Psychologie politique et défense sociale/Livre IV/Chapitre I

◄  Livre III - Chapitre VI Livre IV - Chapitre I Livre IV - Chapitre II  ►

LIVRE IV

Les illusions socialistes et syndicales




CHAPITRE I

Les illusions socialistes


Le socialisme dont nous discutons les doctrines ne doit pas être confondu avec le mouvement de solidarité sociale que nous voyons se développer un peu partout. Ce dernier n’est aucunement issu des théories socialistes et le triomphe de ces dernières ne pourrait même que l’entraver.

Établir universellement le même niveau égalitaire sous la main rigide de l’État ne conduirait nullement, en effet, à l’amélioration du sort des classes ouvrières, et empêcherait tout progrès.

Donc, en luttant contre les théories socialistes, nous sommes bien assurés de ne pas combattre le mouvement de solidarité sociale dont je viens de parler et que personne (sauf peut-être les socialistes) ne songe à empêcher. Le progrès matériel et moral des classes pauvres est l’objet des préoccupations universelles. On sait quels efforts se multiplient pour réaliser un tel but. Assurances contre les accidents, créations de maisons ouvrières, retraites, hygiène, éducation, crédit agricole, développement de la mutualité, organisation de la prévoyance, etc., etc., sont des preuves évidentes de la sollicitude générale. Ce n’est pas là du socialisme, mais du devoir social, chose bien différente.

Le socialisme comprenait jadis des sectes diverses n’ayant de commun qu’une haine intense de l’organisation établie. Depuis quelques années, le collectivisme semblait devoir se substituer à toutes ces sectes et devenir prépondérant. Il règne encore au Parlement et inspire beaucoup de ses votes.

Un tel triomphe ne paraît pas devoir durer. Progressivement, on a vu se développer en Allemagne, en France, et ailleurs, une nouvelle doctrine, le Syndicalisme, en voie de conquérir le monde ouvrier et de le détourner entièrement du collectivisme.

Les deux doctrines sont nettement opposées. Les syndicalistes tiennent essentiellement du reste à bien marquer cette divergence. Les collectivistes font leur possible au contraire pour la cacher, sachant parfaitement, combien ce nouveau mouvement est nuisible à leurs théories, et voyant chaque jour l’âme populaire se détourner d’eux.

Malgré les concessions les plus humbles des collectivistes, les syndicalistes ne cessent d’insister sur l’incompatibilité qui les sépare des socialistes. Ils y reviennent sans cesse dans leurs journaux et leurs congrès.

À celui d’Amiens où figurait un millier de syndicats représentés par 400 délégués, il fut proposé "de faire entrer les syndicats en rapport avec le parti socialiste. Cette proposition a été repoussée à la quasi-unanimité."

Les syndicalistes tiennent surtout à montrer le côté chimérique des doctrines collectivistes. S’adressant à un des chefs du socialisme français, un membre influent du syndicalisme s’est exprimé au Congrès de 1907 dans les termes suivants :

Vos conceptions sont utopiques parce qu’elles donnent à la force coercitive de l’État une valeur créatrice qu’elle n’a pas… Vous ne ferez pas surgir du jour au lendemain une société toute faite, vous ne donnerez pas aux ouvriers la capacité de diriger la production et l’échange, vous serez les maîtres de l’heure, vous détiendrez toute la puissance qui hier appartenait à la bourgeoisie, vous entasserez décrets sur décrets, mais vous ne ferez pas de miracle et vous ne rendrez pas du coup les ouvriers aptes à remplacer les capitalistes. En quoi, dites-moi, la possession du pouvoir par quelques hommes politiques aura-t-elle transformé la psychologie des masses, modifié les sentiments, accru les aptitudes, créé de nouvelles règles de vie ?

Ce n’est pas en France seulement, mais en Allemagne que s’est opérée la scission entre syndicalistes et collectivistes.

Au congrès de Mannheim, en 1906, le socialiste Bebel et son parti se sont trouvé en présence des syndicalistes. "Bebel, rapporte monsieur Faguet, a été obligé, pour conserver une ombre d’autorité, de leur faire, au mépris de toutes ses déclarations antérieures, des concessions quasi complètes."

Dans leurs journaux, les syndicalistes repoussent fièrement toute alliance avec le socialisme.

Le socialisme, écrit l’un d’eux, tend à étendre le domaine des institutions administratives. Il est un principe de lassitude et de faiblesse espérant réaliser par l’intervention extérieure du pouvoir ce que l’action personnelle ne peut atteindre. C’est le produit de nations en décadence économique, de peuples anémiés et vieillis.

Ces vérités n’étaient évidentes, il y a quelques années, que pour un petit nombre de psychologues. Il est intéressant aujourd’hui de les voir comprises par des ouvriers.

Depuis longtemps, du reste, les creuses déclamations des rhétheurs sur la dictature du prolétariat et sa substitution à la classe bourgeoise avaient été jugées à leur valeur par des socialistes éclairés.

"La dictature du prolétariat, écrivait Bernstein, cela veut dire la dictature d’orateurs de clubs et de littérateurs."

Devant les attaques répétées des syndicalistes, les socialistes s’affolent et acceptent avec résignation des théories les plus avancées, telles que l’antipatriotisme. Un journal, organe officiel de leurs doctrines, a publié en première page, un dessin allégorique représentant des ouvriers déchiquetant des drapeaux couverts des noms les plus glorieux de notre histoire.

De si basses concessions ne sauraient empêcher la désagrégation du socialisme. Il se divise maintenant en petites chapelles s’accablant d’invectives. Ce sont là querelles de moines, possédant la vérité pure, et réservant des trésors de haine pour les impies.

Les journaux doctrinaires gémissent de ces dissensions, mais ils sont bien obligés de les confesser. Le Mouvement Socialiste du 15 janvier 1908 s’exprimait ainsi :

Le socialisme s’enfonce toujours davantage dans une crise inextricable. Le glorieux mouvement qui avait, au cours du siècle passé, éveillé tant d’espérances, risque de s’acheminer à la plus triste des faillites. Voilà qu’à côté du socialisme ouvrier et révolutionnaire pullulent, comme autant de champignons vénéneux qui étoufferont sa poussée, des multitudes de socialismes étranges et imprévus. Nous avions le socialisme d’État, le socialisme municipal de l’eau et du gaz, le socialisme franc-maçon, le socialisme intégral et intégraliste, et toute une série d’autres aux adjectifs également variés. Nous avons maintenant, officiellement défendu par le plus vaste parti socialiste, le socialisme patriotique. À quand le socialisme capitaliste ?

Le côté chimérique du collectivisme éclate donc maintenant à bien des yeux. Cela ne l’empêche pas d’être toujours très puissant au Parlement, où s’élaborent sous son influence de pernicieuses lois, et c’est pourquoi nous croyons utile d’indiquer ici ses dangers. Dans un autre chapitre, nous parlerons plus en détail du syndicalisme, mouvement autrement sérieux que le collectivisme, car ce sont les nécessités économiques modernes et non des rêveries qui l’ont créé.


Un des buts fondamentaux des socialistes est d’effacer les inégalités naturelles en établissant l’égalité des conditions. On espère y arriver par la suppression de la propriété et de la fortune individuelle et la gestion de toutes les industries par l’État.

Cette doctrine représente, en réalité, une des formes de la lutte éternelle du pauvre contre le riche, de l’incapable contre le capable et à ce titre il remonte aux origines de l’histoire. Tous les peuples connurent de telles luttes. Pour les Grecs, elles amenèrent la perte de l’indépendance, pour les Romains la fin de la République et l’établissement de l’Empire.

La Révolution française fut peu favorable aux socialistes. Elle proclama l’égalité, mais après avoir exproprié la noblesse et le clergé, s’empressa de déclarer que la propriété était chose sacrée et la base même de l’ordre social. Il y eut bien alors quelques tentatives de socialisme communiste. On y mit rapidement fin en coupant le cou aux adeptes de la doctrine.

Comment est né le socialisme moderne, comment s’est-il développé au point d’être devenu une véritable religion ? C’est ce que j’ai expliqué dans ma Psychologie du Socialisme et ne saurais redire ici.

En politique comme en religion les formules vagues et imprécises sont fort utiles, chacun pouvant les interpréter à son gré. Rien de plus nuageux que le sens actuel du mot socialisme. Pour les gens satisfaits de leur sort, il exprime un désir d’améliorer les conditions d’existence de classes populaires redoutées. Pour les mécontents il traduit simplement leur mécontentement. Le commis à 1.500 francs qui n’avance pas assez vite, le marmiton dont on méconnaît les mérites, le diplômé sans emploi, deviennent immédiatement socialistes. Pour les théoriciens ce mot représente une organisation sociale, variable suivant chacun d’eux, et qui doit être substituée par la force à l’organisation actuelle.

Le primordial caractère du socialisme est une haine intense de toutes les supériorités : supériorité du talent, de la fortune et de l’intelligence.

Pour ses adeptes, il a remplacé les anciens dieux et constitue une puissance mystique capable de réparer les iniquités du sort.

Le collectivisme avait fini par concrétiser la foi nouvelle. Sur les débris de la vieille société, s’élèverait un monde régénéré où, comme dans les Paradis de jadis, tous les hommes jouiraient d’une félicité éternelle.

Longtemps, l’absurdité de la doctrine ne nuisit nullement à sa propagation. Elle flattait des instincts assez bas et par conséquent assez répandus. Prendre à ceux qui possèdent est toujours tentant pour qui ne possède rien. Les dogmes d’ailleurs s’imposent par les espérances qu’ils font naître et jamais par les raisonnements qu’ils proposent. Ils triomphent, malgré leur illogisme, dès que sont déterminées dans les âmes certaines transformations mentales. Le rôle des apôtres est de produire ces transformations. Le socialisme n’en a jamais manqué.

Son succès universel rappelle les débuts du christianisme. Ce dernier, lui aussi se propageait, malgré la faiblesse logique de ses dogmes, et les réfutations des philosophes. Par la puissante action de la suggestion et de la contagion, il finit par acquérir jusqu’aux classes éclairées que son influence devait bientôt détruire.

Le grand élément de succès du socialisme fut d’apparaître au moment où l’homme ne croyant plus à la puissance de ses anciens dieux, en cherchait d’autres à invoquer. Les divinités meurent quelquefois, mais la mentalité religieuse leur survit toujours. L’esprit humain ne sait pas vivre sans religion, c’est-à-dire sans espérance.

Cette mentalité est la même dans toutes les classes sociales. Quand on renie les dieux, on croit aux fétiches. Et c’est pourquoi la religion socialiste a autant triomphé dans la bourgeoisie que dans les couches populaires. La magique puissance de la nouvelle foi est telle, que les classes éclairées perdent toute confiance dans la justesse de leur cause et ne savent pas se défendre contre les plus audacieux rhéteurs. Elles sont envahies par la peur et aussi par un humanitarisme vague, forme méprisable de l’égoïsme et grave symptôme de décadence, comme Renan l’avait déjà observé.

Le socialisme ne progresse pas en réalité par la valeur de l’idéal très bas qu’il propose, mais malgré cet idéal. C’est son côté mystique, l’espérance d’un paradis terrestre où tous les hommes jouiraient d’une éternelle félicité qui fait sa force. J’ai eu souvent occasion de montrer qu’au cours de l’histoire, les hommes se sont fait tuer pour des idées, beaucoup plus que pour satisfaire des besoins matériels. C’est l’idéal à poursuivre qui les a charmés. L’espoir de travailler, sous la férule de l’État collectiviste pour obtenir des bons de pain et de charcuterie ne passionnera jamais personne.

Dans un intéressant livre, les Découvertes de l’Économie sociale, monsieur d’Avenel est arrivé par une autre voie à la même conclusion. Voici comment il s’exprime :

Le "bien-être" ne tient vraiment qu’une place très petite dans l’histoire des nations. C’est assez tard qu’elles se sont avisées d’y penser.

Elles ont visé longtemps à des satisfactions d’un tout autre ordre. Elles se sont passionnées pour tout autre chose et, dans sa marche lente, la civilisation, celle de l’antiquité aussi bien que celle du Moyen Age, a recherché le beau bien avant l’utile. Elle a excellé à faire des statues ou des temples avant de faire des lampes ou des parapluies. Elle a su écrire avant de savoir se chauffer et a découvert le pinceau avant la fourchette.

Ces hommes ont vécu pour l’idée plus que pour la matière. Ils ont glorifié les noms des guerriers qui ont accompli les faits héroïques, dont les peuples le plus souvent ont souffert, et aussi les noms de ceux qui ont formulé des pensées ou créé des œuvres d’art dépourvues d’utilité pratique. Quant aux noms de ceux qui les ont dotés des inventions les plus nécessaires, semble-t-il, à la vie, ils les ont laissé tomber dans l’oubli. De sorte qu’à examiner les faits au long des siècles on s’aperçoit qu’il n’y a que les "idées" qui comptent. C’est pour elles que les hommes vivent. C’est pour elles qu’ils meurent.

De nos jours encore, ceux qui semblent le plus attachés soit à l’argent soit aux plaisirs qu’il sert à payer, poursuivent, au fond, une satisfaction purement idéale beaucoup plus qu’un besoin corporel.


Je n’ai commencé à comprendre les divagations des théologiens du Moyen Age qu’après avoir lu celles des socialistes sur la société future. Même ignorance de la nature humaine et des nécessités économiques, mêmes visions chimériques, même besoin de destruction du présent pour réaliser le monde idéal enfanté par leurs rêves.

Les théologiens disparus ont laissé des héritiers de leur esprit. Les chimères n’ont fait que changer de nom et les fanatismes qu’elles engendrent, les destructions dont elles nous menacent, sont les mêmes que par le passé. Le socialisme constitue une religion dont les apôtres ont toute l’intolérance de leurs ancêtres. Doctrines, langage, croyances, méthodes de propagation sont presque identiques.

Nous n’avons éteint des astres fantômes, écrit justement Sageret, que pour allumer des étoiles chimériques. Notre Cité Future vaut la Jérusalem Céleste. Ces deux villes sont également métaphysiques. Toutefois, on s’ennuiera peut-être moins dans la Cité Future parce qu’on s’y ennuiera moins longtemps.

Le christianisme des premiers âges, avec lequel le socialisme offre tant d’analogies, possédait cependant un élément de succès dont les doctrines actuelles sont dépourvues. Les récompenses espérées devaient être accordées dans un paradis dont nul n’était revenu. Les promesses de bonheur terrestre faites par le socialisme depuis 60 ans et qui devaient se réaliser dans un avenir prochain n’ayant pu s’accomplir, la confiance dans la doctrine a été ébranlée et, aujourd’hui, une foi nouvelle, le syndicalisme, tend à la remplacer.

Moins chimérique sur bien des points, elle est sans doute destinée à un plus durable avenir.

Le socialisme collectiviste repose sur une série d’illusions dont on commence maintenant à voir la vanité mais qui s’imposeront pendant longtemps encore. Elles se ramènent aux propositions suivantes : 1°/ Une société peut être refaite de toutes pièces à coups de décrets par une révolution.
2°/ Le régime capitaliste étant la source de tous les maux il suffirait de le supprimer pour établir un bonheur universel.
3°/ L’État doit s’emparer de toutes les propriétés, de toutes les industries, et les faire administrer par une armée de fonctionnaires chargés de répartir également les produits entre les membres de la communauté.

De pareilles théories ne tenant compte ni des passions, ni des sentiments, ni des nécessités économiques, ni d’ailleurs de réalités d’aucune sorte, il est facile, en les prenant pour base, de bâtir sur le papier des sociétés artificielles très variées. Ce sont les paradis des âmes simples.

Ces chimériques illusions demeurent, en France du moins, très puissantes encore. Elles inspirent une absolue confiance aux cafetiers et aux commis-voyageurs de province, dont se composent tant de comités électoraux, et sont au Parlement l’origine de lois fort dangereuses. On ne nie plus que le rachat d’une importante ligne de chemins de fer ait été, comme l’impôt sur le revenu, inspiré par les doctrines collectivistes. La première de ces opérations était destinée à préparer l’accaparement de toutes les industries par l’État. L’impôt sur le revenu n’avait d’autre but que de faire le bilan de la fortune des citoyens, de façon à pouvoir plus tard les dépouiller à volonté. Les socialistes savent fort bien qu’un tel impôt ne s’établirait qu’au prix d’odieuses inquisitions destinées à susciter de redoutables ennemis au régime républicain, sans le moindre bénéfice financier pour personne. De telles évidences n’ont arrêté cependant aucun vote. Les comités électoraux socialistes ayant parlé, le Parlement a servilement obéi.

De toutes les illusions socialistes, la plus vaine peut-être est le rêve de supprimer la classe bourgeoise dont le talent, l’intelligence et les capitaux ont créé et font prospérer les industries desquelles les ouvriers vivent.

Supposons qu’un chef d’usine ayant 1.000 ouvriers et réalisant 40.000 francs de bénéfices annuels donne gratuitement son usine aux travailleurs. Grâce aux 40.000 francs abandonnés, le salaire de chacun augmenterait en apparence de 10 centimes environ par jour. Ce chiffre de 10 centimes comme bénéfice moyen réalisé sur l’ouvrier a été également donné à la Chambre des députés dans une discussion récente.

En réalité, il serait bientôt très amoindri, car les hommes aptes à diriger de grandes industries sont rares, et dès que la capacité du chef diminue, les bénéfices s’effondrent. Vérité éclatante que les socialistes ne veulent pas comprendre. Dans l’état actuel de l’industrie, l’homme capable devient un instrument si précieux qu’il est toujours économique de le payer fort cher.

Supposons cependant que le socialisme triomphe, avec son administration collectiviste de l’industrie et son égalisation des salaires. Immédiatement, tous les hommes intelligents : savants, artistes, inventeurs, ouvriers habiles, etc., peu soucieux de voir rémunérer leur talent avec des bons d’aliments, émigreraient vers des pays voisins qui les accueilleraient avec enthousiasme, car le talent fait prime partout. Le socialisme ne régnerait alors que sur une société composée d’individus de la plus basse médiocrité.

Bien entendu, le conquérant qui voudrait s’emparer d’un pays ainsi socialisé n’aurait qu’à lever le doigt. Les socialistes répondront que cela leur est égal puisqu’ils se déclarent de plus en plus antimilitaristes et antipatriotes, et qu’à leurs yeux patron français ou patron allemand représentent la même chose.

Pour leur ôter cette nouvelle illusion, il suffit de les renvoyer aux livres d’histoire montrant la destinée des peuples que leurs dissensions ont conduits sous la loi de l’étranger. La Pologne en est un frappant exemple. Bâtonnés et expropriés par les Allemands, vigoureusement mitraillés par les Russes dès qu’ils crient trop fort, ne pouvant même pas, sous peine du fouet, faire apprendre leur langue dans les écoles à leurs propres enfants, les infortunés Polonais expient durement les luttes civiles ancestrales. Leur destinée devrait être gravée en lettres d’or dans toutes les salles des congrès socialistes où l’anti-patriotisme s’enseigne.

Le socialisme collectiviste qui triompherait quelque part ne saurait d’ailleurs durer bien longtemps. Il ramènerait vite les despotes libérateurs que le peuple acclamerait comme il l’a fait pour tous ceux subis par la France depuis la Révolution. En attendant, les ravages produits seraient terribles. Je suis de l’avis de Laveleye montrant à la suite du socialisme victorieux "nos grandes villes ravagées par la dynamite et le pétrole, d’une façon plus sauvage et surtout plus systématique que Paris ne l’a été en 1871 par la Commune."

Faguet a recherché comment pourrait triompher le socialisme et il admet, ainsi que je l’avais fait moi-même, que ce sera peut-être par l’affaiblissement moral de l’armée. Nous avons déjà vu, dans les troubles du Midi, un régiment lever la crosse, et l’histoire de la Commune montre qu’en pareil cas un gouvernement peut s’effondrer instantanément.

Cet effondrement s’accomplirait plus simplement encore par des mesures législatives. Le même auteur fait remarquer "qu’il suffirait d’une décision législative comme en 1790, ou d’un coup d’État populaire pour exproprier la bourgeoisie et procéder à son égard comme elle a procédé à l’égard du clergé et de la noblesse au moment de la Révolution, et plus récemment à l’égard des congrégations possédantes et du clergé séculier."

Il semble qu’un souffle d’aliénation aveugle aujourd’hui la bourgeoisie, car elle ébranle sans trêve les plus solides colonnes de la société qui l’abrite, notamment les finances et l’armée. Elle détruit progressivement toute discipline, et vote les pires mesures financières et militaires proposées par les socialistes sans pouvoir douter cependant que le triomphe du socialisme serait, comme l’a écrit le révolutionnaire Malato, "un despotisme plus dangereux que le système monarchique, parce qu’il serait insaisissable et impersonnel."

La bourgeoisie se fait donc profondément illusion en suivant le courant qui la pousse et qu’il lui serait possible non de remonter, mais d’orienter. Elle perd conscience de sa supériorité, de sa puissance et de sa valeur, et ne comprend pas qu’une société ne saurait vivre sans discipline, sans tradition et sans hiérarchie.

Elle ignore surtout l’art de parler aux foules et ne conçoit guère le simplisme de leur âme. La seule vision politique de l’ouvrier est qu’il est exploité par le patron et que le gouvernement doit faire augmenter sa paye.

"La masse, écrit justement monsieur Bourdeau, n’a aucune idée nette, elle est toujours de l’avis de l’orateur qui pérore devant elle, qu’il soit favorable à la défense républicaine ou anticlérical, patriote ou antipatriote, politicien ou syndicaliste révolutionnaire."

La foule, en effet, juge en bloc uniquement d’après l’impression produite sur elle par les vociférations des orateurs. Leurs raisons, elle ne les entend pas et, comme les femmes, se passionne pour les individus sans écouter leurs discours. Toutes les vérités seront acceptées si l’homme qui les dit lui plaît, et il lui plaît quand il est énergique. On a vu dans une circonscription du Nord, citadelle du socialisme, un candidat, assez conservateur cependant, se faire nommer député à la place de l’un des grands chefs du socialisme, non par ses raisons mais parce qu’il avait su plaire et que les foules sentaient en lui le maître réclamé toujours.

Malgré leurs instincts révolutionnaires apparents les multitudes ne demandent qu’à obéir. Toute l’histoire est là pour le dire. Les ouvriers les plus violents obéissent sans discuter aux coups de sifflet du délégué des comités révolutionnaires et se mettent instantanément en grève, sans se permettre la moindre observation. Louis XIV ou Bonaparte n’auraient jamais osé les prescriptions draconiennes décrétées par d’obscurs comités auxquels leur anonymat seul confère du prestige.


Beaucoup de socialistes sont trop intelligents pour avoir confiance dans leurs doctrines et les abandonnent dès qu’ils arrivent au pouvoir. Devenus alors partie intégrante de la bourgeoisie, ils en découvrent brusquement les qualités. On a pu lire, non sans quelque étonnement, les compliments décernés aux bourgeois par un socialiste devenu ministre, monsieur Viviani, dans un discours prononcé à Calais :
... Autour du prolétariat, disait-il, vit une bourgeoisie qui travaille, qui a ses intérêts, sa volonté, ses désirs. Et c’est une grande injustice que de la dénoncer dans son ensemble à la colère ou au mépris des travailleurs. C’est elle qui, par ses penseurs et ses philosophes, a montré le vide du Ciel.

Si la bourgeoisie n’avait fait que détruire des illusions, il n’y aurait pas lieu de lui en être extrêmement reconnaissant. Je ne sais pas, ni monsieur Viviani non plus, si le Ciel est vide. C’est une hypothèse probable mais non démontrée. En tout cas, c’est une hypothèse que la très grande majorité des Français n’admet pas encore. Or, un véritable homme d’État doit savoir respecter toutes les convictions et gouverner les peuples avec leurs idées, et non avec ses propres croyances.

Mais si les hypothèses relatives au Ciel restent incertaines, au moins est-il sûr que les progrès de la civilisation sont dus uniquement à la bourgeoisie de tous les âges puisque c’est principalement dans son sein qu’ont toujours été recrutés artistes, industriels, philosophes et savants.

La démocratie, disait monsieur Clémenceau dans un de ses discours, n’est pas le gouvernement du nombre…
À la source de toute évolution nous trouvons l’effort individuel des penseurs, tandis que le progrès général doit résulter nécessairement de l’accommodation progressive des masses aux idées soumises à la sanction de l’expérience par le génie de quelques-uns.

Ne qualifions pas ces vérités de banales puisque c’est seulement le jour où ils arrivent au pouvoir que les politiciens les découvrent.

Elles ne sauraient bien entendu effleurer les socialistes révolutionnaires, rêvant la destruction de la société actuelle.

Avec un peu plus d’intelligence, ces bruyants apôtres arriveraient à comprendre qu’ils ne gagneraient rien à se substituer au gouvernement qu’ils maudissent. Les survivants de leurs hécatombes finiraient par constater, que les méthodes de gouvernement sont peu variées et deviendraient plus réactionnaires encore que leurs prédécesseurs. C’est ce qui fut toujours observé du reste quand les Césars vinrent écraser l’anarchie.

Des révolutionnaires vainqueurs ne peuvent prendre en effet que deux partis : rester révolutionnaires, et dans ce cas perpétuer un désordre contre lequel se ligueraient vite toutes les opinions et qui par conséquent ne saurait durer, ou gouverner à peu près comme leurs aînés. Ce dernier parti fut toujours adopté par tous les démagogues triomphants. Ceux qui, avant d’arriver au pouvoir prêchaient l’insurrection, la grève générale et la violence, les combattent énergiquement une fois devenus les maîtres. Non, certes, qu’ils trahissent leurs principes, mais simplement parce qu’ils découvrent alors que le maintien de la vie d’un peuple est soumis à l’observance de certaines règles traditionnelles.

Ce ne sont pas en réalité les violences des révolutionnaires, mais la faiblesse de nos gouvernants qui constitue le vrai danger. Quand un pays est saturé d’anarchie, quand trop d’intérêts sont menacés et qu’on ne voit partout que palabres inutiles, promesses mensongères et lois stériles, les peuples se dirigent d’instinct vers un dictateur capable de ramener l’ordre et de protéger le travail. C’est ainsi que tant de démocraties ont péri.

La dictature, c’est évidemment l’ordre pour quelque temps, mais c’est aussi Waterloo, Sedan et l’invasion.

Sans doute les Romains n’eurent pas à regretter l’avènement d’Auguste, mais son règne rendit possible Tibère, Caligula, la lente décadence et l’écrasement final sous le pied des Barbares.

La reconstruction du monde détruit par ces nouveaux maîtres exigea 1.000 ans de guerres et de bouleversements. Le présent est fait surtout du passé et le passé ne se recrée pas. Aujourd’hui les barbares sont dans nos murs et nous les laissons saper jour après jour un édifice social péniblement construit. Ils pourront le détruire, mais non le remplacer. Une société périt parfois très vite, les siècles seuls permettent de la rebâtir.





* * *