistes, et, sans que personne puisse en retirer aucun bénéfice, l’État s’est créé une charge nouvelle de 50 millions par an et qui, d’après les calculs de monsieur le sénateur Boudenoot, représentera dans 10 ans une perte totale d’un milliard.

Mais ce n’est là qu’un modeste commencement. Sous l’influence des idées qui mènent le Parlement va se creuser très rapidement le gouffre du déficit.

Ne parlons pas des lois encore non formulées, bien que figurant sur la liste des réformes socialistes, tel que le monopole de l’enseignement qui, d’après les calculs les plus modérés, exigera une dépense annuelle dépassant 150 millions.

On avait le secret espoir de pouvoir consacrer à cette réforme une partie de fameux milliard des congrégations, sans prévoir qu’aujourd’hui, presque rien ne resterait (sauf entre les mains des gens de loi), de cette gigantesque spoliation.

Entré dans la voie des expropriations autocratiques, on ne s’arrête pas. On ne s’est plus arrêté, en effet. Nombre de lois récentes constituent, sous couleur de mesures humanitaires, de véritables lois expropriatrices. Aucun juriste ne saurait qualifier autrement celle qui força les Compagnies de chemin de fer, servant déjà des retraites élevées à leurs employés (2.400 francs par an pour les mécaniciens), à les augmenter encore. Pour le Paris-Lyon-Méditerranée (P.L.M.) seulement, l’accroissement annuel des dépenses est de 10 millions environ. C’est donc 10 millions dont on dépouille chaque année cette compagnie, autrement dit, ses actionnaires.

L’obtention de pareille loi d’expropriation n’exigea des syndiqués qu’une menace de grève. Comme toujours, le Parlement céda. Il serait naïf de compter sur lui pour assurer la défense sociale.

Les agents des Compagnies de chemin de fer, voyant avec quelle docilité on leur obéissait, se réunirent afin d’élaborer un nouveau projet destiné à obtenir, sous peine de grève toujours, des augmentations de traitement. Le chiffre total de ces augmentations s’élèverait, d’après leur propre estimation, à 80 millions pour l’ensemble des chemins de fer. C’est ce qu’ils appellent "enfoncer d’un vigoureux coup de bélier le coffre-fort capitaliste."

Il est intéressant de rechercher combien la nouvelle expropriation coûtera aux Compagnies. Prenons la plus importante, celle qui passe pour la plus intelligemment administrée, la Compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée. Sa part contributive exigerait une dépense annuelle de 25 millions. En divisant ce chiffre par les 800.000 actions de la Compagnie, on voit que la charge, par action, serait de 31,25 francs.

L’actionnaire, au lieu de toucher, comme aujourd’hui, 56 francs, ne toucherait donc plus que 24,75 frs., soit beaucoup moins de la moitié de son ancien revenu annuel. Inutile de compter sur la garantie d’intérêt de l’État, puisqu’elle expire, pour cette Compagnie, en 1914.

Naturellement, les socialistes se réjouiront de la perte subie par les actionnaires, oubliant que ces derniers sont souvent d’anciens ouvriers, de petits fonctionnaires ayant mis de nombreuses années pour économiser de quoi acheter quelques titres.

Que ces actionnaires apprennent à se défendre. Qu’ils aient assez d’initiative pour provoquer, le moment venu, un mouvement d’opinion, des réunions publiques et surtout découvrir des députés assez influents pour protéger leurs petits revenus, si durement et si prochainement menacés.

Si toutes ces menaces de ruine pouvaient sortir de son apathie notre bourgeoisie, il faudrait les bénir.


Nos actes visibles sont le plus souvent la conséquence des forces invisibles qui nous mènent. Nous ne les connaissons, ordinairement, que par leurs effets. Elles inspirent cependant non seulement nos actes, mais encore les raisons imaginées après coup pour les expliquer.

Cette loi s’applique surtout aux esprits ne possédant guère que des convictions sentimentales. Les hommes politiques n’en ayant guère d’autres ne sauraient y échapper.

Les motifs donnés par eux pour justifier leur conduite diffèrent très fort, généralement, de ceux qui les ont inspirés. Ces derniers restent ignorés parce qu’élaborés dans l’obscure région de l’inconscient.

Les principes directeurs des savants d’une génération ne sont jamais bien nombreux. Ceux qui conduisent les hommes politiques d’une époque ne le sont pas davantage.

En recherchant les facteurs des actes de nos gouvernants depuis une trentaine d’années, on découvre les trois suivants, dominant tous les autres, bien qu’ils ne soient jamais avoués :
1°/ une peur intense des électeurs.
2°/ la croyance que, pour leur plaire, il faut persécuter vigoureusement les minorités, alors même qu’elles comprennent des classes entières de citoyens.
3°/ l’influence des doctrines collectivistes.

Montrons maintenant, par de clairs exemples, l’action de ces trois facteurs.

En ce qui concerne la peur, j’ai déjà consacré un chapitre à ses effets. Nul ne prétendrait, je crois, en contester l’énorme influence. Son rôle, visible dans l’élaboration de la plupart des lois récentes, s’est manifesté sur une grande échelle, lors de la première grève des postiers, où l’on vit les ministres et le Parlement céder, en s’inclinant bien bas, aux injurieuses menaces de fonctionnaires révoltés.

Le second des facteurs énoncés, l’esprit de persécution, est également trop apparent pour avoir besoin d’être discuté. Des persécutions de tout ordre constituèrent le principal levier de la plupart des ministères qui se sont succédé.

"Waldeck-Rousseau, écrivait récemment un grand journal, a vécu trois ans avec la loi contre les congrégations. Monsieur Combes a vécu autant avec la fermeture des écoles et l’expulsion des moines. Monsieur Rouvier avec la loi de séparation des Églises et de l’État. On a espéré calmer la surexcitation populaire en lui donnant, en pâture, les biens des fabriques et des églises."

Des trois facteurs politiques précédemment énumérés, le dernier, l’influence collectiviste, joue, comme je l’ai déjà montré, un rôle des plus actifs. Par suggestion, répétition et contagion, les théories collectivistes ont fini par constituer une religion aux dogmes plus intolérants que les vieilles croyances. Ceux mêmes qui ne les acceptent pas en sont fortement imprégnés et osent à peine les combattre. Nous assistons à une réédition des débuts du christianisme, alors que déjà très répandu, il n’avait pas complètement triomphé.

L’influence collectiviste a inspiré nombre de lois désastreuses. Tel ce ruineux rachat des Chemins de fer de l’Ouest, dont j’ai parlé plus haut. Pour flatter les collectivistes, beaucoup de radicaux l’avaient fait figurer sur leurs programmes, et cette unique raison les poussa à le voter, sans s’inquiéter des conséquences d’une semblable opération, conséquences prévues par tous les économistes et réalisées immédiatement.

Sont également filles des théories collectivistes et du vague humanitarisme qu’elles utilisent comme soutien, beaucoup de lois dont le résultat fut, comme je l’ai montré dans un autre chapitre, de désorganiser profondément aussi bien nos croyances morales que notre commerce, notre marine et notre industrie. Telle, par exemple, celle sur le travail dans les manufactures qui, par la suppression de l’apprentissage, transforma en voyous une foule d’anciens apprentis inoccupés.

Tant que les membres éclairés, des classes encore un peu dirigeantes, persisteront dans un découragement aussi terne, une indifférence aussi profonde pour le sort qui les menace, les facteurs politiques énumérés plus haut, continueront à agir avec régularité et constance.

Nous allons les voir bientôt s’exercer encore dans la sinistre loi de l’impôt sur le revenu, basé sur l’inquisition fiscale. Voté par la Chambre avec une écrasante mais humiliante majorité, il est discuté maintenant au Sénat. De son succès ou de son rejet dépendra peut-être la durée du régime républicain. La France a supporté bien des tyrannies, mais l’inquisition bureaucratique dont on la menace serait trop vexatoire pour être tolérée longtemps.

Personne n’ignore plus d’ailleurs que le dégrèvement annoncé, de quelques catégories de citoyens, serait tout à fait insignifiant et obtenu uniquement au prix d’intolérables investigations dans la vie privée.

S’il en est ainsi, quels mobiles poussèrent le Parlement à voter une loi dont le premier résultat sera de désorganiser entièrement nos finances déjà si ébranlées ? Nous l’avons dit, mais il ne sera pas inutile de le répéter encore.

Ce vote eut plusieurs causes psychologiques. D’abord la menace des comités électoraux qui, dans leur épaisse ignorance des lois économiques, s’imaginaient qu’on pourrait faire peser tous les impôts sur une classe unique de citoyens en dégrevant totalement les autres. L’inquisition fiscale, sans laquelle la loi serait inexécutable, fut également une cause de son succès. On devine de quelle utilité pourra devenir pour les factions politiques, cette inquisition dans nos petites villes de province, déjà si divisées. On voit aussi quelles indications précieuses elle fournirait aux collectivistes sur la fortune des citoyens et quel parti les socialistes pourront en tirer le jour où, à la tête d’une majorité suffisante, il leur deviendra possible d’appliquer aux capitalistes, par un simple décret, les procédés sommaires d’expropriation déjà employés contre les congrégations.

Les doctrines collectivistes, l’esprit de persécution et la peur furent donc les générateurs de cette loi. Ainsi se retrouvent à sa base les trois grands facteurs des convictions politiques, dont nous avons étudié précédemment les effets.


Notre avenir dépend de ce que pensera, dira et fera la jeunesse que nous voyons grandir. Celle d’hier est arrivée à la vie sociale sur un entassement de ruines. Elle a contemplé l’évanouissement des croyances du passé, la désagrégation des antiques conventions sociales. Ne trouvant plus d’idéal à défendre, voyant les vieilles hiérarchies, la famille, la propriété, la patrie et l’armée battues en brèche sans relâche, elle a fini par se convaincre de l’inutilité de tout effort. Semblable persuasion devait rapidement conduire à cette usure des caractères qui fait supporter avec résignation les persécutions et les violences.

Une aussi passive attitude encouragea l’audace de révolutionnaires hardis, sans traditions ni scrupules, ne songeant qu’à l’heure présente et ne concevant d’autres sources de richesse que le pillage de fortunes péniblement acquises par autrui. Le fanatisme du mal devient vite très puissant quand le fanatisme du bien ne lui est pas opposé.

La jeunesse bourgeoise reste cependant toujours l’élite parce que la science, l’industrie, la littérature et les arts demeurent encore entre ses mains, mais une élite sans caractère n’est bientôt plus une élite.

Très raffinée aussi était l’élite romaine, à la fin de l’Empire, mais, ayant perdu toute énergie morale, elle ne sut pas résister à l’avidité de Barbares, possédant une volonté forte. Quand les classes, jadis dirigeantes, se laissent de plus en plus diriger, elles sont bien proches de leur fin.

Malgré tant d’apparences contraires, les luttes de l’avenir ne seront pas uniquement des conflits d’intérêts économiques, mais aussi des luttes de races, des luttes d’idées, ou plutôt de sentiments engendrés par ces idées.

Les sentiments dont l’ensemble constitue le caractère d’une nation ne changent que très lentement. Cependant, au cours des âges, on les a vus plusieurs fois évoluer. C’est ainsi, par exemple, que l’éducation, qui continue à jouer en France un rôle si nuisible, parvint, dirigée par des mains habiles, à transformer l’Allemagne en moins d’un siècle. Les maîtres d’écoles ne gagnent pas les batailles, comme on le dit quelquefois, mais ils peuvent créer la mentalité qui les fait perdre. Modifier les sentiments d’un peuple serait changer le cours de son histoire.





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