Psyché au cinéma/Les Teddy Bears en Khaki

Paradis-Vincent (p. 53-68).


LES TEDDY BEARS EN KHAKI.


La Fable, féconde en surprises, ne m’avait pas ménagé, à l’aube de la vie écolière, un étonnement pareil à celui que je veux ici narrer. Pourtant, que d’éblouissements sans cesse accrus, à mesure que se déroulait l’histoire psychologique et morale des animaux ! Aujourd’hui, mille souvenirs, parfois, s’éveillent de mon émotivité première et se mettent à chanter. Il me vient une arrière fraîcheur des alouettes bâtissant leur nid sous les blés, et, dans le Chien, je revois mon Poppé, avec sa tête frisée, ses grands yeux adorables de bonté, et qui m’aima autant que je l’aimai. Il me souvient même d’un rat qui, enfermé dans son fromage, m’inspirait la plus vive mélancolie, et d’une génisse, accablée par des animaux méchants, pour laquelle je crois avoir versé quelques pleurs. J’étais jeune et sensible ! Mon affection s’étendait jusqu’aux bêtes. Les plus malheureuses étaient mes amies et j’abhorrais le lion et le loup que j’ai retrouvés, depuis, chez des animaux prétendus supérieurs, lesquels se sont faits reconnaître facilement, par une avidité aussi brutale et aussi sommaire que ce qui leur tient lieu de raison.

J’avais des prédilections folles pour les êtres qui se déchaînaient en colères intermittentes, puis, devant le mal universel, semblaient finalement sourire avec ironie. Ah ! mes alouettes ! Ah ! ma biche ! Ah ! mon mouton !

La poésie couvrait tout cela ; et l’agneau, expiatoire du crime de tous[1], suscitait déjà en nous la religion de la souffrance terrestre. Entre des milliers, cependant, le baudet vaniteux, chargé de médailles, excitait ma verve : je le pointais du doigt à mes camarades surpris de mon insistance peu sympathique, et de mes rires : quelque obscur pressentiment me disait que je le rencontrerais un jour, sur les routes de la vie, et à de nombreux exemplaires. Ça n’a pas manqué.

Quelle initiation à l’existence que l’incomparable jardin animalesque de Lafontaine ! Quelle sélection complète de tous les gestes humains, depuis les plus odieux jusqu’aux meilleurs ! Quelle source d’enseignements pour les chefs d’état et les évêques !

Mais la Fable n’avait pas imaginé, à l’effet de corriger les hommes, de soumettre nos frères les ours, à la torture inconcevable que je veux dénoncer. Non, j’en fais un bon serment ! Elle ne recelait pas une invention plus réjouissante. Écoutez ! Mesdames, Messieurs, on a habillé de khaki les teddy bears. C’est incroyable et c’est si vrai ! Vous le pouvez voir, un peu partout, à l’étalage des marchands pieux et aussi de papeterie. Je n’invente rien : c’est réalité visuelle et vécue ! Les ours, par la grâce de ce temps ont été mobilisés, les ours ont revêtu l’uniforme militaire.

J’en ai éprouvé un moment de pleine gaieté. Je cherchais une image, une forme, une espèce animale, fortement animale, qui voulût bien incarner, ne fut-ce qu’un instant, la suprême bétise de notre époque, et voilà que l’ours en khaki s’est dévoilé à mes regards. Je ne croyais pas, vraiment, que l’ingéniosité commerciale d’un fabricant d’ours, me donnerait l’occasion de regarder l’humanité avec des yeux aussi amusés et, à la fois, aussi honteux.

Si, de par MM. nos gouvernants et quelques stratèges en chambre, protégés des balles de toute manière, il nous est donné de mourir cette année pour le droit et la civilisation, et patati et patata, nous aurons pu, du moins, encore maîtres d’une liberté relative, mesurer la véritable physionomie de nos politiciens, sans en excepter un seul, en la ramenant à quelque forme grotesque et familière des êtres organisés. Je les ai vus ces politiciens, de mes yeux vus, en des ours. Et mes regards furent pleins de confusion et de joie.

Parbleu ! les marchands quand ils se mettent en train d’être forts ne le sont pas à moitié : le commerce, si volontiers exportatif, comme l’armée, deviendrait-il un objet d’ironie corrosive ?

Je flaire une machination infâme : il doit y avoir là-dessous un truc allemand. Moi, je doute ; moi, j’ai peur. Qui sait si ces ours attichés, mystérieux, en somme, ne renferment pas, à quantité infinitésimale, des gazs asphyxiants pour la destruction de nos bébés ? Qui le dira ? Quel patriote tentera de nous le faire croire ? Un journaliste du Star ou de la Presse, ou encore un monsieur de l’Action Catholique ou de la Patrie ! J’entends un sceptique qui se refuse à croire à cette dernière atrocité allemande. Eh bien, alors, nous sommes en présence de la machine la plus anti-militariste qui soit. Si j’étais la censure, j’ordonnerais aux marchands de librairie de cesser un tel commerce, capable de nuire à celui des munitions et des engins de meurtre, en offrant aux hommes, l’occasion de se comparer si adéquatement aux bêtes.

Ah ! il arrive parfois, n’est-ce pas ? au sein des époques de ténèbres comme celles qui pèsent sur les années 1914-1915, que la vérité et le bon sens, cachés sous des formes inattendues, arrachent à la nuit, au mensonge, des revanches inespérées.

Et l’erreur, la sottise des hommes n’en apparaissent que plus certaines, plus décisives. En voilà une revanche ! et je salue profondément ces ours qui nous appellent à l’examen de conscience, à une souriante modestie.

Saint Ignace de Loyola nous avait déjà fourni des méthodes infaillibles de sainteté, voire laïque, purement laïque. Maintenant, le pessimisme intégral qui reçoit, grâce aux ours, une forme nouvelle d’actualisation, ira rejoindre dans l’absolu, la religion éternelle. Les ours-khaki s’annoncent des maîtres incomparables en ironie chrétienne ; ils contribueraient, je veux le croire, plus sûrement que les articles de Maurras et de Barrès, à une renaissance du christianisme occidental, si nous daignions dans un beau mouvement collectif et national, les expédier à nos frères les européens qui atteignent, à n’en pas douter, le comble de la démence païenne. Ils pourraient — car ils ont de l’imagination et de l’esprit, ces hommes d’Europe — se refléter dans ces petits ours militarisés, comme en des miroirs à peu de chose près, identiques à eux-mêmes. Et alors, si assoiffés de sang qu’on les peut supposer ils mourraient, nous le croyons, sans vanité, convertis à quelque honte soudaine mais réparatrice. Mieux que de nombreuses levées de soldats, cette expédition oursonne avancerait la paix. Nous le croyons !

Ils sont tout de même étonnants ces teddy bears galonnés, tant ils composent devant l’histoire actuelle de nos mœurs et les réalités sanguinaires du monde européen, un joujou symbolique ! Ne leur ayant pas demandé de nous faire connaître la véritable nature humaine, voilà que, sans penser à mal, ils nous découvrent la misère de l’homme. Ils ne la dérobent pas comme tant d’individus sous des vernis factices, et l’habit militaire n’ajoute pas sensiblement à leur barbarie : ils sont ours comme avant, sur les coutures, dans le dos, le nez, les yeux et les oreilles. Et c’est un peu à cause de cela, qu’auprès des esprits superficiels, insoucieux des raisons profondes qui dorment au fond des choses, ils passent pour plus animaux qu’ils ne le sont. En réalité, beaucoup plus raisonnables et plus civilisés que nous tous, ils subissent les oripeaux de la barbarie, grâce à l’industrie scandaleuse de commerçants, lesquels, jusqu’à nouvel ordre, seront considérés comme faisant partie de l’espèce dite des hommes. Nous osons croire que c’est un bon point en leur faveur et, en signe d’attendrissement respectueux, je voudrais proposer qu’on les appelât : « les Barbares malgré eux. »

Il n’en est pas ainsi de ces autres animaux dits raisonnables qui sont les maîtres de la terre, et pour illustrer davantage ma pensée, j’affirmerai devant les dieux que nos impérialistes qui disposent, pour leur commerce de chair à canon, de tout et de rien, de l’Évangile et des livres saints, constituent, en regard d’eux, une espèce animale excessivement inférieure. À bafouer en eux et chez les autres l’image divine de l’être pensant, ils ont abdiqué les prérogatives de l’intelligence, de la sensibilité et de la pitié terrestres.

Les ours, eux, même en habit militaire, seront toujours empêchés d’atteindre à une telle malfaisance : et c’est pourquoi nous leur devons de l’estime. Et pour une autre raison également, c’est que, en apparence aussi sauvages que la plupart d’entre nous, ils demeurent des êtres assez doux, presque inoffensifs. Chers ours, chers teddy bears en khaki, il faudrait vous élever un monument !

Comme symbole, ils réalisent, soyons-en sûrs, une vision extraordinaire et vengeresse de l’humanité présente ; en fait, les vrais humains, ce sont eux, pas d’autres, à moins que ce ne soient les colombes, les rossignols, les grives qui ont parfait le miracle de la civilisation amoureuse, étrangère à la haine.

Qui ne veut pas avoir son petit teddy bear ? Ne faites pas la lippe, je vous prie, ma chère Gertrude !

Qui n’a pas son petit teddy bear ? Et quel politicien surtout, et quel avocat ne voudrait dans un élan d’amour pour la vérité, avec un diable de petit statut impérialo-moral suspendu à son manteau, trainer au bout d’une corde d’or, au Palais de la Justice, un teddy bear, symbole de l’actuelle humanité ?


ORAISON

Ô petit teddy bear, j’aurais voulu parler de toi avec la plus douce des simplicités, et, pour te célébrer entièrement, être un pur latin. Un latin comme Fournier et mes autres camarades qui me reprochent certain désordre de l’esprit. Hélas ! je suis un barbare et, malheureusement fort content de l’être, puisque cela m’amène à goûter dans l’univers l’esprit d’un Chinois ou d’un Allemand et à rire des sottises toujours possibles d’un Français, d’un Anglais, d’un Canadien.

En la circonstance, vraiment, mon éclectisme ne m’aura point servi : classique, c’est pour toujours que j’eusse chanté la grâce de ton symbolisme qui, dorénavant, ours immortel, va durer quand même et malgré tout. Cela eût valu la peine des mots, l’ordonnance des phrases et du fond. J’en conçois un chagrin véritable qui ne s’éteindra pas. Car je te dois une heure de réjouissance indicible et une leçon qui, je l’espère, me rendra meilleur. Par toi, je viens de réfléchir à nouveau sur la méchanceté, la sottise et la vanité humaines.

Bête précieuse, débordante d’enseignements ! Tu es pour nous une

présence salutaire et protectrice du mal de tuer avec orgueil : tu nous enseignes l’humilité ! Non, je ne veux plus que l’on t’envoie en Europe au profit des occidentaux qui, en ce moment, ne sauraient pas te comprendre.

Nous sommes, peut-être, plus malades qu’eux et, sans aucun doute, plus sots et capables de moins d’humanité. Nous avons, par bêtise criminelle, épousé gaiement les fautes que tant de braves et pauvres petites gens cherchent là-bas à détruire. Reste au milieu de nous, ours divin, symbole apparent — mais combien meilleur ! — de l’actuelle humanité et de quelques-uns de nos contemporains qui n’ont rien à envier à la plus infâme et à la plus stupide des barbaries.

  1. Bien semblable aux pauvres petites gens qui là-bas, en Europe, sont immolées à la férocité des monstres militaristes.