Proverbes dramatiques/L’Ambassadeur

Explication du Proverbe :

Proverbes dramatiquesLejaytome V (p. 45-62).


L’AMBASSADEUR.

SOIXANTE-DEUXIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


LE MARQUIS D’ARVILLE, Ambassadeur, en habit de voyage galonné, croix de S. Louis, ensuite en robe-de-chambre assez belle.
LA MARQUISE D’ARVILLE, sa Femme, bien mise.
LE CHEVALIER DE ROSEMONT, en habit vert galonné d’or, uniforme de Choisi.
JULIE, Femme-de-chambre de la Marquise d’Arville, en Femme-de-chambre.


La Scène est chez la Marquise d’Arville, dans son sallon.

Scène premiere.

La MARQUISE, Le CHEVALIER.
La MARQUISE.

Entrez donc ici, Chevalier.

Le CHEVALIER.

Me voilà, me voilà.

La MARQUISE.

Mais dites-moi donc, qu’est-ce que c’est que toutes ces folies que vous faites devant une Femme-de-chambre que je n’ai que d’hier, & que je ne suis pas encore déterminée à garder ?

Le CHEVALIER.

Bon ! ne sont-elles pas accoutumées à cela.

La MARQUISE.

Celle-ci me déplaît.

Le CHEVALIER.

Hé bien, renvoyez-la.

La MARQUISE.

Oui, & elle ira dire que vous êtes avec moi d’une familiarité… Voyez à quoi vous m’exposez, à garder une créature qui est d’une maussaderie insoutenable.

Le CHEVALIER.

Mais est-ce qu’on ne renvoie jamais de Femmes-de-chambre ?

La MARQUISE.

Je crois que c’est toujours très-mal fait. Je n’ai laissé marier Julie, que parce qu’elle vouloit me quitter : je lui ai même persuadé que le Brun en étoit amoureux, & il n’y pensoit seulement pas.

Le CHEVALIER, riant.

C’est délicieux !

La MARQUISE.

C’est pourtant vous qui en êtes la cause.

Le CHEVALIER.

Vous ne m’en avez jamais parlé. Ce pauvre le Brun a donc été sacrifié ?

La MARQUISE.

Comment sacrifié ?

Le CHEVALIER.

Oui, Julie n’est rien moins que belle.

La MARQUISE.

Elle l’est assez pour lui. Mais pourquoi allez-vous à Choisi aujourd’hui ?

Le CHEVALIER.

Parce que le Comte m’a mandé que j’étois sur la liste.

La MARQUISE.

Est-ce que vous l’en aviez chargé ?

Le CHEVALIER.

Mais, oui.

La MARQUISE.

A propos de quoi, lui sur-tout qui ne se souvient jamais de rien ? Il est bien étonnant qu’avec ses distractions il y ait songé !

Le CHEVALIER.

Mais c’est qu’il est fort mon ami.

La MARQUISE.

Votre ami ? Ne lui faites pas de confidence toujours.

Le CHEVALIER.

Bon, vous croyez que par distraction…

La MARQUISE.

A propos, que je vous dise donc.

Le CHEVALIER.

Quoi ?

La MARQUISE.

Mon mari, qui est las de son ambassade, & qui veut demander à revenir ; j’ai peur même qu’il ne veuille être ici pour la promotion ; il s’est avisé de vouloir avoir le cordon bleu.

Le CHEVALIER.

Il faut lui mander qu’on n’en fera pas cette année. A-t-il trente-cinq ans ?

La MARQUISE.

Oui, vraiment ; & quand il s’est mis une fois une chose dans la tête, il n’est pas aisé de l’en faire revenir : il m’a écrit mille choses tendres il y a quinze jours.

Le CHEVALIER.

Il est peut-être amoureux de vous, ce cher Marquis.

La MARQUISE.

Je le croirois assez.

Le CHEVALIER.

C’est inconcevable que je ne l’aie jamais vu !

La MARQUISE.

Cela n’est pas possible ?

Le CHEVALIER.

Non, d’honneur. (Il tire sa montre.)

La MARQUISE.

Est-ce que vous vous en allez ?

Le CHEVALIER.

Oui, il est tard ; je n’ai pas trop de tems (Il veut sortir par une autre porte que par celle où il est entré.)

La MARQUISE.

Eh bien, par où allez-vous donc ?

Le CHEVALIER.

Par le jardin, ma chaise m’attend sur le rempart.

La MARQUISE.

Il est bien nécessaire d’avoir cet air de mystere à l’heure qu’il est. Que diront mes gens qui ne vous auront pas vu sortir ?

Le CHEVALIER.

Cela est vrai.

La MARQUISE.

Quel étourdi ! Quand reviendrez-vous ?

Le CHEVALIER.

Mercredi ; ne vous l’ai-je pas dit ?

La MARQUISE.

Non, vraiment. Vous m’écrirez ?

Le CHEVALIER.

Sûrement. (Il lui baise la main.) Adieu, belle Marquise.

La MARQUISE.

Vous serez bien aise de trouver la Vicomtesse à Choisy.

Le CHEVALIER.

Allons, vous êtes folle. Où souperez-vous ce soir ?

La MARQUISE.

Mais ici, toute seule.

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Scène II.

La MARQUISE, JULIE.
JULIE.

Madame, voilà Monsieur le Marquis qui va arriver.

La MARQUISE.

Quoi, mon mari ?

JULIE.

Oui, Madame ; son valet-de-chambre est ici depuis une heure.

La MARQUISE.

Il falloit donc m’avertir : à quoi m’exposiez-vous !

JULIE.

Mais, Madame, je ne viens de le savoir que tout-à-l’heure, Monsieur le Marquis veut vous surprendre : ne dites pas que je vous l’ai dit.

La MARQUISE.

Voilà une belle imagination !

JULIE.

Je savois bien que cela ne feroit pas plaisir à Madame ; mais j’ai cru bien faire de l’avertir.

La MARQUISE, à elle-même.

C’est son projet qui le fait venir apparemment.

JULIE.

Je crois que je l’entends.

La MARQUISE.

C’est lui-même.

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Scène III.

Le MARQUIS, La MARQUISE, JULIE.
Le MARQUIS, embrassant la Marquise.

Vous ne m’attendiez pas sitôt, Madame.

La MARQUISE.

Non, vraiment.

Le MARQUIS.

Vous êtes plus belle que jamais, & vous vous portez à merveille.

La MARQUISE.

Ce soir ; j’ai été malade toute la journée. Vous êtes engraissé.

Le MARQUIS.

Trouvez-vous ? Je suis pourtant venu de Strasbourg, sans coucher en chemin.

La MARQUISE.

Vous avez dormi dans votre voiture ?

Le MARQUIS.

Ah ! oui : je suis bien fatigué. Avez-vous quelqu’un à souper ce soir ?

La MARQUISE.

Non, je comptois aller chez ma mère.

Le MARQUIS.

Je vais envoyer savoir de ses nouvelles, & lui faire dire que vous n’irez pas.

JULIE.

Monsieur le Marquis, voulez-vous que j’y envoie ?

Le MARQUIS.

Non, non. Bon jour Julie. Madame, voulez-vous bien que je me mette en robe-de-chambre ?

La MARQUISE.

Mais sûrement. J’aime bien cette question.

Le MARQUIS.

Je m’en vais envoyer des lettres que j’ai à faire remettre, & je reviens dans l’instant. (Il sort.)

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Scène IV.

La MARQUISE, JULIE.
La MARQUISE.

Eh bien, Mademoiselle, vous attendiez-vous à ce retour-là ?

JULIE.

Non, sûrement, Madame.

La MARQUISE.

C’est son frere l’Abbé qui aura négocié tout cela : il a une ambition insoutenable ! Toute cette famille m’est odieuse.

JULIE.

Madame est bien heureuse que Monsieur le Marquis ne l’emmène pas avec lui dans son ambassade.

La MARQUISE.

Ah ! mon Dieu, que dites-vous là ! il ne me manqueroit plus que cela. Mais vraiment il faut que j’avertisse le Chevalier de ce retour. Dites à votre mari qu’il faut qu’il aille à Choisy.

JULIE.

Ce soir ?

La MARQUISE.

Sûrement. Je m’en vais écrire, je crains que le Chevalier ne fasse quelque étourderie.

JULIE.

Madame a bien raison.

La MARQUISE.

Avertissez le Brun, de se tenir prêt.

JULIE.

Il le sera dans le moment. Voici Monsieur le Marquis.

La MARQUISE.

Allez vite, & revenez ; je vous donnerai ma lettre.

JULIE.

Oui, Madame.

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Scène V.

Le MARQUIS, La MARQUISE.
Le MARQUIS, en robe-de-chambre, des lettres à la main.

Je viens de dire qu’on ne laisse entrer personne.

La MARQUISE.

Pendant que vous allez lire vos lettres…

Le MARQUIS.

Où allez-vous ?

La MARQUISE.

Je vais revenir.

Le MARQUIS.

Mes lettres ne sont pas pressées.

La MARQUISE.

Je ne serai pas long-tems.

Le MARQUIS.

Je ne veux les lire que demain, hors une de l’Abbé ; rien ne m’intéresse dans tout cela.

La MARQUISE.

Lisez, lisez. (Elle entre dans un cabinet.)

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Scène VI.

Le MARQUIS, Le CHEVALIER.
Le MARQUIS, lisant, assis.

Bon, le Roi est à Choisy ; je ne le verrai donc que mercredi. Si j’avois su cela…

Le CHEVALIER, entrant par la porte par où il vouloit sortir.

Vous aviez raison, Marquise, le Comte s’est trompé ; je viens de le rencontrer. Ah !…

Le MARQUIS, se levant, Monsieur, vous croyez parler à une autre personne.
Le CHEVALIER.

Monsieur, je vous avouerai que je suis surpris de vous trouver ici, & en robe-de-chambre encore.

Le MARQUIS.

Je le suis davantage moi, du ton sur lequel il me paroît que vous y êtes.

Le CHEVALIER.

Je vois que je suis sacrifié, & que pendant mon absence on ne perd pas un instant. On a bien raison de dire qu’il faut s’attendre à tout avec les femmes. Notre sort est à peu-près égal ; & à vous dire le vrai, je ne me le persuadois pas.

Le MARQUIS.

Monsieur, vous m’apprenez des choses qui ne me sont point agréables.

Le CHEVALIER.

Et croyez-vous, Monsieur, qu’il me soit plus agréable de vous trouver ici, & en robe-de-chambre ?

Le MARQUIS.

Je crois en avoir le droit.

Le CHEVALIER.

C’est ce qu’il faudra voir. Peut-on être plus cruellement trompé !

Le MARQUIS.

Monsieur, ces plaintes là me déplaisent très-fort, je vous en avertis.

Le CHEVALIER.

Eh bien, Monsieur, allez-vous-en, vous ne les entendrez pas.

Le MARQUIS.

Vous ne me connoissez pas apparemment ?

Le CHEVALIER.

Non, Monsieur, & je suis très-fâché de voir que ce soit à vous qu’on me sacrifie ; mais vous n’en jouirez pas long-tems, je vous le promets.

Le MARQUIS.

Monsieur, ce ton-là ne me convient point du tout.

Le CHEVALIER.

J’en suis fâché. Sortez, vous dis-je.

Le MARQUIS.

Il est singulier que vous croyiez devoir me chasser d’ici.

Le CHEVALIER.

Vous le prendrez comme il vous plaira ; si vous étiez de mes amis, je prendrois peut-être un autre ton ; mais avec un inconnu…

Le MARQUIS.

Un inconnu ?

Le CHEVALIER.

Sûrement, je ne vous ai jamais vu nulle part, & vous ne devriez pas vous faire presser davantage de sortir.

Le MARQUIS.

C’est à moi de vous en prier : apprenez que je suis le maître ici.

Le CHEVALIER.

Vous ?

Le MARQUIS.

Oui, Monsieur.

Le CHEVALIER.

Pas tant que j’y serai.

Le MARQUIS.

Monsieur, je vous dis que je suis le maître, encore une fois.

Le CHEVALIER.

Habillez-vous, & nous verrons.

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Scène VII.

Le MARQUIS, La MARQUISE, Le CHEVALIER, JULIE.
La MARQUISE.

Qu’est-ce que vous avez donc, Monsieur ? Ah, ciel ! (Elle tombe dans un fauteuil.)

Le MARQUIS.

Vous voyez, Madame, qu’après m’avoir outragé, on veut encore me faire sortir de chez moi.

Le CHEVALIER, confondu.

De chez vous ?

Le MARQUIS.

Oui, Monsieur, vous n’avez pas voulu l’entendre.

JULIE.

C’est Monsieur le Marquis.

Le CHEVALIER.

Monsieur, je vous croyois à votre ambassade. Madame, je vous demande bien pardon : je suis désespéré ! (Il sort.)

Le MARQUIS.

Madame, je ne ferai point de bruit ; mais que ce soit une chose dite, ne le revoyez plus.

La MARQUISE.

Vous allez peut-être croire, Monsieur…

Le MARQUIS.

Je ne veux point d’explication, & je ne vous en parlerai jamais. (Il sort.)

La MARQUISE.

Quelle imprudence ! le Chevalier m’a perdue. (Elle s’en va.)


Fin du soixante-deuxieme Proverbe.
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62. Charbonnier doit être Maître chez lui.