Psychologie politique et défense sociale/Livre I/Chapitre II

Texte établi par Les Amis de Gustave Le Bon,  (p. 19-29).

CHAPITRE II

Les nécessités économiques et les théories politiques


Les images évoquées dans l’esprit par des récits impressionnent médiocrement et c’est pourquoi les différences du passé et du présent n’apparaissent jamais bien clairement.

On ne se représente nettement les choses abstraites qu’en les comparant à des impressions concrètes déjà ressenties. Qui a vu une bataille ou un naufrage sera toujours impressionné par le récit d’événements semblables.

Cette représentation du passé par voie de comparaison concrète me fut rendue très frappante un jour dans les circonstances que voici :

Les hasards d’une excursion m’avaient conduit à traverser en automobile le pont jeté sur le fleuve qui divise en deux villes l’antique cité de Huy, en Belgique. Un brouillard tellement intense l’enveloppait qu’il fallut s’arrêter. Je descendis et m’accoudai au parapet.

Sous l’épais manteau de brume enveloppant les choses on entrevoyait des masses monumentales imposantes. C’était pour moi l’inconnu. J’attendis qu’il se dévoilât.

Soudain, un clair rayon de soleil dissipa les nuages et, dans une vision imprévue, surgirent, séparés par le fleuve, deux mondes, deux expressions de l’humanité dressées en face l’une de l’autre et qu’au premier coup d’œil on devinait menaçantes, inconciliables et terribles.

Sur la rive gauche un agrégat d’antiques édifices.

Dominant leur ensemble, un gigantesque château-fort aux lignes rigides et une majestueuse cathédrale, dont la piété ardente de nombreuses générations avait pendant des siècles lentement festonné les contours.

Sur la rive droite, faisant face à ces grandes synthèses d’un autre âge, se développaient les murs tristes et nus d’une immense usine de briques grisâtres, surmontée de hautes cheminées, vomissant des torrents de fumée noire sillonnée de flammes.

À intervalles réguliers une porte s’ouvrait, livrant pas à de longues théories d’hommes hirsutes, couverts de sueur, la mine harassée, l’œil sombre. Fils d’ancêtres dominés par les dieux et les rois, ils n’avaient changé de maîtres que pour devenir les serviteurs du fer.

Et c’étaient bien deux mondes, deux civilisations en présence, obéissant à des mobiles différents, animés d’autres espoirs. D’un côté, un passé déjà mort mais dont nous subissons les volontés encore. De l’autre un présent chargé de mystères et portant dans ses flancs un avenir inconnu.

Ils existèrent toujours, ces deux mondes, et constamment hostiles, mais des sentiments semblables, une foi commune, comblait souvent l’abîme qui les séparait. Aujourd’hui, foi et sentiments ont disparu ne laissant debout que l’atavique hostilité du pauvre contre le riche. Libérés graduellement des croyances et des liens sociaux du passé, les travailleurs modernes se révèlent de plus en plus agressifs et oppressifs, menaçant les civilisations de tyrannies collectives qui feront peut-être regretter celle des pires despotes. Ils parlent en maître à des législateurs qui les flattent servilement et subissent tous leurs caprices. Le poids du nombre cherche chaque jour davantage à se substituer au poids de l’intelligence.


La vie politique est une adaptation des sentiments de l’homme au milieu qui l’entoure. Ces sentiments varient peu, car la nature humaine se transforme fort lentement, tandis que le milieu moderne évolue rapidement en raison des progrès continuels de la science et de l’industrie.

Quand l’ambiance extérieure se modifie trop vite, l’adaptation est difficile et il en résulte le malaise général observé aujourd’hui. Faire cadrer la nature de l’homme avec les nécessités de tout ordre qui l’étreignent, et dont il n’est pas maître, constitue un problème sans cesse renaissant et toujours plus ardu.

Le monde ancien et le monde moderne diffèrent profondément par leurs pensées et leurs modes d’existence. Les éléments nouveaux qui nous mènent ne dérivent pas de raisonnements abstraits et n’oscillent nullement au gré de nos espérances ou de nos conceptions logiques. Ils sont les résultats de nécessités que nous subissons, et ne créons pas.

L’âge actuel ne diffère point de ceux qui l’ont précédé, par les rivalités et les luttes, car ces dernières naissent de passions qui ne varient guère. La différence réelle porte principalement sur la dissemblance des facteurs qui font aujourd’hui évoluer les peuples. C’est ce point essentiel que je vais essayer de marquer maintenant.

Les véritables caractéristiques de ce siècle sont : d’abord, la substitution de la puissance des facteurs économiques à celle des rois et des lois. En second lieu, l’enchevêtrement des intérêts entre peuples jadis séparés et n’ayant rien à s’emprunter.

Ce dernier phénomène, d’origine relativement récente, a une importance considérable. Les peuples ne sont plus comme jadis isolés et à peu près dénués de relations commerciales. Ils vivent tous les uns des autres et ne pourraient subsister les uns sans les autres. L’Angleterre serait vite réduite à la famine si elle était entourée d’un mur empêchant l’arrivée des matières alimentaires qu’elle va chercher au dehors et paie avec d’autres marchandises.

Ces conditions nouvelles d’existence permettent de pressentir que dans tous les grands mouvements industriels et commerciaux qui transforment la vie des nations, créent la richesse sur un point, la pauvreté sur d’autres, l’influence des gouvernements, si considérable autrefois, devient chaque jour plus faible. Convaincus eux-mêmes de leur impuissance, ils suivent les mouvements et ne les dirigent plus. Les forces économiques sont les vrais maîtres et dictent les volontés populaires auxquelles on ne résiste guère.

Il y a 60 ans (1850), un souverain était encore assez puissant pour décréter le libre-échange dans son pays. Aucun n’oserait même le tenter aujourd’hui. Que la protection condamnée par la plupart des économistes, soit bonne ou nuisible, il importe peu. Elle répond aux volontés populaires de l’heure présente et cette heure est entourée de nécessités trop accablantes pour que les hommes d’État songent beaucoup à l’avenir.

Ils se font d’ailleurs souvent illusion sur les conséquences de leur intervention. Ces chefs dociles d’armées très indociles, obéissent toujours et ne commandent plus.

Dans une séance du 11 mars 1910, monsieur Méline assurait devant le Sénat que le libre-échange avait ruiné l’agriculture anglaise, dont la production de blé a baissé de plus de la moitié en un demi-siècle, alors que sous le régime de la protection, la France qui, en 1892, avait un déficit alimentaire de 695 millions l’a vu disparaître et remplacé par un excédent de 5 millions, permettant d’exporter du blé au lieu d’en importer. Le célèbre économiste attribue naturellement au régime de la protection, dont il fut l’apôtre, les 700 millions que les agriculteurs retirent maintenant du sol.

On peut cependant assurer, sans crainte d’erreur, que depuis l’origine du monde aucune loi n’eut un tel pouvoir créateur. En fait, la nouvelle production agricole résulte uniquement des immenses progrès scientifiques réalisés par une agriculture qui se sentait très menacée.

Et si les Anglais n’ont pas accompli les mêmes progrès ce n’est nullement parce que le libre-échange les empêchait de lutter contre la concurrence étrangère, mais simplement parce qu’ils ont trouvé beaucoup plus rémunérateur de fabriquer des produits industriels, de la vente desquels ils retirent plus d’argent qu’il ne leur en faut pour acheter tout le blé nécessaire.

Que le régime protectionniste soit utile ou nuisible n’est d’ailleurs pas à considérer ici. Dans la politique actuelle, et c’est là justement ce que je voulais montrer, il ne s’agit pas de rechercher le meilleur, mais uniquement l’accessible. De nos jours aucun despote ne serait assez fort, je le répète, pour imposer le libre-échange ou la protection à un pays qui n’en voudrait pas. Quand les peuples se trompent, tant pis pour eux. L’expérience le leur fait savoir. Quelques hommes de génie, aidés par les circonstances arrivent parfois à remonter des courants mais leur nombre fut toujours fort petit.

Ce qui précède montre bien à quel point les facteurs de l’heure présente diffèrent de ceux du passé et permet de pressentir le peu d’influence des théories politiques sur l’évolution des peuples. Avec les progrès de la science, de l’industrie et des relations internationales, sont nés d’invisibles mais tout puissants maîtres auxquels les peuples et leurs souverains eux-mêmes doivent obéir.


Les éléments économiques de la vie des peuples constituent donc des nécessités auxquels ils sont forcés de s’adapter puisqu’ils ne peuvent s’y soustraire. À ces nécessités naturelles s’en joignent d’autres, très artificielles, qu’essaient de créer les théoriciens de la politique et les gouvernements qui les suivent. Étudions leur rôle.

Malgré toutes les ressources de leurs laboratoires, les biologistes n’ont jamais réussi à transformer une seule espèce vivante. Les légères modifications extérieures que réussit à créer l’art de l’éleveur sont sans durée et sans force.

Est-il plus facile de transformer un organisme social qu’un être vivant ? La réponse affirmative à cette question a dirigé toute notre politique depuis plus d’un siècle et la dirige encore.

La possibilité de refaire les sociétés au moyen d’institutions nouvelles sembla toujours évidente aux révolutionnaires de tous les âges, ceux de notre grande Révolution surtout. Elle apparaît aussi certaine aux socialistes. Tous aspirent à rebâtir les sociétés sur des plans dictés par la raison pure.

Mais à mesure qu’elle progresse, la science contredit de plus en plus cette doctrine. Appuyée sur la biologie, la psychologie et l’histoire, elle montre que nos limites d’action sur une société sont fort restreintes, que les transformations profondes ne se réalisent jamais sans l’action du temps, que les institutions sont l’enveloppe extérieure d’une âme intérieure. Ces dernières constituent une sorte de vêtement capable de s’adapter à une forme intérieure mais impuissant à la créer, et c’est pourquoi des institutions excellentes pour un peuple peuvent être détestables pour un autre. Loin d’être le point de départ d’une évolution politique, une institution en est simplement le terme.

Certes, le rôle des institutions et des hommes sur les événements n’est pas nul. L’histoire le montre à chaque page, mais elle exagère leur puissance et ne s’aperçoit pas qu’ils sont le plus souvent l’éclosion d’un long passé. S’ils n’arrivent pas au moment nécessaire, leur action est simplement destructrice comme celle des conquérants.

Croire qu’on modifie l’âme d’un peuple en changeant ses institutions et ses lois est resté un dogme que nous aurons à combattre fréquemment dans cet ouvrage et dont il faudra bien revenir un jour.

Les peuples latins n’en sont pas revenus encore, et c’est ce qui fait leur faiblesse. Leurs illusions sur la puissance des institutions nous a coûté la plus sanglante révolution qu’ait connue l’histoire, la mort violente de plusieurs millions d’hommes, la décadence profonde de toutes nos colonies et les progrès menaçants du socialisme. Rien n’a pu l’ébranler, ce terrible dogme et nous ne cessons de l’appliquer rigoureusement chaque jour aux malheureux indigènes tombés entre nos mains et que nous conduisons ainsi à la haine et à la révolte.

Les journaux ont fourni récemment un nouvel exemple de cet aveuglement général en reproduisant quelques extraits d’une circulaire du gouverneur de la Côte d’Ivoire à ses administrateurs. Son résultat final a été le soulèvement du pays, le massacre de plusieurs officiers et la très coûteuse nécessité d’envoyer de la métropole, des troupes nombreuses pour rétablir l’ordre. Si les Anglais ou les Hollandais gouvernaient leurs colonies avec de tels principes, depuis longtemps elles seraient perdues.

Ce document, dont je vais donner les plus saillants passages, illustre nettement notre irréductible incapacité à comprendre que l’âme d’un peuple ne se transforme pas avec des décrets et que des institutions excellentes pour un peuple peuvent être très mauvaises pour un autre et, en tout cas, inapplicables toujours.


« Il faudra, écrit ce gouverneur, que nos sujets viennent au progrès malgré eux… C’est à l’autorité à obtenir ce qui serait refusé à la persuasion… Il faudra modifier du tout au tout la mentalité noire pour nous faire comprendre… Ce que je ne veux pas, c’est que nous fassions étalage d’une sensibilité sans résultat. Dussions-nous ne pas sembler tenir compte, dès l’abord, des désirs de l’indigène, il importe que nous suivions sans faiblesse l’unique voie susceptible de nous mener au but… Je ne crois nullement qu’il faille redouter les conséquences de notre action, même lorsque celle-ci ne respectera pas des usages dont le mieux qu’on en puisse penser est qu’ils sont opposés à tout progrès. »


Ce n’est pas la mentalité noire qu’il serait urgent de modifier (si la chose dépendait de notre volonté), mais celles des administrateurs capables de signer les lignes précédentes.

Quant à l’illusion du brave gouverneur « ne redoutant nullement les conséquences de son intervention », les événements lui ont donné une rude leçon qui, malheureusement, ne profitera guère. Le propre d’une croyance fut toujours de n’être modifiable ni par l’observation, ni par le raisonnement, ni par l’expérience. Les croyances politiques ont la même ténacité que les dogmes religieux, bien qu’ils n’en possèdent pas toujours la durée.

Ce dogme de la transformation de l’âme des peuples sous l’influence des institutions est d’ailleurs indiscuté en France par tous les partis, y compris les plus conservateurs.


Les progrès de la psychologie moderne permettent d’expliquer le rôle joué par la raison dans l’organisation des sociétés, leurs croyances et leur conduite. Il est très faible bien que tous les gouvernements prétendent s’appuyer sur elle.

J’ai montré dans un autre ouvrage (Les opinions et les croyances), que contrairement aux enseignements de la philosophie classique, il existe des formes de logique fort distinctes de la logique rationnelle : la logique mystique et la logique affective notamment. Elles sont tellement séparées qu’on ne peut jamais passer de l’une à l’autre et, par conséquent, exprimer l’une en langage de l’autre.

Sur la logique rationnelle s’édifient toutes les formes de la connaissance, les sciences exactes notamment. Avec les logiques affective et mystique se bâtissent nos croyances, c’est-à-dire les facteurs de la conduite des individus et des peuples.

La logique rationnelle régit le domaine du conscient où se fabriquent les interprétations de nos actes. C’est dans le domaine du subconscient, gouverné par des influences affectives et mystiques, que s’élaborent leurs vraies causes.

L’observation montre que les sociétés sont guidées surtout par les logiques affective et mystique que la logique rationnelle ne saurait guère les influencer et encore moins les transformer.

L’âme simple des réformateurs est trop inaccessible à la genèse des choses pour comprendre que les institutions ne s’édifient pas avec des raisonnements logiques, mais cette notion est devenue évidente aujourd’hui aux hommes d’État anglais. Un de leurs ministres disait récemment, en plein Parlement, que le grand mérite de la Constitution anglaise était de n’être pas rationnelle. C’est, en effet, sa force, alors que la faiblesse des innombrables constitutions engendrées par nos révolutions, depuis un siècle, en France, est justement de n’être basées que sur la raison pure.

Cette idée restant incompréhensible à des cerveaux latins, il serait inutile d’y insister ici.Je me bornerai donc à rappeler que les religions, les gouvernements, les actes politiques, en un mot tout ce qui constitue la trame de l’existence d’un peuple, n’est jamais fondé sur des raisons. Savoir manier les sentiments pour influencer l’opinion est le vrai rôle des hommes d’État. Les apparences semblent prouver parfois qu’ils agissent souvent par la logique de leurs discours. Tout autre, en réalité, nous le verrons dans cet ouvrage, est le mécanisme de la persuasion. Les multitudes ne sont jamais impressionnées par la vigueur logique d’un discours, mais bien par les images sentimentales que certains mots et associations de mots font naître. Les propositions enchaînées au moyen de la logique rationnelle servent uniquement à les encadrer. En admettant qu’un discours simplement logique produise une conviction, elle sera toujours éphémère et ne constituera jamais un mobile d’action.


Mais si ce n’est pas la logique rationnelle qui conduit les hommes et fait évoluer leurs croyances, comment expliquer qu’au moment de la Révolution des théories uniquement déduites de la raison pure produisirent si rapidement de profonds bouleversements ?

Avant de montrer que cette contradiction n’est qu’apparente, rappelons tout d’abord que la Révolution n’eut, en réalité, qu’un seul théoricien influent, Rousseau.

L’action de Montesquieu, notable à ses débuts, devint vite très faible. Ce dernier cherchait surtout à expliquer des organisations sociales déjà existantes. Rousseau proposait de refaire une société nouvelle. Ce doux halluciné croyait que l’homme, heureux à l’état de nature, avait été dépravé et rendu misérable par les institutions. La raison exigeait donc qu’on les refit. Il était également convaincu que le vice essentiel des sociétés est l’inégalité, et que l’origine du mal social est l’antithèse de la richesse et de la pauvreté. Nécessité, par conséquent, de changer tout cela en établissant d’abord la souveraineté populaire. C’est précisément ce que ses disciples tentèrent par les moyens énergiques que l’on connaît, dès que les résistances du roi, de la noblesse et du clergé engendrèrent des violences qui les amenèrent au pouvoir. Robespierre, Saint-Just et les Jacobins cherchèrent uniquement à appliquer les théories de leur maître.

L’influence de Rousseau ne disparut nullement avec la Révolution. Monsieur Lanson fait justement remarquer que « depuis un siècle, tous les progrès de la démocratie, égalité, suffrage universel, l’écrasement des minorités, les revendications des partis extrêmes, la guerre à la richesse et à la propriété ont été dans le sens de son œuvre » .

Nous verrons qu’en réalité il fut beaucoup moins un inspirateur qu’un prétexte.

La rapidité avec laquelle se propagèrent les idées de Rousseau au moment de la Révolution est frappante. Nous savons par les cahiers généraux de 1789, ce que la majorité des Français demandait alors : abolition des privilèges féodaux, lois fixes, justice uniforme, etc., c’est-à-dire à peu près ce que Napoléon réalisa par son Code. La royauté était encore universellement respectée et personne ne demandait à la supprimer.

Et cependant, trois ans plus tard les théories énoncées plus haut régnaient souverainement et la Terreur supprimait ceux qui ne les vénéraient pas.

Il semble donc qu’il y ait contradiction évidente entre ce que nous avons dit du peu d’influence des théories déduites de la raison pure, sur la marche des événements et l’action si rapide que ces théories semblèrent exercer pendant la Révolution.

Nous accentuerons encore cette contradiction en affirmant que les hommes de chaque âge sont gouvernés par un très petit nombre d’idées directrices qui s’établissent fort lentement et ne deviennent des mobiles d’actions qu’après s’être transformées en sentiments.

En réalité, la contradiction, malgré sa netteté apparente, n’existe pas. Si en effet, les idées des théoriciens de la Révolution s’implantèrent facilement dans l’âme des foules, ce n’est nullement parce qu’elles étaient nouvelles, mais uniquement parce qu’elles étaient au contraire fort anciennes. Les théories révolutionnaires ne firent que prêter l’appui des lois à des passions n’ayant jamais cessé d’exister et à des aspirations, que les nécessités sociales peuvent réprimer ou endormir, mais qui ne s’éteignent jamais.

Le peuple avait accepté la puissance royale et les inégalités de conditions, parce que maintenues par une antique armature sociale elles semblaient d’indestructibles nécessités naturelles. Dès qu’il entendit des gouvernants, auxquels le pouvoir suprême conférait un grand prestige, son despotisme devait remplacer celui des rois, que les inégalités de fortune étaient une injustice et qu’on allait lui distribuer les biens de ses anciens maîtres, il devait fatalement adopter avec enthousiasme de telles idées et considérer comme des ennemis dignes du dernier supplice ceux qui auraient pu s’opposer à la réalisation de ses appétits. Si, de nos jours, un gouvernement s’appuyant sur l’autorité de philosophes réputés, édictait des lois autorisant le meurtre et le pillage, il compterait bientôt un grand nombre de sectateurs et serait aussi applaudi que lorsqu’il proposa de s’emparer du milliard des congrégations pour le distribuer aux ouvriers et à des amis. Certes la pratique de pareilles doctrines ne subsiste pas longtemps car on découvre vite, comme il arriva après quelques années de révolution, que l’anarchie ruine et n’enrichit pas. Et alors, toujours ainsi qu’à cette époque, la nation chercherait un dictateur énergique capable de la soustraire au désordre.


On s’illusionne souvent sur le rôle utile des gouvernements et les limites de ce rôle, parce que leur puissance, très faible pour le bien, est au contraire très grande pour le mal. Il fut toujours aisé de détruire et difficile de rebâtir. Aujourd’hui, nous n’avons pas à nous défendre seulement contre les rigides nécessités économiques de l’heure présente, mais encore contre le zèle désastreux de législateurs légiférant au hasard, comme nous le montrerons bientôt, suivant les impulsions du moment. Lois, dites sociales, qui gênent de plus en plus l’industrie et n’enrichissent personne. Lois entravant l’apprentissage au point d’avoir chassé les apprentis des usines et transformé un grand nombre d’entre eux en chômeurs, voleurs et criminels, ainsi que le prouvent les rapides progrès de la criminalité infantile. Persécutions religieuses incessantes et expropriations dont le résultat final a été de diviser la France en deux peuples ennemis. Lois douanières qui, par les représailles qu’elles provoquent continuellement, finiront par supprimer entièrement notre commerce avec l’étranger, etc. Toutes ces lois créées par une raison trop courte sont des calamités artificielles qui s’ajoutent aux maux naturels dont nous sommes bien obligés de supporter le poids.

Nous n’avions, certes, pas l’idée de faire ici le procès de la raison, mais de ceux prétendant l’employer à modifier des phénomènes qu’elle ne saurait régir. C’est exclusivement sur la raison que s’édifient la science et toutes les formes de la connaissance. C’est surtout avec des sentiments et des croyances que se gouvernent les hommes et se fait l’histoire.