Flammarion (p. 151-156).
Livre IV


CHAPITRE II

Les changements de programmes.


Toutes les discussions de la Commission d’enquête ont naturellement abouti à de nouvelles modifications des programmes. Le ministre de l’Instruction publique a fait adopter par la Chambre des Députés un nouveau programme d’enseignement, rédigé par une Commission, dans lequel on a essayé de concilier les opinions les plus contradictoires. La seule partie utile des réformes adoptées, si jamais elle est appliquée, ce qui est fort douteux, étant données les idées de nos professeurs, serait que désormais l’enseignement secondaire fût combiné avec l’enseignement primaire de manière à faire suite à un cours d’études élémentaires de quatre années.

Tout le reste a eu pour résultat la plus complète confusion. Un ancien Ministre, M. Hanotaux, l’a signalée dans les termes suivants :

Visiblement on a voulu donner satisfaction à tout le monde :

… On a donc tout gardé, tout empilé dans ce nouveau second cycle, et on aboutit ainsi à une complication qui ressemble beaucoup à de la confusion.

Par la crainte légitime de surcharger les programmes, on a divisé les études, dans le second cycle, en un certain nombre de sections se complétant ou s’excluant l’une l’autre, si bien que les programmes futurs ressembleront à une sorte d’opération algébrique où il sera bien difficile de se reconnaître. M. Fortoul avait inventé la bifurcation ; on nous présente aujourd’hui la décifurcation, la fourche à dix dents ; c’est à faire frémir.

Efforçons-nous d’être clairs : déjà, dès le premier cycle, on distingue entre trois catégories d’élèves : ceux qui font du latin et du grec, ceux qui font du latin et pas de grec, enfin ceux qui ne font ni latin, ni grec. Ainsi, à l’entrée du second cycle, on trouve les élèves qui ont fait du latin et du grec et qui continuent, soit le groupe A ; puis, ceux qui ont fait du latin et pas de grec et qui continuent, le groupe B ; enfin, ceux qui ne font ni latin, ni grec et continuent, groupe C. Mais il y a, dans chaque groupe, ceux qui, tout en continuant, veulent joindre à leurs nouvelles études, soit l’étude des sciences, groupe D, soit l’étude des langues étrangères, groupe E. Il y a aussi ceux qui ont fait du latin et du grec et qui y renoncent tout en poursuivant l’étude des sciences et des langues, ceux-là retombent dans la catégorie de ceux qui, dans le premier cycle, n’ont fait ni latin ni grec et forment, auprès d’eux, le groupe F. Il y a, enfin, ceux qui veulent tout continuer à la fois ; on prévoit qu’il s’en trouvera, et on forme ainsi un groupe G.

Vous croyez que c’est fini : pas du tout. Il y a un paragraphe insidieux, intitulé section nouvelle, et qui crée, « au-dessus du premier cycle, et à côté du second », une suite d’études plus courtes, spécialement consacrées aux sciences et aux langues vivantes et qui se rapprochent de ce que les Allemands appellent « l’enseignement réel ». C’est donc un groupe nouveau, très distinct des autres et que, pour la commodité de la conversation, nous qualifierons groupe H. Cela fait huit ; et j’en passe.

Ainsi, quand le grand garçon, frais émoulu de la troisième, arrivera aux portes de bronze du second cycle, on lui posera gravement cette question : jeune homme, où prétendez-vous aller ? Groupe C ou groupe H ; ou bien combinez-vous A avec C ? Voyons, réfléchissez ; surtout, ne vous trompez pas : car ici, quand on est entré, on ne revient pas en arrière : laissez toute espérance, lasciate ogni speranza.

Évidemment, tout le monde est content, et, plus que tout le monde, notre vieille connaissance « le préjugé scolaire ». Les élèves suivront, tant bien que mal, par petits paquets, ces voies différentes. Mais, les professeurs, comment feront-ils, courant sans cesse après le petit bataillon sacré qui entrera, sortira, se dispersera, se reconstituera, s’égaillera, et se retrouvera enfin, pour livrer l’assaut décisif, en masse compacte, au pied de la forteresse indestructible[1].

L’erreur latine de la puissance des constitutions, des institutions et des programmes est trop irréductible pour qu’il y ait intérêt à essayer de la combattre. Un étranger qui voudrait comprendre l’intensité de cette erreur n’aurait qu’à parcourir le petit volume de 230 pages publié en 1890 sous ce titre : « Instructions, programmes et règlements », qui régit encore notre enseignement universitaire. Il est signé de M. Léon Bourgeois, alors Ministre de l’Instruction publique, qui en a rédigé lui-même une grande partie.

On pourrait difficilement citer, sauf en ce qui concerne l’enseignement des langues, un meilleur ouvrage sur l’enseignement, et les professeurs ne trouveraient nulle part de conseils plus sages. L’étranger qui lirait un tel programme déclarerait notre enseignement parfait. Après avoir visité nos lycées et examiné leurs élèves, il déclarerait au contraire, avec la Commission d’enquête, que notre enseignement est le plus inférieur, peut-être, que possède aucun peuple civilisé. Du même coup, il verrait se dégager l’évidence de cette notion que personne n’a exposée devant la Commission d’enquête, probablement parce que personne ne l’a comprise, que les programmes sont sans importance. Avec de bons professeurs, tous les programmes sont excellents.

L’essentiel est donc, je le répète encore, de réformer les méthodes et non les programmes.

La seule réforme utile des programmes consisterait à supprimer les trois quarts des choses enseignées. Malheureusement, loin de supprimer, on ne fait qu’ajouter toujours. Il y a déjà plusieurs années, un savant éminent, M. Armand Gautier, avait montré les conséquences de cette surcharge.

… Une même quantité de travail ou de volonté appliquée à un ensemble de matières et de programmes de plus en plus variés et de plus en plus amples, produit, résultat inévitable, une médiocrité de plus en plus évidente sur chaque sujet, excepté sur celui ou sur ceux que l’élève préfère et conçoit bien. — Augmenter indéfiniment les programmes, c’est effrayer les timides, les faibles, les moyens ; c’est créer logiquement la médiocrité générale et le superficialisme ; c’est habituer l’enfant à savoir en vue de l’examen et par une série d’artifices qui ne laissent presque rien dans l’esprit passé le jour de l’épreuve ; c’est tendre à développer la mémoire aux dépens de l’intelligence et du jugement ; c’est faire du plaqué qui ait un jour, une heure au moins, l’aspect de l’or solide et pur.

Je suis donc de l’avis de la plupart de mes collègues, de MM. Rochard et Hardy en particulier, lorsqu’ils demandent qu’on simplifie les épreuves du baccalauréat. Je suis plus de cet avis qu’eux-mêmes, car, sans regret, je verrais disparaître cet examen, principale cause, sous sa forme actuelle, de notre surmenage scolaire, du travail en vue du diplôme, de ce cauchemar incessant des dernières années passées au lycée : la préparation au bachot ! mot bien trouvé dans son enveloppe méprisante pour caractériser un résultat méprisable en lui-même. Si cette épreuve n’est pas prise au sérieux par l’élève qui n’y voit qu’un bon débarras, par le maître qui la présente comme une amère pilule qu’il faut bien une fois avaler ; par l’examinateur enfin, qui se sent de plus en plus disposé à faiblir devant cette générale médiocrité[2].

La nécessité de réduire les programmes a été signalée également devant la Commission d’enquête.

Si l’on consentait à réformer les programmes, il faudrait prendre le contre-pied des programmes actuels : se contenter de ce qu’il est possible de demander, mais le demander à fond : remettre l’esprit scientifique en honneur à la place de l’esprit d’érudition[3].

On ne saurait mieux dire, mais une telle réduction des programmes semble peu réalisable aujourd’hui avec les théories actuelles. L’idée persistante de l’Université est que la valeur des hommes se mesure à la quantité de choses qu’ils peuvent réciter, et, loin de vouloir réduire cette quantité, elle ne cherche qu’à l’augmenter. Elle éprouve d’ailleurs un tel besoin d’uniformité et de réglementation, et a en outre une telle méfiance de ses professeurs, qu’elle croit devoir indiquer méticuleusement, pour ainsi dire page par page, ce qui doit être enseigné.

L’idée d’apprendre peu de choses mais de les apprendre à fond devrait être l’idée maîtresse de l’enseignement. Il est douteux qu’elle rallie aujourd’hui beaucoup de suffrages aussi bien parmi les professeurs que parmi les parents.

Je ne saurais donc trop répéter combien sont oiseuses toutes ces discussions sur des programmes. Un long temps s’écoulera malheureusement avant qu’il soit possible de faire pénétrer dans une cervelle d’universitaire que, seules, les méthodes d’enseignement ont de l’importance. Avec une bonne méthode les programmes peuvent, je l’ai dit déjà, tenir en quelques lignes.

Et telle est la force des préjugés latins sur la valeur des programmes que dans les innombrables enquêtes publiées en France à propos de l’enseignement à l’étranger il est à peu près impossible de découvrir des renseignements précis sur les méthodes employées. Les auteurs de ces enquêtes ont jugé sans doute qu’il s’agissait là de détails sans importance.

L’éducation d’un peuple ne peut évidemment s’adapter de toutes pièces à un autre, mais il y a toujours beaucoup à apprendre en l’étudiant dans ses détails. Et puisque nous prenons parfois la peine de copier les plans des établissements étrangers, nous pourrions prendre aussi celle d’observer ce qui se passe à leur intérieur.

Ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, dit Montesquieu, c’est qu’ayant combattu successivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu’ils en ont trouvé de meilleurs.

Il fait aussi remarquer que les Gaulois ne surent jamais s’élever à cette conception.

Et ce qu’il y a de surprenant, c’est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais connaître, chercher, ni prévenir la cause de leurs malheurs.

Notre enseignement universitaire est une des principales causes de notre infériorité actuelle, mais nous ne le comprenons pas. Nous continuerons à descendre la pente de la décadence précisément parce que nous ne le comprenons pas.

  1. Gabriel Hanotaux, ancien ministre, Le Journal, 27 janvier 1903.
  2. Armand Gautier, professeur à la Faculté de Médecine. (Communication faite à l’Académie de Médecine, le 26 juillet 1887.)
  3. Enquête, t. II, p. 32. Lippmann, professeur à la Sorbonne.