Psychologie politique et défense sociale/Livre III/Chapitre I

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CHAPITRE I

L’élite et la foule


Le monde moderne se trouve en présence d’un problème, lentement grandi à travers les siècles et qu’il faudra résoudre sous peine de voir certains peuples sombrer dans la barbarie.

Une des caractéristiques les plus certaines, quoique fort méconnue de la civilisation actuelle, est la différenciation progressive des intelligences et par conséquent des situations sociales.

Malgré toutes les théories égalitaires et les vaines tentatives des codes, cette différenciation intellectuelle ne fait que s’accentuer, parce qu’elle résulte de nécessités naturelles entièrement soustraites à l’influence des lois.

Les progrès de la technique sont devenus les vrais moteurs des civilisations modernes. Par sa complication progressive, cette technique a fini par exiger des connaissances théoriques et pratiques si vastes, des initiatives si hardies et un jugement si sûr, que seuls, des esprits supérieurement doués peuvent se hausser à un pareil niveau. Or, en même temps que la capacité des dirigeants s’est accrue, celle des simples exécutants s’est trouvée réduite. La division du travail, le perfectionnement des machines ont rendu le rôle du travailleur à ce point facile que l’apprentissage est presqu’inutile aujourd’hui.

Ainsi, se sont formées des classes distinctes, séparées par un fossé chaque jour plus large. L’éducation permet bien rarement de le franchir, parce qu’elle ne dote que d’une faible partie des qualités nécessaires pour réussir maintenant.

Il est évidemment très irritant pour les esprits dominés par la passion égalitaire, de voir le rôle des élites tellement grandir qu’on ne saurait se passer d’elles, mais ce phénomène était inévitable. Examinez séparément tous les éléments d’une civilisation et vous saisirez vite l’importance des élites. C’est d’elles seules qu’émanent les progrès scientifiques, artistiques, industriels qui font la force d’un pays et la prospérité de millions de travailleurs. Si l’ouvrier gagne trois fois plus aujourd’hui qu’il y a un siècle et jouit de commodités que ne possédait pas un grand seigneur du temps de Louis XIV, il le doit uniquement à des élites travaillant pour lui, beaucoup plus qu’il ne travaille pour elles.

Par cela même, en effet, que le rôle des élites grandissait sans cesse, leur labeur s’accroissait aussi. La journée de 8 heures n’est pas faite pour elles. C’est seulement par d’écrasants efforts que les élites modernes, celles de l’industrie surtout, réalisent découvertes et progrès. Elles atteignent souvent à cette opulence qui chagrine tant les esprits égalitaires, mais en réalité, les élites industrielles oscillent toujours entre la richesse et la ruine, sans pouvoir espérer un état intermédiaire. La richesse, si tout est rigoureusement prévu, combiné et dirigé. La faillite et la ruine, si la plus légère erreur est commise. Le grand industriel n’a plus le droit de se tromper. Sous des dehors parfois fastueux se cachent souvent de sombres soucis. Vient-il d’édifier une usine munie des meilleures machines, brusquement une découverte nouvelle, une concurrence inopinée, l’oblige à tout recommencer. La concurrence est devenue si âpre, les découvertes des laboratoires si soudaines, l’instabilité si générale que la quiétude d’esprit est interdite à l’homme qui dirige une entreprise quelconque.

Le tableau tracé ici du rôle des élites est très sommaire, donc incomplet et par conséquent inexact sur bien des points. L’industriel créateur dont j’ai parlé constitue l’exception. Il tend de plus en plus à se dégager des responsabilités en mettant son industrie en actions. Même dans ce cas apparaît encore le rôle des capacités supérieures. D’après des renseignements obtenus de diverses sources, surtout en Belgique, des entreprises qui, gérées par des patrons rapportaient 10 à 12%, ne rapportent guère que 4% soit trois fois moins dès qu’elles sont mises en actions. Beaucoup même n’échappent pas à la faillite.

Il s’en faut également, et de beaucoup que, dans les affaires industrielles, les affaires financières surtout, les rétributions soient toujours proportionnelles à la capacité.

Ce qui est rétribué surtout, ce sont des relations utiles. Un journal bien informé faisait remarquer que la plupart des individus engagés dans les finances étaient généralement d’une intelligence fort médiocre. Simples placiers d’affaires pour la plupart, les remises qu’ils obtiennent leur assurent cependant une situation brillante. Les bénéfices sont le plus souvent dans aucun rapport avec les services rendus. Un journal a signalé, sans être démenti, que chacun des douze administrateurs d’une de nos plus grandes sociétés de crédit s’attribuent aux dépens des Actionnaires un traitement annuel d’environ 300.000 francs pour un travail à peu près nul. Des faits analogues justifient certaines diatribes des socialistes. On ne peut les défendre qu’en les reconnaissant inévitables.


Dans le monde antique on ne pouvait s’enrichir comme le firent les Romains, qu’en ruinant les autres. Dans les temps modernes il est difficile de s’enrichir sans enrichir en même temps les autres. C’est ce qu’a très bien résumé monsieur d’Avenel dans les lignes suivantes :

On s’enrichissait aux temps féodaux par la guerre privée, en ruinant ses voisins. Plus tard par l’usure publique, en s’appropriant les fonds de l’État. On s’enrichit aux temps actuels en enrichissant ses voisins et l’État.

La richesse nouvellement conquise n’est point dérobée au peuple, ni obtenue du roi, mais bien créée, tirée du néant par la science, et cette conquête individuelle de quelques-uns est accompagnée d’un gain collectif de tous, d’un gain vraiment social.


Donc, les civilisations du type moderne créées par des élites, ne peuvent vivre et évoluer que par elles. Cette première constatation était nécessaire pour comprendre le problème auquel j’ai fait allusion en commençant. Ce problème, le voici :

Tandis que les progrès scientifiques amenaient les élites de mentalité supérieure à diriger le mécanisme de la vie moderne, les progrès des idées politiques conféraient de plus en plus à des foules de mentalité inférieure le droit de gouverner et de se livrer par l’intermédiaire de leurs représentants aux plus dangereuses fantaisies.

Sans doute, si la foule choisissait pour conductrices les élites qui mènent la civilisation, le problème actuel serait résolu, mais ce choix n’est qu’exceptionnel. Un antagonisme qui s’accentue chaque jour sépare la multitude des élites. Jamais ces dernières ne furent plus nécessaires qu’aujourd’hui. Jamais cependant elles ne furent aussi difficilement supportées. L’élite intellectuelle pauvre est à peu près tolérée parce qu’ignorée. L’élite industrielle opulente n’est plus acceptée et les lois sociales, édictées par les représentants des multitudes, visent continuellement à la dépouiller de ses richesses.

C’est ainsi que les sociétés actuelles ont fini par se diviser en classes distinctes dont les luttes rempliront l’avenir.

Comment concilier de telles oppositions ? Comment faire vivre ensemble l’élite, sans laquelle un pays ne peut subsister et une masse immense de travailleurs, aspirant à écraser cette élite avec autant de fureur que les Barbares en mirent jadis à saccager Rome ?

Le problème est difficile mais non insoluble. L’histoire nous apprend que les foules, très conservatrices, malgré leurs instincts révolutionnaires apparents, ont toujours rétabli ce qu’elles avaient détruit. Le plus destructeur des triomphes populaires ne modifierait donc pas longtemps l’évolution d’un peuple. Mais les ruines accumulées en un jour demandant parfois des siècles pour être relevées, mieux vaut tâcher de les éviter.

Un remède d’aspect très simple serait de restreindre le pouvoir populaire. Sa simplicité même séduit beaucoup d’esprits. Ce moyen est cependant chimérique. L’évolution démocratique des gouvernements dans tous les pays montre qu’elle correspond à certaines nécessités mentales contre lesquelles les récriminations resteraient vaines. Une élémentaire sagesse conseille de s’adapter à ce qu’on ne peut empêcher. C’est donc aux élites à s’adapter au gouvernement populaire et à endiguer et canaliser les fantaisies du nombre, comme l’ingénieur endigue et canalise la force d’un torrent.

Constatons, d’ailleurs, et ceci forme déjà une utile consolation, que le dogme de la souveraineté populaire n’est pas plus irrationel, au point de vue de la logique, que les dogmes religieux dont les hommes du passé ont vécu et dont beaucoup d’hommes du présent continuent à vivre. Il semblerait même, à en juger par les enseignements de l’histoire, que l’esprit humain s’adapte plus facilement à l’absurde qu’au rationnel. Disons simplement qu’il finit par s’adapter à tout.

En réalité, cette adaptation de l’élite aux multitudes serait assez aisée si les polititiens, semeurs d’illusions, n’avaient fait germer dans l’âme des masses ouvrières des erreurs et des haines, seuls soutiens de l’antagonisme dont j’ai parlé.

L’antagonisme s’évanouira le jour où les foules, conscientes de leurs vrais intérêts, découvriront que la disparition ou l’affaiblissement des élites entraînerait rapidement pour elles la pauvreté d’abord, la ruine ensuite.

Leur démonter cette vérité élémentaire, sera difficile. Il est pourtant bien clair que si l’atelier sans maître, rêvé par les syndicalistes, ou l’atelier dirigé par des délégués de l’État collectiviste était, à la rigueur, possible au commencement du siècle dernier, à l’époque où la technique restait très primitive, ces formes d’organisation sont impossible aujourd’hui.

Étrangers malheureusement à toutes les réalités, errant dans la sphère des illusions pures, les socialistes ne cessent de propager des utopies dont l’accomplissement amènerait la ruine rapide des âmes simples qui les écoutent.

Les chimères incrustées dans les cervelles populaires sont nettement marquées par le conseil suivant d’un délégué de la classe ouvrière, présenté et approuvé au congrès socialiste de février 1910.

"Il n’y a qu’un moyen de vous affranchir, c’est de substituer aux propriétés capitalistes la propriété collectiviste qui, gérée par vous et pour vous, fera de vous tous, serfs modernes du salariat, des producteurs associés et libres."

L’usine gérée par des ouvriers serait le navire privé de son capitaine et conduit par les matelots. Elle ne durerait que peu de temps. Administrée par un délégué de l’État collectiviste, elle se maintiendrait un peu plus longtemps, ce délégué se gardant bien d’y rien changer, mais au lieu de progresser, elle diminuerait vite d’importance et les salaires également. Ce ne sont pas assurément des fonctionnaires n’ayant aucun intérêt à une amélioration quelconque qui prendraient l’initiative de s’exposer aux risques de ruine supportés par les grandes entreprises modernes désireuses de prospérer.

Ne nous excusons pas de défendre d’aussi banales évidences puisque des millions d’hommes encore semblent les ignorer. Elles commencent cependant à se répandre dans divers pays, l’Angleterre et la Belgique surtout. C’est pourquoi le socialisme n’y a pas revêtu les formes agressives constatées chez les peuples latins où il a rapidement dégénéré en une guerre de classe.

L’incompréhension totale de certains principes élémentaires, prouve la nécessité d’une éducation nouvelle de la démocratie. Elle aurait pour premier but de lui faire saisir les relations unissant ces trois éléments de l’activité moderne : l’intelligence, le capital et le travail.


En attendant cette réforme non ébauchée encore, et qu’on ne doit certes pas espérer de notre Université, il faut vivre avec les foules et pour cela apprendre à les connaître.

Remarquons tout d’abord que gouvernement populaire ne signifie nullement gouvernement par le peuple mais bien par ses meneurs. Ce ne sont pas les multitudes qui font l’opinion. Elles la subissent, puis, hypnotisés, l’imposent ensuite avec violence. Tel est le mécanisme de ce qu’on nomme un mouvement d’opinion.

Jamais, en effet, ou presque jamais, les foules ne déterminent de tels mouvements. Elles leur impriment une force irrésistible mais ne les créent pas. Lors de l’exécution de Ferrer, personnage dont le peuple parisien n’avait jamais entendu parler, quelques meneurs conduisirent plusieurs milliers d’hommes attaquer l’ambassade d’Espagne. Exaspérée par leurs discours sans d’ailleurs comprendre pourquoi, car de l’événement initial elle ne savait presque rien, la foule se livra à toutes les violences y compris le pillage et l’assassinat. Un peu effrayés, les meneurs ordonnèrent pour le lendemain une manifestation pacifique. Et la même foule, si violente la veille, se montra d’une sagesse exemplaire.

La docilité des foules est extrême, en effet, quand on sait les guider. L’art de les manier est assez connu des grands meneurs d’aujourd’hui.

C’est donc seulement en apparence, je le répète, que gouvernent les multitudes. Loin d’être vraiment populaires les gouvernements actuels représentent simplement une oligarchie de meneurs.

Puisque ces derniers créent l’opinion, il importe de savoir par quel mécanisme. L’utilité de la psychologie des foules apparaît maintenant évidente. La plus nécessaire des connaissances d’un homme d’État dans une démocratie est celle de la psychologie des foules.

Cette nécessité m’avait frappé, il y a une quinzaine d’années, et c’est pourquoi j’écrivis la Psychologie des foules, sujet très inexploré alors, mais qui fut, depuis l’objet de nombreuses recherches.

Je n’ai pas l’intention de redire ici les caractères des foules et me propose seulement de marquer quelques-uns des plus importants, manifestés nettement au cours d’événements récents.

Observons, auparavant, que si la psychologie des foules commence à être assez connue, puisque les règles posées jadis dans mon livre sont journellement utilisées par des officiers de l’armée et enseignées couramment à l’École de Guerre, elles ne sont pas arrivées encore jusqu’à nos hommes politiques. Ces derniers ne cessent, en effet, de vanter la sagesse, le jugement et le bon sens des foules, qualités dont elles furent dépourvues toujours. Les multitudes manifestent parfois de l’héroïsme, un dévouement aveugle à certaines causes, mais du jugement, jamais. Toute l’histoire est là pour le dire. Quand par hasard elles en montrèrent, c’est qu’on en eut pour elles.

Nos législateurs ne se forment évidemment qu’une idée très inexacte de la mentalité populaire. S’imaginant, par exemple, que la reconnaissance est une vertu collective ils accumulent des lois inutiles ou dangereuses destinées uniquement à plaire à la multitude. Ne soupçonnant guère l’intense mépris des foules pour la faiblesse, ils ne comprennent pas que leurs perpétuelles concessions devant les menaces, les dépouillent graduellement de tout prestige. Ces concessions fixent seulement dans l’âme des meneurs la conviction, que menacer avec violence suffit pour obtenir. Le lendemain même de la loi qui accordait aux employés de chemins de fer des retraites, à peu près égales à celles des officiers et de beaucoup de magistrats, ces employés voyant ce qu’on obtenait par intimidation, se réunirent pour exiger des salaires qui réduiront à une valeur presque nulle les actions des compagnies. Ne doutez pas qu’ils les obtiennent.

Je ne rappellerai pas ici que l’âme collective diffère tout à fait de l’âme individuelle. Modes de penser, mobiles d’action, intérêts même, tout les sépare.

Nous ne retiendrons des caractères des foules que l’incapacité totale à raisonner ou à se laisser influencer par un raisonnement, le simplisme, l’émotivité et la crédulité. Les idées ne leur sont guère accessibles que traduites en formules brèves et évocatrices d’images :

Le capital, c’est un bourgeois paresseux et ventru, nourri de la sueur du peuple. L’État, c’est le gendarme et la troupe. Le cléricalisme, c’est le gouvernement des curés. Le socialisme, c’est un gouvernement qui fera rendre gorge aux bourgeois et permettra à l’ouvrier de boire et manger sans presque rien faire.

Les politiciens ont bien senti d’instinct l’impuissance des foules à se représenter plusieurs idées à la fois et l’utilité des formules violentes et claires. Au moment des élections, ils tâchent d’en trouver, pouvant servir, comme on dit, de tremplin électoral : le milliard des congrégations, le péril clérical, l’impôt sur le revenu, etc., ont servi tour à tour.

Les Anglais sont passés maîtres dans cette condensation, utilisant surtout l’action impressionnante de l’image. Leurs dernières élections prouvèrent la puissance des formules simples et affirmatives. L’Angleterre fut, à un certain moment, couverte d’affiches illustrées, dépourvues de ces filandreuses explications dont abusent les candidats latins. Toute la théorie du parti unioniste était synthétisée dans quelques formules comme celle-ci : voter pour les radicaux, c’est voter contre la puissance navale de l’Angleterre. Assertion terrible dans un pays où le dernier des manœuvres considère comme un dogme religieux intangible la nécessité de la supériorité navale de la Grande Bretagne.

Des images accentuaient encore la force impérative de ces formules. Une des plus impressionnantes et qui certainement, détermina bien des votes, fut une grande affiche divisée en deux parties. À gauche, au-dessous de cette simple date : 1900, un immense cuirassé totalisant la flotte anglaise. À côté, un tout petit bateau représentant la flotte allemande. À droite de l’affiche, sous cette indication 1910, les rapports sont inversés, le petit bateau allemand est devenu un grand cuirassé presque aussi important que le géant anglais. Le péril de l’Angleterre apparaissait ainsi évident. Inutile d’ajouter que personne ne songeait à vérifier la valeur statistique de l’affiche. C’eût été du raisonnement, de l’esprit critique, facultés dont les foules furent toujours incapables.

Toutes ces manœuvres reposaient sur une connaissance parfaite de l’âme populaire, de son émotivité, de sa crédulité et de l’action de la répétition sur elle. Si les résultats souhaités n’ont pas été toujours obtenus, puisque le Parlement anglais est divisé actuellement en deux partis à peu près égaux, c’est que les adversaires employant les mêmes armes, leurs effets s’annulaient. L’électeur indécis suivait alors l’impulsion du groupe auquel il appartenait.

C’est grâce à leur sensibilité qu’on émeut si facilement les foules, et grâce à leur mobilité qu’on les retourne si aisément. Le héros, porté avec enthousiasme au Capitole, sera précipité avec le même enthousiasme du haut de la roche Tarpéienne. La veille de sa chute, Robespierre était dieu de la plèbe parisienne. Le lendemain, elle hurlait des invectives et délirait de joie derrière la charette emportant vers la guillotine le dieu tombé. Conduit au Panthéon parmi les acclamations de la foule, le corps de Marat était jeté à l’égout par la même foule quelques années plus tard. Le cadavre de Cromwell connut le même sort.

Ne pouvant tabler sur le raisonnement des foules, puisqu’elles en sont totalement dépourvues, le meneur essaie seulement d’impressionner leur sensibilité. L’adversaire agissant naturellement de la même façon, le succès appartiendra, finalement, à celui qui criera le plus fort et sera le plus violent.

Cette nécessité de la violence est telle, qu’on a pu voir, lors des dernières élections, des ministres anglais, réputés habituellement pour leur correction, vociférer des invectives dans leurs discours populaires avec le style des clubs jacobins au moment de la Révolution.

Dans une harangue publique, monsieur Lloyd Georges, ministre des finances, déclarait que la Chambre des Lords "était une réunion de misérables lâches, de tristes pleutres, n’ayant pas assez de cœur pour faire le bien et pas assez de courage pour faire le mal."

Des injures analogues étaient répétées chaque jour par les divers ministres dans leurs circonscriptions.

Dans l’étude de la psychologie populaire, on doit noter encore, que la conscience de sa puissance et de son irresponsabilité donne à une foule une susceptibilité et un orgueil excessifs. Les événements récents en ont fourni maintes preuves dont j’ai déjà cité plusieurs dans cet ouvrage.

Quels que soient d’ailleurs les sentiments de la multitude, ils sont toujours exagérés et c’est pourquoi, si son orgueil est excessif, son obéissance et sa servilité le sont également dès qu’elle se trouve en présence d’individus possédant du prestige. Nous avons montré avec quelle facilité les ordres les plus absurdes et les plus impératifs de comités révolutionnaires étaient respectueusement obéis par les corporations ouvrières.

Cet état mental des masses fut toujours le même : je trouve un bien curieux exemple de la susceptibilité et de la servilité que peut successivement manifester la même foule, suivant les circonstances, dans l’extrait suivant emprunté à un journal des mémoires d’un voyageur étranger nommé Campe, venu en France en 1790.

Il s’agissait d’un projet d’adresse au roi que Target lisait à ses collègues :



… Sire, dit Target lisant l’adresse, l’Assemblée nationale a l’honneur…


Cris, trépignements.-- Point d’honneur ! Point d’honneur ! effacez ce mot !
… de mettre aux pieds de Votre Majesté…
Tumulte, hués formidables, les parois et les vitres en tremblaient.
À bas les pieds ! À bas les pieds ! l’Assemblée nationale ne met rien aux pieds de qui que ce soit !…
Target, déconcerté, reprit avec un geste de désespoir !
… Sire, l’Assemblée nationale porte à Votre Majesté… Bravo  !
… l’offrande…
Protestations frénétiques.-- Pas d’offrande !…
Et la chose continua ainsi jusqu’en fin de séance. Le bon Allemand sortit de là effaré et un peu déçu. Le lendemain il parvint à se glisser dans le château de Versailles à l’heure où l’adresse devait être remise au roi. Il n’était pas fâché de contempler, en présence du monarque, la fière mine de ces législateurs qu’il avait jugée la veille si chatouilleux et si jaloux de leur dignité. Hélas ! Dès que Louis XVI parut dans la galerie. Ce fut un délire unanime. Ceux qui s’étaient montrés à l’Assemblée parmi les plus arrogants sautaient sur les tabourets pour mieux voir leur bon maître, s’accrochaient aux pilastres, se levaient sur leurs pointes. Un grand cri de Vive le Roi ! ébranla tout le palais et l’Assemblée se mit docilement à la suite du souverain pour l’accompagner à la chapelle.


En regard des défauts des foules, il ne faut pas oublier d’en mentionner aussi les qualités. Leur impuissance à raisonner rend possible chez elles un grand développement de l’altruisme, qualité que la raison affaiblit forcément et qui constitue une très utile vertu sociale. L’individu qui raisonne est généralement égoïste et ne se détermine que difficilement à sacrifier sa vie pour un intérêt général. Seules les foules sont capables de telles abnégations. Les causes les plus chimériques trouvèrent toujours des milliers d’hommes prêts à se faire tuer pour elles. C’est grâce seulement au concours des foules que de puissants empires ont pu naître et se développer. Les foules ne créent pas de grandes civilisations, mais dans leur sein résident l’héroïsme, le dévouement et beaucoup des vertus qui les font vivre.

Une des dernières caractéristiques de la mentalité populaire, que je mentionnerai ici, est leur extrême crédulité. Elle est sans limite comme celle de l’enfant. Rien n’est impossible à leurs yeux. Si une foule demande la lune, il faut la lui promettre. Les politiciens ne reculent guère d’ailleurs devant de telles promesses ! Répandez dans une élection les plus invraisemblables calomnies sur votre adversaire, vous serez cru toujours. Évitez cependant de l’accuser de crimes trop sombres, vous le rendriez sympathique. Les foules manifestent généralement, en effet, une admiration respectueuse pour les grands criminels.

La crédulité illimitée dans les multitudes, ne leur est pas un sentiment exclusif. La crédulité et non le scepticisme constitue notre état normal. Nous possédons tous une petite dose d’esprit critique pour les choses de notre métier, mais hors de cet horizon circonscrit, nous n’en manifestons généralement que d’assez faibles traces. Ne croyez pas beaucoup au scepticisme des sceptiques. Ils n’ont fait le plus souvent que changer l’objet de leur crédulité. Les paradis socialistes ont remplacé ceux des légendes. Les dieux morts ont pour successeurs des tables tournantes, des somnanbules et des fétiches.

La crédulité des foules et celle des esprits primitifs sont presque égales. Les faiseurs de prospectus et d’annonces le savent bien et ils connaissent aussi le rôle suggestif de l’affirmation et de la répétition. De grosses fortunes s’édifient chaque jour sur l’annonce d’agents thérapeuthiques aux propriétés purement chimériques.

Si l’on fait entrevoir aux âmes simples un gain considérable par une annonce suffisamment suggestive, le bénéfice est plus certain encore. Des légions de financiers vivent des promesses les plus invraisemblables habilement répétées. Leur rédaction ne demande aucuns frais d’imagination. Il suffit de toujours affirmer les mêmes choses dans les mêmes termes. Le Globe a raconté l’instructive histoire des actions d’une certaine mine de la République Argentine n’ayant jamais fonctionné. Tous les six mois, des prospectus répandus par millions répètent qu’un dividende énorme va être très prochainement distribué et que l’action devant décupler de valeur il faut en acheter de suite. Convaincu, le petit capitaliste se précipite vers le guichet pour ne pas manquer une pareille occasion. Bien entendu aucun dividende n’est jamais versé. Et pourtant il y a cinq ans que l’opération se répète et grâce à ces habiles annonces, le public a absorbé pour 12.000.000 de titres dont la valeur ne dépasse pas notablement celle du poids du papier.

Les faits du même ordre sont innombrables, le journal qui relatait le précédent, choisi entre mille, ajoutait :

"La crédulité de l’épargne est insondable. Elle est sans bornes comme l’infini. Elle ne demande ni preuves, ni vraisemblance des promesses et des affirmations lui en tiennent lieu. Elle se laisse bercer et endormir par de charlatanesques boniments et plus ils sont grossiers et de qualité inférieure, plus elle s’y abandonne sans réserve. Que les espérances qu’on fait miroiter à ses yeux soient manifestement folles, que le lendemain même elles soient démenties par les faits, peu lui importe. Elle est tellement confiante et aveugle qu’elle en veut parfois davantage à ceux qui lui dessillent les paupières qu’aux histrions qui l’ont trompée."

Transposez ce qui précède à la politique et vous aurez la genèse du succès de certains individus et de certaines doctrines. Promettre des chimères, affirmer sans preuve, répéter sans cesse les mêmes promesses en surenchérissant toujours sur son concurrent, telle est la formule du succès.

Ne nous plaignons pas trop cependant de l’universelle crédulité qui nous baigne. Peu de facteurs des civilisations furent aussi énergiques. Grâce à elle, de grandes religions consolatrices surgirent du néant et de puissants empires ont été fondés. C’est la crédulité bienfaisante qui rend la foi possible et conserve les traditions, soutien de la grandeur d’un pays. Foi dans la patrie, foi dans un idéal, foi dans l’avenir, tous ces pivots de notre activité mentale ont la crédulité pour gardien. Les peuples qui perdent toute foi perdent avec leur âme les raisons d’agir.

L’avenir n’est plus à eux, les liens sociaux sont détruits. Déclinant chaque jour, ils rejoignent bientôt dans l’oubli les races dont un scepticisme destructeur a marqué la fin.




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