Proverbes dramatiques/Le Chien Jupiter
Explication du Proverbe :
LE CHIEN
JUPITER.
PERSONNAGES.
Scène premiere.
Comprenez-vous bien ce que je vous dis ?
Oh, sûrement, je vous écoute avec attention.
C’est que quelquefois vous êtes si distrait en écoutant…
Je vous jure que je ne pense qu’à vous, que je ne parle que de vous, & que je ne suis jamais occupé d’autre chose.
Oui, quand il ne le faut pas ; & je suis sûre que ce sont vos distractions qui auront appris à mon pere que nous nous aimons.
Oh, je ne suis plus distrait.
Vous ne l’êtes plus ?
Non, non, je me suis bien corrigé.
Oui, très bien ; en sortant hier de la maison où nous avons soupé, vous avez fait à Madame de Berly toutes les questions que vous me faites ordinairement, & toujours en l’appellant Mademoiselle.
Moi ?
Je vous ai entendu lui parler de son pere, qui est mort il y a dix ans ; vous lui demandiez s’il sortiroit aujourd’hui.
Cela n’est pas possible.
Cela ne devroit pas être ; mais avec vous, cela n’est pas étonnant. Songez donc à tout ce que vous devez faire pour déterminer Madame votre mere à faire parler à mon pere ; car, comme je vous le répete, je suis persuadée qu’il songe très-sérieusement à me marier : & s’il s’entête une fois de quelque projet, vous pouvez compter que rien ne le fera changer de systême.
Vous croyez donc qu’il n’aura pas de répugnance à vous marier avec moi ?
Non, à présent. Il y a huit jours cela auroit été différent ; votre procès n’étoit pas gagné, & votre fortune n’étoit pas assurée comme elle l’est actuellement.
Je ne vous en aimois pas moins, & ce ne seroit pas votre fortune qui me feroit changer de sentiment.
Je le crois ; mais ce n’est pas de ma fortune qu’il étoit question, c’étoit de la vôtre.
Ai-je dit autre chose ?
Voilà ce que j’avois de pressé à vous dire, & c’est ce qui m’a fait desirer de vous voir ce soir, avant que mon père fût rentré.
Quoi ! vous n’avez pas autre chose à me dire ? Ah ! vous ne m’aimez plus !
Mais je crois que vous êtes fou ?
Oui, je le suis, d’aimer une ingrate…
Sûrement, vous plaisantez : où est l’ingratitude de vous presser de faire tout ce qu’il est possible, pour déterminer mon pere en votre faveur ?
Ah ! je vous demande pardon.
Vous voyez bien que j’avois raison de vous reprocher vos distractions ; puisque même dans ce moment-ci, vous… Mais qu’entends-je ? je crois que c’est mon pere qui rentre déjà.
Je vais m’en aller.
Et par où ? vous le rencontreriez sûrement. Ecoutez, je vais vous cacher dans ce cabinet…
C’est bien dit. (Il va pour y entrer.)
Attendez donc, il ne viendra peut-être pas ici tout de suite : il se déshabille toujours de l’autre côté.
Eh bien, que faut-il que je fasse ?
Quand il sera endormi, vous sortirez du cabinet.
Pour vous aller trouver dans votre chambre ?
Non pas, s’il vous plaît, pour vous en aller chez vous.
Rien n’est plus aisé.
Oui, pour un autre ; mais pour vous…
Ne craignez rien.
S’il éteint sa lumiere, vous ne trouverez jamais la porte, & vous ferez du bruit.
Oh, la porte, elle est à gauche. (Il montre à droite.)
Oui, à gauche, de ce côté-là ?
Qu’est-ce que cela fait ? pourvu que je vous réponde de la trouver.
Mais je crains que vous ne fassiez du bruit, & que mon pere ne se réveille.
Eh bien, il croira que c’est son chien.
Et pourquoi voulez-vous qu’il le croie ?
C’est que je le contrefais à merveille.
Vous ?
Oui, vous ne vous souvenez pas qu’avec mon mouchoir je contrefaisois le bruit qu’il fait, quand, il se gratte la teigne qu’il a à l’oreille.
C’est de Jupiter que vous voulez parler ?
Oui, voulez-vous que je vous montre ? (Il secoue son mouchoir.) Ecoutez, écoutez.
Eh non, non.
Vous ne voulez pas entendre ?
Eh, Jupiter est mort il y a six mois.
Mais il en a un autre ; c’est la même chose.
Point du tout, Sultan ne se gratte pas. En vérité vous me faites trembler !
Soyez tranquille.
Je ne saurois l’être, & si mon père vient à découvrir que vous êtes ici, cela l’irritera contre nous deux, & détruira tous nos projets.
Ne craignez rien, je vous réponds de tout.
Ne sortez pas qu’il ne soit bien endormi.
Oui, oui.
Que lorsque vous l’entendrez ronfler. Je crois que le voilà qui vient ; entrez dans le cabinet. (M. de Valbert entre dans le cabinet.)
Scène II.
Flamand, vous n’oublierez donc pas demain matin, d’aller par-tout où je vous ai dit.
Oui, Monsieur.
Papa, vous êtes rentré de bonne-heure.
C’est que ce soir je ne me porte pas bien ; mon asthme me tourmente. (Il tousse.)
Couchez-vous, au lieu de vous amuser à lire, comme vous faites toujours.
Je me garderai bien de me coucher ce soir.
Pourquoi donc ?
A cause de mon oppression qui augmenteroit encore ; je vais me mettre sur ma chaise longue. (Il tousse.)
C’est bien cruel de souffrir comme cela.
Que veux-tu, mon enfant, il faut bien vouloir ce qu’on ne peut empêcher.
C’est que vous serez mal à votre aise, & que vous ne pourrez pas dormir.
Je lirai.
Oui ; mais cela vous échauffe. Ah ! papa, ne lisez pas ce soir.
Mais c’est que je m’ennuierai.
Vous dormirez.
Je le voudrois bien. Flamand, vous irez chez mon Notaire, savoir s’il sera chez lui à midi, demain.
Oui, Monsieur.
Ma fille, j’ai bien des choses à te dire.
Qu’est-ce que c’est donc, papa ?
Ah ! tu n’en seras pas fâchée.
Mais encores ?
Va, va te coucher : tu ne te réveilleras pas toujours fille. (Il tousse.) Tu dois m’entendre ; je t’expliquerai cela.
Mais, papa, tant que je serai avec vous, je ne m’ennuierai point d’être fille.
Oh, oui, elles disent toujours cela ; mais elles sont bien aises quand on les marie. (Il tousse.) N’est-ce pas, Flamand ?
Dame, Monsieur, écoutez donc, Mademoiselle est du bois dont on fait les femmes.
Demain, demain, nous parlerons de tout cela.
Vous ne voulez me rien dire aujourd’hui, papa ?
Non, non : allons, bon soir.
Que je vous voie assis, pour savoir si vous serez bien.
Flamand m’arrangera, va te coucher.
Vous me promettez de ne pas lire ?
Si j’ai envie de dormir.
Bon soir, papa, (Elle l’embrasse.) Flamand, ne laissez pas lire papa.
Adieu, adieu.
Scène III.
Flamand, je crois que ma fille ne sera pas fâchée d’être mariée ?
Elle aura raison, sur-tout si vous lui donnez un bon mari. Mais, Monsieur, sera-ce bientôt ?
Vous êtes curieux, Monsieur Flamand.
Oh, moi, cela ne me fait en rien du tout. Allons, Monsieur, voulez-vous vous coucher, car j’ai encore bien des choses à faire ce soir ?
Eh bien, allons. (Il se met sur la chaise longue.) Ai-je tout ce qu’il me faut ?
Assurément ; ne semble-t-il pas que je vous laisse jamais manquer de quelque chose ?
Si tu te fâches…
Je ne me fâche pas. Allons, êtes-vous bien ?
Oui, oui.
Je m’en vais mettre le couvre-pied.
Il n’y aura pas de mal.
Vous avez-là votre table…
Oui, mais ici, où est l’autre ?
Vous n’en avez que faire.
Et si, pour mettre la lumiere.
La lumiere ?
Oui, mon livre, mes lunettes.
Vous n’avez que faire de lunettes ni de livre ; parce que vous n’aurez point de lumiere.
Je n’aurai pas de lumière ?
Non, non, Mademoiselle ne veut pas que vous lisiez.
Mais si je le veux, moi ?
Ce qu’il faut que vous vouliez, c’est dormir.
Mais si je ne peux pas ?
Bon ; quand on n’a rien de mieux à faire, il faut bien qu’on dorme.
Oui, vous autres, qui dormez quand vous voulez.
Vous verrez que nous avons tort. A quelle heure faut-il entrer demain ?
De bonne-heure ; quand tu seras levé.
C’est bon.
Flamand ?
Monsieur.
Mets toujours là une table, pour ma tabatiere & la sonnette.
Ah ! mon Dieu, on ne finit jamais.
Veux-tu bien faire ce que je te dis ?
Eh bien, est-ce que je ne le fais pas ? (Il apporte la table.)
La sonnette y est-elle ?
Oui, oui.
N’oublies pas ce que je t’ai dit pour demain.
Oh, demain il fera jour : dormez, dormez.
Scène IV.
Ecoutons quand il sera endormi.
Qu’est-ce que tu dis, Flamand ?
Oh rien, rien.
Ce drôle-là fait le maître. ⸺[1] On est bien à plaindre de dépendre de ses gens. ⸺ Heureusement qu’il me semble que je dormirai bientôt.
Tant mieux, tant mieux.
Ce coquin de Flamand parle toujours tout seul. Veux-tu bien te taire.
Je ne dirai plus rien.
Je suis fâché de ne m’être pas couché dans mon lit. ⸺ Oui, mon oppression ne vient pas. ⸺ Je crois que je m’endors. ⸺ Oui. (Il ronfle.)
Ecoutons ; il commence à ronfler. (Il entre en reculant pour fermer la porte du cabinet.) Voyons ; tantôt je disois la porte est à droite. (Il marche, & touche une chaise qu’il renverse.)
Qu’est-ce qui est là ? (M. de Valbert tire son mouchoir, & fait le chien qui se gratte l’oreille.) J’entends, je crois quelque chose, ou je rêvois. Je suis bien fâché de m’être réveillé. ⸺ (M. de Valbert marche encore, & touche une autre chose.) Mais qu’est-ce donc que cela ? (M. de Valbert secoue son mouchoir.) Je n’y comprends rien. (M. de Valbert renverse la table qui est auprès de lui.) Répondez donc, qu’est-ce qui est là ? (M. de Valbert secoue son mouchoir.) Je ne trouve point ma sonnette ; elle est tombée. (M. de Valbert secoue toujours son mouchoir en cherchant la porte.) Voulez vous bien parler ? Qu’est-ce qui est là ?
Eh bien, Monsieur, c’est votre chien Jupiter qui se gratte l’oreille. (Il secoue son mouchoir.)
Mon chien Jupiter ; il est mort il y a long-tems.
Je veux dire Sultan. (Il secoue son mouchoir.)
Sultan n’a point de mal à l’oreille.
Ah ! cela est vrai.
Qu’est-ce que cela veut dire ? (Il appelle.) Flamand, Flamand.
Scène V.
Eh ! mon Dieu, papa, qu’avez-vous donc ; est-ce que vous vous trouvez mal ?
Non, non ; mais c’est qu’il y a quelqu’un ici qui fait un bruit du diable, qui a tout renversé, & qui m’a réveillé.
Comment donc ? cela n’est pas possible.
Je te dis que si ; puisqu’il m’a parlé.
Il vous a parlé ?
Oui, il m’a dit qu’il étoit mon chien Jupiter, & puis Sultan.
Bon, c’est un rêve que vous avez fait.
Je te dis que non, & ce qu’il y a de singulier, c’est que j’ai trouvé que c’étoit la voix de Monsieur de Valbert.
De Monsieur de Valbert !
Oui, de Monsieur de Valbert. Si c’est lui, il a tort de venir si matin ; & sa mere auroit bien dû l’en empêcher.
Comment sa mere ; vous croyez que c’est elle ?…
Elle doit le savoir toujours. Apparemment qu’elle lui aura dit ce que nous avions conclu ensemble.
Je ne vous comprends pas bien, papa.
Je voulois te dire tout cela demain. J’ai su que tu aimois Monsieur de Valbert : j’ai été trouver sa mere pour savoir si elle en savoit quelque chose ; elle m’a tout avoué, & qu’il dépendoit de moi de faire le bonheur de son fils.
Est-il possible : & qu’avez-vous répondu ?
Que si le parti te convenoit, ce seroit une affaire bientôt faite ; & je voulois raisonner de tout cela avec toi.
Ah ! cher papa, que je vous aurai d’obligation !
Apparemment que cet étourdi de Valbert, est venu dès le matin pour me remercier.
C’est cela même.
Il pouvoit bien attendre un peu plus tard. Mais où est-il donc ?
Tenez, le voilà.
Ah ! Monsieur le drôle, vous m’avez fait grand tort de me réveiller ; mais je vous le pardonne.
Monsieur, je ne saurois vous exprimer ma joie : ah ! Mademoiselle.
Mon pere !…
Oui, oui, vous direz tout cela demain. J’ai envie de m’aller coucher dans mon lit. Appellez-moi Flamand ; car je ne sai où est ma bonnette.
Vous n’aurez pas besoin de lui, papa.
Oui, oui, nous allons vous aider à vous coucher. Donnez-moi la main. (M. de Saint-Aurele se leve.)
Passons dans ma chambre ; mais allez-vous-en tout de suite après, car je veux dormir. (Ils s’en vont.)
61. Il est plus Heureux que Sage.
- ↑ ⸺ Cette marque indique des momens de silence.