La bonne presse (p. 5-26).


CHAPITRE PREMIER


— Vous vous appelez Prudence Rocaleux ?

— Oui, Madame.

— Quel âge avez-vous ?

— Celui que Madame voudra.

Mme Dilaret regarda la nouvelle domestique qui venait d’arriver sans qu’elle l’attendît. Elle constata que ce visage placide n’accusait nulle ironie, et elle vint à réfléchir que cette femme sans âge pouvait avoir raison.

— Je vous donne 50 ans, dit-elle.

Pas un muscle ne bougea dans la face de Prudence, et pas une parole ne sortit de ses lèvres. Mme Dilaret conclut qu’elle voyait juste. Elle poursuivit son interrogatoire :

— Vous savez cuisiner ?

— Dame, à mon âge, 50 ans que vous dites…

Cependant, après cette réponse sans style, la future servante pinça sa bouche et elle ajouta :

— J’aurais dû dire : je crois que ma cuisine sera au goût de Madame…

Mme Dilaret prisa cette délicatesse de ton et riposta :

— Je vois que vous avez servi dans des maisons sérieuses. Je veux espérer que nul inconvénient ne surgira du côté des repas… Êtes-vous solide ? Vous ne craignez pas d’aller au marché ?

— Non, Madame…

Votre certificat est très bon… Cependant, il y a une petite restriction, vous êtes quelque peu autoritaire… Un peu familière aussi, et je n’aime pas beaucoup cela…

Prudence ne cacha pas son indignation. Elle eut un cri :

— C’est des menteries !

Mais elle se calma tout de suite et ajouta d’une voix assourdie :

— La dame d’où je viens n’était pas charitable… Si je voulais raconter ses défauts, il est probable que je la trouverais autoritaire, parce qu’elle me commandait sans arrêt, et qu’elle était familière, vu qu’elle m’appelait Prudence et que je lui disais Madame… Et il est presque certain que ce sera du pareil au même, ici…

Mme Dilaret écoutait ces paroles avec des yeux tout ronds. Enfin, elle dit :

— Vous avez raison, Prudence (et elle appuya sur le prénom), ce sera pareil, ici.

— J’ai fait mon sacrifice, répliqua paisiblement la future servante avec grandeur.

Mme Dilaret ne trouva pas de réponse, et ce fut un silence que Prudence rompit.

— Il est 10 heures, si Madame veut déjeuner aujourd’hui, il serait peut-être temps que je sache où est le fourneau. Un repas pour combien de personnes ? Madame a un mari vivant, que j’ crois ?

Mme Dilaret reprit ses esprits pour crier :

— Dieu, merci ! oui, il est vivant !

— Tant mieux pour Madame, et tant pis pour moi. Chez mon ancienne patronne, il était mort, de sorte qu’on était tranquille.

— Vous exagérez, Prudence, gronda sévèrement Mme Dilaret.

— Je sais ce que je sais, mais passons ! je reviens au repas… Il y a donc vot’ mari, je devrais dire « Monsieur », puisque je vas le servir… et puis, il y a un fils, que l’on m’avait dit… Il est petit ?

— Non, c’est un homme de 26 ans.

— Tant mieux ! je me disais aussi que, vu vot’ visage, vous n’ pouviez pas avoir un gamin. Je n’aime pas les enfants, rapport qu’ils font enrager ceux qui s’esquintent et, quand on se plaint, les mères vous donnent toujours tort.

— Je constate que vous avez des idées générales un peu sévères…

— Elles sont exactes… j’ connais la vie… enfin ! pourvu que vos hommes ne soient pas trop difficiles, on pourra s’arranger. En attendant, je demande le chemin de la cuisine à Madame et le menu… Que Madame me raconte aussi comment qu’on mange les plats ici… C’est-y des gratins, des sauces, des gros morceaux…

Mme Dilaret interrompit cette énumération.

— Nous aimons tout ce qui est bien préparé. La seule chose qui nous fasse horreur, c’est le lait brûlé.

— C’est y que vos casseroles seraient mauvaises ? Parce que vous savez, les fonds trop minces jouent de ces tours-là…

Madame fut prise de court.

— Je n’en sais rien, avoua-t-elle.

Ce fut d’un air extrêmement dédaigneux que Prudence repartit :

— Alors, Madame, il faut réfléchir. On dit qu’il n’y a pas de mauvais outils, mais je sais, moi, que dans de mauvaises castroles, on ne peut cuire de bonnes choses… Ainsi, un ragoût…

Agacée, Mme Dilaret coupa net l’explication :

— Je vais vous montrer la cuisine.

En passant devant Prudence, elle se dirigea vers le domaine culinaire.

C’était une pièce vaste, où les casseroles brillaient au long des murs, à l’ancienne mode. Le fourneau était recouvert d’émail blanc, ce qui plut à la domestique.

— J’aime ça pour l’entretien… le tout est de veiller à ce que le feu ne soit pas trop vif, pour que tout le blanc ne devienne pas fin jaune. Comme il y a le gaz, mes rôtis pourront être « saisis »… j’ crois qu’il y aura moyen de se tirer d’affaire, le compte des casseroles y est… sauteuse, faitout, poêle, marmite, plats…, oui, tout ira. Le marché est loin ?

— Non, sur le cours Morand.

— Madame ne m’apprend pas grand’ chose, vu que je suis de Paris et que les cours de Lyon ne me disent rien du tout. Madame sait par mon certificat que je suis une réfugiée de c’te guerre de malheur. Quand ma patronne a été enterrée, j’ suis partie. Alors, vot’ marché se fait dans une cour ! je n’ai jamais vu ça !

— Mais non, on appelle cours, une grande esplanade, une avenue.

— Bon, j’ comprends ! Alors, le menu, le menu ?

— Pour ce matin, comme il est tard, vous pourriez nous faire une purée de pommes de terre, des côtelettes de mouton et un dessert quelconque.

— Et le hors-d’œuvre ?

— À votre choix.

— J’ vois que Madame est facile. Pour demain, je ferai des paupiettes de veau, des tomates et une crème, l’entrée au petit bonheur.

— Parfait, je vous recommande l’économie !

— Oh ! j’y suis habituée depuis le temps qu’on me rabâche cette antienne-là ! Les dames font leur bouche en cœur pour dire : faut économiser pour les pauvres prisonniers, et les cuisinières s’usent les sangs à inventer des prodiges, pendant qu’on oublie les prisonniers.

— Prudence !

— Oh ! je ne parle pas encore pour Madame. Je ne connais pas Madame. Il est possible qu’elle soit juste.

— Et je m’occupe des prisonniers, soyez-en sûre.

— Alors, je félicite Madame ! Et maintenant, hop ! au fourneau, et à midi tonnant, j’invite Madame et sa compagnie à ne pas être en retard.

Mme Dilaret étant chassée de sa cuisine s’en revint dans sa chambre, un peu étourdie par les façons de sa nouvelle servante. Elle se demandait avec quelque inquiétude s’il lui serait possible de s’accorder avec elle. Comme le lui avait fait entrevoir le certificat, elle était légèrement intransigeante et paraissait familière.

Elle eut un soupir d’ennui et pensa qu’il ne fallait pas se plaindre avant d’en avoir le sujet. Les domestiques se recrutaient difficilement, et elle devait faire crédit à la bonne volonté de celle-ci.

M. Dilaret rentra un peu avant midi, et tout de suite il s’enquit :

— Il me semble avoir entendu un certain remue-ménage du côté de la cuisine. Vous avez une nouvelle recrue ? Vous en êtes satisfaite ?

— Je n’ai pu encore juger, mais elle paraît débrouillarde.

— Ce n’est déjà pas mal.

— Je crains de ne plus être maîtresse absolue chez moi.

— Ne vous en plaignez pas !

— Il est certain que n’ayant pas à diriger, j’aurai l’esprit plus libre.

— C’est un grand avantage.

M. Dilaret était magistrat. Une impassibilité étudiée le dominait, comme il se doit à tout juge.

Il déplia son journal, après s’être reposé quelques minutes dans le studio où sa femme était venue le rejoindre.

Peu après survint Jacques Dilaret, charmant jeune homme qui, lui, s’occupait d’une usine de soierie dont le propriétaire était un ami de son père.

Il était gai, tout en demeurant sérieux. Il était bon, sans faiblesse. Il plaisait beaucoup aux jeunes filles, mais il n’avouait pas encore de préférence. D’ailleurs, il ne se montrait pas dans la société depuis longtemps, parce qu’il n’était sorti de l’École centrale que depuis deux ans. Une claudication, survenue pendant son année de service militaire, l’avait dispensé de partir pour les armées. Mais il rendait tellement de services dans son usine et aux œuvres de guerre, que son départ eût été un désastre.

Il embrassa sa mère et il eut presque la même phrase que son père, mais en plus moderne :

— Quel raffut dans votre cuisine ! Vous avez donc une nouvelle acquisition ?

— Tu veux parler de la domestique ? Elle t’intéressera, toi qui aimes les caractères originaux.

— Ah ! et quel âge ?

— Celui qui me plaira !

Jacques regarda sa mère, alors que M. Dilaret quittait son journal des yeux.

— C’est la réponse qu’elle vous a donnée ? demanda Jacques interloqué.

— Oui, mon ami, et tout est à peu près à l’avenant.

— Nous allons nous amuser ! s’écria le jeune homme joyeux. Pour peu qu’elle sache assez bien cuisiner, nous vivrons des jours dorés !

Prudence entra :

— Madame est servie.

Il y eut des regards curieux vers la servante, et les trois convives allèrent s’asseoir à table.

— Tout à fait chic et genre famille respectable…, murmura Jacques.

— Au moins, celle-ci n’est pas en retard, constata M. Dilaret avec satisfaction.

Prudence servit des plats qui furent déclarés exquis, et Jacques la félicita chaleureusement :

— Prudence, je vous adresse tous mes compliments, vous êtes une cuisinière étonnante.

Les mains sur les hanches, Prudence eut un sourire, puis elle prononça lentement :

— Vous êtes un bon et beau garçon et, en plus, vous savez ce qu’est le bon manger. Aussi je vous pardonne de m’appeler Prudence, comme ça tout de go, entre nous, vous auriez pu attendre que nous ayons un peu plus fait connaissance.

M. Dilaret regardait, abasourdi, cette femme imperturbable. Mme Dilaret s’indignait que l’on fît la leçon à son fils, et celui-ci éclatant de rire s’exclama :

— Il me semble que je vous ai toujours vue, bonne Prudence, vous ressemblez à ces vieilles femmes dévouées qui sont accrochées aux familles pour leur plus grand bien.

— C’est un compliment qui compte, à part que le mot vieille n’est pas encore pour moi, et que cette façon d’être accrochée me donne l’idée que je suis un peu une huître à son rocher.

Cette fois, les trois maîtres unirent leurs rires, et Prudence les contempla d’un air dédaigneux. Quand cette gaieté se fut un peu calmée, elle reprit :

— Je vois que vous êtes comme mon ancienne patronne. Bien souvent, elle riait de ce que je lui disais, et ce n’était pas toujours drôle ; mais je sais que les gens qui se payent des domestiques n’ont pas les mêmes idées que nous autres.

Elle rentra dignement dans sa cuisine.

Quand la porte fut close derrière elle, Jacques eut un rire en murmurant :

— C’est une vraie perle, un peu baroque, mais une perle. Vous aviez raison de dire qu’elle était originale.

— Quant à moi, je prévois que votre liberté d’action dans votre intérieur se trouvera assez compromise ; elle est un peu tambour-major, votre servante, et elle vous conduira ferme.

— Vous m’ouvrez une perspective de beaux jours… Enfin ! pourvu qu’elle soit honnête, soupira Mme Dilaret. Elle a un bon certificat, je suppose que c’est mon épicier qui me l’a envoyée.

Mme Dilaret quitta la table pour retourner dans le studio où son mari et son fils la suivirent. Ce dernier prit une revue, tandis que son père continuait la lecture de son journal.

Prudence apporta le café et repartit en silence.

Le breuvage odorant était exquis, et Jacques le savoura en connaisseur.

Puis chacun se rendit à ses occupations respectives. Mme Dilaret resta dans son studio. Elle se complaisait à ces moments de tranquillité où elle tirait l’aiguille ou tricotait. Ce jour-là, des réflexions sur sa nouvelle domestique absorbaient ses pensées. Elle se disait que cette Prudence était entrée chez elle, en pays conquis, et qu’elle n’avait pas eu le loisir de l’hésitation, « Me voici… Quel est le menu ?… Où est la cuisine ? » et Prudence était installée.

Il y avait un point d’acquis : ce qu’elle présentait comme plat était soigné, et le style convenable. Quand on veut se contenter d’une seule aide, il ne faut pas se montrer exigeant, et quand le sort vous favorise en vous envoyant une personne de bonne volonté, il faut lui en être reconnaissant.

Les Dilaret possédaient une fortune qui leur permettait d’avoir plus de personnel, mais par déférence pour les pauvres malheureux et les réfugiés abrités à Lyon, ils préféraient se priver sous ce rapport et donner cet argent aux œuvres de guerre.

Mme Dilaret, de forte santé, s’occupait du ménage, ce qui remplaçait sa culture physique.

Tout en réfléchissant et travaillant, elle entendait, du côté de l’office, les résonances des casseroles et des couverts. Elle augurait que Prudence procédait à des rangements, et elle louait son zèle.

Cependant, elle essayait de brider ses illusions. Combien de fois avait-elle assisté à des débuts pleins de promesses, qui, malheureusement, ne s’étaient jamais réalisés.

— Parfois, la chance peut tourner, murmura-t-elle avec espoir.

Prudence frappa :

— Je connais la route du boucher, du boulanger et celle de l’épicier… mais cela ne suffit pas pour une maison. Je voudrais savoir où l’on affûte les couteaux, parce que, sans froisser Madame, je peux assurer qu’y n’ coupent pas plus qu’une règle…

— Bon, je vous indiquerai le magasin où je les donne d’ordinaire.

Prudence reprit :

— J’ai trouvé Monsieur fort agréable. Peut-être un peu fiérot, mais comme Monsieur est dans la justice, ce n’est pas un mal, ça fait peur aux voleurs. Quèque chose aussi m’a gênée… Pourquoi que vous ne tutoyez pas vot’ mari ? Ça n’a pas l’air amitieux. Je tutoyais mon Ernest, et il n’y trouvait pas de mal… Quant à ce bon petit qui « vouvoie » sa maman, quel malheur de voir ça… c’est pas des manières.

À ces appréciations, Mme Dilaret n’eut pas le temps de répondre, Prudence enchaîna :

— C’est un bon petit gars, pourtant ! il est aimable, il est rieur. Je me sens toute sucrée quand je le regarde et je ferais des folies pour ce petiot. Oh ! entendons-nous, Madame, je ne veux pas le séduire ; quand je parle des folies, c’est à la cuisine que je pense… des plats doux, des mignoteries… qu’il me dise ce qu’il aime, et il sera servi.

Mme Dilaret, qui avait d’abord eu peur, commença un fou rire inextinguible.

Prudence se planta devant elle, les mains croisées à la ceinture et murmura :

— La v’ là comme mon autre patronne. Je ne peux pas ouvrir la bouche dans le tête-à-tête sans que ça rie comme des grenouilles.

Et, dignement, elle sortit de la pièce, tandis que Mme Dilaret, suffoquée par une telle insolence, reprenait son sérieux.

— Je vais la renvoyer, murmura-t-elle, mais le mouvement commencé s’arrêta.

Elle s’avisa que la vie serait peut-être amusante à côté de cette femme aux aperçus pittoresques. On pouvait toujours surseoir quelques jours à l’exécution.

Ses réflexions furent troublées par une nouvelle entrée de Prudence qui vint lui déclarer :

— Aujourd’hui je ne ferai ni raccommodage ni nettoyage. Je ne connais pas la ville, et je ne voudrais pas m’y perdre. Je pense que Madame, quand elle sortira, me permettra de marcher près d’elle pour me montrer les bons coins. Je sais que les dames sortent toujours sur les 4 heures pour leurs visites ou leurs tralalas. Madame a de la chance, elle a des amis ici, moi, je n’en ai pas…

— Au fait, comment êtes-vous venue à Lyon ?

— C’est toute une histoire. Il « bombait » ferme sur Paris… Je connais un chauffeur qui m’a dit : « Mâme Prudence, je file à Marseille demain chercher des clients qui me payent l’aller et retour ; si vous voulez venir avec moi, je vous déposerai où vous voudrez. Je ne dépenserai pas plus d’essence pour deux que pour un… » Je cherchais une place et Paris ne me plaisait plus, vu qu’on passait son temps dans la cave. Et pis, j’aime l’auto. L’idée de ce parcours m’a rendue folle. Pour une fois que je pouvais me payer un voyage gratis, j’aurais été bête de refuser. Donc, nous v’là partis. Ce que j’étais contente ! Je disais bonjour à tous les arbres qui venaient au-devant de nous sur la route ! Je ne pensais plus à la guerre, ni aux avions ni aux bombes. Je me carrais dans ma limousine comme une reine, Madame, comme une reine, car je saluais et souriais aussi aux passants ! Nous avons passé avec assez de mal dans des endroits mais l’ensemble a été bon. Arrivés à Lyon, après le souper à l’hôtel où je devais coucher, mon chauffeur me dit : « Dites donc, bonne mère, j’ai des amis que je vais charrier jusqu’à Marseille, ne pouvez-vous pas rester à Lyon ? — Oh ! que je fais, je n’y connais personne. — Et à Marseille, qui que vous connaissez ? personne non plus ; alors, c’est tout pareil : ici, on mange des quenelles au poisson, à Marseille de la bouillabaisse, et c’est toute la différence. » Alors, Madame, y m’a laissée là. Les amis, c’étaient des clients qui le payaient bien ; alors, vous comprenez, moi je ne comptais plus. Je n’en dis pas de mal, de cet homme ; chacun son intérêt… Les clients m’ont fabriqué un certificat et m’ont envoyée chez vous. Voilà la vérité ! Sur ce bout de papier, ils ont écrit que j’avais deux défauts. Je n’en voulais pas : mais ces gens avaient du bon sens. Ils m’ont dit : « si on ne met que des qualités votre future patronne se méfiera, parce que personne n’est parfait sur la terre ». Alors, je les ai écoutés.

Mme Dilaret voyait un peu plus clair dans l’arrivée de Prudence. Cette franchise lui agréait.

— Je suis contente de ce que vous me dites. Maintenant, je comprends mieux votre venue.

Prudence répliqua :

— Ah ! ça, je suis franche. Quand je cache quelque chose, ça me reste là… et je finis toujours par l’avouer. Je dirai donc à Madame qu’elle est bonne et qu’elle est un peu à la distinction, et pour moi, la distinction, c’est quand on est dans les hauteurs… Vous ressemblez à ma dernière patronne. Elle a essayé de me faire une boniment là-dessus, en me disant que je mélangeais la distinction avec le dédain, mais je n’ai rien compris. Tout ce que je puis dire à Madame, c’est que les dames qui sont dans un fauteuil et qui empêchent leur malheureuse domestique de s’asseoir en face d’elles sont des distinguées. Tout me chante que Madame est de cette espèce-là ! N’en parlons donc plus, je connais la vie, c’est comme ça et pas autrement.

Mme Dilaret retenait son rire, le langage de Prudence lui paraissait tellement imagé, qu’elle hésitait à s’en divertir devant elle, craignant de la rendre plus familière et sur tout insupportable.

Revenant à la première idée de sa domestique, elle y répondit donc :

— Je sortirai plus tôt cet après-midi, afin de vous initier un peu à la ville, ou tout au moins aux alentours de la maison.

— Bien, Madame. Je puis demander quelque chose à Madame ? Oui ? Bon. Y paraît qu’il y a une belle Sainte Vierge, ici… Notre-Dame de la Fourière ?

— … de Fourvière !…

— Bon ! Je voudrais aller la voir. On m’a dit que c’était un pèlerinage. Je lui mettrai un cierge. J’ai de la piété et on me couperait le cou, plutôt que de me faire manquer ma Messe du dimanche. Je me souviens maintenant d’avoir entendu parler de cette bonne Dame. C’est comme un nuage qui passe dans ma tête. Aïe ! il s’envole ! tant pis ! tant pis ! Le voici qui revient !… je le tiens ! Elle est noire, cette Sainte Vierge, oui, c’est ça ! Ah ! voilà un mystère pour moi. Les bonnes Dames blanches et les bonnes Dames noires ! ça me fait penser aux notes de musique. Mon ancienne patronne me disait que les blanches et les noires avaient quelquefois le même son, mais que les blanches chantaient plus que les autres. Je n’ai pas très bien compris, mais depuis que je sais ça, quand j’ai du temps, je prie une Sainte Vierge blanche, et quand je n’ai qu’un moment, je galope devant une noire.

Cette fois, Mme Dilaret ne se retint plus. Elle éclata d’un rire si épanoui que Prudence la contempla avec sévérité.

— Ben, vrai ! prononça-t-elle, Madame rit encore mieux que ma pauvre ancienne Madame ; c’est tout de même désolant que je porte au rire de cette façon-là, moi qui « est » si sérieuse, si convenable.

— Oui… oui… bégayait Mme Dilaret, laissez-moi… je… je… vais m’habiller pour sortir.

— Madame, Madame ! murmura la domestique effarée, vous allez vous rendre malade, j’ai connu une dame qui en est morte… ses boyaux se sont tortillés, j’aurais dû dire « ses entrailles », ça veut dire boyaux en distingué.

Mme Dilaret lui imposa silence de ses deux mains jetées en avant.

Consternée devant cet accès d’hilarité, Prudence continuait de regarder, en se contentant de hocher la tête. Enfin, la pauvre dame se calma et, enfoncée dans un fauteuil, elle reprenait sa respiration, tout en tamponnant ses yeux pleins de larmes.

— Ah ! Prudence, put-elle dire enfin, combien vous m’avez amusée… Il y a des années que je n’ai pas ri d’aussi bon cœur…

— Je ne conseille pas Madame de recommencer. Je suis sûre que demain les côtes de Madame lui feront un mal ! il n’y a pas de bon sens de se mettre dans des états de rire pareils ! maintenant que Madame est calée de nouveau dans son sérieux, est-ce que je peux encore lui poser une question avant que nous allions en ville ?

— Posez ?

— J’ suis patriote… et ça m’a donné un coup au cœur de voir not’ beau petit gars assis entre papa et maman, au lieu d’être avec les camarades au milieu de c’te guerre de misère…

Mme Dilaret se leva comme un mât que l’on dresse et cria :

— Vous n’avez donc pas vu qu’il boite ?

Prudence écarquilla les yeux, puis elle murmura :

— Je n’avais rien remarqué. Il est vrai que je n’étais pas là quand il est arrivé, ni quand il est reparti… Ah ! tant mieux !

— Comment, tant mieux ! nous en sommes désolés, et lui tout le premier.

— Je disais tant mieux, parce que j’étais soulagée de savoir qu’il n’était pas un embusqué… un de ceux-là qui critiquent et ne sauraient même pas tirer un coup de fusil.

— Comme vous êtes simple, Prudence, et que cela fait du bien.

— Pour ça, oui, Madame, je ne suis pas fière, on me l’a toujours dit. À quoi est-ce que cela me servirait d’ailleurs ? Pour en revenir à vot’ fils, je me doute que vous avez de la peine de l’avoir si mal réussi… mais…

— Il n’est pas venu au monde ainsi ! protesta Mme Dilaret avec véhémence. Il a fait une chute de cheval…

— Oh ! aussi, cette idée de monter sur un cheval, faut pas jouer avec les animaux qu’on ne connaît pas.

— Il accomplissait son service militaire et n’avait qu’à obéir.

— Alors, c’est autre chose ! Eh bien ! maintenant, puisqu’il est libre, si on le mariait ?

Mme Dilaret, encore une fois, fut suffoquée par cette ouverture. Marier son fils, elle y pensait. C’était même son grand souci, mais elle ne s’attendait pas à ce que sa servante, arrivée du matin même, s’occupât déjà des affaires intimes de la famille. Sa première pensée fut de signifier à Prudence qu’elle n’avait pas à se mêler de cette question. Mais elle savait que les domestiques parlent de leurs maîtres, et que le hasard était ironique. Si, justement, quelque mère ayant des vues se documentait auprès de la servante ?

Entre un achat de poireaux et de carottes, il est facile d’insinuer :

— Votre jeune Monsieur est difficile ? il fume beaucoup ? il rentre tard ? il est coléreux ? Votre patronne est agréable en famille ?

Or, Mme Dilaret ne voulait pas que l’on parlât mal d’elle, afin que les questionneuses ne disent pas d’avance qu’elle serait une belle-mère insupportable. Dans la vie, il faut grouper ses chances. Pour le moment, Mme Dilaret était une mère enviée, et les jeunes filles à marier lui envoyaient leurs plus doux sourires. Elle savait qui ces sourires visaient ; mais, pour l’instant, elle en bénéficiait. Quand son fils aurait choisi, toutes les délaissées ne la ménageraient plus.

La réflexion de Prudence remettait devant son esprit ces questions brûlantes qu’elle écartait le plus possible.

Elle répondit avec circonspection :

— Je ne demande pas mieux. J’ai hâte de devenir grand’mère, mais mon avis est qu’il ne faut pas forcer les garçons à se créer un foyer, l’idée lui en viendra…

— Je me permets de ne pas être d’accord avec Madame sur cette affaire. Un garçon, ça ressemble à une crêpe : on retourne ça comme on veut… houp ! à l’endroit ! houp ! à l’envers ! si une de ces dames, hum ! hum ! le remarque pour not’ malheur, ah ! bien, elle le fera sauter, et son argent avec… Pensez, rouler le fils d’un juge, c’est du nanan… Alors, pendant qu’il n’y a rien sous roche, il faudrait lui donner une revue de belles jeunes filles… à la place de Madame, je les choisirais à la Messe… C’est là qu’on voit les vraies figures ; occupées à méditer, leurs nerfs se détendent, elles défont leur masque, comme qui dirait… Alors, on lit sur elles la bonté ou la méchanceté.

Mme Dilaret, encore une fois, se prit à rire.

— Que Madame ne rie pas. Tout cela est fort sérieux. C’est l’avenir d’une famille… Madame me croira si elle veut, mais je connais un exemplaire de ce genre. Feu ma patronne avait un neveu qu’elle voulait marier, et les fiançailles ont eu lieu. Je n’étais pas au courant, naturellement, parce que ceux qui vivent à côté des personnes, ignorent la plupart du temps ce qui les concerne. Quand Madame m’a annoncé la nouvelle, j’ai été franchement surprise, et quand j’ai su le nom, j’ai manœuvré pour savoir la paroisse. Quand la jeune fiancée est venue, je l’ai bien regardée et, le dimanche suivant, je suis allée à la Messe de son église. Eh bien ! Madame me croira si elle veut, je n’ai presque pas reconnu la demoiselle… Le sourire gracieux s’était envolé, les beaux yeux pleins d’amour n’existaient plus. Des lèvres serrées, vous savez de ces lèvres d’avare qui lieraient un sac d’écus, et des yeux froncés qui ont l’air de dire : je te tiens, mon vieux, et tu fileras doux ! Plus de cigarettes ! Plus de bridges ! Plus de bons repas ! Je suis revenue à moitié folle, et j’ai crié à Madame :

— Que votre cher petit Jean n’épouse pas cette femme, c’est une harpie ! il ne sera pas heureux huit jours. Alors, posément, Madame m’a ordonné de rentrer dans ma cuisine et de préparer un bon dîner pour le soir même, parce que les fiancés devaient venir ! Avant de passer la porte, j’ai encore répété ce que j’avais sur le cœur… Que cette demoiselle, ne se croyant pas observée, avait laissé sa figure se figer dans ses défauts. Madame m’a dit que j’étais somnambule ou autre chose, je ne sais plus, et que je n’avais à m’occuper que de mon menu. J’ai quitté Madame le cœur ulcéré, à ce point que j’en avais mal à tous les nerfs. J’ai ragé toute la journée. Quand la belle est arrivée, ça a été des sourires et des yeux à cuire le diable. Je me suis dit : « Je lui flanquerai de la sauce sur sa robe… » Et j’ai fait comme je l’avais projeté. Ah ! si Madame avait vu sa tête ! un serpent dressé ! « Maladroite ! » qu’elle a crié tout haut ; puis, elle est venue avec moi dans le cabinet de toilette, et j’en ai entendu ! Que je lui payerais sa robe, que je serais renvoyée dès qu’elle ferait partie de la famille. Qu’elle ne comprenait pas qu’on me gardait, que j’avais une vraie tête de voleuse… Une litanie, quoi ! Je ne répondais rien parce que je m’attendais à tout cela. Je plaignais seulement le bon petit Jean qui a un cœur d’or, et qui allait s’affubler de cette chipie pour toute sa vie. Quand nous avons été seules, avec Madame, je lui ai raconté la scène. Elle n’en revenait pas, d’autant plus que cette tache pouvait très bien être cachée sous un pli. Ma pauvre Madame avait commencé par me dire : « Vous ne pensiez donc pas à ce que vous faisiez, Prudence ? — Mais si, que j’avais répondu, je l’ai fait exprès ! » Et je me suis expliquée. Madame m’a admirée, pas tout haut, non, parce qu’elle restait toujours sur son quant-à-soi ; mais de la façon dont elle réfléchissait, je voyais qu’elle était tourmentée, et c’est moi qui ai eu raison ! Un jour, Madame m’a fait entendre un autre son de cloche : la demoiselle avait renvoyé son fiancé, parce qu’elle se figurait que sa tante lui donnerait tout de suite sa fortune, en ne conservant qu’une petite rente. Hein ! mes voyances triomphaient !…

Et Prudence arrêta enfin ce déluge de paroles. Mme Dilaret l’écoutait avec un grand intérêt, et elle ne put s’empêcher d’approuver.

— Votre idée est originale, je la pratiquerai certainement quand il s’agira de mon fils ; mais j’ai peur de ne pas m’y connaître aussi bien que vous ; je ne suis pas physionomiste.

— J’aiderai Madame…

— Nous y penserons…

— Maintenant, reprit Prudence, je vais m’attifer pour sortir avec Madame. Oh ! je serai convenable ! Je ne porte que du noir, depuis la mort de mon défunt… Pourtant, je n’aime pas le noir, et lui ne l’aimait pas non plus ; mais tant pis ! Il me plaint de là-haut et ça me fait plaisir. Je lui parle, je lui raconte mes petites affaires, cela me soulage. Si je disais à Madame que nous nous entendons mieux depuis qu’il est là-haut… C’est vrai comme je vous vois.

Mme Dilaret crut qu’elle ne pourrait jamais s’arrêter de rire. Depuis qu’elle était au monde, elle n’avait jamais vu un semblable personnage, et elle pensait qu’elle pourrait passer beaucoup de choses à Prudence, si toutefois elle ne dépassait pas certaines bornes.

Tout en mettant son chapeau, elle souriait encore au souvenir des paroles de Prudence. Celle-ci revint très vite dans une tenue fort convenable.

— Je suis bien noire, n’est-ce pas, Madame ; mais c’est élégant.

— Vous êtes fort bien…

Elles s’en allèrent. Prudence commença par marcher à un pas derrière sa patronne ; mais cette dernière la pria de s’avancer un peu, car elle ne pouvait lui expliquer ce qu’elle désirait. Elle lui indiqua quelques fournisseurs, puis elle proposa :

— Puisque nous avons du temps devant nous, je vais vous montrer le plus vieux pont de Lyon… il a huit cents ans.

— Oh ! là… comme Mathusalem.

— Vous avez dû voir déjà le pont Morand, et vous ne connaissez donc pas celui qui est là-bas.

— Je veux bien le regarder ; mais je ne passerai pas dessus… j’aurais trop peur qu’il craque ! c’est que je suis lourde…

— Il est solide…

— Ça doit tout de même être vrai, puisqu’il dure depuis si longtemps.

Prudence regarda le Rhône et resta pensive. Puis, elle avoua :

— Cette eau-là me paraît moins aimable que la Seine ; je crois qu’elle doit se mettre en colère.

— Quelquefois…

— Je l’avais deviné. Oui, il y a des différences entre les eaux comme entre les gens, et on se demande pourquoi. Ainsi, nous deux. Pourquoi est-ce qu’il y en a une qui sert l’autre ?

Mme Dilaret ne releva pas cette remarque. Elle se contenta de recommander :

— Retenez que ce pont s’appelle la Guillotière…

— J’essayerai, mais ma mémoire n’est plus bonne. Dans mon jeune temps, j’ savais des fables et je les récitais à des repas de noces ; mais maintenant, je ne saurais plus deux lignes. Et, c’est dommage, parce que cela plaît toujours. Ah ! je ne dis pas que cela se ferait dans le monde de Madame ; mais, par exemple, au mariage de M’sieu Jacques, je pourrais peut-être en réapprendre une. Ce mariage-là me trotte dans la tête… J’ vois déjà le beau petit ménage installé…

— Ne vous tourmentez pas à ce sujet, Prudence, l’avenir nous apportera ce que nous devons avoir.

— Faut l’aider, cet avenir, murmura la tenace servante.

Tout en parlant, ces dames effectuaient leur chemin. Elles furent sur la place Bellecour d’où l’on voyait la colline de Fourvière.

— Oh ! s’écria Prudence, sans souci des passants, en v’là une montagne devant nous ; j’avais tellement les yeux sur les boutiques, que je ne l’avais pas encore vue !

— C’est la basilique avec sa Sainte Vierge dorée. Approchons-nous un peu et vous pourrez l’admirer.

— Encore un pont à passer ! c’est toujours c’te Rhône ?

— Non, c’est la Saône, cette fois.

Quand Prudence vit de plus près la magnifique statue qui brillait au soleil, elle ne put contenir sa joie, et elle s’extasia sans modération.

— Oh ! elle me tend les bras ! c’est-y qu’elle est en vrai or ? Oh ! Madame, je voudrais aller tout contre ; et ces tours ! vous voyez ces tours, Madame ! on dirait des nids d’aigles ou de cigognes.

— Ne dites pas vos sottises si haut, Prudence ; ces quatre tours représentent la tour de David.

— Bien ! bien, Madame ! je ne suis pas savante, et je m’explique avec les mots que je sais.

— Oui… oui…

— Nous n’escaladons pas cette montagne, Madame ? J’ suis bonne grimpeuse.

— Nous irons dimanche, et nous prendrons le funiculaire.

— Je ne connais pas ça…

— C’est un wagonnet qui passe sous un tunnel.

— Je pense alors que c’est un genre de métro. Je n’aime pas le métro, par rapport à la nuit qui est dedans. Ce qu’il me faut, c’est de la lumière, et c’est ce qui me plaît, dans cette Bonne Dame, c’est qu’elle brille ! Votre métro, je ne le prendrai pas… j’irai à pied, et pis ! ce sont des contes ! Comment qu’on irait sous terre pour monter là-haut ? C’est pas possible !…

— Vous verrez ! c’est très facile. Maintenant, nous allons retourner à la maison en tramway.

— C’est dommage ! On va repasser sur les ponts ?

— Naturellement.

— Je ne suis pas entichée de c’te Rhône et de c’te Saône ; ça vous a des airs remuants qui ne me disent rien du tout.