Psychologie politique et défense sociale/Livre I/Chapitre III

Texte établi par Les Amis de Gustave Le Bon,  (p. 30-40).

CHAPITRE III

Méthodes d’étude de la psychologie politique


En psychologie politique, comme d’ailleurs dans les autres sciences, ce sont les faits d’abord, puis leur interprétation qui permettent de dégager des lois.

En politique, l’observation des faits est beaucoup plus facile que leur interprétation, c’est-à-dire que la détermination de leurs causes et la prévision de leurs conséquences. Nos armées ont été battues en 1870. Voilà un fait connu de chacun. Mais pourquoi ont-elles été battues ? Quelles réformes devraient-elles subir afin d’éviter une nouvelle défaite ? Ici les difficultés s’accumulent et les explications varient considérablement. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les théories contradictoires, révélées par la série de réglements militaires édictés pendant vingt ans, ou simplement les écrits des spécialistes. Si d’ailleurs l’interprétation des phénomènes sociaux était aisée, nous serions d’accord sur tout, alors qu’en réalité nous ne le sommes sur rien.

Donc, quoique les faits politiques faisant partie de la vie journalière soient d’une observation facile, la détermination de leurs causes est au contraire difficile. Elle l’est d’autant plus que les parties d’un événement dont nous prenons conscience ne sont généralement qu’un très faible fragment de l’événement lui-même.

Dans une pareille étude, la simple intuition ne saurait suffire. Des méthodes rigoureuses deviennent nécessaires. Elles sont de même ordre que celles employées dans les sciences, l’histoire naturelle notamment.

Le psychologue doit opérer un peu comme le naturaliste qui, mettant en relief par une analyse attentive les réalités cachées sous de trompeuses apparences, réunit ensemble des phénomènes d’aspect dissemblable. Ainsi arrive-t-il à classer la baleine avec les mammifères au lieu de la considérer comme un poisson. Pour l’observateur superficiel, la baleine paraît évidemment plus rapproché du requin que d’un écureuil et c’est cependant avec ce dernier qu’on doit la comparer. En politique, malheureusement, les apparences seules frappent et non les relations cachées.

Les généralités qui précèdent montrent que la première difficulté de la psychologie politique est de découvrir les facteurs rapprochés ou lointains des événements et de ne pas attribuer à une seule cause, comme on le fait généralement, ce qui est le résultat de plusieurs.

Je ne saurais trop insister sur cette difficulté. Pour en prouver l’importance, je vais prendre un cas concret relativement assez simple, l’extension du socialisme, et par la seule énumération de quelques-uns des facteurs ayant déterminé cette extension, mettre en évidence leur complexité.


À la base du socialisme, on trouve d’abord un élément fondamental : l’Espérance. Espérance d’améliorer son sort et de se créer un avenir heureux.

Un tel facteur possède assurément une grande puissance. À lui seul, pourtant, il ne fournirait qu’une explication bien incomplète du problème, l’espoir d’améliorer sa destinée ayant constitué de tout temps un des principaux mobiles de l’activité des hommes.

Nous irons plus loin en remarquant qu’autrefois il était beaucoup moins nécessaire qu’aujourd’hui d’améliorer sa vie, puisqu’elle devait l’être dans un monde futur, sur la réalité duquel on ne gardait aucun doute, alors qu’on n’y croit guère aujourd’hui. Ce que l’homme espérait d’une autre existence n’est recherché maintenant qu’ici-bas. L’explication de l’extension du socialisme commence ainsi à se préciser davantage.

Un nouvel élément d’interprétation apparaîtra si l’on observe que le socialisme, dont la forme humanitaire s’accentue chaque jour, devient une religion remplaçant celles en voie de disparaître. La psychologie moderne enseigne que le sentiment religieux, c’est-à-dire la vénération du mystère et le besoin de se soumettre à un credo capable d’orienter nos pensées, est une tendance irréductible de l’esprit.

L’apôtre socialiste est un clérical ayant changé le nom de ses dieux. Son âme demeure saturée d’une religiosité ardente. Le journal L’Humanité du 30 novembre 1909, nous apprend que le jeune professeur à la Sorbonne qui ouvrit, récemment, la première séance de l’École socialiste, « adressa, comme il convenait, une invocation émue à la déesse Raison ! »

Les facteurs psychologiques que nous venons d’indiquer présentent un caractère général les rendant applicables à tous les peuples. Or, il est visible que le socialisme prend, d’un pays à l’autre, des formes diverses. Certains éléments d’interprétation doivent donc s’ajouter encore aux précédents.

Nous trouverons tout d’abord le rôle de la race, c’est-à-dire des dispositions héréditaires des nations. Elles diffèrent profondément et c’est pourquoi le mot socialisme est une étiquette commune traduisant des aspirations très dissemblables. Comment pourraient-elles être de même nature chez des peuples d’instincts opposés, ceux des États-Unis, par exemple, comptant exclusivement sur leur énergie, leur initiative individuelle, et ceux dominés, comme les Latins, par l’irrésistible et perpétuel besoin de la protection d’un maître ?

En dehors des aptitudes de race, un autre facteur psychologique capital intervient encore : le passé. Il est évident que des peuples centralisés depuis des siècles sous la main d’un État réglementant les moindres détails de leur vie sociale, industrielle, commerciale et même religieuse, ne sauraient posséder les mêmes aspirations, les mêmes tendances, que de jeunes nations n’ayant derrière elles qu’un passé politique très court, incapable par conséquent, de peser lourdement sur elles.

Le collectivisme étatiste, qui nous enserre de plus en plus, fut pratiqué en réalité de tout temps par nos monarchies, et c’est pourquoi les peuples latins y reviennent facilement. Les minutieuses réglementations de Colbert formeraient un excellent chapitre d’un traité de socialisme étatiste.

L’État étant considéré aujourd’hui comme une divinité protectrice, tous les partis, toutes les classes, devaient naturellement lui demander d’intervenir dans leurs affaires et défendre leurs intérêts. Ce furent d’abord les industriels qui le prièrent de les protéger, afin de les enrichir, par des droits de douanes, des primes, des subventions, etc. On détruisait évidemment ainsi la concurrence, mais en paralysant du même coup toute initiative et, par conséquent, tout progrès.

Devenues puissantes par le nombre, les classes ouvrières réclamèrent à leur tour la protection de l’État, mais, cette fois, contre les maîtres de l’industrie. En leur cédant, on entra davantage dans la voie socialiste ouverte par le protectionnisme.

Pour satisfaire de croissantes exigences, l’État s’engagea dans le chemin de l’arbitraire despotique et des spoliations : retraites ouvrières obligatoirement payées par les patrons, c’est-à-dire charité forcée à leurs dépens, rachat des chemins de fer, et extension progressive des monopoles, de façon à transformer les ouvriers en fonctionnaires entretenus par l’État, etc.

Mais tout cela coûtant fort cher et l’engrenage des répercussions se déroulant fatalement, les législateurs en sont maintenant conduits à essayer de dépouiller les possédants par de lourds impôts progressifs, sans comprendre, d’ailleurs, que le petit nombre de ces privilégiés rendra dérisoires les sommes obtenues. Leur spoliation devant avoir pour conséquence ultime la ruine des grandes industries, on n’arrivera finalement ainsi qu’à l’égalité dans la misère. Ce sera le nivellement rêvé par tant d’âmes que domine la haine des supériorités.

Bien que déjà longue, notre énumération des facteurs de l’évolution socialiste ne les contient pas tous. Il faudrait rechercher encore comment les doctrines se propagent dans les multitudes, pourquoi des mots et des formules très vagues possèdent parfois tant de puissance. On se trouve alors en présence de nouveaux facteurs importants créés par la spéciale mentalité des foules.

Mais l’examen des causes de l’extension du socialisme ne serait nullement terminé par cette étude, puisqu’il sévit non seulement dans les multitudes illettrées, mais encore parmi des professeurs et des bourgeois aisés, satisfaits de leur sort.

Il devient alors nécessaire de faire intervenir d’autres facteurs psychologiques et notamment, la contagion mentale par imitation. Elle se retrouve toujours à l’aube des grandes croyances et explique leur propagation.

Si tant de facteurs agissent dans un phénomène social, il doit paraître bien difficile de doser leurs influences respectives. Le problème est ardu, en effet.

Comment le résoudre ? On le peut par deux méthodes différentes, l’une très simple, l’autre assez compliquée.

La méthode simple, et pour cette raison d’un usage général, consiste à supposer les phénomènes engendrés par une cause unique et de compréhension facile. Trouver des remèdes apparents à tous les maux devient alors aisé. Les ouvriers d’un pays se déclarent-ils mécontents de leur sort ? Décrétons un impôt sur le revenu qui permettra de dépouiller les riches pour enrichir les travailleurs. La population d’un pays est-elle stationnaire ? Établissons de lourdes charges sur les citoyens qui n’ont pas assez d’enfants. En auront-ils davantage ? Des économistes endurcis pourraient seuls en douter.

Ainsi raisonnent les politiciens à mentalité courte et leurs simplisme, que j’ai dû condenser un peu dans mes exemples, nous a valu de détestables lois.

Voyons maintenant quelle méthode doit suivre l’observateur qui veut utiliser les enseignements de la psychologie politique.

Un événement social quelconque résultant le plus souvent d’un grand nombre de facteurs immédiats ou lointains, la première règle est d’apprendre à les séparer, la seconde d’évaluer exactement la valeur respective de chacun d’eux.

Ainsi opère le physicien en présence d’un phénomène pouvant dériver de plusieurs causes. Sa tâche est relativement facile, parce que des expériences répétées lui permettent de vérifier ses premières déductions. Mais, pour les phénomènes politiques, l’observation seule et non l’expérience constitue l’unique guide. Certes, les expériences sociales ne manquent pas. Elles sont même innombrables, mais indépendantes de nous et de nos volontés. Ne pouvant les renouveler, nous en sommes réduits à les interpréter. On sait trop à quelles divergences conduisent ces interprétations et dans quel discrédit la sociologie est pour cette raison tombée.

Il ne devient vraiment possible de doser la valeur d’un facteur déterminé qu’en le voyant agir d’une façon semblable dans des temps divers et chez des peuples différents, alors que tous les autres facteurs sont restés invariables. C’est un peu, on le voit, une application de la méthode dite des variations concomitantes. N’étant applicable qu’à des cas très simples on n’en dégage le plus souvent que des banalités d’utilité restreinte : l’anarchie engendre le césarisme, les peuples faibles sont conquis par les peuples forts, etc.

La dissociation des éléments générateurs d’un événement est cependant facilitée par la constatation que chaque phénomene social est habituellement le résultat de deux catégories de facteurs très distincts : les uns permanents, les autres transitoires.

Les premiers agissent d’une façon constante dans tous les phénomènes. Telle, par exemple, la race, c’est-à-dire les dispositions héréditaires. Tel aussi le passé social qui comprend les sentiments religieux, politiques ou sociaux fixés dans l’âme des peuples et rendus stables par un long passé.

Les facteurs transitoires changent au contraire fréquemment, mais, agissant sur le fond peu mobile du résidu ancestral, ils en reçoivent toujours l’empreinte. C’est pour cette raison, que des peuples de races différentes soumis en même temps aux mêmes facteurs transitoires réagissent de façons diverses. Certes, l’histoire paraît souvent montrer qu’un peuple peut, au moins en apparence, transformer ses croyances, ses institutions et ses arts, mais sous les changements extérieurs le passé reparaît toujours et modifie bientôt les formes que les révolutions violentes avaient fait momentanément adopter.

Les influences de la race et du passé, habituellement négligées, parce qu’invisibles, sont en réalité les plus nécessaires à étudier. Elles dominent effectivement toute l’évolution d’un peuple. C’est ainsi, par exemple, qu’en France, sous des agitations politiques variées, nous retrouvons deux principes fixes, communs à tous les peuples latins et ayant invariablement dirigé leurs actes :

1°/ La croyance dans le pouvoir transformateur de l’État.

2°/ La confiance inébranlable dans la puissance absolue des lois.

De ces deux principes, que nous étudierons dans plusieurs chapitres, sont nés l’extension de l’Étatisme et le développement du socialisme collectiviste qui n’en est que la floraison.

Il apparaît donc indispensable pour juger des événements relatifs à un peuple de connaître les caractères de sa race et de son histoire.

En ce qui concerne la race, cette étude n’est pas très compliquée, les caractéristiques fondamentales générales étant peu nombreuses. On sait déjà beaucoup des Américains des États-Unis et de leur avenir possible lorsqu’on a observé quelques-uns de leurs caractères essentiels tels que l’énergie, la confiance dans ses propres forces, l’optimisme, le besoin de justice et de liberté personnelle, l’habitude de l’initiative suppléant l’intervention du gouvernement. Alors que certains peuples ne peuvent être étudiés sans la connaissance préalable de leur gouvernement, le citoyen des États-Unis doit au contraire être observé surtout en dehors de son gouvernement. Réduit à ses seules ressources, il progresse sans aucune aide et, à lui seul, ce caractère psychologique aurait suffi pour tracer sa destinée.

Un examen analogue des tristes républiques latines de l’Amérique, impuissantes à sortir de l’anarchie où elles végètent, montrerait également un très petit nombre de caractères psychologiques fondamentaux dominant toute leur histoire. Un peuple de métis est ingouvernable.

Donc, la connaissance des grands facteurs généraux qui déterminent, ou tout au moins orientent les autres, simplifie un peu le problème de la psychologie politique.

Il est encore très difficile cependant. Les facteurs transitoires agissant à côté des facteurs permanents sont en effet si nombreux que leur complication déroute parfois toute logique. Comment déterminer leur rôle ?

En observant qu’outre les grands facteurs irréductibles dont je viens de marquer l’action, il existe pour chaque époque un petit nombre de principes directeurs canalisant les pensées et les actes dans un même sens. C’est ainsi, par exemple, que la politique du second Empire fut orientée par le principe dit des nationalités, que le socialisme actuel évolue sous l’influence d’une idée maîtresse : l’égalisation des situations sociales sous la tutelle de l’État, etc.


Il résulte de toutes ces considérations que, dans la genèse d’un événement, figurent toujours des éléments nombreux mais d’inégale importance. Le rôle de la psychologie politique consiste précisément à savoir doser cette importance, discerner le principal et éliminer l’accessoire.

L’élimination des facteurs secondaires est aussi malaisée en politique que dans une science quelconque, la physique ou l’astronomie notamment. Elle est pourtant aussi nécessaire.

Avec les progrès scientifiques actuels, la genèse de tout phénomène apparaît infiniment complexe. La simplicité des causes n’est créée que par l’insuffisance de nos moyens d’observation. Un poids placé sur le plateau d’une balance n’est pas attiré seulement par la terre, puisque la lune et tous les autres astres du firmament agissent sur lui. Mais leurs milliers d’attractions sont si minimes en comparaison de celle exercée par notre planète qu’on n’en tient aucun compte.

Toute la sagacité du savant consiste à savoir dégager les facteurs principaux d’un phénomène et négliger les autres. Képler ne réussit à formuler ses lois qu’en mettant de côté les perturbations accessoires modifiant faiblement le cours des planètes.

Le véritable homme d’État ne procède pas différemment, mais semblable au savant encore, il doit se rappeler que tel facteur, sans importance à un moment donné, peut en acquérir à un autre. Le physicien considère comme vraie la loi de Mariotte parce qu’il néglige des éléments trop accessoires pour la modifier visiblement dans les conditions habituelles de température, mais il sait aussi que lorsque les gaz se trouvent au voisinage de leur point critique, des facteurs justement négligés d’abord deviennent maintenant prépondérants. La loi est alors inexacte et il faut lui en substituer une autre.


La notion de loi absolue, chère aux savants du dernier siècle, tend à disparaître graduellement de la science. Les principes de la psychologie politique ne sauraient assurément prétendre à plus de fixité que les lois physiques. Ils sont d’ailleurs troublés sans cesse par l’intervention d’éléments imprévus. C’est ainsi qu’à certains moments l’influence des facteurs habituels disparaît devant de brusques courants d’opinion. Si l’homme d’État en connaît le mécanisme, il peut les faire naître ou tout au moins les orienter comme y réussit Bismarck en 1870.

Ces subits mouvements d’opinion constituent une force morale, si irrésistible parfois, que nulle puissance ne parviendrait à les endiguer. Napoléon, lui-même, savait que certains courants ne se remontent pas. Plusieurs de ses lettres sont caractéristiques sur ce point. « Ce sont, écrivait-il, les faits qui parlent. C’est la direction de l’esprit public qui entraîne… Je n’ai jamais été mon maître. J’ai toujours été gouverné par les circonstances. »

La puissance, comme aussi la mobilité de ces mouvements populaires, se révèle à chaque page de notre histoire. Ils sont nombreux dans un seul siècle. L’Épopée impériale, la Restauration monarchique, le romantisme, le second Empire, l’aventure boulangiste, etc., en donnent autant d’exemples. Le Prince de Machiavel s’appelle aujourd’hui la multitude. Son pouvoir devient formidable dès que toutes les volontés s’orientent dans une seule direction. Une telle orientation ne dure d’ailleurs jamais longtemps et l’homme d’État doit le savoir encore.

Les courants populaires d’une époque sont souvent mal saisis par les hommes de cette époque. Au début de la Révolution, personne ne prévoyait l’avenir terrible qui se préparait. On l’a dit avec raison : pendant que le navire sombrait, les passagers se congratulaient du naufrage. Madame de Genlis menait les princes d’Orléans, dont elle était gouvernante, voir la démolition de la Bastille. La noblesse regardait tout ce mouvement avec autant de sympathie que notre aveugle bourgeoisie a contemplé la première grève des postiers. Alors, comme aujourd’hui, personne ne comprenait que les phénomènes psychologiques ont un enchaînement nécessaire et que chacun d’eux devient cause à son tour. Toutes ces causes accumulées dans le même sens produisent, comme en mécanique, une accélération fatale.


Nous voyons à quel point est difficile la tâche actuelle des chefs qui veulent sagement gouverner. Elle l’est d’autant plus qu’ayant une mentalité différente de la foule et obéissant à d’autres mobiles, ils ne savent pas toujours la comprendre et lui parler.

On ne connaît bien les hommes d’une classe que si l’on appartient à cette classe. C’est pourquoi les meneurs de la Confédération Générale du Travail, sortis des couches populaires, se font si parfaitement obéir. Des grands principes, des belles théories humanitaires, ils n’ont nul souci, sachant bien que les foules ne s’en préoccupent pas davantage. Inaccessibles à tout raisonnement elles acceptent sans discussion des croyances condensées en formules brèves et violentes et se soumettent sans murmures aux ordres les plus impérieux à condition qu’ils soient édictés par des hommes ou des comités revêtus de prestige.

Certes, ces meneurs ne possèdent qu’une psychologie fort sommaire, mais admirablement adaptée à la mentalité des âmes simples qu’ils ont su asservir. Leur horizon est étroit mais ils le connaissent. Ils savent où ils vont et ce qu’ils veulent. Les erreurs des politiciens ne leur échappent pas et « de l’autre côté de la barrière » leurs conseils seraient fort utiles à nos gouvernants. C’est ainsi, par exemple, qu’à l’heure où le gouvernement cédait aux menaces des postiers, un des chefs du syndicalisme montra très justement dans un article que les dirigeants « commettaient une faute impardonnable en laissant prendre conscience de leur force à des gens qui ne s’en doutaient guère ».


La réunion de tous ces facteurs lointains ou rapprochés, stables ou transitoires, représente ce que l’on pourrait appeler l’équation sociale d’une époque. De la solution correcte de cette équation dépend souvent l’avenir d’un peuple. La nécessité suffirait généralement à la résoudre, si les législateurs n’intervenaient pas pour troubler le jeu des facteurs que les lois naturelles tendent toujours à équilibrer.

L’énumération des éléments générateurs de l’évolution d’un phénomène social nous en a montré la variété. Nous avons vu également que les plus actifs étaient souvent les moins aperçus. Leur ensemble constitue un faisceau de forces invisibles qui dirigent la destinée d’un peuple. Il s’agite, elles le mènent. L’homme ressemble souvent au pantin ignorant les fils qui le font mouvoir.

Si puissantes cependant que soient ces forces, nous ne devons pas les subir avec une résignation morne. Dominée par un tel sentiment, l’humanité ne serait jamais sortie de la sauvagerie primitive, et n’aurait pu vaincre la nature qui l’avait d’abord si étroitement asservie.

Et ceci nous conduira à une autre étude qui fait encore partie de la psychologie politique.

Réduite à une simple science de constatation elle serait un peu vaine. Mais elle enseigne aussi l’art de prévoir c’est-à-dire, en langage mathématique, l’art d’extrapoler des courbes dont on a su déterminer un nombre suffisant d’éléments.

La psychologie politique présente un autre avantage encore. Prévoir est utile, prévenir l’est davantage. Prévoir c’est éliminer les surprises de l’avenir. Prévenir, c’est annuler leur action.

Comment y parvenir ? La science confirmant les plus vieilles traditions religieuses de l’humanité semble nous confiner chaque jour davantage dans un fatalisme étroit. Nous verrons cependant dans un des derniers chapitres de cet ouvrage qu’il est possible de dissocier les éléments dont toute fatalité se compose. Or, désagréger les facteurs d’une fatalité, c’est apprendre à s’y soustraire.