Flammarion (p. 157-174).
Livre IV


CHAPITRE III

La question du grec et du latin.


§ 1. — L’UTILITÉ DU GREC ET DU LATIN.

On connaît les interminables discussions auxquelles a donné lieu, depuis plus de trente ans, la question du grec et du latin. Elle est entrée maintenant dans cette phase sentimentale où la raison n’intervient plus.

Toutes ces discussions ont fini cependant par ébranler un peu chez les générations nouvelles, n’ayant pas encore d’opinion arrêtée, le prestige des langues mortes. Les esprits indépendants remarquent facilement que ces langues n’ont plus guère pour défenseurs — en dehors des pères de famille intimidés par le fantôme des traditions séculaires et d’un certain nombre de commerçants illettrés — que les professeurs qui vivent de ces langues ou de vénérables académiciens qui en ont vécu. Ces derniers défenseurs de l’éducation gréco-latine se montrent eux-mêmes de plus en plus hésitants, de moins en moins affirmatifs. Tous d’ailleurs sont bien obligés de confesser que les langues anciennes sont si mal enseignées par l’Université, qu’après sept ou huit ans d’études les élèves n’en possèdent que de vagues notions très vite oubliées aussitôt l’examen passé. Les élèves les plus forts sont à peine capables de traduire en deux heures et à coups de dictionnaire une page d’un auteur facile.

Les dépositions de l’enquête vont, d’ailleurs, nous éclairer sur l’utilité des langues qui forment encore la base de l’éducation classique et à l’étude desquelles tant d’années précieuses sont consacrées.

L’argument le plus invoqué en faveur du grec et du latin, celui auquel on revient toujours, est la mystérieuse « vertu éducative » que posséderaient les langues mortes. Cet argument d’ordre sentimental impressionne toujours les cerveaux faibles par le fait seul qu’il a longtemps servi.

On peut prévoir cependant qu’il ne servira plus beaucoup, car des autorités fort compétentes se sont chargées d’y répondre devant la Commission d’enquête, en montrant que la fameuse « vertu éducative » des langues anciennes réside tout autant dans les langues modernes, qui possèdent au moins le mérite de l’utilité. Voici, d’ailleurs, les parties les plus saillantes de ces dépositions :

Les versions grecques et latines sont certainement, je n’en disconviens pas, une très bonne gymnastique intellectuelle. Pourquoi ? Parce qu’elles habituent les enfants à détacher les idées des mots et les objets des signes ; paroe qu’elles les forcent, par le fait, à réfléchir sur les choses elles-mêmes et, en même temps, sur leurs diverses représentations nominales ; mais le bénéfice de ce travail cérébral se retrouve, à très peu de chose près, dans la version allemande, anglaise, italienne[1].

J’ai eu un second prix de discours latin au concours général. Il m’est donc permis, ce me semble, de parler librement de l’enseignement classique et de ses résultats. Or, j’estime qu’on peut initier les élèves de l’enseignement moderne aux idées antiques, à la beauté antique, d’une façon bien plus rapide, plus sûre et plus complète, par de bonnes traductions convenablement commentées, que par l’explication pénible, tâtonnante, chaque jour abandonnée et chaque jour reprise, de fragments minuscules des grandes œuvres. Jamais les élèves de l’enseignement classique n’ont sous les yeux un ensemble. Courbés sur quelques vers qu’ils déchiffrent lentement, ils ne voient jamais d’affilée dans le texte un chant d’Homère ou de Virgile.

Quand je m’interroge en toute sincérité, je fais bon marché de ce que j’ai appris de grec et de latin. Que n’ai-je songé plutôt à faire de l’allemand ou de l’anglais, à m’initier aux questions artistiques[2] !

Le fait de traduire et de comparer des expressions est instructif au même degré, quelle que soit la langue dont il s’agit. On parle de la valeur éminemment éducative des auteurs anciens ; on a raison, mais à condition que l’élève possède des connaissances linguistiques suffisantes pour les apprécier. Or, on se fait souvent des illusions sur les notions qu’ont les écoliers. Je me demande si les enfants, qui ont déjà de la peine à comprendre les déclinaisons et les conjugaisons, qui trouvent une très grande difficulté à traduire une version et ne remettent parfois qu’un devoir informe sans aucune espèce de sens, je me demande, dis-je, si ces enfants goûtent la pensée des auteurs qu’ils torturent[3].

Je ne crois pas que les langues mortes aient une vertu éducative particulière. Je crois, au contraire, que les langues vivantes, par le fait même qu’elles sont vivantes, ont un avantage sur les autres[4].

Il faut, en vérité, posséder un mysticisme spécial pour parler encore de la force éducative des langues anciennes, des idées générales et universelles qu’elles nous livrent. Un des auteurs de l’instruction officielle de 1890 donne, pour démontrer l’utilité de la grammaire et de la langue latines, l’étrange argument que voici : « Il s’agit, en un mot, d’apprendre la grammaire pour pouvoir lire Virgile et Tacite, de lire Virgile pour apprendre à aimer la campagne et Tacite pour prendre les sentiments de Thraséas et d’Helvédius Priscus ». Seules, des cervelles d’universitaires peuvent enfanter des raisonnements d’une aussi pauvre psychologie. Tous nos jeunes élèves seraient des héros pleins de hardiesse s’il leur suffisait de lire les exploits des grands hommes pour acquérir lenrs sentiments. En admettant même l’invraisemblable conception que des lectures puissent posséder une telle vertu, pourquoi la perdraient-elles par une traduction que chacun comprendrait aisément alors que les originaux restent incompréhensibles pour l’immense majorité des écoliers ?

Laissons entièrement de côté la question utilitaire peu négligeable cependant à l’âge actuel, et demandons-nous s’il n’y a pas d’autres connaissances possédant une vertu éducative supérieure à celle du latin. Dans un discours prononcé devant la Chambre des députés à propos de la réforme de l’enseignement, M. Massé répondait à cette question dans les termes suivants :

Les humanistes, dont tout à l’heure M. le Ministre s’est fait l’interprète, combattent cette évolution en invoquant les qualités éducatives des langues mortes, seules susceptibles, selon eux, de former le cœur et de donner une large culture intellectuelle. Mais les sciences n’ont-elles pas, elles aussi, leur vertu éducative, et l’étude des grandes lois de la nature, des phénomènes physiques et chimiques auxquels nous assistons, des révolutions dont notre globe a été le théâtre, l’évocation des espèces disparues, le lien qui unit les sciences entre elles et qui constitue l’objet même de la philosophie, tout cela n’est-il point de nature à former le cœur des jeunes générations ? Quant à l’esprit, sera-t-il moins fortement trempé lorsque, au lieu d’étudier les abstractions de la logique, il aura employé successivement les différents modes de raisonnement, la déduction dans les mathématiques, l’induction dans les sciences physiques et naturelles[5] ?

Parmi les arguments classiques en faveur du latin on a naturellement invoqué l’utilité qu’il pouvait avoir pour l’étude du droit. La réponse a été faite d’une façon catégorique par des juristes dont personne ne discutera l’autorité, notamment par M. Sarrut, avocat général à la Cour de Cassation.

De nos huit codes, il n’y a évidemment que le Code civil qui ait quelques points de contact avec le droit romain ; on ne peut pas trouver la moindre trace de droit romain dans les sept autres codes.

En fait, le droit romain n’est pas étudié. Sur quarante licenciés en droit, trente-neuf n’ont pas ouvert un livre de droit romain. À peine un élève de nos lycées sur dix est-il en état de traduire un texte de droit romain, même à coups de dictionnaire[6].

Dans la liste des arguments, d’ailleurs peu variés, que l’on a fait valoir devant la Commission en faveur du latin, il en est un que sa bizarrerie mérite de sauver de l’oubli. Son auteur est un professeur, M. Boudhors, qui a découvert que dans la littérature latine « nous avons une littérature républicaine que nous ne retrouverons pas ailleurs. » L’antiquité grecque et latine représente, dans l’opinion de ce brave universitaire, « des citoyens libres dans des pays libres[7]. »

On s’étonne de voir des idées aussi vieillottes et aussi fausses répandues encore dans l’Université. Est-il vraiment nécessaire de les réfuter ? Toutes ces républiques antiques n’étaient que de petites oligarchies où des familles aristocratiques régnaient souverainement sur une vile multitude, et rien n’était moins démocratique qu’un tel régime, pas plus au temps de Caton qu’au temps de César ou à celui des républiques grecques. Le luttes de Cicéron, Catilina, etc., n’étaient pas des luttes de principes, comme celles qui nous divisent aujourd’hui, mais des rivalités d’ambition personnelle.

Quant à la prétendue liberté des républiques grecques, il faut avoir aussi peu pénétré les choses de l’histoire que le font beaucoup d’historiens pour croire à la liberté de la Grèce antique et la vanter. Jamais divinité tyrannique ne tint ses adorateurs plus profondément pliés sous son joug que ne le furent les peuples les plus civilisés de l’antiquité grecque et latine sous la main de fer de la coutume.

L’État, c’est-à-dire le faisceau de lois, de traditions et d’usages dont il se constituait le gardien, était tout, et l’individu rien. Aucune puissance n’eût pu sauver le téméraire assez audacieux pour essayer de toucher à ce dépôt sacré. Eût-il possédé la sagesse de Socrate, le peuple entier se serait dressé immédiatement contre lui. L’empire des morts sur les vivants était alors tout-puissant. De ce que nous nommons la liberté, l’homme n’avait pas même l’idée. Que les gouvernements s’appelassent aristocratie, monarchie, démocratie, aucun d’eux ne tolérait la liberté individuelle, et il est facile de comprendre qu’avec l’étroite solidarité nécessaire aux nations qui voulaient rester puissantes, nul ne pouvait la tolérer. L’antiquité grecque ne connut ni la liberté politique, ni la liberté religieuse, ni la liberté de la vie privée, ni celle des opinions, ni celle de l’éducation, ni liberté d’aucune sorte. Rien dans l’homme, ni le corps, ni l’âme, n’était indépendant. Il appartenait tout entier à l’État, qui pouvait toujours disposer de sa personne et de ses biens à son gré. Dans ces âges antiques, qu’on nous offre encore pour modèles, il n’était pas permis au père d’avoir un enfant difforme ; et, s’il lui en naissait un contrefait, cet enfant devait mourir. À Sparte, l’État dirigeait l’éducation, sur laquelle le père n’avait aucun droit. La loi athénienne ne permettait pas au citoyen de vivre à l’écart des assemblées et de ne pas être magistrat à son tour. Quant à la liberté religieuse elle ne fut jamais réclamée. Il venait fort rarement à un Athénien l’idée de douter des dieux de la cité. Socrate paya de sa vie un tel doute. La loi punissait sévèrement quiconque se fût abstenu de célébrer religieusement une fête nationale. L’État interdisait même à l’homme les sentiments les plus naturels et n’autorisait chez lui qu’une sorte d’immense égoïsme collectif. Les Spartiates ayant éprouvé une défaite à Leuctres, les mères des morts durent se montrer en public avec un visage gai et remercier les dieux, alors que les mères des vivants devaient montrer de l’affliction. Quand Rousseau admire ce trait, il montre à quel point il ignorait ce que fut, dans l’antiquité, la tyrannie de l’État. La prétendue liberté antique dont les disciples de ce philosophe ont fait la base de leur système politique n’était que l’assujettissement absolu des citoyens. L’Inquisition, avec ses bûchers, ne constituait pas un régime plus dur.

Le seul argument sérieux que l’on pouvait invoquer, jadis, en faveur de l’éducation gréco-latine, c’est qu’elle avait contribué à former les hommes éminents des derniers siècles. À cette époque, elle représentait, en effet, l’encyclopédie des connaissances humaines. La Bible et les ouvrages grecs et latins constituaient à peu près les seules sources de connaissances auxquelles on pouvait puiser. Mais, aujourd’hui, le monde a entièrement changé, et les livres qui ont instruit tant de générations ne représentent plus guère que des documents historiques bons à occuper les loisirs de quelques érudits.

Du reste le fameux argument du trésor d’idées générales, donné par l’éducation gréco-latine, n’a pas trop été invoqué devant la Commission. On s’est souvenu d’une conférence célèbre de M. Jules Lemaître, qui fut professeur avant d’être académicien. J’en reproduis quelques passages pouvant servir de conclusion à ce qui précède.

Et qu’est-ce donc enfin que ce fameux trésor d’idées générées, d’idées éducatrices, dont les littératures grecque et latine auraient le monopole ?

Ne parlons pas du grec qui, même dans l’enseignement supérieur, n’est très bien su que de quelques spécialistes. Ce trésor, prétendu unique et irremplaçable, ce sont quelques pages de Lucrèce, dont le principal intérêt est d’être vaguement darwiniennes ; ce sont, dans Virgile, quelques morceaux des Géorgiques, qui ne valent pas tels passages de Lamartine ou de Michelet, et les amours de Didon, qui ne valent pas les amours raciniennes d’Hermione ou de Roxane ; ce sont les chapitres de Tacite sur Néron ; c’est, dans les épîtres d’Horace, la sagesse de Béranger et de Sarcey ; c’est le spiritualisme déjà cousinien des compilations philosophiques de Cicéron ; c’est le stoïcisme théâtral des lettres et des traités de Séneque ; et c’est enfin la rhétorique savante, mais presque toujours ennuyeuse, de Tite-Live et du Conciones. Rien de plus, en vérité. Or, cela se trouve tout entier ramassé dans Montaigne, et tout entier répandu dans les écrivains du xviie siècle, où nous n’avons qu’à l’aller prendre.

Non, je le sens bien, ce n’est pas aux Grecs ni aux Romains que je dois la formation de mon cœur et de mon esprit.

Si donc le bénéfice que j’ai pu retirer du latin m’échappe, à moi qui l’ai très bien su il y a vingt-cinq ans, de quel profit peut-il être pour les neuf dixièmes de nos collégiens, qui ont encore l’air de l’apprendre, mais qui ne le savent pas et ne peuvent pas le savoir[8] ?

En admettant même que les ouvrages latins contiennent un trésor d’idées générales, il semble évident que pour le découvrir on devrait au moins les lire. Un document officiel va nous dire ce que les élèves ont lu de livres classiques, après sept ans d’études. « Si toutes les pages de grec, de latin, de français, qui ont été lues et expliquées, dans un cours d’études, étaient rassemblées, on n’en ferait pas toujours un volume de l’épaisseur du doigt. » (Instructions du Ministère de l’Instruction publique de 1890, p. 23.)

Je n’ai guère parlé que du latin dans les pages qui précèdent. Il serait sans intérêt de s’appesantir sur la question du grec, qui a été à peu près entièrement abandonné devant la Commission. On a reconnu que les notions qu’en possèdent les élèves sont presque totalement nulles et ne dépassent guère la connaissance de l’alphabet et la conjugaison de quelques verbes.

Les professeurs ne paraissent pas, eux-mêmes, bien ferrés sur la langue qu’ils enseignent. M. Brunot, maître de conférences à la Sorbonne, a donné d’intéressants documents sur ce point.

Je puis vous dire qu’à l’agrégation, où nous avons institué, depuis plusieurs années, des épreuves improvisées, il est impossible de proposer à nos futurs agrégés autre chose que certains textes très faciles. Cette année même, nous avons discuté la question de mettre à l’agrégation, comme texte improvisé, de l’Homère. Eh bien, ce n’est pas possible[9].

Dans ces conditions, l’enseignement du grec ne devrait donc pas être conservé, à mon avis, comme obligatoire même dans l’enseignement classique ancien, si ce n’est pour les jeunes gens ou les familles qui désirent avoir cette culture spéciale et qui ont un goût suffisant pour s’y adonner de bonne volonté[10].

En Allemagne, la question de l’éducation classique, si supérieure pourtant à la nôtre, a soulevé aussi de violentes discussions. Dans une Commission spéciale réunie à Berlin en 1890, l’empereur a prononcé un véhément réquisitoire contre l’éducation gréco-latine. Mais, le tout-puissant césar ne put triompher entièrement de l’opposition des Universités et l’enseignement du grec et du latin n’a pas été modifié. Cependant, comme le dit justement M. Lichtenberger, ex-professeur d’allemand à l’Université de Nancy, « l’humanisme apparaît à l’Allemagne moderne comme le culte stérile d’un passé mort à tout jamais, d’un idéal de beauté périmé, comme une religion déchue, bonne tout au plus pour quelques attardés et quelques délicats, mais sans action sur l’homme contemporain qui doit être formé en vue de l’action ».

§ 2. L’OPINION DES FAMILLES SUR L’ENSEIGNEMENT DU GREC ET DU LATIN.

Il ressort clairement de ce qui précède que l’enseignement du grec et du latin équivaut à une perte totale de temps. Ces langues sont dépourvues — d’après l’opinion des savants les plus autorisés — de toute utilité et, alors même qu’elles seraient utiles, cela n’aurait aucun intérêt, puisque l’Université est obligée de se reconnaître incapable de les enseigner à ses élèves. Il est donc évident que les heures ainsi perdues pourraient être consacrées à apprendre de très utiles choses, les langues modernes, par exemple.

En conclurons-nous qu’une chance quelconque existe pour que l’enseignement du grec et du latin disparaisse des lycées ? En aucune façon. Devant cette réforme, nous trouverions encore ce mur solide des facteurs moraux que nous avons déjà rencontré plusieurs fois. Il est constitué ici par la volonté des parents, toute-puissante en ces matières. Le bourgeois français est essentiellement conservateur, et d’autant plus conservateur qu’il raisonne généralement assez mal. Ses pères ont appris le latin, lui-même l’a appris, ses fils doivent, par conséquent, l’apprendre. Il est d’ailleurs persuadé que la connaissance de cette langue confère une sorte de noblesse à ses enfants et les fait entrer dans une caste spéciale.

L’enquête va nous éclairera à ce sujet ; c’est une des rares questions sur lesquelles elle nous ait révélé des faits peu connus.

Nous avons été frappés de l’unanimité des pères de famille à demander le maintien de l’enseignement classique complet. Pour le grec seulement, il y a eu quelques exceptions, d’ailleurs très rares. Mais, à part ce point particulier, ces hommes, qui sont dans des conditions de vie et de carrières très différentes, se sont tous prononcés avec ensemble et énergie pour le maintien des études classiques[11].

La raison fondamentale qui a poussé tant de jeunes gens vers les carrières dites libérales, et vers l’enseignement gréco-latin c’est une raison de vanité. C’est par vanité pure que bien des pères de famille se sont obstinés jusqu’ici à demander pour leurs enfants (quelles que fussent les aptitudes de ceux-ci) l’enseignement secondaire classique.

Une partie de notre bourgeoisie française eût cru signer sa déchéance, si elle n’avait pas obligé ses enfants, quelque médiocres qu’ils fussent parfois, à apprendre le grec et le latin.

Si les Allemands ont plus de goût que nous pour la vie économique moderne, s’ils n’ont pas les mêmes superstitions vaniteuses en ce qui concerne les carrières industrielles et commerciales, cela tient en grande partie ce que la bourgeoisie est en Allemagne une classe récente. Elle plonge ses racines immédiates dans le monde des industriels, des marchands, des boutiquiers.

Et c’est aussi pour cela que les mères allemandes retiennent moins leurs enfants que les mères françaises, les poussent beaucoup moins à faire du latin ou du grec et à rechercher les carrières et les positions tranquilles[12].

Je voudrais conserver le latin : les familles y tiennent beaucoup plus qu’on ne croit, tellement qu’on appelle encore, j’hésite à le dire, « l’enseignement moderne l’enseignement des épiciers ». L’opinion courante inflige à l’enseignement moderne un caractère de déchéance, d’amoindrissement qu’il vaudrait mieux éviter pour beaucoup d’enfants qui ne sont pas faits pour les études littéraires véritables et qui cependant mériteraient de ne pas être mis dans la catégorie des épiciers. Les enfants eux-mêmes tiennent au latin pour une raison qui est un enfantillage, mais d’une influence réelle lorsqu’ils commencent leurs études : c’est que les filles n’en font pas. Pour un garçon de dix ans, apprendre le latin, c’est comme s’il mettait sa première culotte. Ils sont fiers quand ils rentrent à la maison : leurs sœurs ne savent pas le latin, ne le sauront jamais ; elles apprennent la physique, la chimie, la littérature ; elles en sauront autant que leurs frères et leurs maris : mais elles n’ont pas appris le latin et les garçons ont le sentiment de cette supériorité.

Si donc on veut avoir un enseignement autre que l’enseignement classique complet, qui réunisse la grande majorité des enfants de France, il y faut garder le latin[13].

Il faut tenir compte des préjugés, si puissants et si tenaces en France, et de la vanité des familles. Trop souvent, on place des enfants dans les lycées ou dans les collèges, non par suite d’un choix judicieux et réfléchi, mais par vanité et par amour-propre ; on tient, avant tout à ce que les enfants fassent leurs études classiques[14].

À Marseille, en 1861 ou 1863, il y avait déjà — c’était alors une nouveauté due à M. Fortoul ou à M. Rouland — un enseignement commercial qui durait normalement cinq ans. Il n’a jamais fait fortune, quoiqu’il eût d’excellents professeurs. Même dans une ville comme Marseille, le moindre bourgeois, le moindre négociant voulait que son fils, puisqu’il y avait des bacheliers latins, fut bachelier en latin comme celui du plus gros négociant. Si nous déracinions la passion égalitaire du corps des trente-huit millions de Français, nous arriverions peut-être à quelque chose sur ce point[15].

Il y a une maladie généraIe de la bourgeoisie qui domine en quelque sorte la question et l’empêche d’aboutir. Nos classes bourgeoises ont une tendance fatale et invétérée, qui survit à tous les régimes, à vouloir se séparer rapidement du peuple et à organiser pour elles-mêmes une éducation de caste. Si l’on veut bien y réfléchir, notre enseignement secondaire est précisément cette éducation de caste. Tel que nous le comprenons à l’heure actuelle, il n’est pas le complément de l’enseignement primaire, il n’est pas non plus l’épanouissement, par sélection, de cet enseignement primaire, il est autre chose, il est un enseignement qui se juxtapose au précédent, qui ne le continue pas, un enseignement pour le peuple, de l’autre un enseignement pour les riches, auxquels vient se joindre l’élite populaire, dont nous ne devons pas tenir compte, pour cette raison qu’elle prend tous les défauts ou toutes les qualités de la classe dite « bourgeoise » ou dite « riche »[16].

Le préjugé des familles est d’ailleurs partagé par les grandes administrations publiques, M. Goblet en a donné une bien amusante preuve devant la Commission.

En même temps nous donnions à cet enseignement ainsi transformé les premières sanctions qui devaient y attirer les familles, en ouvrant à son baccalauréat l’accès de certaines grandes écoles et de certaines administrations de l’État. Je me souviens à ce sujet que, si j’obtins facilement des ministères de la Guerre et de la Marine que le baccalauréat du nouvel enseignement fût reçu pour l’entrée aux écoles Polytechnique et de Saint-Cyr et à l’École navale, il me fut impossible d’avoir l’adhésion de certaines administrations financières, comme les contributions directes et l’enregistrement, les honorables représentants de ces administrations soutenant qu’une des principales obligations de leurs agents était de savoir rédiger un rapport et que la connaissance du grec et du latin y étaient nécessaires[17].

On ne saisit pas du tout l’influence que pourraient exercer quelques notions de grec et de latin sur les rapports que sont appelés à écrire de modestes bureaucrates, mais on saisit très bien, et ceci justifie ce que j’ai voulu démontrer, que, devant des préjugés aussi tenaces, les réformes sérieuses sont totalement impossibles.

La force du latin réside, on le voit, dans le prestige qu’il exerce sur une foule de braves gens dont beaucoup n’en ont d’ailleurs jamais retenu un seul mot. La corporation des épiciers tient cette langue en haute estime et veut absolument que ses fils la connaissent. C’est dans les Chambres de Commerce que l’éducation classique a rencontré le plus de défenseurs. Ce fait a frappé le Président de la Commission d’enquête et il a eu soin de le noter dans son rapport.

C’est un fait à noter qu’en dehors de l’Université, qui lui reste profondément attachée, l’enseignement classique a partout des défenseurs convaincus. Les Chambres de commerce des grandes villes se sont énergiquement prononcées en sa faveur[18].

§ 3. – L’ENSEIGNEMENT DU GREC ET DU LATIN AVEC LES PRÉJUGÉS ACTUELS.

Concilier les préjugés des parents avec la nécessité de substituer l’enseignement de choses utiles à celui du grec et du latin semble un problème difficile. Il n’est pas cependant insoluble. Chez les peuples latins, la forme l’emportant toujours de beaucoup sur le fond, il suffit de conserver les façades pour satisfaire l’opinion. Conservons donc la façade gréco-latine afin de respecter les préjugés, mais changeons ce qui est derrière. Gardons le mot et supprimons presque entièrement la chose. En consacrant une heure par semaine l’étude du grec et du latin, on arriverait à concilier les intérêts opposés et en apparence irréductibles que je viens de signaler.

Et il ne faudrait pas supposer qu’avec cette heure unique de grec et de latin par semaine les élèves en sauront moins qu’aujourd’hui. Un enseignement intelligent leur apprendra plus, au contraire, que ne savent les élèves actuels et même le plus savant des bacheliers six mois après son examen.

Au lieu de consacrer cette heure de grec et de latin par semaine à l’explication de chinoiseries grammaticales destinées à être immédiatement oubliées, comme cela se fait actuellement, nous la consacrerons à apprendre les citations latines les plus courantes, quelques racines grecques et à lire des traductions interlinéaires de quelques auteurs très faciles. Nous aurons ainsi économisé un nombre immense d’heures qui pourra être employé à enseigner une foule de choses utiles : langues vivantes, sciences, dessin, etc.

Du nombre énorme d’heures ainsi gagnées, quelques-unes pourront être utilisées pour faire lire dans des traductions françaises les principaux auteurs grecs et latins, dont actuellement, après sept ou huit ans d’éducation gréco-latine, les élèves n’ont traduit péniblement que de vagues fragments.

Malgré ce que cet enseignement peut avoir de superficiel en apparence, je suis persuadé que les élèves qui l’auraient reçu connaîtraient beaucoup mieux l’antiquité gréco-latine que les bacheliers actuels.

L’enseignement de l’antiquité par la lecture de traductions[19] aurait en plus l’avantage d’intéresser les élèves. Au lieu d’avoir Virgile et Homère en horreur, ils les liraient avec intérêt, car l’Énéide et l’Iliade sont de vrais romans. Ce qui rend ces livres si antipathiques aux écoliers, c’est l’ennui d’en traduire des fragments à coups de dictionnaire.

Intéressez les élèves, intéressez-les à tout prix : c’est, comme je l’ai dit, l’ennui, qu’on n’a pas su éviter dans les études grecques et latines, qui est, en grande partie, la cause de la décadence de ces études. C’est l’enseignement du grec et du latin qui s’est tué lui-même. Si l’on continue dans cette voie, le suicide sera complet ; le latin et le grec succomberont au discrédit général où ils seront tombés devant le monde, devant les élèves et devant un certain nombre de professeurs même[20].

Quant à l’étude des principales citations latines, dont il existe plusieurs recueils, et de quelques racines grecques et latines, c’est l’unique moyen de conserver du grec et du latin ce qui peut avoir quelque ombre d’utilité, non seulement au point de vue des étymologies, mais surtout pour ne pas paraître ignorer des choses que connaissent nos contemporains instruits.

Quoi de plus facile que de loger dans la mémoire toute neuve de nos élèves un certain nombre de racines grecques et latines ? J’ai constaté que les miens se prêtent volontiers à cet exercice. Je leur mets entre les mains un vocabulaire de deux cents mots ou radicaux grecs et latins, quelque chose comme notre ancien Jardin des racines grecques ; ils l’apprennent à petites doses sans la moindre difficulté et il suffit amplement à tous leurs besoins présent et futurs[21].

J’ai été fort heureux de voir un universitaire distingué, M. Torau Beyle[22], adopter à peu près la même conclusion que moi en ce qui concerne le temps à consacrer à l’étude du grec et du latin. Il propose, lui aussi, de les enseigner seulement pendant une heure par semaine à titre de cours supplémentaire. C’est à peu près le temps accordé aujourd’hui à l’escrime et à la danse.

Un partisan convaincu des études gréco-Iatines, M. Hanotaux, est arrivé par une autre voie à des conclusions analogues. Dans un article que publia Le Journal en faveur de l’enseignement du latin, il formulait le souhait que tout jeune Français cultivé puisse comprendre l’Epitome Historiæ Græcæ et le Selectæ. Je n’y découvre aucune utilité, mais je n’y vois non plus aucun inconvénient, attendu qu’un tel souhait est d’une réalisation extrêmement facile. Cette lecture, par les méthodes que j’indiquerai dans un autre chapitre, ne demanderait pas au dernier élève d’une école primaire plus d’un mois de travail[23].

Au risque de sembler paradoxal, j’ajouterai aux observations qui précèdent qu’il y aurait un grand intérêt psychologique à introduire le grec et le latin à la dose que j’ai dite — une heure environ par semaine — dans l’enseignement primaire. Ce serait le seul moyen de faire perdre à ces deux langues le prestige mystérieux qu’elles exercent encore dans l’esprit de la bourgeoisie actuelle. Quand l’on constatera que de jeunes maçons ou des apprentis cordonniers peuvent hardiment citer à propos une douzaine de citations latines, personne ne se figurera plus que la connaissance de quelques mots de cette langue confère une sorte de noblesse. Son prestige s’évanouira alors très vite. Ce sera comme si la plupart des ouvriers recevaient les palmes académiques en récompense de leurs services. Les classes dites dirigeantes n’en voudraient bientôt plus.

Je n’imagine pas assurément que des réformes aussi simples aient la moindre chance d’être jamais acceptées en France. Les grandes réformes imposées à coups de décrets seules nous tentent. Elles n’ont pourtant d’autres résultats que de produire des révolutions apparentes qui rendent impossible aucune évolution.

  1. Enquête, t. II, p. 673. Raymond Poincaré, ancien ministre de l’Instruction publique.
  2. Enquête, t. II, p. 493. Maldidier, professeur agrégé de l’Université.
  3. Enquête, t. II, p. 376. Weil, professeur au lycée Voltaire.
  4. Enquête, t. I, p. 456. Aulard, professeur à la Sorbonne.
  5. Séance du 13 février 1902 ; p. 632 de l’Officiel.
  6. Enquête, t. II, p. 575. Sarrut, avocat général à la Cour de cassation.
  7. Enquête, t. II, p. 140.
  8. J. Lemaître.
  9. Enquête. t. I, p. 367. Brunot, maître de conférences à la Sorbonne.
  10. Enquête, t. I, p. 24. Berthelot, ancien ministre de l’Instruction publique.
  11. Enquête, t. II, p. 555. Keller, vice-président de la Société générale d’éducation.
  12. Enquête, t. II, p. 439. Blondel, ancien professeur à la Faculté de Droit de Lyon.
  13. Enquête, t. II, p. 307. Girodon, fondateur de l’École Fénelon.
  14. Enquête, t. II, p. 513. Jacquemart, inspecteur de l’enseignement technique.
  15. Enquête, t. I, p. 186. Brunetière, maître de conférences à l’École Normale supérieure.
  16. Enquête, t. I, p. 489. Henry Bérenger, publiciste.
  17. Enquête, t. II, p. 662, René Goblet, ancien ministre de l’Instruction publique.
  18. Enquête, Ribot, Rapport général, t. IV, p. 22.
  19. Il y en a d’excellentes à 0 fr. 25 la volume. Le prix d’une bibliothèque des anciens auteurs très suffisante ne dépasserait guère 10 francs.
  20. Enquête, t. Il, p. 197. Belot, professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand.
  21. Enquête, t. II, p. 495. Maldidier, professeur agrégé à l’Université.
  22. Revue Politique et Parlementaire, 10 mai 1899.
  23. Pour les personnes qui voudraient pousser plus loin l’étude du latin, je signalerai le volume de M. le professeur Bézard, déjà auteur d’un livre sur la méthode littéraire. Dans son nouvel ouvrage, Comment apprendre le latin, l’auteur, après avoir montré la pauvreté des méthodes actuelles, essaie d’unifier et de simplifier un peu cet enseignement