Psyché au cinéma/Mademoiselle Italie

Paradis-Vincent (p. 44-52).


MADEMOISELLE ITALIE


Elle se tient droite et figée près de l’orgue de Barbarie et elle a l’air de reposer tant ses beaux yeux bruns sont calmes, fixes et, on dirait, endormis, quoique ouverts. Sur ce chemin déclive de la rue Saint-Laurent, elle apparaît semblable à une madone effleurée de rêves malsains, triste de tant d’infinis et revenue des chemins qu’elle a sillonnés de ses pas livrés au hasard.

Lasse et reposée de la nuit, le matin la saisit sur ses duperies oranges, l’enveloppe des sortilèges naturels : buée matinale, capricieuses arabesques du soleil et train-train grotesque des gens affairés, courant à la fortune ou aux plaisirs.

Elle contemple les maisons grisâtres, les boutiques sordides et, plus loin, en apothéose, le ciel lavé qui se dresse, tel un grand espoir qui n’a pas faibli. Elle est encadrée de tout cela ; elle en jaillit comme une fleur étrange dont on aimerait respirer le parfum. Est-elle sortie du sol par enchantement et pour lui composer ainsi, avec des allures de fée muette, crispée, je ne sais quelle noblesse, un charme fait de misère et de gibier humain qui exprime la fierté ombrageuse des détresses matées ? D’où vient-elle ? Quel est son nom, son passé, le rêve qu’elle a chéri et qui, devenu subtil mirage, se confond chez elle avec le souvenir de ces brouillards pourprés voltigeant au-dessus des lacs d’azur ? Vers quelle impasse se dirige-t-elle où, connaissant les déchéances de l’abjection et non pas l’amour unique, elle fermera pour mourir ses bras sur des ombres qui l’auront délaissée ?

Elle a souffert, elle souffre. Car son front est traversé de rides et sa bouche se tord en des commissures amères.

Il y a dans son maintien une attitude de méfiance et de soupçonneuse inquiétude. C’est vers de tels exemplaires d’humanité que nos élans les plus sûrs doivent s’acheminer, et parce qu’ils existent oublions les êtres capables d’être heureux.

Cependant, si on allait arracher cette vierge à la rue et la placer dans un cadre où sa misère crierait moins, elle serait si incapable de goûter la joie qu’elle irait regarder cette rue elle-même afin d’en souffrir encore. Puis elle reprendrait son chemin doré avec, dans les oreilles et l’âme, le gémissement des choses, la plainte chantante des souffrances de sa race morale. Touchante fille, d’une mélancolie qui a ses titres de naissance, ses maîtres, ses prêtres, ses fidèles et son culte ! Vestale profane, blessée au front découvert, qui s’apparente aux femmes de Dieu par le voile criard, en éventail, qui, soulevé sous la brise, aère la fièvre de ses tempes pâlies ! Musicienne rudimentaire qui suscite d’autres musiques en profondeur !

Tiens, elle m’a souri ; je l’ai regardée avec un air si drôle et elle vient de sourire. C’est navrant. Ne souris pas ! Demeure fermée et pour moi seul lisible ; ne remue ni bras ni jambes : sois la déesse vivante du sol et garde, maîtrisés, les rires qui voudraient s’échapper. Pleure en dedans tous tes désirs et tiens, solidement appliqué à ta peau, le masque qui dérobe la vérité si simple de ton être. À ce jeu, la foule va te croire satisfaite et obligée par de justes décrets à tourner perpétuellement une manivelle gémissante. C’est quelquefois une âpre satisfaction, au sein de l’égoisme général, de tromper les hommes sur soi-même, de les défier de faux rires, de leur jouer la comédie de l’orgueil lorsque le cœur est en lambeaux, d’être un masque impénétrable.

Non, ne m’écoute pas, je suis tellement capricieux que je te dresserais à un rôle de fauve dans la cage de la vie, ou bien, sur des tréteaux sanglants, j’ordonnerais que tu danses jusqu’à ce que la mort désarticule tes pieds déchirés. Voici des sous ; prends-les, va t’abreuver, au plus proche Grec, de quelque ginger ale ou beer qui sera à tes lèvres comme une ambroisie rafraîchissante et insipide à la fois. Va, va boire, car tes lèvres brûlent.

Si, je te connais ! Je revois, à travers ton image, toutes celles, aux yeux de mer glauque, qui, sur les rives de Sorrente, me remplirent d’ardente mélancolie.

J’écoute encore en imagination, les syllabes chantantes qui vivaient sur leurs lèvres, revêtaient un sens passionnel et musical. Je m’abreuve de leurs rires et je mêle ma fièvre à l’ardeur qui les soulevait dans un beau rythme chaleureux.

Ah ! finir à la manière de ce pâtre italien, qui, reposé, auprès de ses chèvres mortes de la fatigue des routes, s’endort en rêvant à la petite femme qu’il confond avec les statues, idéalement frissonnantes, entrevues sur la pelouse des jardins princiers ! Comme ce serait paisible, simple et, pour tout dire, édifiant. Le difficile, c’est d’être un homme, de respirer, de lire, de chanter, de manger et d’écrire.

Chère joueuse de musique barbare, il est certain que tu es pour moi une connaissance déjà ancienne ; nul mystère abscons n’est offert par toi. Je sais ton âme limpide, rieuse, folâtre, et, les rayons de tes yeux, je n’ignore pas qu’ils font des blessures en forme de croix. Et tes mains, quand elles caressent, sont chaudes comme des équateurs, et tes rires, pareils à des ironies amères, glaciales.

La nature se plut à mettre en toi de tels contrastes, et ainsi, par toi, nous pouvons réfléchir sur la vanité des jouissances terrestres et nous façonner des âmes de Loyolas.

Louons cette nature qui varie ses effets et ses dons et se complaît à dérouter dans chaque individu les calculs mesquins de la routine et des bonheurs classiques.

Et bénie sois-tu, petite étrangère des pays merveilleux, bénie sois-tu d’amener, sur le plat décor de la vie canadienne, des visions grisantes de soleil et de déclencher en moi tout un chœur de musiques endormies ! Sœur de Graziella, tu me ressuscites ces terrasses du Pausilippe, de Sorrente où il était si calmant de vivre.

Beau fruit exotique ! Vision chèrement ramenée ! Vision qui s’éloigne, saute, crie, parle, revient, repart sur les fils de mon cinéma, je te recompose néanmoins, toute entière, avec la poésie de tes pieds nus, baignant dans une mer d’émeraude.