Proverbes dramatiques/Les Deux Comédiens de province

Explication du Proverbe :


LES DEUX COMÉDIENS
DE
PROVINCE.

CENT UNIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


RAMAGEAU, en habit brodé. Comédiens.
RIANVAL, en habit de valet.
ROBERT, Paysans.
GRAND-PIERRE,
JEAN LE BLANC
JAQUOT,


La Scene est dans la Campagne.

Scène premiere.

RAMAGEAU, RIANVAL.
RAMAGEAU.

Sas-tu bien, Rianval, que je commence à être fort content de ce qui nous est arrivé.

RIANVAL.

Quoi, Ramageau ? de ce que notre salle de comédie a été brûlée, & qu’il ne nous reste plus rien.

RAMAGEAU.

Mais nous n’avions pas grand-chose.

RIANVAL.

Nous avons sauvé le meilleur, qui étoit nos habits de théâtre.

RAMAGEAU.

Et en nous sauvant ainsi, nos dettes sont payées.

RIANVAL.

Nous n’aurions jamais pu satisfaire ces animaux de créanciers.

RAMAGEAU.

Nous ne pouvions leur donner pour argent comptant, que la scene de Dom Juan & de Monsieur Dimanche.

RIANVAL.

Et celle du Joueur avec son Tailleur. Oui ; mais nous voyageons à pied.

RAMAGEAU.

Nous nous promenons : qu’est-ce que nous faisons par jour, deux ou trois lieues ?

RIANVAL.

Selon que les châteaux se trouvent sur notre chemin. Cette vie me paroît assez commode ; c’est à-peu-près celle des mendiants, qui ne sement rien, & qui recueillent autant que ceux qui travaillent.

RAMAGEAU.

Ai-je l’air d’un mendiant ? en ai-je le ton, avec cet habit & mes talons rouges ?

RIANVAL.

C’est moi qui te le donne le ton ; je suis comme le chat botté, & toi comme le fils du meûnier, je te fais valoir ; mais j’aime mieux mon rôle que le tien.

RAMAGEAU.

Tu vis avec les valets.

RIANVAL.

Oui, que je fais rire, & qui me régalent bien.

RAMAGEAU.

On me traite avec respect sur les chemins où je passe, & avec considération dans les maisons.

RIANVAL.

Oui ; parce que je vais annoncer qu’un Seigneur, dont la chaise est cassée dans le village, demande au Seigneur châtelain à coucher & à souper ; mais quand on n’a pas le sol pour jouer dans la société, on ne fait pas un trop beau rôle.

RAMAGEAU.

Je joue le rôle d’amoureux auprès de toutes les femmes ; & elles me trouvent charmant, & de la meilleure compagnie.

RIANVAL.

Oui ; mais il faut partir le lendemain avant que tout le monde soit éveillé, afin qu’on ne s’apperçoive pas que nous n’avons pas d’équipage. Tu attends long-temps le souper ; & moi, je mange en arrivant, & je dors, si j’en ai envie, en attendant qu’on serve ; enfin, je ne changerois pas mon habit contre le tien.

RAMAGEAU.

Ni moi non plus, assurément ; tu ne manges que des restes, quand je fais très-bonne chere.

RIANVAL.

Il ne faut pas tant faire le fin, ces restes valent mieux que nos soupers d’auberge. En arrivant ici, j’ai mangé d’un pâté excellent, dont j’ai encore deux bons morceaux de croûte dans ma poche, que tu serois peut-être bien heureux de trouver demain, si notre journée est longue.

RAMAGEAU.

Fi donc !

RIANVAL.

Tu as peut-être bien faim, à présent que tu fais le dédaigneux.

RAMAGEAU.

Mais pas mal. Sais-tu si je ferai bonne chere ce soir ?

RIANVAL.

Tu auras une fricassée de poulet, une compote de pigeons, un dindon rôti avec une salade.

RAMAGEAU.

Eh bien ?

RIANVAL.

Cela ne sera peut-être pas trop bon ; c’est la femme du concierge qui fait la cuisine ; nous aurions dû aller plus loin.

RAMAGEAU.

L’idée de vivre ici aux dépens d’un homme absent, m’a paru plaisante.

RIANVAL.

Oui, & ces bonnes gens qui nous ont dit : Monsieur est sans doute Monsieur Rotor, l’ami de notre maître.

RAMAGEAU.

Cela est assez heureux ; car nous ne savions pas le nom d’un de ses amis.

RIANVAL.

Je me suis informé sur ce Monsieur Rotor.

RAMAGEAU.

Eh bien ?

RIANVAL.

C’est un vilain homme, qui a une très-mauvaise réputation dans le pays, qui est dur, inhumain & fat.

RAMAGEAU.

Voilà donc le rôle qu’il faudra que je joue tant que je resterai ici ; car je pense que nous pourrions y rester deux jours pour faire blanchir nos chemises, en disant que nous attendons une nouvelle chaise, ayant renvoyé la nôtre.

RIANVAL.

Cela est bien imaginé.

RAMAGEAU.

Tu sens bien que je vais regner en maître dans cette maison, comme si elle m’appartenoit.

RIANVAL.

Moi, qui n’ai pas de vanité, j’aimerois autant aller ailleurs ; car si le véritable maître de la maison arrivoit, cela seroit embarrassant.

RAMAGEAU.

Pour des Comédiens ? j’inventerois cent fables dans un instant. Tu n’auras qu’à seulement me soutenir.

RIANVAL.

Ne t’embarrasse pas.

RAMAGEAU.

Mais le souper doit être prêt. J’ai envie de retourner au château.

RIANVAL.

La faim rend le temps long.

RAMAGEAU.

Voici des paysans qui nous regardent beaucoup.

RIANVAL.

C’est de la considération & des respects qu’ils t’apportent.

RAMAGEAU.

Il faut en jouir, & s’amuser pour passer le temps, en attendant le souper.

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Scène II.

RAMAGEAU, RIANVAL, ROBERT, GRAND-PIERRE, JEAN LE BLANC, JACQUOT.
ROBERT, à Rianval.

Nous saurons bien si c’est Monsieur Rotor.

JEAN LE BLANC.

J’allons le demander à cet autre qui est avec lui.

JACQUOT.

Laisse-moi faire.

GRAND PIERRE.

Eh bien oui ; si c’est lui, je l’y parlerons.

JACQUOT.

Pourriez-vous me dire comment s’appelle ce Monsieur là ?

RIANVAL.

C’est Monsieur Rotor.

ROBERT.

C’est bian vrai ?

RIANVAL.

Quand je vous le dis, vous devez me croire.

GRAND-PIERRE.

En vous remerciant.

RAMAGEAU.

Qu’est-ce que veulent ces gens-là ?

ROBERT.

Nous demandions si vous vous appelliez Monsieur Rotor ?

RAMAGEAU.

Oui, pourquoi.

ROBERT.

C’est vous, Monsieur, qui avez fait bâtir ce château à deux lieues d’ici ?

RAMAGEAU.

Oui, le trouvez-vous beau ?

GRAND-PIERRE.

Ah ! mon Dieu, oui Monsieur, très-beau ; il y a une avenue bien longue !

RAMAGEAU.

Mais pas mal.

JAQUOT.

Il y avoit là des maisons avant l’avenue.

RAMAGEAU.

Oui qui m’embarrassoient, j’ai fait raser tout cela.

ROBERT.

Et savez-vous à qui étoient ces maisons.

RAMAGEAU.

Je ne m’en souviens plus.

ROBERT.

C’étoit à la veuve Martin qui étoit ma mere.

GRAND-PIERRE.

Et à la veuve Michel qui étoit ma tante.

JEAN LE BLANC.

Et notre cousine à nous deux. Il montre Jaquot.

RAMAGEAU.

Eh bien, à la bonne heure.

ROBERT.

Mais, Monsieur, quand on prend le bien des gens, il faut le payer.

RAMAGEAU.

Cela est juste.

GRAND-PIERRE.

On n’en a payé que le quart.

RAMAGEAU.

Apparemment que cela ne valoit pas davantage.

ROBERT.

Elles n’ont pas pu acheter d’autres maisons, & c’est vous qui les avez rendu malheureuses en les ruinant.

RAMAGEAU.

Elles sont payées ; ainsi tout cela est fini.

GRAND-PIERRE.

Nous ne vous demandons pas d’argent ; mais cela n’est pas fini.

RAMAGEAU.

Comment ! cela n’est pas fini ?

ROBERT.

Non morgue, & je voulons en tirer vengeance nous-mêmes ; puisque je n’avons pas pu avoir de bonnes raisons autrement.

RAMAGEAU.

Mais qu’est-ce que c’est donc que cela ? Si j’appelle mes gens, je vous ferai assommer.

GRAND-PIERRE.

Nous ne les craignons pas. En vela un qui nous paroît un honnête homme, qu’il ne se mêle pas de cela.

RIANVAL.

Messieurs, je ne dis rien.

ROBERT.

Et vous faites bien.

RAMAGEAU.

Mais un petit moment ; mes amis, qu’est-ce que vous voulez ?

GRAND-PIERRE.

Vous donner autant de coups de bâton que vous nous avez volés d’écus.

RAMAGEAU.

Eh bien, un moment, je vous les rendrai.

ROBERT.

Oui, vous nous le promettrez, & puis vous ne nous tiendrez pas parole ; j’aimons mieux le certain que l’incertain. Il leve son bâton.

RAMAGEAU.

Ah ! ça un moment, écoutez-moi ; il faut s’expliquer, je crois que vous avez raison.

JAQUOT.

Je le savons bien.

RAMAGEAU.

On m’a dit que ce Monsieur Rotor étoit un vilain, un avare.

JEAN LE BLANC.

Dites un frippon, de prendre le bien d’autrui.

RAMAGEAU.

Eh bien, oui il est un frippon, un coquin, tout ce que vous voudrez ; mais je ne suis pas Monsieur Rotor, moi.

GRAND-PIERRE.

Oh ! que je ne nous payons pas de ces raisons là.

RAMAGEAU.

Bien loin d’être Monsieur Rotor, je ne fais qu’un Comédien, & je m’appelle Ramageau.

JEAN LE BLANC.

Oh ! vous autres gens riches, vous avez trente-six noms, cela est égal.

RAMAGEAU.

Je vous dis que je ne suis pas riche.

RIANVAL.

Cela est bien vrai.

ROBERT.

Encore une fois, je vous disons de ne pas vous mêler de cela ; vous faites mal de servir un coquin comme celui-là ; mais il faut vivre comme on peut, & je vous le passons.

RIANVAL, à part.

Je ne sais pas trop comment il se tirera delà.

RAMAGEAU.

Pourquoi ne voulez-vous pas croire ce que je vous dis ?

GRAND-PIERRE.

Parce que vous avez un habit qui ne ment pas comme vous, & qui dit que vous êtes riche.

JAQUOT.

Et que vous nous avez dit, vous-même, que vous étiez Monsieur Rotor.

RAMAGEAU.

J’ai voulu badiner.

ROBERT.

Oh ! bien, nous n’avons pas envie de rire, & nous ne badinerons pas, nous. Il lève son bâton.

RAMAGEAU.

Comment… Il s’enfuit.

GRAND-PIERRE.

Oh ! je t’attrapperons bian. Ils courent tous après ; on les entend frapper, & Ramageau crie.

RAMAGEAU, sans paroître.

Haye, haye, haye.

RIANVAL.

Le pauvre diable, n’aimera plus autant son bel habit.

RAMAGEAU, revenant en criant.

Haye, haye, haye.

ROBERT.

Monsieur, nous vous baillons bien le bonjour !

GRAND-PIERRE.

Oui, nous voilà quitte.

JAQUOT.

A moins que vous ne vouliez nous revenir revoir.

JEAN LE BLANC.

Je vous régalerons de même.

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Scène derniere.

RAMAGEAU, RIANVAL.
RAMAGEAU.

Le diable emporte les coquins ! Mais pourquoi donc ne m’as-tu pas défendu ?

RIANVAL.

Et avec quoi ? Et puis je n’ai pas voulu diminuer la part de la considération qu’on te porte avec ton habit brodé.

RAMAGEAU.

Oui ; c’est bien là le moment de plaisanter.

RIANVAL.

Monsieur Rotor veut-il venir souper au château ?

RAMAGEAU.

Le diable emporte Monsieur Rotor, son ami, & son château.

RIANVAL.

Et l’avenue, n’est-ce pas ?

RAMAGEAU.

Je n’ai pas envie que ces coquins-là reviennent ici me retrouver ; allons-nous en.

RIANVAL.

Mais tu n’as pas soupé.

RAMAGEAU.

Ah ! je n’ai pas faim, éloignons-nous toujours promptement

RIANVAL.

Allons, je le veux bien ; mais tu ne feras pas fâché de trouver la croûte de pâté que j’ai dans ma poche, ce soir ou demain matin.

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101. Les jours se suivent, & ne se ressemblent pas.