Proverbes dramatiques/Le Fripon orgueilleux

Explication du Proverbe :


LE FRIPPON
ORGUEILEUX.

QUATRE-VINGT-ONZIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


Mme . DE CLERSEL.

LE COMTE DE VALPREUX.

LE BARON DE VALPREUX Fils.

LE DUC DE NERVAY, Ministre.

M. BOUFFI, Financier.

LE BRUN, Valet de chambre de Mme . de Clersel.


La Scene est chez Madame de Clersel.

Scène premiere.

Me. DE CLERSEL, M. BOUFFI.
Me. DE CLERSEL.

Entrons ici, & assoyons-nous.

M. BOUFFI.

Oh très-volontiers, Madame, je n’aime point à me tenir debout nulle part ; c’est ce qui fait que je vais rarement aux audiences.

Me. DE CLERSEL.

Vous n’en avez plus besoin, à ce qu’on m’a dit, Monsieur Bouffi ; car vous êtes fort riche, & vous avez quitté les affaires.

M. BOUFFI.

Oui, Madame ; &, Dieu merci, quand on a cent mille écus de rente, on n’est pas mal.

Me. DE CLERSEL.

On est au dessus de tout.

M. BOUFFI.

Pas absolument, Madame ; cependant ma fortune est l’ouvrage de dix ans, & je crois que cela prouve le mérite ; mais j’ai toujours devant les yeux ces diables de gens de qualité, qui se croient au-dessus de tout le monde, & cela me tracasse.

Me. DE CLERSEL.

Il faut laisser à chacun sa chimere. Venons à l’affaire dont on m’a dit que vous aviez à me parler, Monsieur Bouffi.

M. BOUFFI.

Madame, j’ai envie de me marier, & je crois être un assez bon parti.

Me. DE CLERSEL.

Sûrement.

M. BOUFFI.

Cependant je voudrois être encore meilleur, & c’est pour cela que je veux me marier.

Me. DE CLERSEL.

Je ne vous comprends pas.

M. BOUFFI.

Je vais m’expliquer : ce n’est pas assez d’être riche, il faut avoir un état, & c’est ce qui m’occupe depuis long-temps.

Me. DE CLERSEL.

Mais le vôtre ?…

M. BOUFFI.

N’étoit rien en comparaison de ce que je desire. J’ai pour voisin un homme de mes amis, homme de qualité simple ; mais son fils n’est pas de même, il aime à vivre, pendant que son pere amasse ; c’est le Baron de Valpreux.

Me. DE CLERSEL.

Ce sont des gens de bonne maison.

M. BOUFFI.

Je ne le sais que trop ! Il a voulu m’écraser ce Baron avec sa qualité ; mais avec mon argent j’ai pris le dessus ; j’ai agrandi ma terre au point qu’elle est dix fois plus grande que la sienne ; il aime la chasse, & il est très-borné de tous les côtés par mes possessions.

Me. DE CLERSEL.

Vous devez être content.

M. BOUFFI.

Point du tout. Il donne des spectacles chez lui ; on y joue la comédie assez bien : qu’est-ce que j’ai fait chez moi ? je donne des opéra comiques, & je l’emporte par la musique.

Me. DE CLERSEL.

Eh bien, cela est encore un triomphe pour vous.

M. BOUFFI.

Qui ne me satisfait point. On dit toujours la comédie de M. le Baron.

Me. DE CLERSEL.

Et la vôtre, celle de Monsieur Bouffi ?

M. BOUFFI.

Oui, Madame, voilà ce qui me désole, parce que cela a quelque chose d’humiliant ; je ne voudrois pas qu’il fût au-dessous de moi ; mais je voudrois du moins être son égal.

Me. DE CLERSEL.

Mais s’il vous traite bien ?

M. BOUFFI.

Il y a toujours dans les honnêtetés avec moi ce ton supérieur de la qualité ; enfin, il n’envie point mon sort ; &, plus riche que lui de beaucoup, je suis réduit à envier le sien.

Me. DE CLERSEL.

C’est une folie.

M. BOUFFI.

Qui me fera mourir de chagrin.

Me. DE CLERSEL.

Mais que puis-je faire à cela, moi ?

M. BOUFFI.

Premièrement, favoriser un mariage que je desire, & qui dépend entiérement de vous.

Me. DE CLERSEL.

Je vous entends, Monsieur Bouffi ; la tournure que vous prenez est très-délicate pour me déclarer votre amour.

M. BOUFFI.

Je n’ose point me flatter de vous inspirer de l’amour, Madame ; ce n’est point là ce qui me fait désirer de vous épouser.

Me. DE CLERSEL.

Mais quoi donc ?

M. BOUFFI.

Deux raisons : la premiere, de vous enlever au Baron qui vous aime à la fureur, & qui espère que vous vous rendrez à son amour.

Me. DE CLERSEL.

Comment savez-vous cela ?

M. BOUFFI.

Avec de l’argent, on sait tout ce que l’on veut savoir. Si je puis vous paroître digne de vous, Madame, je vous ferai Marquise ; j’ai des moyens pour cela, & je vous assurerai un douaire de cinquante mille livres de rentes ; voilà, je crois, ce que le Baron de Valpreux ne pourra jamais faire avec tout son amour & sa naissance.

Me. DE CLERSEL.

Cela mérite d’y penser. Et comment me ferez-vous Marquise ?

M. BOUFFI.

En faisant ériger ma terre en marquisat. Monsieur le Duc de Nervay est votre ami, il est ministre, & rien ne lui sera plus facile.

Me. DE CLERSEL.

Mais il est ami du Baron de Valpreux & de son père.

M. BOUFFI.

Ont-ils votre parole ?

Me. DE CLERSEL.

Non, pas absolument.

M. BOUFFI.

Eh bien, ne dites rien à Monsieur le Duc de nos projets.

Me. DE CLERSEL.

Vous avez raison. Il m’a fait demander aujourd’hui un rendez-vous ici ; je lui parlerai de votre affaire.

M. BOUFFI.

Et nous conclurons tout de suite le mariage.

Me. DE CLERSEL.

Allons, je n’y perdrai pas un moment.

M. BOUFFI.

D’ailleurs, le Baron de Valpreux ne sera pas si riche qu’il le croit, il peut s’en rapporter à moi.

Me. DE CLERSEL.

Réellement ?

M. BOUFFI.

Je n’ai pas l’honneur de vous en dire davantage ; j’ai une affaire à terminer, je reviendrai tout de suite pour savoir la réponse de Monsieur le Duc de Nervay.

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Scène II.

Me. DE CLERSEL, LE BARON, M. BOUFFI.
LE BRUN.

Monsieur le Baron de Valpreux.

M. BOUFFI.

Ah ! je vous prie, qu’il ne se doute de rien.

LE BARON.

Quoi ! Madame, vous avez ici mon voisin, Monsieur Bouffi ? C’est un homme charmant ! (Il lui tend la main. Monsieur Bouffi se baisse & se redresse tout de suite.)

M. BOUFFI.

Monsieur le Baron a bien de la bonté !

LE BARON.

Il a donné, cette année, des spectacles charmants, délicieux !

M. BOUFFI.

Monsieur, après les vôtres.

LE BARON.

Je n’avois point de musique : ce n’étoit rien du tout en comparaison ; mais je dis rien, Monsieur Bouffi.

M. BOUFFI.

Il est vrai que la musique…

LE BARON.

Fait tout, tout, vous dis-je, dans un spectacle.

M. BOUFFI.

Et la mienne n’étoit pas mauvaise.

LE BARON.

Où allez-vous donc, Monsieur Bouffi ?

M. BOUFFI.

Une affaire m’oblige de quitter Madame.

Me. DE CLERSEL.

Vous reviendrez ?

M. BOUFFI.

Oui, Madame, promptement.

LE BARON.

Adieu, adieu, Monsieur Bouffi.

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Scène III.

Me. DE CLERSEL, LE BARON.
LE BARON.

Qu’est-ce que vous faites donc de cet homme-là chez vous, Madame ?

Me. DE CLERSEL.

Je le vois comme tout le monde.

LE BARON.

Cela m’étonne ! Quoi, vous empruntez de l’argent ?

Me. DE CLERSEL.

Je vous réponds que non ; mais il me semble que sans cela on le rencontre par tout.

LE BARON.

C’est qu’on est peu délicat.

Me. DE CLERSEL.

D’ailleurs, il a une chose très-commode, par-tout où il passe la soirée, il ne soupe pas, il n’y a que chez lui.

LE BARON.

Par ce moyen, on ne mange point avec lui cela est vrai ; cependant vous prenez son parti d’une maniere qui m’inquiéte : ce n’est pas que je lui veuille du mal à Monsieur Bouffi ; il a été élevé dans notre maison, & il a toute la confiance de mon pere.

Me. DE CLERSEL.

Vous voyez bien que je n’ai pas tort de le recevoir.

LE BARON.

Cela est différent. Il y a bien quelque chose à redire sur la maniere dont il s’est enrichi.

Me. DE CLERSEL.

On croit toujours avoir des reproches à faire aux gens riches.

LE BARON.

Eh bien, Madame, ne parlons plus de lui, ne parlons que de vous. Vous connoissez ma fortune, & vous devez me connoître assez pour savoir si je suis digne de vous ; mon pere veut absolument me marier, il croit que mes assiduités auprès de vous m’ont permis d’espérer de vous obtenir.

Me. DE CLERSEL.

Je ne vous ai pas dit le contraire.

LE BARON.

Non : mais vous ne m’avez rien dit de positif ; & il est certain que si je ne vous épouse pas, rien au monde ne pourra plus me toucher ; vous allez faire le malheur de ma vie.

Me. DE CLERSEL.

Vous le croyez, & j’en suis persuadée ; mais vous pourriez obtenir du temps de Monsieur votre pere.

LE BARON.

Et à quoi bon retarder ce qui peut me rendre le plus heureux homme du monde ?

Me. DE CLERSEL.

A éprouver votre amour.

LE BARON.

Dites plutôt à me prouver que vous ne m’aimez pas.

Me. DE CLERSEL.

Je ne dis pas cela

LE BARON.

Mais dites-moi du moins que vous m’aimez.

Me. DE CLERSEL.

Ce seroit m’engager.

LE BARON.

Et vous le craignez, Madame ? J’ai des soupçons…

Me. DE CLERSEL.

Quels sont-ils ?

LE BARON.

Je trouve qu’ils vous avilissent trop pour vous les dire ; mais comparez du moins la différence qu’il y auroit de m’épouser, ou de me préférer…

Me. DE CLERSEL.

Allons, vous êtes fou. Je vous quitte, parce que j’ai à écrire. (Elle s’en va.)

LE BARON.

Et vous me laissez, sans chercher à me rassurer, sans aucune pitié ? Elle ne m’écoute plus !

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Scène IV.

LE DUC, LE BARON, LE BRUN.
LE BRUN.

Monsieur le Duc de Nervay.

LE DUC.

Ah ! vous voici, Baron. Où est donc Madame de Clersel ?

LE BARON.

Elle vient de passer dans son boudoir.

LE BRUN.

Monsieur le Duc veut-il que je l’avertisse ?

LE BARON.

Un moment, le Brun.

LE BRUN.

Monsieur sonnera.

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Scène V.

LE DUC, LE BARON.
LE DUC.

Qu’avez-vous donc à me dire, auriez-vous changé de sentiment au sujet de Madame de Clersel ?

LE BARON.

Non sûrement, Monsieur le Duc ; mais je crains bien d’avoir abusé de vos bontés, en vous engageant dans une démarche infructueuse.

LE DUC.

Voyons : qui vous le fait penser ?

LE BARON.

C’est que je viens d’avoir une conversation avec Madame de Clersel, qui ne me paroît pas disposée à faire ce que je desire, & je crois que ce qui l’en empêche, c’est Monsieur Bouffi.

LE DUC.

Comment, Bouffi ! qu’a-t-il affaire à tout cela ?

LE BARON.

Lorsque je suis arrivé, il étoit ici seul avec elle, & il ne l’a quitté qu’en l’assurant qu’il reviendroit bientôt.

LE DUC.

Pourquoi voit-elle une espece comme cela ?

LE BARON.

Je crains qu’il n’ait l’ambition de l’épouser.

LE DUC.

Je ne le souffrirai point. Elle pourroit être tentée de ses richesses ?… Mais non, je ne le saurois croire.

LE BARON.

Moi, je le crains.

LE DUC.

Ecoutez, je lui ai fait demander un rendez-vous pour lui parler en votre faveur ; mais je ne me presserai point, je veux la voir venir, & sonder ses sentiments sur Bouffi. Reposez-vous sur moi, mon cher Baron ; vous savez combien je vous aime, n’ayez point d’inquiétude.

LE BARON.

Je suis comblé de vos bontés, Monsieur le Duc.

LE DUC.

Où est le Comte actuellement ?

LE BARON.

Mon pere ? il est à Paris, Monsieur le Duc.

LE DUC.

Et je ne l’ai pas vu ! cela est fort mal à lui.

LE BARON.

Il a beaucoup d’affaires, & même de l’inquiétude dans ce moment : je vais le rejoindre.

LE DUC.

Dites-lui que s’il a besoin de moi qu’il peut y compter.

LE BARON.

Je vais le lui dire, Monsieur le Duc.

LE DUC.

Allez-vous-en, j’entends Madame de Clersel.

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Scène VI.

Me. DE CLERSEL, LE DUC.
Me. DE CLERSEL.

Quoi, Monsieur le Duc, vous êtes ici, & l’on ne me le dit pas ; je suis furieuse.

LE DUC.

Vous étiez en affaires.

Me. DE CLERSEL.

Il n’y a rien que je ne quitte pour vous ; vos moments sont précieux. Vous m’avez envoyé demander si vous pourriez me voir ; mais toujours…

LE DUC.

C’est que je m’ennuyois d’avoir été si long-temps sans avoir de vos nouvelles, & j’en voulois venir chercher moi-même. Vous êtes toujours la plus belle du monde.

Me. DE CLERSEL.

Et vous, toujours le plus honnête, Monsieur le Duc ; mais vraiment, j’ai une grande affaire à vous, à propos.

LE DUC.

Qu’est-ce que c’est.

Me. DE CLERSEL.

Promettez-moi de ne pas me refuser.

LE DUC.

Si cela ne dépend que de moi, vous pouvez en être bien sûre.

Me. DE CLERSEL.

Nous avons besoin de votre crédit.

LE DUC.

Pourquoi faire ?

Me. DE CLERSEL.

C’est un fort honnête homme qui voudroit faite ériger une terre considérable en marquisat.

LE DUC.

Est-ce un gentilhomme ?

Me. DE CLERSEL.

Non pas absolument ; mais un homme ennobli, je crois, par des charges.

LE DUC.

C’est un titre fort-commun pour bien des gens, & ces graces-là ne s’accordent qu’en faveur du mérite ou des services rendus à l’état.

Me. DE CLERSEL.

Mais avec de l’argent ?…

LE DUC.

Ah ! je vois que votre homme a plus d’argent que de mérite.

Me. DE CLERSEL.

Il est vrai qu’il est fort riche, & je suis dans le cas de lui avoir les plus grandes obligations.

LE DUC.

Vous, Madame ?

Me. DE CLERSEL.

Oui, Monsieur le Duc, & si vous vouliez, vous me feriez le plus grand plaisir, & vous me rendriez le plus grand service…

LE DUC.

Je sais de qui vous me parlez, Madame, & je suis bien étonné que vous vous intéressiez pour cet homme-là !

Me. DE CLERSEL.

Mais je ne vous ai pas dit qui c’est.

LE DUC.

Je l’ai deviné. Vous autres femmes, vous vous intéressez comme cela pour les gens sans les connoître. Apprenez qu’il n’a tenu qu’à moi de perdre votre protégé, parce qu’il le méritoit.

Me. DE CLERSEL.

Vous vous trompez, Monsieur le Duc.

LE DUC.

Je ne me trompe point, je vais vous le prouver. Je m’intéresse pour le Baron, je venois vous proposer de l’épouser ; c’est un homme de qualité qui fera son chemin, & d’une fortune assez honnête, pour être préférable à ce faste, qui, au lieu d’éblouir, rappelle la source impure où il a pris naissance.

Me. DE CLERSEL.

Ah ! vous êtes charmant, Monsieur le Duc ! j’aime le cas que vous faites des honnêtes gens.

LE DUC.

Aimez-les donc aussi, & ne me parlez point pour des gens méprisables.

Me. DE CLERSEL.

Je n’en connois point, ou je me suis aveuglée.

LE DUC.

En ce cas-là, je vais vous dessiller les yeux : l’homme dont vous venez de me parler se nomme Bouffi.

Me. DE CLERSEL.

Il est vrai ; mais…

LE DUC.

Laissez-moi achever. Il veut vous épouser, convenez-en.

Me. DE CLERSEL.

Je ne saurois le dissimuler.

LE DUC.

Eh bien, apprenez que c’est de lui que je faisois le portrait dans tout ce que je vous ai dit.

Me. DE CLERSEL.

Il a sûrement des ennemis qui vous ont indisposé contre lui.

LE DUC.

Ses ennemis sont ses vices, ils parlent très-hautement. Si vous en avez bien pensé jusqu’à présent, soyez détrompée ; tôt ou tard vous verrez la vérité de ce que je vous dis.

Me. DE CLERSEL, à part.

Je suis anéantie !

LE DUC.

Ah ! voici le Comte, enfin.

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Scène VII.

Me. DE CLERSEL, LE DUC, LE COMTE, LE BARON.
LE COMTE.

Monsieur le Duc, d’après ce que mon fils vient de me dire de vos bontés, je viens les réclamer.

LE DUC.

Dites, mon cher Comte, vous connoissez toute mon amitié pour vous, je vous servirai de tout mon pouvoir.

LE COMTE.

Une partie de ma fortune est perdue sans votre protection ; les loix mêmes ne sauroient m’être favorables ; puisque je n’ai point de titres contre le malheureux en qui j’ai eu une confiance aussi indiscrete.

LE DUC.

Expliquez-moi votre affaire promptement.

LE COMTE.

J’avois, il y a un mois, trois cent mille francs à placer ; on m’indique une terre à acheter qui me convient, il ne s’agit que de terminer ; mais il faut encore quelques jours. Une autre affaire m’oblige d’aller à la campagne. Je laisse mes cent mille écus à celui qui m’a proposé la terre pour conclure le marché, & je pars, comptant sur lui.

LE DUC.

Sans quittance de ce dépôt ?

Le COMTE.

Pas la moindre.

Me. DE CLERSEL.

Comment ?

LE DUC.

C’est l’usage, on ne sauroit en demander ; mais les gens honnêtes devroient toujours en donner, Iorsqu’ils s’en chargent.

Le COMTE.

J’écris plusieurs fois pendant mon absence, nulle réponse, cela ne m’inquiéte pas, mais me fait imaginer seulement que mon marché est rompu. Je reviens, & comme on m’avoit trouvé un autre emploi pour mes cent mille écus, je vais les redemander.

LE DUC.

Eh bien ?

Le COMTE.

On feint de croire que je plaisante ; je parle très-sérieusement, & l’on me dit qu’on n’a nulle connoissance de ce que je demande. Je me souviens alors que je n’ai point de titre ; je veux consulter pour savoir quels sont les moyens que je dois employer, je trouve mon fils, il m’assure que vous seul, Monsieur le Duc, pouvez effrayer le coupable, & me faire rendre justice, & c’est à vous que j’ai recours,

LE DUC.

Et quel est ce misérable dépositaire ?

LE COMTE.

Monsieur Bouffi.

Me. DE CLERSEL.

Monsieur Bouffi !

LE DUC.

Madame, voilà l’homme dont je vous parlois dans l’instant.

Me. DE CLERSEL.

C’est un monstre ! Mais, Monsieur le Duc, est-il possible qu’il y ait des gens dans le monde qui s’enrichissent par d’aussi affreux moyens, & qui n’en soient pas déshonorés ?

LE DUC.

Que trop ! Mais, mon cher Comte, avez-vous quelque témoin de votre confiance en Bouffi, lorsque vous lui avez remis vos cent mille écus ?

LE COMTE.

Oui, Monsieur le Duc, son caissier ; mais il est riche aussi, & je ne doute pas qu’il ne parle comme lui ; il a sûrement sa part dans toutes ses fripponeries.

LE DUC.

Je connois sa réputation. Je me charge de votre affaire : je vais commencer par envoyer chercher Bouffi.

LE BARON.

On ne le trouvera pas chez lui.

Me. DE CLERSEL.

Non, il doit venir ici.

LE DUC.

Je vais l’y attendre, & j’espere que je pourrai le confondre.

LE COMTE.

J’entends une voiture.

LE BARON, regardant à la fenêtre.

C’est lui-même.

LE DUC.

Baron, entrez là-dedans avec le Comte, je vous appellerai quand il le faudra.

LE COMTE.

Ah ! Monsieur le Duc, que d’obligations !

LE DUC.

Vous perdez du temps.

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Scène VIII.

Me. DE CLERSEL, LE DUC.
Me. DE CLERSEL.

Je me retire aussi, je ne veux plus revoir un monstre pareil.

LE DUC.

Non, Madame, il est nécessaire que vous restiez.

Me. DE CLERSEL.

Moi ?

LE DUC.

Oui, je veux que vous soyez convaincue de l’atrocité de son crime, en lui entendant avouer à lui-même.

Me. DE CLERSEL.

Je n’en ai pas besoin, pour le croire.

LE DUC.

Pardonnez-moi, quand on a l’ame honnête, on a de la peine à le concevoir, & Bouffi seroit capable d’oser vouloir vous persuader que j’ai abusé du pouvoir que me donne ma place. Demeurez, je vous prie.

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Scène IX.

Me. DE CLERSEL, LE DUC, M. BOUFFI, LE BRUN.
LE BRUN.

Monsieur Bouffi.

Me. DE CLERSEL.

Je n’oserai seulement pas le regarder.

LE DUC.

Avancez, Monsieur Bouffi.

M. BOUFFI.

Monsieur le Duc, je suis trop heureux que vous me permettiez de vous faire ma cour chez Madame ; je prévois l’obligation que je vais lui avoir.

Me. DE CLERSEL, indignée.

A moi ?

LE DUC.

Répondez-moi, Monsieur Bouffi : vous connoissez sûrement Monsieur le Comte de Valpreux pour un honnête homme ?

M. BOUFFI.

Oui, Monsieur le Duc ; il y a long-temps même qu’il m’honore de son amitié.

LE DUC.

Eh bien, vous n’imagineriez pas de quoi il vous accuse ?

M. BOUFFI.

Moi ?

LE DUC.

Oui, vous : il prétend qu’il vous a remis en dépôt une somme de cent mille écus, & que, lorsqu’il vous l’a redemandée, vous avez nié ce dépôt ; voilà ce que je ne saurois croire d’un homme comme vous.

M. BOUFFI.

Monsieur le Duc a bien de la bonté !

LE DUC.

Il est important de savoir le vrai de cette affaire.

M. BOUFFI.

Le vrai est que je crois qu’il plaisante.

LE DUC.

C’est ce que je lui ai dit ; car vous lui auriez donné une reconnoissance d’un dépôt si considérable, vous, ou au moins votre caissier, qui étoit présent lorsqu’il vous l’a remis.

M. BOUFFI.

Cela n’est pas douteux.

LE DUC.

Mais comment désabuser le public à qui il contera cette histoire ? Je ne sais comment vous ferez, & il seroit désagréable pour vous de lui en donner une si mauvaise opinion : on vous recherchera sur d’autres imputations.

M. BOUFFI.

Je reconnois bien la protection dont Monsieur le Duc veut bien m’honorer, & j’en suis comblé de reconnoissance.

LE DUC.

Dites donc ce que vous ferez ?

M. BOUFFI.

Rien. N’ayant point de titre, cette accusation tombera d’elle-même.

LE DUC.

Mais vous convenez que le Comte est un honnête homme ?

M. BOUFFI.

Il est vrai, Monsieur le Duc.

LE DUC.

Il seroit affreux qu’il abusât de sa réputation pour vous déshonorer. J’imagine un moyen qu’il faut que vous employez pour prouver que son accusation est fausse.

M. BOUFFI.

Je suis pénétré de vos bontés, Monsieur le Duc.

LE DUC.

Mettez-vous là, écrivez ce que je vais vous dicter.

M. BOUFFI.

Volontiers.

LE DUC.

Cette lettre est pour votre caissier, écrivez. (Il dicte.) « Je suis actuellement vis-à-vis de Monsieur le Duc de Nervay, qui est instruit du dépôt que m’a remis Monsieur le Comte de Valpreux… »

M. BOUFFI.

Mais…

LE DUC.

Ecrivez donc. (Il dicte.) « Renvoyez-moi les cent mille écus par le porteur de ce billet, sans retard : sans quoi, si cette affaire éclatoit, je serois perdu sans ressource. »

M. BOUFFI.

Monsieur le Duc, je n’écrirai pas cela.

LE DUC.

Pourquoi ?

M. BOUFFI.

C’est qu’il n’est pas vrai que j’aie reçu cet argent.

LE DUC.

S’il n’est pas vrai, nous verrons ce que répondra votre caissier.

M. BOUFFI.

Mais en vérité, Monsieur le Duc…

LE DUC.

Avouez donc que vous êtes un insigne frippon, & qu’il ne tient qu’à moi de vous perdre ; songez que j’ai encore d’autres moyens, & que je les emploierai, si cet argent n’est pas rendu aujourd’hui.

M. BOUFFI.

Eh bien, Monsieur le Duc, je vous demande bien pardon ; mais je vous jure qu’il le sera.

LE DUC.

Voilà, Madame, l’homme que vous vouliez faire Marquis.

Me. DE CLERSEL.

Ah ! Monsieur, que me rappellez-vous !

LE DUC, à M. Bouffi.

Restez ici. (au Comte.) Monsieur le Comte, venez.

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Scène X.

Me. DE CLERSEL, LE DUC, LE COMTE, LE BARON, M. BOUFFI.

LE DUC. Votre dépôt vous fera remis aujourd’hui ; mais, quoique je ne craigne pas qu’il me manque de parole, je veux que vous ayiez un titre. (à M. Bouffi.) Faites à l’instant un billet à Monsieur le Comte.

M. BOUFFI.

Je vais le faire, Monsieur le Duc. (Il se met à écrire).

LE DUC.

Ce n’est pas tout, je veux qu’une action aussi infâme soit connue, & que le public n’accorde plus que du mépris à un misérable, qui osoit lui en imposer par un faste insolent.

M. BOUFFI.

Voilà le billet, Monsieur le Duc.

LE DUC.

Cela est bon. Songez à tenir parole.

M. BOUFFI.

Je vais m’en occuper à l’instant.

LE DUC.

Un moment. Je veux savoir, étant prodigieusement riche, comment on peut désirer d’augmenter ses richesses par un pareil moyen ? Répondez.

M. BOUFFI.

Monsieur le Duc, les richesses ne suffisent pas toujours pour faire notre bonheur ; j’ai désiré d’être qualifié : Madame pouvoit seule remplir mon ambition, étant votre amie. J’ai voulu l’éblouir par mes richesses ; &, en diminuant celles de Monsieur le Baron, le mettre hors d’état de continuer à aspirer à sa main : sans cela, croyez que jamais…

LE DUC.

Sortez.

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Scène derniere.

Me. DE CLERSEL, LE DUC, LE COMTE, LE BARON.
LE DUC.

Madame, où allez-vous donc ?

Me. DE CLERSEL.

Cacher ma honte, Monsieur le Duc.

LE BARON.

Votre honte ?

Me. DE CLERSEL.

Ah ! sans doute ; n’est-il pas affreux pour moi, quoique sans le savoir, de m’être trouvée en société avec un homme comme celui-là ?

LE BARON.

Vous ne le connoissiez pas.

Me. DE CLERSEL.

Est-ce à vous, Monsieur le Baron, à entreprendre de me justifier ?

LE BARON.

Oui, Madame ; je dois vous défendre contre vous-même. Eh ! qui n’est pas sujet à l’erreur ?

Me. DE CLERSEL.

Songez donc qui j’aurois pu vous préférer.

LE BARON.

Vous ne connoissiez pas mon cœur. Vos torts sont les miens. Si j’avois eu le bonheur de vous plaire, & de réussir à me faire aimer de vous, vous n’eussiez jamais écouté M. Bouffi.

Me. DE CLERSEL.

Quelle générosité !

LE DUC.

Cessez de vous affliger, Madame.

Me. DE CLERSEL.

Eh ! qui pourra me consoler de cette aventure ?

LE DUC.

Une liaison intime avec les deux plus honnêtes gens qui soient au monde. Consentez à épouser le Baron ; occupée de faire son bonheur, vous ferez le vôtre.

Me. DE CLERSEL.

Et comment lui faire oublier…

LE COMTE.

Ne vous a-t-il pas dit tout ce qu’il pensoit ? Une imprudence reconnue met à l’abri d’en faire jamais d’autres.

LE DUC.

Le Comte a raison. Pour moi, je voudrois employer mon temps chaque jour aussi bien. Démasquer des Irippons, & faire des heureux, doit être l’occupation des honnêtes gens.

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91. Quand la poire est mûre, il faut qu’elle tombe.