Proverbes dramatiques/Le sot Héritier
Explication du Proverbe :
LE
SOT HÉRITIER.
PERSONNAGES.
M. DE PRECINAT.
Mlle. DE PRECINAT, fille de M. de Précinat.
M. D’ALVIN.
M. BERNIQUET.
LA FRANCE, laquais de M. d’Alvin.
Scène premiere.
Monsieur votre père est-il sorti ?
Non, je crois qu’il est dans son cabinet. Pourquoi me demandez-vous cela ?
C’est que j’ai entendu hier Monsieur Berniquet…
Ce sot dont l’oncle, qui étoit ami de mon pere, vient de mourir ?
Lui-même. Il disoit à quelqu’un, qu’il avoit affaire à Monsieur de Précinat aujourd’hui.
Eh bien ?
Vous savez qu’il est amoureux de vous ?
Cela est fort inutile, je vous le jure ; hors vous, je n’épouserai jamais personne.
Cette assurance m’enchante ; mais elle ne m’ôte pas toutes mes craintes.
Et quelles craintes pouvez-vous avoir ?
Que Monsieur Berniquet ne veuille vous obtenir de Monsieur votre pere, & que le bien dont il vient d’hériter ne le tente ; voilà tout ce que je voudrois savoir ; & pour cela, il faut que j’entende leur conversation.
Vous pourriez vous cacher dans ce cabinet.
C’est ce que j’ai envie de faire.
Mais quels moyens prendrez-vous pour détourner mon père de ce dessein ?
Nous verrons. J’espere que mon amour m’inspirera quand je serai au fait de leurs projets.
Peut-être aussi nous allarmons-nous trop légérement.
Je le voudrois ; mais la crainte de vous perdre & le desir de vous posséder ne doivent me faire rien négliger.
J’entends quelqu’un. Entrez dans le cabinet.
Allons.
C’est la voix de M. Berniquet.
Scène II.
Oui, oui, par ici ; je connois bien la maison. Dites-lui de ne me pas faire attendre, car je suis bien pressé.
Ah, Mademoiselle, c’est vous ! cela n’est pas malheureux ; je ne m’ennuierai pas d’attendre Monsieur votre pere.
En vérité, vous me faites peur avec cet habillement-là !
Je compte pourtant qu’il vous fera bien rire.
Vous voulez que je rie de ce que Monsieur votre oncle est mort ? Vous me croyez donc un bien mauvais cœur ?
Tout au contraire.
Comment, que voulez-vous dire.
Vous le devinez bien ; mais vous faites semblant de rien.
Je ne vous entends pas.
Eh bien, tenez, ce que vous me dites là fait que je vous trouve encore plus charmante, parce que, moi, j’aime que les Demoiselles aient de la pudeur. J’ai peut-être tort ; mais voilà comme je suis.
Vous me tenez là des propos fort étranges.
Cela n’est pas étonnant, puisque je suis un étranger qui n’est pas de Paris. Je croyois en y arrivant qu’on n’y entendroit pas la langue que nous parlons à Béthune ; mais on m’a entendu tout de suite : il n’y a que vous qui ne voulez pas m’entendre.
Cela est bien vrai.
Cependant je vous entends bien, moi ; je n’ai pourtant pas plus d’esprit que vous, du moins à ce que je crois.
Il est bien flatteur que vous vouliez bien m’en trouver un peu.
Moi, j’en trouve toujours aux Demoiselles qui sont jolies, je ne sais pas pourquoi ; c’est, je pense, parce qu’elles font un certain plaisir qui vous réveille le cœur.
Et vous croyez donc leur faire ce plaisir-là, vous ?
Eh ! mais à votre avis ; c’est à moi à vous faire cette demande ; je ne vous en parle pas encore, & j’ai des raisons pour cela.
Vous ne voulez pas me les dire ?
Non, Mademoiselle, parce que je suis discret, on m’a élevé à cela. Quand j’étois petit, il y avoit un Monsieur qui venoit toujours voir ma mere, quand mon pere étoit sorti, & on me disoit : Petit garçon, si vous dites que Monsieur Guemechon est venu ici, vous aurez le fouet ; & moi qui avois peur de l’avoir, je ne disois rien, & je me suis habitué comme cela à ne dire que ce qu’il faut.
Mais vous m’avez pourtant dit que j’étois jolie.
Ah ! mais dame, cela n’est pas un secret, puisque tout le monde le voit ; mais je ne vous dis pas ce qui s’ensuit.
Mais si je le devine, me le direz-vous ?
Cela ne sera plus nécessaire, puisque vous le saurez aussi bien que moi.
Je ne suis pas aussi discrette que vous, moi ; car si vous voulez je vous dirai mon secret.
Je ne demande pas mieux que de le savoir, quoique je m’en doute ; mais dites toujours.
Retenez bien cela.
Oh, j’ai bonne mémoire.
C’est que je ne veux pas me marier.
Ah ! oui, comme je vous croirai ! Les filles disent toujours cela ; mais quand on les marie, elles en sont bien aises.
Tenez, voici mon pere, vous pouvez le lui assurer.
Ah ! que je m’en donnerai bien de garde. A d’autres, je ne suis pas si bête.
Vous pouvez compter pourtant que rien n’est plus vrai. (Elle sort.)
Scène III.
Je vous ai attendu toute la journée pour parler de notre mariage, Monsieur Berniquet.
Moi, je vous en ai parlé hier au soir, dès que mon grand-oncle a été mort, & j’ai eu bien des affaires depuis, parce que l’enterrement sera pour ce soir. Si vous saviez tout le noir que j’ai acheté !
Cela est tout simple ; vous héritez assez pour cela. Vous avez vu sans doute le testament ?
Oh, pour cela oui, je l’ai vu comme je vous vois.
Eh bien, il vous donne tout, votre oncle ?
Oui, comme à son plus proche héritier ; & il n’y a que moi.
Il n’a jamais eu d’autres parents ?
Il avoit un frere aîné en Amérique ou en Afrique ; c’est la même chose, je crois.
Pas tout-à-fait. Et ce frere est donc mort ?
Il y a bien long-temps : c’étoit un mauvais sujet, il tuoit tout le monde ; voilà pourquoi on l’avoit envoyé bien loin.
Vous devez hériter de plus de cent mille écus ?
Oui, le Notaire me l’a dit, & c’est un habile homme ; car il a lu le testament tout courant comme si c’eût été de la moulée.
Vous ne l’avez donc pas lu, vous ?
Moi ! j’en aurois été bien fâché ; c’est une écriture de chicane. Ah ! pardi, à moins que ce ne soit de l’imprimé, je ne vais pas me casser la tête à tout cela.
Votre oncle a dans Paris trois maisons de ma connoissance, qui rapportent plus de douze mille francs.
Oui ; mais vous ne comptez pas ses quatre casserolles d’argent, son plat à barbe, un huilier, & puis des salieres ; enfin, tout plein des choses que j’ai oublié, & qui font plaisir à voir.
Ce ne sont pas là de grands effets.
Les casserolles sont bien grandes.
Enfin vous héritez de tout cela ?
Oui, & Mademoiselle votre fille aussi, puisque j’en suis amoureux, & que vous me la donnez en mariage.
Sans doute.
Mon grand-oncle, à qui j’en avois parlé, n’y vouloit pas consentir : je vous le dis à présent qu’il est mort, parce que je ne le crains plus. Il n’y a que Monsieur d’Alvin que je crains.
Comment ?
Oui, il loge ici ; il pourrait être amoureux de Mademoiselle votre fille. Je suis malin, moi, je devine cela.
Bon ! c’est son cousin.
C’est son cousin ? je ne savois pas cela. Cela fait une différence.
Et puis il n’est pas si riche que vous.
Oh ! je suis un bon parti, moi, avec mes casserolles & mon bassin à barbe d’argent.
Je vous le dis, ne craignez rien ; & puis je parlerai à ma fille, pourvu que vous ne changiez pas d’avis.
Moi, changer d’avis ! pour qui me prenez-vous ? savez-vous que je suis capable de vous signer un dédit, pour vous rassurer ?
Vous entendez donc les affaires ?
Comme ceux qui les font, je vous en réponds. Comment aurois-je vécu depuis que je suis à Paris sans cela ? mon oncle ne me donnoit rien.
Et comment avez-vous fait ?
Comme tous les autres : j’ai emprunté tant que j’ai pu, parce que je disois : j’hériterai bientôt, & il faut que je fasse figure.
Et combien devez-vous ?
J’ai fait six billets, qui montent… attendez : trois cent, cinq cent, mille & puis cinquante louis, avec vingt-cinq.
Tout cela ce sont des louis ?
Non, il y a des francs ; cela fait en tout trois mille six cent francs que je dois.
C’est beaucoup pour un an.
Il y a treize mois bien comptés. Ainsi je dis donc, si vous voulez, je vais signer un dédit ; mais il faut que je me dépêche à cause de l’enterrement de mon grand-oncle, qui va se faire bientôt.
Je veux y aller aussi, si je le peux.
Eh bien, je vous ferai la révérence.
Allons, passons dans mon cabinet.
Scène IV.
Ils sont sortis, je crois ?
Oui.
J’ai tout entendu. Ce que je craignois est vrai ; mais il m’est venu une idée dont je me promets le plus grand succès.
Vous me le direz.
Je n’ai pas un moment à perdre pour l’exécuter ; mais ce qu’il est essentiel que vous fassiez, c’est lorsque Monsieur de Précinat viendra vous proposer d’épouser Monsieur Berniquet, de lui dire naturellement ce que vous pensez.
Comment ! que je n’y consentirai point ?
Oui.
Et que je n’épouserai jamais que vous ?
Sans doute.
Vous plaisantez ?
Non, je vous le jure ; parce que dès que le mariage de Monsieur Berniquet sera manqué, il ne faut pas laisser croître un nouvel obstacle.
Mais expliquez-moi comment ce mariage manquera.
J’entends Monsieur votre pere ; je ne serai pas long-temps sans revenir, & sans vous apprendre ce que vous voulez savoir.
Scène V.
Qu’est-ce qui sort d’avec vous ?
C’est mon cousin.
Tant mieux ; car j’ai à vous parler.
Je voudrois bien que ce fût sur une chose que je desire.
Mais cela pourroit être ; car il est question de vous marier.
Ah ! mon pere, vous voulez vous moquer de moi.
Non, & mon gendre sort d’ici dans l’instant.
Dans l’instant ? Je craignois que vous ne désapprouvassiez notre amour.
Vous vous aimez ?
Oui, mon pere.
Il ne m’a pas dit cela.
Nous avions bien résolu de vous en parler, & nous ne l’avons jamais osé.
Mais il m’en a parlé, lui ; & tout est conclu. Il avoit bien quelque inquiétude, il craignoit que tu n’en aimasses un autre.
Comment peut-il douter de mon cœur ?
Je l’ai rassuré, en lui disant que d’Alvin est ton cousin.
Comment ! à qui ?
A Monsieur Berniquet.
Qu’est-ce que cela lui fait, que j’aime Monsieur d’Alvin, & qu’il m’épouse ; de quoi se mêle-t-il ?
Mais c’est lui qui t’épouse.
Oui, Monsieur d’Alvin.
Non, Monsieur Berniquet.
Mon père, je n’épouserai jamais que Monsieur d’Alvin.
Et moi je vous dis que vous épouserez Monsieur Berniquet.
Je ne le crois pas ; vous ne me sacrifierez pas à un si sot homme.
Il est fort riche.
La richesse ne me fait rien.
Je ne vous consulterai point.
Vous ne me marierez pas de force, assurément ; je vous connois.
De force ou de gré, vous vous marierez à ma fantaisie, voilà de quoi je vous puis assurer. J’ai un dédit de Monsieur Berniquet ; c’est une précaution que j’ai prise, parce que c’est un excellent parti.
Moi, je le trouve très-mauvais, & vous pouvez lui rendre son dédit.
Voilà ce que je ne ferai assurément pas, au contraire ; car je vais dès ce moment faire dresser le contrat.
Je ne signerai jamais.
Nous verrons.
Scène VI.
Je viens de faire tout ce que vous m’avez dit ; j’ai assuré mon pere que je n’épouserai jamais que vous.
Cela est à merveilles.
Oui ; mais mon pere n’en va pas moins chez son notaire pour lui faire faire le contrat de mariage de Monsieur Berniquet avec moi.
Ne craignez rien. J’ai engagé quatre de mes amis à prendre des habits de deuil & de longs manteaux, & de se mettre à l’enterrement avant Monsieur Berniquet ; il sera confondu de voir des héritiers qu’il n’attendoit pas, & qui se diront les plus proches parents.
Il faudra qu’ils prouvent qu’ils seront les vrais héritiers.
S’il ne le croit pas, on le chicanera, en lui faisant des oppositions au testament ; par ce moyen nous gagnerons du temps.
Mais la vérité se découvrira.
Pas d’abord. Le grand-oncle de Berniquet peut avoir eu des enfants en Amérique ou en Afrique, comme il dit.
Il croit donc que c’est la même chose ?
Oui vraiment, Pour lors nous verrons ce que fera Monsieur votre pere, s’il attendra que le procès soit intenté, s’il ne croira pas Berniquet un homme tout au moins mal instruit sur sa parenté. D’ailleurs, il faut de l’argent pour suivre un procès ; & les apparences étant contre Berniquet, il ne lui en prêtera pas.
Votre idée est excellente ; car ce n’est que comme unique héritier que ce mariage avoit tenté mon père.
Sans doute.
Vos amis auront-ils été assez tôt prêts ?
Oui, je les ai vu partir, & c’est ici que je viens attendre le succès de cette entreprise.
Il faudroit que mon père en fût instruit.
Mais s’il est chez son Notaire, il les verra passer ; ils étoient en marche quand je suis venu ici.
Il seroit important de savoir s’il a continué de faire dresser le contrat.
Vous avez raison. Comment ferons-nous ? attendez, doit-il revenir ici ?
Je n’en sais rien.
J’attends La France.
Pourquoi faire ?
Pour savoir la mine qu’aura fait Berniquet, lorsque mes héritiers supposés auront pris sa place.
Ah ! fort bien.
Sans cela, j’irois chez le Notaire, qui est le mien, & qui me diroit si Monsieur votre pere aura été arrêté dans son projet.
Allez-y toujours.
Mais c’est que La France me rendroit compte aussi d’autres choses que je lui ai dit de faire, qui ne sont pas moins essentielles.
Qu’est-ce que c’est ?
Ah ! voici La France.
Scène VII.
Monsieur.
Eh bien ?
Monsieur Berniquet a été d’un étonnement !… J’ai bien ri toujours ; & puis mes camarades qui portoient la queue des manteaux de leurs maîtres se sont bien moqués de lui ; enfin, il étoit furieux. (Il rit.)
Ne ris donc pas.
Je n’en puis plus ; mais je vous avertis que Monsieur de Precinat me suit.
Je vais chez le Notaire. As-tu fait ce que je t’avois dit ?
Oui, Monsieur ; ils vont tous le tourmenter.
Cela est bon. Voici Monsieur votre pere ; je m’enfuis : Je reviendrai bientôt de chez le Notaire.
Scène VIII.
Je ne comprendrai jamais cela ; l’oncle de Berniquet ne m’avoit jamais dit qu’il eût d’autres parents.
Vous me paroissez bien affligé de la mort de cet homme-là.
Il est vrai.
Mais il étoit bien vieux.
Cela ne fait rien.
Pardonnez-moi, les vieillards ne sont pas des amis bien chauds.
Il l’étoit assez pour moi.
Ils ne pensent ordinairement qu’à eux ; ils craignent de manquer, ils sont avares, ils se privent de tout, & ils amassent sans cesse.
Ils ont raison.
Et tout cela pour faire des neveux bien riches, qui n’attendent que leur mort pour avoir leur succession, & la dépenser promptement.
Cela n’arrive que trop souvent.
Monsieur Berniquet en est un exemple ; car il n’aimoit pas son oncle, & cependant le voilà très-riche de ses bienfaits. De combien hérite-t-il à-peu-près ?
Je ne peux pas vous le dire.
C’est pourtant cet héritage qui vous a engagé à vouloir me le faire épouser ; cependant je crois que Monsieur d’Alvin est plus riche que lui.
Il n’attend pas d’héritage.
Non ; mais il a un bien assuré, & que personne ne peut lui disputer, vous en conviendrez bien ? Tenez, le voici.
Scène IX.
Parbleu, on vient de me dire une singuliere nouvelle, Monsieur de Precinat.
Qu’est-ce que c’est ?
Que ce pauvre Berniquet n’aura rien de son oncle, il y a d’autres héritiers plus près que lui.
Cela est vrai.
Ils font mettre actuellement le scellé par-tout.
Qui vous a dit cela ?
Monsieur Broussin mon Notaire. (à part à Mlle. de Precinat.) Le contrat n’est pas fait.
Monsieur Broussin en est donc sûr ?
Il a parlé au Commissaire ; mais tenez, voilà Monsieur Berniquet qui vous dira encore mieux ce qu’il en est.
Scène X.
Eh bien, Monsieur Berniquet, il est donc vrai que vous n’avez plus d’espérance ?
Oh ! pardonnez-moi.
Tout seroit-il découvert ?
Mais n’y a-t-il pas d’autres héritiers plus près que vous ?
Oui vraiment, & ils sont arrivés bien à propos pour l’enterrement ; je ne me suis plus trouvé que le cinquieme.
Je crois que cela vous a un peu fâché ?
Oui, parce que leurs laquais m’ont ri au nez ; j’ai cru qu’ils se moquoient de moi.
Et cela n’étoit donc pas ?
Bon ! tout au contraire, leurs maîtres m’ont fait cent politesses, & ils m’ont bien remercié des soins que j’ai pris de mon oncle ; je crois que cela fera des cousins fort honnêtes.
Assurément ; mais après ?
Après ? ils ont fait mettre le scellé par-tout, jusques sur la porte de ma chambre ; cela est très-plaisant.
Comment, plaisant ?
Oui ; car je ne sais plus où aller coucher. (il rit.)
Et vous riez de cela ?
Oh, je ris, parce que je ne serai pas embarrassé.
Mais vous n’aurez rien de cette succession.
Non vraiment. (il rit.)
Vous m’impatientez avec votre gaieté.
Bon ! j’aurois bien de quoi m’affliger encore plus si je voulois.
Au sujet de quoi ?
Au sujet de mes créanciers, qui, sachant que je n’héritois plus, sont venus me trouver, & m’ont dit qu’ils me feroient mettre en prison si je ne les payois pas.
Et c’est donc en prison que vous comptez aller coucher ce soir ?
Non.
Où donc ?
Eh ! pardi chez vous, ici.
Ici ?
Oui ; mon mariage avec Mademoiselle n’est-il pas fait ?
Non.
Allons, vous badinez.
Je ne badine pas.
Oh ! je ne suis pas inquiet.
Pourquoi ?
C’est que la précaution que j’ai prise est bonne.
Et quelle précaution ?
Eh pardi, vous savez bien.
Non.
Comment ! je ne vous ai pas fait un dédit ?
Il est vrai ; mais je ne vous en ai pas fait, moi.
Non ; mais c’est la même chose.
Cela est si peu la même chose, que vous n’épouserez pas ma fille.
Mais elle est amoureuse de moi ; pardi, je le sais bien, apparemment : que voulez-vous qu’elle devienne ?
Vous ai-je jamais donné lieu de le croire ?
Ah ! celui-là est bon ! Et qui aimez-vous donc ?
Mon pere vous le dira.
Je crois qu’il seroit bien embarrassé d’en nommer un autre.
Pas tant que vous le croyez.
Eh bien voyons.
Puisque vous voulez le savoir, c’est Monsieur d’Alvin.
Ah ! je ne le crains pas.
Comment, Monsieur ?…
Assurément. On m’a dit que vous étiez son cousin.
Il est vrai.
Eh bien, je ne croirai ce mariage-là que quand je le verrai.
Il ne dépend que de Monsieur de Précinat.
Bon ! il ne voudrait pas me faire ce tour-là.
Qui m’en empêcheroit ?
Votre promesse.
Je ne me suis engagé à rien.
Eh bien, mariez donc Mademoiselle à Monsieur d’Alvin pour voir, je vous en défie.
Vous m’en défiez ?
Oui, je vous en défie.
C’est une chose faite, elle n’en épousera jamais d’autre ; Monsieur d’AIvin, je vous la donne,
Ah ! Monsieur, que d’obligations je vous ai !
Mon pere ! (Elle l’embrasse.)
Oui, oui, comptez sur sa parole ; vous voyez bien qu’il ne l’a pas tenue avec moi.
Allons, laissez-nous, & sortez d’ici.
Mais un moment, Monsieur de Précinat, si c’est tout de bon que vous ne me donnez pas Mademoiselle votre fille, que voulez-vous que je devienne ?
Tout ce que vous voudrez.
Voilà toutes mes espérances détruites ; & mes créanciers vont me faire mettre en prison.
Ce n’est pas ma faute.
Je comptois sur l’héritage de mon oncle.
Qu’est-ce que cela me fait ?
Et après cela, sur mon mariage avec Mademoiselle votre fille ; je leur ai dit cela pour les appaiser.
Tant pis pour vous.
Il faut donc m’enfuir ?
Comme il vous plaira.
Mais prêtez-moi donc de l’argent pour prendre la poste, & pour m’en retourner dans mon pays.
Je ne vous prêterai rien.
Pardi, je suis bien malheureux.
Un moment, Monsieur Berniquet, ne vous désespérez pas.
Monsieur, je vous trouve bien bon, quoique vous m’enleviez ma femme.
Ecoutez-moi : d’où êtes-vous ?
De Béthune, Monsieur.
Vous êtes donc de Flandre ?
Oui, Monsieur, je suis de Flandre.
Eh bien, je vais vous donner cinquante louis & une chaise de poste ; allez-vous-en chez moi m’attendre, je vous y ferai trouver la chaise & des chevaux.
Mais si je rencontre mes créanciers ?
Ne craignez rien ; ils ne sauront pas encore que vous n’épousez pas Mademoiselle.
Mais ils le sauront bientôt. Je veux partir tout de suite.
Et vous aurez raison.
Adieu, Mademoiselle, si vous me regrettez, j’en serai bien fâché ; mais pour Monsieur votre pere, je ne le regrette pas, je suis trop fâché contre lui. Adieu, adieu : je le dirai à tout le monde qu’il m’a manqué de parole.
Comment ?…
Scène derniere.
Laissez, laissez-le aller ; je vais lui donner un de mes gens pour l’accompagner, & il ne le quittera que quand il sera arrivé chez lui.
Vous ferez bien ; mais revenez tout de suite, vous trouverez ici le Notaire, & nous signerons le contrat.
Mon pere, vous allez faire mon bonheur.
Monsieur !… (il l’embrasse.)
Si j’avois su que vous vous aimiez, si vous aviez eu plus de confiance en moi, je n’aurois pas cherché à faire une autre alliance ; & ma fille n’auroit pas été exposée à épouser un sot.
90. Il ne faut pas croire tout ce qu’on voit.