Proudhon - Du Principe fédératif/III,3

Du Principe fédératif
Troisième partie
Chapitre III.
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CHAPITRE III.


L’Opinion nationale. — Politique à bascule
de M. Guéroult.


Lorsque je demande à un journaliste de la presse démocratique : Êtes-vous décoré de l’ordre de Saint-Lazare ? — le lecteur ne doit pas supposer que ma question équivaille dans ma pensée à une accusation de corruption, et que celui que j’interpelle soit indirectement désigné par moi comme un écrivain vénal : il s’agit de tout autre chose. En ce qui me concerne, je le répète, je ne crois pas aux subventions, par l’excellente raison que, si le fait était vrai, il se dissimulerait, et que je ne pourrais le dénoncer sans m’exposer à une poursuite en calomnie. Quant aux décorés, je n’en connais aucun. Tout ce que je puis dire, c’est que le reproche a été articulé publiquement, qu’aucune protestation ne s’est élevée ; que, parmi les décorés, les uns portent leur décoration, les autres s’en abstiennent par une pure considération de parti ; que tous, du reste, n’ont fait aucune difficulté de l’accepter. D’après ma manière de voir c’est là une chose grave. Tout particulier a le droit de recevoir une décoration, voire même une pension, d’un souverain étranger. Mais le journal est une fonction quasi-publique, le journaliste une sorte d’écrivain juré : une preuve, c’est l’autorisation qu’il doit obtenir et le cautionnement qu’on exige de lui ; c’est surtout la confiance implicite des lecteurs. Dans la rigueur du droit, un journaliste ne doit recevoir ni distinction honorifique ni récompense pécuniaire de qui que ce soit, pas même du gouvernement de son pays. Il ne doit connaître d’autre faveur que celle de l’opinion, d’autre argent que celui de ses abonnés. C’est une question de foi publique, non de moralité privée ; et c’est en ce sens que je continue mes interpellations, sans acception ni exception de personne.


M. Guéroult a bien voulu me consacrer dans son journal deux ou trois articles. En homme qui sait son métier, il a commencé par me plaisanter sur la thèse et l’antithèse, oubliant que son patron, M. Enfantin, s’est fort occupé de ces curiosités métaphysiques et ne s’en est pas tiré heureusement. Puis il a fait de mon caractère une description peu flattée ; il a ri de ma tendresse subite pour ce pauvre Pie IX qui n’aura bientôt plus pour le défendre, dit-il, que M. Guizot le protestant, M. Cohen le juif et M. Proudhon l’athée. Il a expliqué mon fédéralisme actuel par mon anarchie d’autrefois : bref, il a fait de son mieux pour démolir en moi l’idée par la déconsidération de l’écrivain.


Puisqu’à propos de fédération et d’unité M. Guéroult a cru devoir rechercher mes antécédents de controversiste, il ne trouvera pas mauvais que je dise aussi quelque chose des siens : c’est de bonne guerre !


M. Guéroult est de l’école bancocratiqne, androgynique et pancréatique de M. Enfantin, laquelle semble avoir pris pour règle, depuis la catastrophe de Ménilmontant, de servir indifféremment toutes les opinions et tous les gouvernements. C’est pour cela que le saint-simonisme, devenu enfantinien, a toujours entretenu des rédacteurs dans la plupart des journaux : M. Chevalier aux Débats, M. Jourdan au Siècle, M. Guéroult à la République, d’où il fut expulsé après le coup d’État, aujourd’hui à l’Opinion nationale ; M. Émile Barraut je ne sais plus où, d’autres encore à gauche et à droite. Ces tirailleurs en parties doubles valent bien les thèses et les antithèses de M. Proudhon.


Quelle est actuellement la politique de M. Guéroult ?


Après le 2 Décembre, le parti bonapartiste est arrivé en masse au gouvernement. De même que l’émigration après 1814, on peut dire sans injure que ce parti était à la fois vieux et jeune : vieux, en ce qu’il ne savait plus, en fait de politique, que la gloire et la victoire, comme l’émigration ne savait que la foi et le roi ; jeune, en ce que les questions à l’ordre du jour étaient nouvelles pour lui et qu’il avait à faire son apprentissage. De là, en partie, les oscillations du gouvernement impérial, oscillations ordinaires à tous les gouvernements novices ; de là aussi la formation dans le parti de deux tendances, de deux politiques, l’une inclinant de préférence à la conservation, l’autre affichant des sentiments démocratiques, des prétentions à la Révolution. Plus d’une fois, dans ses avertissements aux journaux, le gouvernement impérial a déclaré qu’il ne subirait aucune influence, et nous devons tenir le fait pour certain. Quant au parti, on peut le comparer, dans son ensemble, à cet homme qui marchait sur la Seine avec un seau à chaque pied.


Par exemple, la question de l’unité italienne se pose devant l’arbitrage impérial. Les bonapartistes de la résistance protestent, allèguent le respect des couronnes, la légitimité des dynasties, l’exorbitance des prétentions piémontaises, le danger de l’agitation révolutionnaire. Les bonapartistes du mouvement se déclarent, en vertu du principe de nationalité et des traditions jacobiniques, pour l’agglomération. Entre la fraction de gauche et la fraction de droite, que fait le centre, le gros du parti ? On va, en attendant la décision de Sa Majesté, de M. Thouvenel à M. Drouyn de l’Huys ; on donne raison tantôt à la Patrie et au Pays contre la France, tantôt à la France contre l’Opinion nationale et la Patrie... Personne n’examine ni le droit inauguré en 89, ni l’intérêt économique des masses, ni le progrès de la civilisation, ni la sûreté de l’Europe ; à plus forte raison personne n’élève la voix en faveur de la théorie qui seule pourrait résoudre le problème, la Fédération.


Ou bien, c’est l’existence de la Papauté qui se trouve mise en question par le fait même de l’unité italienne. De nouveau le parti bonapartiste se scinde : MM. de la Guéronnière et de la Rochejaquelein, unis aux cardinaux, prennent la défense du pouvoir temporel, que MM. Piétri et de Persigny sabrent à outrance. Nul ne songe à examiner la question ni du point de vue de la morale éternelle contenue dans les principes de la Révolution, ni de celui du principe fédératif, seul capable de faire exacte justice des prétentions du Pontificat. Loin de là, chacun proteste de son respect pour le catholicisme, ce qui résout implicitement la question en faveur du Pape-roi : seulement tandis que les uns demandent si la puissance temporelle n’est pas une cause de défaillance pour l’Église, les autres soutiennent que c’est pour elle une garantie indispensable. Au fond, il n’y a de sérieux dans ce débat que la convoitise du Piémont qui, contre droit et raison, après avoir pris les États de Naples, Toscane, etc., veut avoir encore ceux de l’Église, et qui pense avoir conquis le suffrage impérial, en intéressant à sa cause une des fractions du bonapartisme.


M. Guéroult s’est jeté dans cette mêlée : qu’y fait-il ? de la bascule. Il n’oserait le nier, lui qui, tout en faisant au catholicisme une guerre de diffamation plutôt que de controverse, reproche à MM. Renan et La Roque, aussi bien qu’à moi-même, d’être athées : comme si dans la philosophie, comme si dans la pensée de la Révolution, athéisme et théisme, matérialisme et spiritualisme étaient autre chose que de simples aspects métaphysiques. À propos de la pièce de M. Émile Augier, M. Guéroult a eu la bonne fortune de se faire donner un avertissement : le voilà passé victime de la persécution cléricale. Mais soyez tranquilles : M. Guéroult a la protection du bonapartisme voltairien qui assistait à la représentation du Fils de Giboyer, et qui ne laissera pas tomber un cheveu de la tête de son journaliste[1].


J’ai soutenu l’indépendance de la Belgique, une nationalité aussi respectable qu’une autre, contre l’appétit des annexionistes, parmi lesquels on compte au premier rang M. Guéroult. Pour récompense, j’ai obtenu, quoi ? la faveur du palais de Laeken ? l’ordre de Léopold ? non, j’ai reçu un charivari. Toute la presse libérale belge a crié sur moi haro ! Il est vrai que j’invoquais en faveur de l’indépendance belge la politique de fédération, et que depuis quelque temps le libéralisme belge et le gouvernement du roi Léopold, par une contradiction que tout le monde a remarquée, semble incliner aux idées unitaires... Au demeurant, je comprends qu’un publiciste prenne parti pour l’unité contre la fédération : question livrée aux disputes. J’admets même, en dépit de l’étymologie, que le martyre n’est pas un témoignage certain de la vérité, pas plus que la vénalité du témoin n’est une démonstration du faux témoignage : mais j’ai le droit de savoir si l’écrivain que je lis parle comme avocat ou comme professeur. M. Guéroult, seriez-vous point décoré de l’ordre de Saint-Lazare ?


Abordant la question au fond, M. Guéroult a-t-il du moins fourni en faveur de la cause qu’il défend des raisons plausibles ? A-t-il détruit mes arguments en faveur du Fédéralisme ? Ses façons de raisonner sont des plus singulières. Si je fais intervenir la géographie et l’histoire, M. Guéroult traite ces considérations de lieux communs. Soit : j’accepte le reproche. Je n’ai pas plus inventé la géographie que l’histoire ; mais jusqu’à ce que M. Guéroult ait prouvé que les traditions historiques et les conditions géographiques de l’Italie conduisent à un gouvernement unitaire, ou qu’il ait changé les unes et les autres, je tiendrai mes raisons pour solides, précisément parce que ce sont des lieux communs.


Il prétend que l’Italie unifiée, devenant ingrate et hostile, ne pourrait rien contre nous. Sans avoir étudié la stratégie, je crois que le contraire résulte de la simple inspection des frontières. Faut-il être un grand naturaliste pour dire, à la vue d’un quadrupède armé d’ongles et de dents, comme le lion, que cet animal est organisé pour le carnage, destiné à se repaître de chair vivante et à s’abreuver de sang ? Il en est ainsi de l’Italie, armée jusqu’aux dents du côté de la France, inoffensive pour nous alors seulement qu’elle est divisée. M. Guéroult soutient, il est vrai, que cette armature est à la destination de l’Autriche ; quant à la France, la similitude des principes en fait une sœur de l’Italie. Douce fraternité ! Malheureusement l’expérience, autre lieu commun, donne à ces deux assertions le plus éclatant démenti. C’est avec la patrie de Brennus que l’Italie a toujours été en guerre ; c’est de ce côté qu’elle a toujours redouté l’invasion ; c’est contre la France qu’après la mort de Louis-le-Débonnaire la politique romaine appela les Allemands à l’empire ; c’est par l’effet de cette antipathie de la nation italienne contre la nôtre que l’on s’est jeté à corps perdu dans l’unité, et que l’Autriche se trouve encore aujourd’hui en possession de l’État de Venise ; c’est contre la France, enfin, que la maison de Savoie a constamment dirigé sa politique.


Vous parlez de la similitude des principes. Mais, à l’heure qu’il est, il y a plus de similitude de principes entre l’Autriche et le Piémont, constitutionnels tous deux, qu’entre celui-ci et la France impériale ; et c’est encore un lieu commun que, si l’Autriche consentait moyennant indemnité à rendre Venise, la plus tendre amitié unirait les cours de Vienne et de Turin. Peut-être M. Guéroult entend-il par similitude de principes, que la France revenant aux mœurs constitutionnelles, un traité de garantie mutuelle unirait les intérêts capitalistes de France, d’Italie et d’Autriche ? J’ai montré précédemment que cette consolidation du bourgeoisisme, comme disait Pierre Leroux, est dans les données de la monarchie constitutionnelle. Dans ce cas ne parlons plus ni de nationalité ni de démocratie ; laissons surtout de côté la devise saint-simonienne, qui considérait l’émancipation de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre comme la fin de la Révolution. L’unité italienne, se mariant dans ces conditions à l’unité française et à l’unité autrichienne, et formant avec elles trinité, se trouverait alors tournée, contre qui ? contre le prolétariat des trois pays. Dira-t-on que je calomnie les sentiments démocratiques et socialistes de M. Guéroult ? Mais ici le passé et le présent répondent de l’avenir : le saint-simonisme, qui le premier par la bouche de Saint-Simon dénonça la féodalité industrielle, s’est donné pour mission, en la personne de M. Enfantin et de ses disciples, de la réaliser. C’est pour cela que nous l’avons vu opérer sa conversion, d’abord vers la monarchie de juillet, puis vers le deuxième Empire ; en sorte que du républicanisme transitoire de M. Guéroult il ne reste rien, pas même une intention.


M. Guéroult reproche au gouvernement fédératif de multiplier les états-majors. L’objection de sa part manque de sincérité : c’est le contraire, il le sait, qui est vrai. Qui croira qu’un adepte de M. Enfantin, un de ces sectaires qui ont tant contribué, depuis vingt ans, à multiplier les grandes compagnies, se plaigne sérieusement de ce qui fait le charme de tout ce qu’il aime, les sociétés par actions et les grandes unités politiques ? J’ai rappelé dans ma dernière brochure, d’après la statistique budgétaire des différents États de l’Europe, et M. Guéroult connaît ces documents aussi bien que moi, que les frais généraux de gouvernement progressent en raison directe et géométrique de la centralisation, en sorte que, la moyenne de contribution par tête étant de 15 fr. 77 dans le canton de Vaud, plus la contribution fédérale qui revient aussi par tête à 6 fr. 89, total 22 fr. 66 ; — cette même moyenne s’élève à 30 francs en Belgique et à 54 en France. Cependant nous voyons qu’en Suisse, pour une population de 2,392,760 habitants, il existe vingt-cinq gouvernements cantonnaux, plus le gouvernement fédéral, total vingt-six états-majors, comme dit M. Guéroult. Je ne connais pas les budgets des autres cantons ; mais en les supposant tous égaux à celui de Vaud, l’un des cantons les plus peuplés et les plus riches, on aurait pour dépense totale de ces vingt-six gouvernements une somme de 53,821,531 fr. 20 c. En France, pour une population de 38 millions d’âmes, c’est-à-dire seize fois plus considérable que celle de la Suisse, il n’y a qu’un seul État, un seul gouvernement, un seul état-major ; mais il coûte, d’après les prévisions du dernier budget, deux milliards soixante-huit millions, soit, par tête, 54 fr. 40. Et dans ce budget, les dépenses des communes, celles de la ville de Paris, par exemple, dont les taxes d’octroi s’élèvent ensemble à 75 millions, et qui fait des dettes, ne sont pas comprises. Voilà à quoi M. Guéroult aurait essayé de répondre s’il avait été de bonne foi. Mais ce qui est bon à savoir n’est pas toujours bon à dire, et M. Guéroult a trouvé plus simple de rejeter sur le fédéralisme le témoignage à charge que j’avais apporté contre l’unité. C’est ainsi que se font les affaires et que se rédigent les journaux.


M. Guéroult insiste, avec une affectation particulière, sur le reproche d’anarchie, qu’il va jusqu’à confondre avec la fédération. Aussi bien que M. Taxile Delort, M. Guéroult sait à quel public il s’adresse. Ce que la Papauté est pour les lecteurs du Siècle, d’ailleurs excellents chrétiens, l’anarchie l’est, paraît-il, pour les abonnés de l’Opinion nationale, d’ailleurs parfaits démocrates. — Serons-nous donc toujours le même peuple ignorant et fat ? On raconte que lorsque les Vénitiens envoyèrent des ambassadeurs faire des excuses à Louis XIV, certain bourgeois de Paris pensa mourir de rire en apprenant que les Vénitiens étaient une nation qui vivait en république, et que la république était un gouvernement sans roi. À qui de M. Guéroult ou de ses lecteurs faut-il que j’apprenne que l’anarchie est le corollaire de la liberté ; qu’en théorie, elle est une des formules à priori du système politique au même titre que la monarchie, la démocratie et le communisme ; qu’en pratique elle figure pour plus de trois quarts dans la constitution de la société, puisque l’on doit comprendre, sous ce nom, tous les faits qui relèvent exclusivement de l’initiative individuelle, faits dont le nombre et l’importance doivent augmenter sans cesse, au grand déplaisir des auteurs, fauteurs, courtisans et exploiteurs des monarchies, théocraties et démocraties ; que la tendance de tout homme laborieux, intelligent et probe, fut de tout temps et nécessairement anarchique, et que cette sainte horreur qu’inspire l’anarchie est le fait de sectaires qui, posant en principe la malignité innée et l’incapacité du sujet humain, accusant la libre raison, jaloux de la richesse acquise par le libre travail, se méfiant de l’amour même et de la famille, sacrifiant, les uns la chair à l’esprit, les autres l’esprit à la chair, s’efforcent d’anéantir toute individualité et toute indépendance sous l’autorité absolue des gros états-majors et des pontificats.


Après ce simulacre de réfutation, M. Guéroult se met à scruter les mystères de ma conscience. Suivant lui, la pensée qui m’a fait écrire aurait été une inspiration du plus infernal machiavélisme.


Quel est donc l’intérêt qui le pousse ? s’écrie-t-il en parlant de moi. Est-ce l’intérêt de la religion ? Est-ce la tendresse qu’il porte à l’Empire et à la dynastie ? Sa pudeur naturelle n’admettrait pas cette explication. En religion, il est athée ; en politique, il est partisan de l’anarchie, autrement dit de la suppression de toute espèce de gouvernement... Or, M. Proudhon est trop honnête homme pour travailler à autre chose qu’à ses idées. Faut-il donc supposer qu’en défendant le pouvoir temporel, il espère travailler au progrès de l’athéisme ? Qu’en liant indissolublement la cause de l’Empereur et celle du Pape, il espère les compromettre et les entraîner tous deux dans la même ruine, et faire fleurir la sainte anarchie sur les débris de l’Église ? Cela serait bien machiavélique, mais ne serait point du tout bête ; et comme M. Proudhon n’écrit pas pour écrire, qu’il a un but en écrivant, nous hasardons cette interprétation jusqu’à ce que la France nous en indique une meilleure…


Là-dessus M. Guéroult, qui tient à prouver que c’est lui, le critique respectueux de la pensée de Villafranca, qui est le véritable ami de l’Empire, non pas moi qui ai méchamment recueilli cette idée, qui ensuite l’ai perfidement commentée et sataniquement développée, M. Guéroult continue sur ce mode :


Si, tout en critiquant les actes de ce gouvernement plus souvent que nous n’aimerions à le faire, nous respectons son principe, et si nous croyons qu’il a devant lui une grande mission à remplir, c’est précisément parce que, basé sur la volonté nationale, continuant le premier Empire, non dans ses excès militaires, mais dans son rôle d’organisateur des principes de 89, il est aujourd’hui, de toutes les formes de gouvernement en perspective, celle qui peut le mieux, sans crise, sans bouleversement intérieur, sans cataclysme extérieur, favoriser l’élévation morale, l’émancipation intellectuelle des classes laborieuses et leur avénement au bien-être ; c’est lui qui, populaire et démocratique par son origine, peut le mieux faire triompher en Europe, graduellement et à mesure que les événements le permettront, les principes qui ont prévalu en France et qui font seuls sa force et sa légitimité…


Lors donc que M. Proudhon essaye de lier indissolublement la destinée de l’Empire fondé sur le suffrage universel avec celle du pouvoir temporel repoussé par le vœu des Romains et de toute l’Italie, il fait son métier d’ennemi de l’Empire, son rôle d’apôtre de l’anarchie ; il essaye de compromettre l’Empire avec le passé pour le brouiller plus sûrement avec l’avenir. Ce que faisant, M. Proudhon remplit son rôle et joue son jeu.


M. Guéroult aurait pu se dispenser à mon égard de cette espèce de dénonciation. Je le tiens, jusqu’à nouvel ordre, pour ami dévoué de l’Empire, et ne songe point à lui disputer le privilége des grâces princières ni en Italie, ni en France, pas plus que je ne dispute aux catholiques la faveur des bénédictions papales. Mais je me serais fort bien passé d’être signalé, à propos du traité de Villafranca, comme ennemi de l’Empire et de la dynastie. Assez de méfiances me poursuivent, sans que l’on y ajoute les risques de la colère impériale.


Ce que j’ai dit des rapports de la Papauté et de l’Empire est-il donc si difficile à comprendre que M. Guéroult, après s’être creusé le cerveau, n’y ait pu découvrir qu’une affreuse chausse-trape tendue par le plus noir des conspirateurs ? Mais j’ai parlé comme l’histoire. J’ai dit que toute institution, comme toute famille, a sa généalogie ; que Napoléon Ier ayant rouvert les églises, signé le Concordat, fermé la bouche aux Jacobins en leur jetant titres, décorations et pensions, créé sous le nom d’Empire une monarchie qui tenait à la fois de la Révolution et du droit divin, de la démocratie et de la féodalité, avait renoué à sa manière la chaîne des temps ; que son plan avait été de continuer, sous des formes et dans des conditions nouvelles, la tradition, non-seulement de Charlemagne, mais de Constantin et de César ; que sa pensée avait été comprise et acclamée lorsque ses soldats, après Friedland, le saluèrent empereur d’Occident ; que sous ce rapport Napoléon Ier était devenu plus que le gendre, mais le véritable héritier de l’empereur germanique ; qu’il avait mis sa pensée dans tout son jour, lorsqu’il s’était donné en quelque sorte pour collègue le czar Alexandre, chef de l’Église grecque et continuateur de l’empire de Constantinople ; qu’en dehors de cette donnée historique, la constitution impériale était dépourvue de sens. Sans doute je ne partage point ces idées de Napoléon Ier ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en conséquence de ces idées Napoléon III ne peut aujourd’hui ni permettre, comme empereur, la formation de l’unité italienne et la dépossession du Pape, ni organiser, comme représentant de la Révolution, le système fédératif. S’ensuit-il que j’aie menti à l’histoire, calomnié l’idée napoléonienne, et que je doive être signalé comme ennemi de l’Empire et de la dynastie ?


Et moi aussi j’ai une tradition, une généalogie politique à laquelle je tiens comme à la légitimité de ma naissance ; je suis fils de la Révolution, qui fut fille elle-même de la Philosophie du dix-huitième siècle, laquelle eut pour mère la Réforme, pour aïeule la Renaissance, pour ancêtres toutes les Idées, orthodoxes et hétérodoxes, qui se sont succédé d’âge en âge depuis l’origine du christianisme jusqu’à la chute de l’empire d’Orient. N’oublions pas, dans cette génération splendide, les Communes, les Ligues, les Fédérations, et jusqu’à cette Féodalité, qui par sa constitution hiérarchique et sa distinction des castes fut aussi, dans son temps, une forme de la liberté. Et de qui est fils le christianisme lui-même, que je ne sépare pas de cette généalogie révolutionnaire ? Le christianisme est fils du judaïsme, de l’égyptianisme, du brahmanisme, du magisme, du platonisme, de la philosophie grecque et du droit romain. Si je ne croyais à l’Église, s’écrie quelque part saint Augustin, il voulait dire à la tradition, je ne croirais pas à l’Évangile. Je dis comme saint Augustin : Aurais-je confiance en moi-même et croirais-je à la Révolution, si je n’en retrouvais dans le passé les origines ?


M. Guéroult n’entend rien à ces choses. L’enfantinisme, duquel il est sorti, et dont ni lui ni son auteur M. Enfantin ne sauraient montrer la filiation historique et philosophique, l’enfantinisme, qui a fondé la promiscuité du concubinat, glorifié la bâtardise, inventé le panthéisme de la chair, fait de l’adultère une fraternité, et qui s’imagine que les institutions humaines éclosent, comme les rotifères de M. Pouchet, de la boue des gouttières ; l’enfantinisme, dis-je, est le communisme dans ce qu’il a de plus grossier, l’unité dans ce qu’elle a de plus matériel ; comme tel, il est l’ennemi juré de toute descendance authentique ; il a horreur des générations saintes, des noms patronymiques et des religions domestiques ; les fils de famille ne sont pas pour lui des liberi, comme disaient les Romains, c’est-à-dire des enfants de la Liberté, ce sont des enfants de la Nature, nati, naturales ; ils ne sont point à leurs parents, mais à la communauté, communes ; ce qui n’empêche pas à l’occasion les enfantiniens, et pour peu que cela leur serve, de se dire dynastiques. Car la dynastie, après tout, si elle est loin de la théocratie enfantinienne, n’en représente pas moins, quoique d’une manière très-imparfaite au gré de la secte, l’Autorité et l’Unité, hors desquelles point de salut. Du droit la notion n’existe pas dans cette école de chair : ce qu’elle estime dans la démocratie, c’est l’anonyme ; ce qu’elle aime dans un gouvernement, c’est la concentration ; ce qui lui plaît dans l’empire fondé par Napoléon Ier et restauré par Napoléon III, ce n’est pas cette série traditionnelle, illusoire selon moi, mais pleine de majesté, dont il serait le développement, ce sont les coups de main qui mirent fin à la république et imposèrent silence à la pensée libre ; ce qu’elle apprécie dans l’unité italienne, enfin, c’est qu’elle se compose d’une suite d’expropriations. J’ai demandé à M. Guéroult s’il était décoré de l’ordre de Saint-Lazare : j’eusse mieux fait de demander à Victor-Emmanuel s’il aspirait à régner par la grâce de M. Enfantin.


  1. En citant le nom de M. Émile Augier à côté de celui de M. Guéroult, je n’entends point les envelopper dans la même désapprobation. L’auteur dramatique saisit au vol les vices et les ridicules de son temps : c’est son droit, et ce n’est pas, j’aime à le croire, la faute de M. Augier si l’on fait servir son œuvre, que je n’ai ni vue ni lue, à des manœuvres politiques. M. Guéroult, donnant son adhésion à la dynastie afin de pouvoir d’autant mieux tirer sur l’Église et servir sa secte, n’est pas dans le même cas. Une chose pourtant m’étonne, c’est de voir certain parti applaudir avec tant d’enthousiasme le même écrivain qui naguère, dans les Effrontés, dont le Fils de Giboyer est une suite, lui infligea de si rudes étrivières. Les applaudissements donnés à Giboyer fils auraient-ils pour but de faire oublier Giboyer père ?