Proudhon - Du Principe fédératif/II,7

Du Principe fédératif
Deuxième partie
Chapitre VII.
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CHAPITRE VII.


La Papauté et les Sectes religieuses.


Répéterai-je ce que j’ai écrit ailleurs à propos de la Papauté et du pouvoir temporel, que cette question, devenue une pierre d’achoppement dans le système de l’unité, n’existe même pas dans celui de la fédération ?


Partons d’un principe. L’Italie régénérée admettra, je suppose, la liberté des cultes, sauf bien entendu la soumission du clergé aux lois de l’État. L’Église libre dans l’État libre est une maxime reçue par les unitaires ; Mazzini, dans ses plus grandes colères contre la Papauté, n’a jamais dit qu’il songeât à proscrire le christianisme. Je raisonne donc sur une donnée acquise, celle de la liberté religieuse. Or, de quelque manière qu’il soit pourvu en Italie à l’existence du clergé : qu’il y ait un concordat ou qu’il n’y en ait pas ; que les prêtres soient appointés sur le budget, qu’ils vivent de la cotisation des fidèles, ou qu’ils conservent leurs dotations immobilières, peu importe, ils jouiront, comme tous les citoyens, de leurs droits civils et politiques. Il n’y aurait que le cas où le peuple italien se déclarerait en masse déiste ou athée, qui pourrait créer une situation menaçante pour l’Église. Mais personne, en Italie pas plus qu’en France, n’en est là.


Ceci posé, je dis que, par cela même que l’existence de l’Église serait de plein droit reconnue, autorisée, et d’une ou d’autre manière subventionnée par la nation, l’Église aurait sa place, grande ou petite, dans l’État. Il n’y a pas d’exemple d’une société à la fois politique et religieuse dans laquelle le gouvernement et le sacerdoce n’aient entre eux des rapports intimes, comme organes d’un même corps et facultés d’un même esprit. Avec toute la subtilité du monde, vous ne réussirez pas mieux à tracer une ligne de démarcation tranchée entre la religion et le gouvernement qu’entre la politique et l’économie politique. Toujours, quoi que vous fassiez, le spirituel s’insinuera dans le temporel et le temporel débordera sur le spirituel : la connexité de ces deux principes est aussi fatale que celle de la Liberté et de l’Autorité[1]. Au moyen âge, le rapport de l’Église et de l’État était réglé par le pacte de Charlemagne, qui tout en distinguant les deux puissances ne les isolait pas, mais les faisait égales ; de nos jours, ce même rapport s’établit d’une autre manière, plus intime et plus dangereuse, ainsi qu’on va voir.


La liberté des cultes déclarée loi de l’État, des rapports quelconques entre l’Église et l’État reconnus, il s’ensuit que tout ministre d’un culte, tout prêtre catholique par conséquent, tout évêque et tout moine, peut, en sa double qualité de citoyen et de prêtre, se faire élire représentant du peuple, être nommé sénateur, comme cela se pratique en France depuis 1848, voire même être porté à la présidence de la république, comme autrefois chez les Juifs et les Musulmans, sans que l’on puisse exciper d’aucune incapacité ou incompatibilité légale. Eh quoi ! vous avez une loi qui permet au prêtre d’accepter toute espèce de fonction gouvernementale, de mandat politique ; de devenir ministre, comme Granvelle, Ximenès, Richelieu, Frayssinous ; sénateur, comme MM. Gousset, Morlot, Mathieu ; représentant, académicien, comme l’abbé Lacordaire, et vous vous étonnez que dans un pays de religion et de sacerdoce, dans cette Italie pontificale, où la théocratie est de quinze siècles plus ancienne que Jésus-Christ, un évêque, le chef des évêques catholiques, soit en même temps prince d’un petit État de quatre millions de fidèles ! Commencez donc par abolir votre Concordat ; commencez par exclure le prêtre, que dis-je ? tout individu faisant profession de christianisme, du mandat électoral et des fonctions politiques ; commencez par proscrire, si vous l’osez, la religion et l’Église, et vous pourrez être admis à demander, pour cause d’incompatibilité, la destitution du Saint-Père. Car, je vous en préviens : pour peu que le clergé le veuille, pour peu qu’il lui plaise appuyer ses candidatures de quelques démonstrations de réforme et de progrès, en peu d’années il est sûr obtenir au scrutin populaire plus de nominations que la démocratie et le gouvernement réunis. Que dis-je ? C’est lui-même qui deviendra l’organe de la démocratie. Et prenez garde, si vous lui ôtez le Pape à Rome, qu’il ne vous le rende à Paris. Le suffrage universel opère de ces miracles.


On allègue le précepte ou conseil évangélique de la séparation des pouvoirs. Ceci est affaire de théologie, qui regarde exclusivement le clergé et ne relève pas du Droit public. Je m’étonne que des hommes qui se disent élevés dans les principes de 89, des orateurs de la Révolution, se soient jetés dans une semblable controverse. La loi, dans le système de la Révolution, est supérieure à la foi, ce qui a fait dire un peu crument qu’elle était athée. Si donc le prêtre, par le suffrage de ses concitoyens, est revêtu d’un caractère politique, chargé d’un mandat parlementaire ou ministériel, ce ne sera pas, si vous voulez, directement et exclusivement comme prêtre, ce sera, je le répète, tout à la fois comme citoyen et prêtre. Le sacerdoce, dans un État où l’utilité de la religion est reconnue et la liberté des cultes admise, redevient un titre au mandat politique, ni plus, ni moins que la qualité de légiste, de savant, de commerçant ou d’industriel. Il en sera absolument de même si le prince des prêtres, autrement dit le Pape, est élu Président de la république, chef de l’État dans lequel il réside. Chacun reste libre, dans son for intérieur, d’attribuer cette élection au souffle du Saint-Esprit, Placuit Spiritui sancto et nobis ; devant la loi civile elle résulte du droit révolutionnaire, qui a déclaré tous les hommes égaux devant la loi, admissibles à tous les emplois et souverains juges de la religion qu’il leur convient de suivre. Qu’après cela un théologien scrupuleux s’en vienne blâmer ce cumul du temporel et du spirituel, prétendre qu’il y a violation de la loi du Christ, qu’est-ce que cette dispute de séminaire fait à la démocratie ? Sommes-nous, oui ou non, la postérité de 89 ?


Remarquez que pour soutenir cette argumentation je n’ai pas besoin de recourir au droit fédératif, plus libéral, sans comparaison, que le droit unitaire ; il suffit que je me place sur le terrain de la monarchie constitutionnelle, qui est celui de la république une et indivisible ; sur le terrain de M. de Cavour et de toute la démocratie franco-italienne, terrain défriché, planté et arrosé par Voltaire, Rousseau, Mirabeau, Robespierre, Talleyrand et tous nos auteurs de constitutions. Ce pouvoir temporel du Saint-Siége, qui scandalise nos esprits forts, contre lequel on argumente de saint Mathieu, de saint Paul, de saint Thomas, etc., eh bien, il se justifierait au besoin par la tolérance philosophique, à peine conquise par un siècle de débats ; il se justifierait par toutes nos déclarations de droits, inspirées du plus pur génie de l’incrédulité ; il se justifierait, dis-je, par l’athéisme même de la loi. Jusqu’à présent le clergé n’a pas profité du droit qu’assure à tout ecclésiastique la législation de 89, mais pourquoi ? C’est que depuis 89 la situation de l’Église, ses rapports avec l’État, son influence sociale, ont été réglés d’une autre manière, par le concordat. Mais supprimez le concordat, abolissez le budget ecclésiastique, et comme saint Paul fabricant des tentes pour vivre, le prêtre fera du commerce, de l’industrie, de l’enseignement, de la politique enfin, et de l’économie politique en concurrence avec tous les citoyens, et vous verrez bien autre chose.


Pour moi, si l’on me demande comment je pense sortir de cet effrayant cercle vicieux, qui nous montre, dans les éventualités de l’avenir, parmi les suggestions d’une société redevenue mystique à force de matérialisme, un califat universel sortant d’un scrutin universel, je déclare, dût-on me taxer de monomanie, que je n’aperçois d’échappatoire que dans la fédération.


Observons d’abord que pour raisonner avec justesse en cette matière comme en toute autre, il convient de généraliser d’abord la question. La Démocratie ne voit dans la question romaine que Rome et la Papauté : Rome, qu’elle convoite pour compléter l’unité italienne ; la Papauté, dont au fond elle ne jalouse guère moins l’autorité spirituelle que la temporelle. Il faut envisager dans cette question de Rome et du Saint-Siége toutes les églises, toutes les synagogues, toutes les sectes mystiques, tous les cultes et tous les temples de l’univers, dans leurs rapports avec le droit public et la morale des nations. Toute autre manière de raisonner étant particulière, est par cela même partiale. Sous cette réserve, qui étend à toutes les croyances religieuses ce que nous avons à dire de l’Église romaine, nous pouvons aborder la question papale.


L’Église, indépendamment de son dogme, est mère de toute autorité et unité. C’est par cette unité qu’elle est devenue, pour ainsi dire, la capitale du mysticisme. Aucune société religieuse ne saurait, sous ce rapport, lui être comparée. Sa devise est Un seul Dieu, une seule foi, un seul baptême, Unus Dominus, una fides, unum baptisma ; — sa maxime de gouvernement, l’excommunication ou retranchement des rebelles : Que celui qui n’écoute pas l’Église soit regardé par vous comme païen et publicain, Qui non audierit Ecclesiam, sit vobis sicut ethnicus et publicanus. C’est de l’Église que les empereurs et les rois tiennent leur politique d’unité et leur prestige ; c’est de son éclat qu’ils empruntent leur majesté. La République une et indivisible des Jacobins, le Dio e popolo de Mazzini, ne sont également que des plagiats de sa doctrine. Aussi, en dehors de ses querelles, la démocratie moderne est-elle pour l’Église ce que furent les empereurs depuis Constantin et Charlemagne, pleine de déférence et de soumission. Robespierre, au temps de ses vengeances, eut toujours un faible pour les prêtres et l’on a vu, en 1848, avec quel empressement la République les reçut dans son sein. Que l’Église, de bonapartiste ou légitimiste se déclare demain démocrate, elle n’y risque guère, et la réconciliation sera bientôt faite. Il existe à Paris, depuis 1830, une fraction de la démocratie qui regarde la Révolution française comme un corollaire de l’Évangile ; si ce parti est logique, il doit considérer la démocratie comme un synonyme de l’Église. Dans tous les pays où elle s’est propagée, l’Église possède donc, par antériorité de prérogative, la force que l’unité communique au gouvernement : c’est pour cela que, dans les siècles passés, en cas de mésintelligence entre le spirituel et le temporel, on a vu tant de fois l’Église retirer à soi l’autorité temporelle tout entière, excommunier les princes, délier les peuples du serment de fidélité, opérer une révolution dans le gouvernement. Comme au moyen âge, de pareils faits peuvent se produire encore, et peut-être avant peu de générations en serions-nous témoins, si, la corruption des mœurs poursuivant son cours, la politique tournant de plus en plus par l’exagération de l’unité et de l’autorité au despotisme, l’Église restait seule comme autorité morale et modératrice.


La fédération, au contraire, est liberté par excellence, pluralité, division, gouvernement de soi par soi. Sa maxime est le Droit, non point donné par l’Église, interprète du ciel, ou défini par le prince, représentant de la Divinité et bras du Saint-Père ; mais déterminé par le libre contrat. Dans ce système, la loi, le droit, la justice sont le statut arbitral des volontés, statut supérieur par conséquent à toute autorité et croyance, à toute Église et religion, à toute unité, puisque l’autorité et la foi, la religion et l’Église, étant exclusivement du ressort de la conscience individuelle, se placent par cela même au-dessous du pacte, expression du consentement universel, la plus haute autorité qui soit parmi les hommes. Dans la fédération, enfin, le principe d’autorité étant subalternisé, la liberté prépondérante, l’ordre politique est une hiérarchie renversée dans laquelle la plus grande part de conseil, d’action, de richesse et de puissance reste aux mains de la multitude confédérée, sans pouvoir jamais passer à celles d’une autorité centrale.


Supposons à présent, dans la confédération, un développement extraordinaire du sentiment religieux, donnant lieu à des prétentions exagérées de la part du ministère ecclésiastique, et aboutissant à un conflit entre les deux ordres, temporel et spirituel. Possible alors que le clergé, jouissant comme le reste du peuple des droits civils et politiques, obtienne une certaine influence dans l’administration des localités ; possible que l’évêque devienne, dans un canton, président du sénat, du corps législatif, du conseil d’État. Jamais l’Église ne pourra devenir maîtresse de la Confédération ; jamais le suffrage universel ne fera d’une république fédérative un État pontifical. La proportion des clercs dans le corps électoral étant naturellement fort limitée, le principe d’autorité et d’unité tout à fait subordonné, toujours, en cas de conflit, l’intérêt politique et économique, c’est-à-dire temporel, anti-clérical, l’emportera sur l’intérêt ecclésiastique.


Mais voici qui est plus décisif. D’après ce qui vient d’être dit, l’idée d’un pacte formé entre individus, villes, cantons, États, différents de religion comme de langage et d’industrie, suppose implicitement que la religion n’est pas nécessaire à la morale ; que l’Évangile lui-même n’a pas dit le dernier mot du droit ; que la loi de charité est incomplète, et qu’une justice basée sur l’adoration est une justice inexacte : c’est ce qu’un juriste interprète de la pensée de la Révolution a appelé l’athéisme de loi. Il suit de là que l’on peut prévoir le cas où, par des considérations, non pas de haute police comme en 93, mais de haute moralité publique, l’abolition de cultes tombés dans le dévergondage et l’extravagance devrait être décrétée, l’Église mise hors la la loi, ses ministres exclus de toutes fonctions et honneurs publics, et la pure religion de la Justice inaugurée sans symbolisme et sans idoles. Nous n’en sommes pas à de telles extrémités ; mais l’histoire est pleine de faits qui légitiment toutes les prévisions et la politique dans ses constitutions, pas plus que la justice dans ses arrêts, ne fait acception des croyances et des personnes. L’Église n’a pas perdu le souvenir des gnostiques ; l’empire des Césars a vu la plèbe du prétoire, après avoir élu des Trajan et des Marc-Aurèle, couvrir de la pourpre des Héliogabale, des Alexandre-Sévère et des Julien. Nous pourrions, à la suite de quelque orgie démocratique et sociale, avoir à reprendre sur nouveaux motifs l’œuvre des antiques persécuteurs. Le génie des religions n’est pas mort, demandez à l’auteur de la France mystique, M. Erdan. Il importe donc que nous nous tenions en garde, non-seulement pour le cas particulier de la Papauté romaine, qui ne veut ni s’amender, ni se dessaisir, mais pour celui bien autrement grave et tout autant à prévoir d’une recrudescence et d’une coalition de tous les fanatismes, de toutes les superstitions et mysticités de la terre.


Contre ce cataclysme des consciences je ne connais, je le répète, de remède que la division des masses, non-seulement par États, communes et corporations, mais par églises, synagogues, consistoires, associations, sectes, écoles. Ici l’unité, loin de faire obstacle au péril, l’aggraverait encore. L’entraînement des masses, un jour folles d’impiété, le lendemain ivres de superstition, s’accroît de toute la puissance de la collectivité. Mais à la fédération politique joignez la fédération industrielle ; à la fédération industrielle ajoutez celle des idées, et vous pouvez résister à tous les entraînements. La fédération est le brise-lame des tempêtes populaires. Qu’y avait-il de plus simple, par exemple, que de contenir l’absolutisme papal par les sujets mêmes du Pape, non pas livrés, comme on le demande, aux Piémontais, mais rendus à leur autonomie par la constitution fédérative, et protégés dans l’exercice de leurs droits par toutes les forces de la confédération ? Faites-le donc, encore une fois, ce pacte de libre union, il n’est pas trop tard ; et non-seulement vous n’aurez plus à vous inquiéter de la Papauté devenue pour moitié puissance du siècle, vous tenez l’Église tout entière, révolutionnée dans son chef et forcée de marcher avec la liberté ; vous échappez à l’inconvénient de soulever contre vous l’univers catholique.


En 1846, lorsque les jésuites, par leurs perpétuelles intrigues, eurent amené sept cantons suisses à rompre avec la Confédération et à former une alliance séparée, les quinze autres cantons déclarèrent les prétentions des jésuites et la scission qui en était la suite incompatibles avec le pacte fédéral, avec l’existence même de la République. Le Sunderbund fut vaincu, les jésuites expulsés. La Suisse victorieuse ne songea point alors à abuser de son triomphe, soit pour dresser un formulaire de foi religieuse, soit pour changer la constitution fédérative du pays en constitution unitaire. Elle se contenta d’introduire dans la constitution fédérale un article portant que les cantons ne pourraient modifier leurs constitutions particulières que dans le sens de la liberté, et elle fit rentrer dans le pacte les cléricaux qui avaient voulu s’en écarter[2].


La conduite des Suisses en cette circonstance est excellente à citer. Ainsi que je le disais tout à l’heure, on peut prévoir qu’un jour ce ne sera pas seulement à une corporation religieuse que la Révolution aura affaire, mais à une insurrection, soit du catholicisme, soit de tout le christianisme. Alors plus de doute : la société aurait le droit d’opposer ses fédérations justicières à ce nouveau Sunderbund ; elle déclarerait les églises insurgées, quelles qu’elles fussent, coupables d’attentat envers la morale et les libertés publiques, et elle sévirait contre les propagandistes. Mais le temps ne paraît pas arrivé et tel n’est pas d’ailleurs le souci des unitaires. La conflagration des idées mystagogiques n’entre pas dans leurs prévisions. Ce qu’ils demandent, en protestant de leur respect le plus profond pour le Christ et sa religion, c’est d’enlever au Pape sa couronne afin d’en faire hommage à Victor-Emmanuel, et de violer ainsi une fois de plus le principe fédératif, identique en Italie au principe de nationalité même.


Si la pensée de Villafranca, bien que proposée par un Empereur, avait été appuyée, il serait arrivé fatalement l’une de ces deux choses : 1o le plus fort des deux principes, le principe surnaturaliste ou le principe rationaliste, aurait absorbé l’autre ; la Révolution aurait prévalu contre l’Église, ou l’Église aurait étouffé la Révolution ; ou bien 2o les deux principes transigeant auraient donné lieu par leur amalgame à une idée nouvelle, supérieure à l’un au moins de ses constituants sinon à tous deux ; dans tous les cas les amis du progrès auraient eu à se réjouir de l’évolution. Le parti de l’unité n’a pas de ces aspirations. De la Révolution il ne connaît rien, Nescio vos, lui dit-il ; de l’Église il est toujours prêt à recevoir la bénédiction : donnez-lui le patrimoine de saint Pierre pour en composer son royaume et il baisera la mule du Pape, aussi indifférent au fond à la distinction du temporel et du spirituel qu’à la liberté et à la nationalité.


  1. Quand Auguste Comte voulut organiser sa société, donner l’être et le mouvement à l’idée qu’il avait conçue, il s’aperçut qu’il y avait dans son système une lacune immense, la religion. Ne sachant comment remplir cet hiatus et ne voulant pas revenir au christianisme, Auguste Comte n’hésita pas : au moyen de quelques amendements il changea sa Philosophie positive en Religion positive, et de chef d’école se fit pontife. Ce qu’il y eut de plus singulier c’est qu’il emprunta à l’Église le culte même de la Vierge, qu’il déguisa sous le nom apocalyptique de La Femme. La Femme, suivant Auguste Comte, qui parle ici comme le rituel, est la source de toute grâce, Mater divina gratiæ !… Les plus positifs de ses disciples ont protesté, chose facile ; mais que mettent-ils à la place de cette faculté dont Auguste Comte avait reconnu l’importance, la religion ?
  2. On se tromperait fort, si l’on s’imaginait que les jésuites seuls ont le secret et le privilége de troubler la société et de compromettre l’existence des États. L’année dernière, 1862, le canton de Vaud, agité par la secte des méthodistes, vulgairement appelés Mômiers, a vu son gouvernement passer des mains des libéraux dans celles de ces religionnaires qui, par leur fanatisme, leur esprit d’aristocratie et leur hostilité à la Révolution, ne diffèrent en rien de ce que l’on appelle à Paris et à Bruxelles le parti clérical. Par une de ces aberrations déplorables et toujours répétées du suffrage universel, c’est avec le secours des voix de l’extrême démocratie que les méthodistes l’ont emporté sur leurs rivaux. Mais que peuvent-ils ? Seront-ils plus probes, plus économes, plus dévoués à la liberté du pays et à l’amélioration du sort des masses que ne le furent leurs devanciers ? C’est le seul moyen qu’ils aient de légitimer leur avènement, et dans ce cas ils ne feront que continuer l’œuvre libérale. Essayeront-ils une révolution économique ? Dans un si petit État, elle serait sans portée ; il faudrait l’étendre à toute la Suisse, ce qui ne peut avoir lieu qu’avec le concours des vingt-deux cantons, et sur l’initiative de la Confédération. Tenteront-ils une réforme religieuse, et, dans ce sens, une révision de la constitution cantonale ? Mais ici encore la Confédération a l’œil sur eux, et quand ils seraient de force à recommencer le sunderbund, leur sort est fixé d’avance et leur défaite certaine.
    …...L’agitation religieuse est flagrante aujourd’hui, non-seulement en Suisse du fait des Mômiers, et en Italie du fait de la Papauté ; mais en France, en Amérique, en Russie, partout enfin, et du fait des croyances les plus impures et les plus extravagantes.