Psychologie politique et défense sociale/Livre IV/Chapitre II

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CHAPITRE II

Les illusions syndicalistes


L’association des intérêts similaires est devenue la loi de l’âge moderne. La grande industrie ne l’a pas créée, mais fortement développée.

Tous les pays ont connu des formes diverses d’association. Florence et Sienne au Moyen Age, étaient des Républiques professionnelles, formées d’une agglomération de syndicats réalisant assez bien le rêve de beaucoup de théoriciens actuels. Les corporations détruites par la Révolution constituaient aussi de véritables syndicats.

L’avantage évident de telles institutions est de conférer à de petites collectivités une puissance que ne saurait posséder l’individu isolé. Elles le dispensent, en outre, d’initiative et de volonté, qualités d’un exercice fatigant et d’ailleurs assez peu répandues.

Les liens du syndicat tendent à devenir aujourd’hui la seule attache entre les hommes. Alors que les institutions politiques ne sont plus respectées, que l’idée de patrie s’affaiblit, que toutes les croyances ancestrales s’évanouissent, l’influence de l’idée syndicaliste grandit chaque jour. Elle est en voie de donner naissance à des formes de droit nouvelles. Tel par exemple le contrat collectif dans lequel le patron traite, non plus avec l’ouvrier, mais avec son syndicat. Il tend à devenir le régime normal de l’industrie.

L’ouvrier, surtout le médiocre, gagne à ce régime, mais sous la condition d’accepter une tyrannie très dure. S’il peut conserver l’illusion du pouvoir, il ne saurait garder celle de la liberté.

De cette vérité banale, que les institutions n’ont par elles-mêmes aucune vertu et que leur influence varie avec les qualités mentales des peuples les ayant adoptées, l’histoire du syndicalisme fournit, je l’ai montré déjà, une preuve frappante.

Il se présente, en effet, sous deux formes très différentes suivant les races le syndicalisme pacifique et le syndicalisme révolutionnaire. Le premier s’observe chez les Anglo-Saxons. Les syndicats ne s’y occupent que d’intérêts économiques et ignorent les luttes de classes. Chez les peuples latins, le syndicalisme est devenu, au contraire un instrument d’anarchie ne visant que la destruction de la société. C’est ce dernier que nous étudierons maintenant.

Quelques syndicats d’ouvriers français se bornent bien comme en Angleterre ou en Allemagne, à défendre leurs intérêts et ne présentent, jusqu’à présent du moins, rien de subversif. Étant peu nombreux ils ne possèdent guère d’influence.

Tout autre est le syndicalisme révolutionnaire, représenté par la bruyante Confédération Générale du Travail. Nous avons précédemment montré son antipathie pour le collectivisme, considéré par elle, avec raison, comme une simple forme de l’Étatisme.

Cette C.G.T., à peine âgée de quelques années, prétend constituer un syndicat de syndicats. Mais, en réalité, compte très peu de syndiqués, puisque 5% à peine des ouvriers français en font partie. Il est vrai que ce n’est pas le nombre des apôtres qui fait la force d’une doctrine.

Ses débuts furent assez flottants. Elle ne commença à devenir puissante qu’après avoir eu à sa tête quelques révolutionnaires intelligents, comprenant qu’un pouvoir anonyme, hardi et possesseur d’un petit nombre de principes fixes, devait, grâce à la faiblesse gouvernementale et à l’anarchie générale, acquérir une autorité considérable.

Au double point de vue psychologique et politique, son histoire est très intéressante. Elle montre comment une poignée d’hommes résolus, peut arriver à fonder une organisation traitant d’égal à égal avec l’État, au point d’obliger le Parlement à voter d’urgence des lois impérieusement dictées.

En politique, l’autorité est précieuse, mais il suffit parfois de faire croire qu’on la possède. Le prestige des sorciers a duré mille ans, bien qu’ayant comme unique appui la foi dans la sorcellerie.

Fonder un pouvoir personnel est extrêmement compliqué. Créer un pouvoir anonyme est, au contraire, assez facile. On discute le premier, on subit le second.

En France, le pouvoir des comités anonymes est toujours respecté. Au Parlement, ils règnent en maîtres.

L’éminent homme d’État R. Poincaré montrait, dans un discours récent, ces députés affolés, agitant en désordre leurs bulletins, jetant sur leurs circonscriptions muettes des regards interrogateurs, en se demandant "Vais-je plaire à mon comité ? "

Les plus farouches socialistes, interrupteurs bruyants des ministres, sont en général très modestes, très petits, devant des comités souvent composés de braillards alcooliques qui, en fait de volonté populaire, ne représentent que le leur. Appuyé sur des comités, un journal et le concours d’un nombre suffisant de ces braillards, on peut devenir un des maîtres d’un pays.

On l’a pu du moins jusqu’ici, mais les comités électoraux sont maintenant assez menacés. Ayant forcé les députés d’édicter des lois très dangereuses pour la prospérité de notre industrie, ils conduisirent les négociants à former des ligues de défense. Les Chambres de Commerce n’ont pas réussi à empêcher le ruineux rachat des Chemins de fer de l’Ouest, ordonné par les comités socialistes mais la Fédération des commerçants détaillants a fait hésiter la Chambre devant plusieurs impôts.

Quoi qu’il en soit, sous une forme ou sous une autre, groupement d’intérêts politiques ou d’intérêts professionnels, l’avenir n’est pas aux influences personnelles, mais surtout aux collectivités anonymes, guidées par des meneurs.

Les créateurs de la Confédération Générale du Travail comprirent parfaitement ces vérités élémentaires et quelques autres. Leur programme apparent fut de former un syndicat global, géré par un comité dépourvu de pouvoir visible, mais les exerçant tous, en réalité, et notamment celui d’imposer aux sociétés confédérées des ordres exécutés sans discussion.

Un premier obstacle se présentait. Pour arriver à dominer, ne fallait-il pas faire voter d’abord les ouvriers et obtenir une majorité ?

Des politiciens ordinaires auraient été arrêtés par cette difficulté. Elle n’embarrassa nullement les fondateurs de la C.G.T. Ne pouvant espérer le nombre, ils déclarèrent simplement substituer au pouvoir des majorités celui des minorités, et pour justifier une telle prétention, celle d’ailleurs de toutes les aristocraties, décidèrent hardiment, en opposition aux idées démocratiques et socialistes, que les minorités seules ont le droit d’imposer leurs volontés.
… Ainsi apparaît, écrit l’un d’eux, l’énorme différence de méthode qui distingue le syndicalisme du démocratisme : celui-ci, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades et étouffe les minorités, qui portent en elles l’avenir. La méthode syndicaliste donne, elle, un résultat diamétralement opposé. L’impulsion est imprimée par les conscients, les révoltés.

Et sur quoi est fondée cette aptitude d’une minorité de révoltés ? Uniquement sur l’instinct. Les maîtres du parti assurent que "le plus simple ouvrier, engagé dans le combat, en sait davantage que les plus abscons doctrinaires de toutes les écoles". L’ouvrier insurgé, bien entendu, s’il est membre de la C.G.T., devient ainsi une sorte de baron féodal placé au dessus des lois.

Les conseils qu’on lui donne sont, en effet, ceux qui pourraient être présentés à un souverain absolu, n’ayant pas à tenir compte des codes.

Il faut aller de l’avant, se laisser porter par sa propre impulsion naturelle, ne se fier qu’à soi-même et se dire que ce n’est pas à nous à nous adapter à la légalité, mais à la légalité à s’adapter à notre volonté.

Les autocrates étant placés au dessus des lois, l’aristocratie constituée par les membres de la C.G.T. n’est pas tenue à les respecter.

L’ouvrier français, écrit un des grands chefs de la nouvelle autocratie, est au dessus de toute autorité, de toute hiérarchie. Il ne se demande pas, avant d’agir, si la loi lui permet ou non d’agir. Il agit et voilà tout.

Évidemment, Louis XIV et Napoléon étaient plus modestes et moins convaincus de leur grandeur.

Quant à la foule, jamais despote asiatique ne manifesta à son égard autant de mépris que les nouveaux potentats. Ils assurent, et en ceci n’ont pas tort, que les masses adoptent tout ce qu’on leur suggère et sont incapables de réflexion. En cas de révolution, le peuple se tournera du côté des plus hardis. En temps ordinaire, il n’a qu’à se taire. "Les conscients, les militants ont seuls le droit de parler au nom de la classe ouvrière." Naturellement, les conscients sont les directeurs de la C.G.T.

Pénétrés de l’infériorité de la vile multitude, ils la traitent, à chaque occasion, comme un simple troupeau d’esclaves. Leurs délégués ne prennent même pas la peine d’expliquer les ordres donnés, celui de se mettre en grève par exemple. Si quelque ouvrier un peu indépendant esquisse une résistance, il est vigoureusement assommé par les camarades obéissant avec une parfaite servilité aux injonctions du comité. L’ordre du délégué remplace ainsi le fouet du commandeur sur les plantations jadis cultivées par les nègres.

La plus invraisemblable fantaisie préside souvent à ces grèves. La preuve en est fournie par un des membres les plus influents de la C.G.T., monsieur Victor Griffuelhes dans son opuscule Voyage d’un Révolutionnaire. Voici comment il s’exprime :

À Marseille, sur les quais, il y avait par chantier un délégué par le Syndicat. Il avait un pouvoir grand… trop grand. Pour un rien, je dis pour un rien, souvent ce délégué lançait en plein travail un coup de sifflet. C’était le signal, chacun devait quitter le chantier, c’était la grève. Pourquoi ? Tout le monde l’ignorait, patrons et ouvriers.

De tels aveux montrent avec quelle facilité se peuvent asservir les foules ouvrières dès qu’on possède du prestige.

Leur obéissance va jusqu’à une abnégation que n’auraient jamais exigée les pires despotes. On connaît l’aventure récente de ce patron briquetier des environs de Paris qui, voulant se retirer et n’ayant pas d’héritiers, offrit à ses ouvriers de mettre son usine en actions et de les leur distribuer en restant gérant pour quelque temps afin de ne pas laisser l’affaire péricliter. Les briquetiers acceptèrent avec enthousiasme, mais la C.G.T. intervint et, redoutant cet exemple d’accord entre patrons et ouvriers, donna l’ordre impératif à ces derniers de refuser le présent. Ils obéirent sans discussion. Guéri de sa philanthropie, le patron ferma l’usine.

Les méthodes gouvernementales employées par les chefs syndicalistes ne constituent pas assurément une innovation, puisqu’elles furent celles de tous les anciens tyrans. Il fallait une grande confiance dans la servilité des multitudes pour oser les appliquer de nos jours.

Comment se maintient ce pouvoir nouveau qui prétend remplacer tous les autres ? Les syndicalistes révolutionnaires n’ayant à tenir compte ni de la volonté populaire, ni des lois, d’ailleurs de plus en plus fléchissantes devant eux, le problème devenait relativement assez simple. Grâce aux menaces, au sabotage et aux grèves violentes, ils obtiennent à peu près tout ce qu’ils exigent. Quand une grève pacifique éclate quelque part, le comité envoie aussitôt quelques délégués pleins d’expériences, car ce sont toujours les mêmes, pousser les grévistes aux violences. Dès que les coups commencent à pleuvoir, ils disparaissent pour aller exercer leur apostolat ailleurs.

De pareilles procédés ont du reste le privilège d’exaspérer les socialistes qui croient encore au suffrage universel et à l’efficacité des lois.

Le syndicalisme, a dit l’un d’eux au Congrès de Nancy de 1907, emploie pour arriver à ses fins le boycottage, le sabotage, les grèves partielles. Telles sont les armes, vos seules armes, avec lesquelles vous avez la prétention de transformer la propriété et la société. C’est avec cela que vous entendez faire l’économie de la conquête de l’État, enclouer ses canons. N’est-ce pas souverainement ridicule !

On leur fit remarquer ensuite que le syndicat contenait assez peu de syndiqués. Sans doute, mais point n’est besoin, je le répète, de beaucoup d’apôtres pour fonder un culte.

C’est un des grands chefs du socialisme doctrinaire, monsieur Guesde, qui s’est le plus insurgé contre le pouvoir grandissant et les méthodes de la C.G.T.

Je voudrais seulement qu’on m’expliquât, dit-il, comment casser des réverbères, éventrer des soldats, brûler des usines, peut constituer un moyen de transformer la propriété, Il faudrait en finir avec toute cette logomachie prétendue révolutionnaire. Aucune action corporative, si violente soit-elle, grève partielle ou grève générale, ne saurait transformer la propriété.

Les syndicalistes révolutionnaires répondent, très justement, que leur méthode est excellente puisqu’elle produit d’utiles résultats. Ils en fournissent comme preuve plusieurs exemples, notamment celui de l’affaire des bureaux de placement.

Les manifestations violentes et répétées avaient surpris et intimidé le gouvernement. Effrayé, le ministère Combes déposa au plus vite un projet de loi que, sans perdre haleine, votèrent en trois jours la Chambre et le Sénat. Faut-il rappeler à quel degré la leçon de ce simple fait et d’autres semblables a été efficace ?

Je n’en doute pas un instant, mais je ne doute pas davantage que si le ministre, cité plus haut, avait dépensé, pour résister à des menaces présentées de la plus insolente façon, le quart de l’énergie déployée par lui pour dépouiller et expulser de vieux moines et des religieuses sans défense, l’anarchie sociale n’aurait pas fait les progrès que chacun constate aujourd’hui.

La puissance de la C.G.T. ne repose en effet que sur l’extrême faiblesse du pouvoir. Son développement n’était possible qu’en France. En Amérique et en Angleterre, les faits exposés plus haut ne pourraient se produire. Aux États-Unis, leurs auteurs subiraient de nombreuses années de prison, sans aucune chance d’amnistie. En Angleterre, les syndicats étant pécuniairement responsables des détériorations commises par leurs membres, le sabotage y est inconnu.

Évidemment, cette mollesse du gouvernement constitue un facteur que les psychologues de la C.G.T. savent ingénieusement utiliser, mais ils commencent à triompher trop bruyamment. L’exagération de leurs violences est d’ailleurs salutaire, car elle finira sûrement par faire surgir un ministère de défense sociale qui les mettra rapidement à la raison par la rigoureuse application des lois.

Lors de la grève de Draveil, la C.G.T. se croyant sûre de l’impunité dépassa fortement la mesure. Les grévistes ayant saboté les machines, dévalisé les passants, attaqué des voitures en circulation, les tribunaux n’osèrent pas fermer les yeux et se résignèrent à entamer des poursuites. La C.G.T. menaça alors le gouvernement de décréter une grève générale s’il ne suspendait pas l’action de la justice. À la vérité, le droit de piller les diligences et d’incendier les usines est pratiquement reconnu aux ouvriers, mais on a négligé de l’inscrire dans les codes. Il fallut donc prononcer quelques condamnations. Elles furent très anodines d’ailleurs, et peu de semaines plus tard, les courtisans de la basse popularité firent, comme d’habitude voter une amnistie.

Cette tentative de révolution eut au moins pour résultat de montrer au gouvernement la vanité des menaces qui l’ont fait tant de fois trembler. Il comprit, pour la première fois, que le pouvoir de la C.G.T. reposait surtout sur la terreur qu’elle inspire. Son action n’est considérable que parce que s’exerçant contre des ministres sans résistance.

Mais à défaut de la défense gouvernementale sur laquelle on ne peut guère compter, la C.G.T. se trouve maintenant en face d’ennemis plus sérieux que la police et l’armée. Elle a vu, bien à contre-cœur, s’enrôler sous sa bannière la secte redoutable des anarchistes. Impossible de les repousser, leur programme de destruction sociale, pour établir une sorte de communisme, était identique à celui de la C.G.T.

Les compagnons anarchistes ne connaissant guère d’autre méthode de raisonnement que le sabotage et l’incendie ne sont pas d’un maniement facile. Ces illuminés veulent bien tâcher d’anéantir la société en bloc, assassiner en attendant le plus de souverains possible, souffrir au besoin le martyre pour leur foi, mais jamais ils ne se plieront à la discipline d’un syndicat. Les membres de la C.G.T. ont victorieusement tenu tête dans les congrès aux collectivistes, mais on ne voit pas facilement comment ils réussiront à se défaire de leurs nouveaux alliés les anarchistes. Nous examinerons les conséquences de leur présence dans le prochain chapitre.

Quant aux ouvriers, esclaves dociles poussés par d’invisibles mains, ils n’ont assurément rien à gagner dans la voie où on les dirige et beaucoup à perdre. Leur salaire, en effet, dépend uniquement de l’état des affaires industrielles. Ils pourraient être syndiqués jusqu’au dernier sans obtenir une augmentation d’un centime, si le commerce de leur pays diminuait d’importance. Cette diminution, déjà commençante, deviendra beaucoup plus grande encore quand les capitaux effrayés iront chercher des pays sagement gouvernés où ne les inquiéteront pas les grèves violentes, les sabotages et les lois tyranniques que les Chambres ne cessent de voter et qui déterminent de plus en plus l’émigration des fortunes.

Ces vérités, les prétendus défenseurs des classes ouvrières se gardent bien de les dire. Ils savent pourtant que ce n’est pas en s’appropriant la fortune d’autrui que les travailleurs amélioreront leur sort, mais seulement en perfectionnant leur instruction technique. La capacité est la grande puissance de l’âge moderne et rien, absolument rien, ne peut la remplacer. Que l’ouvrier accroisse sa valeur professionnelle, qu’il finisse par s’élever au niveau de ses collègues américains dont nous parle P. Adam, gentlemen qui arrivent le matin à leur atelier élégamment vêtus, mettent une blouse, travaillent et, leur journée finie, prennent un bain et vont achever la soirée au cercle sans que rien les distingue dans leurs manières des hommes du monde les plus corrects.

À côté de ces ouvriers à 25 francs par jour végètent, il est vrai, les manœuvres ignorants et bornés qui ne gagnent que 4 francs dans le même temps. L’idéal de la civilisation est-il d’élever le manœuvre au rang du gentleman ou de créer une société artificielle qui abaisserait le gentleman au niveau du manœuvre ? Je connais la réponse des socialistes, mais je sais aussi celle dictée par le simple bon sens. Dédaignons les vagues phrases humanitaires inspirées uniquement par la basse envie. Tous nos efforts doivent tendre à fortifier la mentalité d’un peuple et non à l’amoindrir. Le progrès n’est pas dans la haine des classes, comme ne cessent de le répéter les sectaires, mais uniquement dans leur fusion.

Les socialistes, qui d’abord favorisèrent la création des syndicats, les voient maintenant se retourner contre eux. Bien vainement essaient-ils de calmer cette hostilité. Malgré leur soumission, la C.G.T. les repousse avec mépris. Dans ses meetings récents, elle a refusé la présence d’un seul député socialiste.

L’idéal des syndicalistes reste encore un peu vague car pour le moment ils ne cherchent qu’à détruire, mais leurs écrivains ont déjà pris soin de nous dépeindre la future société syndicaliste. Elle sera composée de producteurs réunis en syndicats échangeant leurs services. Cette organisation, très éloignée de la forme Étatiste prônée par les collectivistes, lui serait évidemment supérieure. Collectivistes et syndicalistes sont en réalité aux pôles de la pensée, et nulle conciliation n’est possible entre eux.


Beaucoup de braves gens prennent des airs entendus pour nous révéler que le syndicalisme représente l’aurore de temps nouveaux. Ils ne semblent pas soupçonner que cette aurore constitue simplement une régression vers un état de choses fort ancien et si insupportable qu’il fut abandonné.

Le régime syndicaliste a fonctionné, en effet, pendant des siècles dans les républiques italiennes. Elles n’étaient que des fédérations de syndicats industriels, sous la direction d’un conseil élu par ces syndicats.

Le tableau des conséquences de cette forme gouvernementale a été parfaitement tracé par un professeur au Collège de France, monsieur Renard, que sa qualité de socialiste humanitaire rend peu suspect. Je lui emprunte sa description  :

Querelles de ville à ville, de quartier à quartier, de famille à famille, interminable et monotone kyrielle de vendettas, d’émeutes, d’incendies, de meurtres, de barricades, d’exils, de confiscations, voilà le spectacle désordonné, tumultueux, qu’offrent pendant des siècles les communes italiennes, Florence la Belle aussi bien que les autres. En Italie on croirait à certains moments qu’on descend avec Dante dans un de ces cercles infernaux où se poursuivent, se débattent, se mordent, se dévorent des troupes de monstres, de démons et de damnés.

Dans son livre, Socialisme à l’Étranger, monsieur Quentin-Bauchard montre que ce régime syndicaliste était si oppressif pour l’ouvrier que l’on considéra partout comme un bonheur d’en être débarrassé, même au prix de dictatures militaires très dures. La Révolution se crut obligée d’abolir les corporations, infiniment moins tyranniques cependant que les tout-puissants syndicats des républiques italiennes.

Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que l’effort de la civilisation, effort dont est sortie la constitution des grands États, a été de substituer l’intérêt général à des intérêts individuels et corporatifs toujours en lutte. Le syndicalisme est donc, en réalité, je le répète, une évolution régressive et non progressive.

Que des intérêts similaires se syndiquent, rien de plus naturel. Cela existe universellement. En Allemagne, notamment, les syndicats sont innombrables. Tous les corps d’état, bouchers, professeurs, magistrats, égoutiers, etc., sont pacifiquement syndiqués. En France seulement, se manifeste la prétention des syndicats de renverser l’État pour être les maîtres, et revenir à une forme de gouvernement que le progrès de la civilisation a fait disparaître depuis longtemps.

Si le syndicalisme triomphait un jour, nous verrions s’ouvrir une période d’anarchie à laquelle aucune organisation sociale ne saurait résister longtemps. Les peuples révoltés contre leurs lois sont condamnés à subir bientôt les fantaisies des despotes que le désordre fait invariablement surgir, et finalement les invasions. C’est pour ne l’avoir pas compris que de grandes nations ont péri, que la Grèce, flambeau du monde antique, fut réduite en esclavage et que la Pologne disparut de l’Histoire.

Le triomphe du mouvement actuel ne serait qu’une conséquence de la désagrégation mentale dont la révolte des postiers constitue un alarmant symptôme. Dans leurs meetings, on a vu ces derniers prôner l’antimilitarisme, l’antipatriotisme et l’anarchie. Leur grève, au moment même où l’affaire des Balkans paraissait devoir entraîner la France dans une guerre redoutable, prouve à quel point des syndiqués font passer de petits intérêts particuliers avant l’intérêt général. Pour eux, la patrie, c’est leur syndicat.

La lutte se dessine de plus en plus nettement entre le syndicalisme révolutionnaire et l’Étatisme collectiviste. Ces deux formes de tyrannie sont également détestables. Je crois cependant que la première serait peut-être la moins dure, parce que de petits despotismes collectifs se font équilibre et sont dès lors moins tyranniques qu’un seul despotisme collectif tel que celui rêvé par les socialistes.


Avec l’effacement progressif des caractères et l’incompréhension générale des lois naturelles, nous sommes condamnés à subir l’une ou l’autre de ces tyrannies, à moins que ces deux forces antagonistes n’arrivent à se neutraliser l’une par l’autre. Ne l’espérons pas trop.




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