Proudhon - Du Principe fédératif/II,6

Du Principe fédératif
Deuxième partie
Chapitre VI.
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CHAPITRE VI
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Villafranca : politique contradictoire.


Napoléon III avait promis de refouler l’Autriche jusqu’à l’Adriatique : tout prouve que son intention était sincère. Comment a-t-il été empêché de tenir sa promesse ? Pourquoi s’est-il arrêté après Solferino ? On n’a pas tout dit à cet égard ; mais il ressort des documents et des faits que la véritable cause a été la perspective de cette Italie unitaire qui se dressait devant lui. Au lieu d’attirer le chef de l’armée française par des manifestations fédérales qui l’auraient rassuré, on n’a rien négligé de ce qui pouvait le décourager en l’inquiétant, en le blessant par des déclarations qui eussent certainement rebuté un moins patient que lui. Je dirai la chose telle qu’elle m’apparaît : plutôt que d’accepter l’affranchissement de l’Italie jusqu’à l’Adriatique à des conditions qui eussent fait de la Péninsule au moins une fédération de monarchies constitutionnelles en attendant qu’elle devînt une fédération de républiques, on a préféré renvoyer chez lui l’émancipateur de l’Italie ; de ménager dans une puissance rivale, l’Angleterre, un autre allié ; laisser Venise sous le joug de l’Autriche ; offenser par la guerre au Saint-Siége le monde catholique, sauf à accuser ensuite d’inconséquence, de dépit rentré, d’ambition déçue, l’Empereur des Français. Voilà l’origine du traité de Villafranca. Ceux qui le provoquèrent ont-ils fait preuve d’intelligence, et leur tactique a-t-elle été opportune ?...


Toutefois, en signant le traité de Villafranca, et en stipulant une confédération des États italiens, Napoléon III offrait encore sa garantie ; il imposait à l’Autriche sa médiation victorieuse. C’était le cas pour la démocratie de reconnaître la faute commise, faute qui pouvait n’être pas irréparable. Mais la présomption des tribuns reste sourde aux avertissements. Mazzini, qui d’abord s’était tenu à l’écart, prend sur lui de refuser au nom du parti populaire. Il exhorte Victor-Emmanuel à s’emparer de l’Italie ; il lui offre à ce prix son concours : Osez, Sire, lui écrit-il, et Mazzini est à vous !… Pouvait-on mieux faire entendre que, pourvu qu’on lui donne l’unité, essence de monarchie, la soi-disant Démocratie est satisfaite ; que l’unité lui tient lieu de principe, de doctrine, de Droit et de morale ; qu’elle est toute sa politique ? Ainsi c’est toujours la république, toujours la liberté qu’on élimine, au profit de la maison de Savoie et en échange d’un système bourgeois. Et sous quel prétexte ? Sous le prétexte que tant que l’Italie n’aura pas été unifiée, elle sera incapable de subsister, exposée à l’incursion du Gaulois et du Germain.


Il semble pourtant que l’armée qui avait vaincu à Solferino et à Magenta, que la nation qui se déclarait sœur de l’Italie, pouvait passer pour une caution respectable, et que si à la solidité de cette garantie venait s’ajouter une politique libérale et réparatrice, l’existence de la confédération italienne au sein de l’Europe devenait un fait irrévocable. Il semble, dirai-je encore, que les plus simples convenances prescrivaient à une nationalité si peu sûre d’elle-même de s’abstenir de toute méfiance injurieuse envers un allié qui ne demandait pour sa peine qu’une rectification de frontière du côté des Alpes. Mais cela aurait trop ressemblé à une république de travail et de paix : la démocratie italienne avait des projets plus grandioses, elle avait hâte de montrer son ingratitude.


On dit pour excuse que le plus important était de chasser les princes, de détrôner le Pape et le roi de Naples que le traité de Villafranca avait maintenus, et qui, secrètement d’accord avec l’Autriche, auraient tourné les forces de la confédération contre les libertés publiques.


On reconnaît à cette défaite la tactique jacobine. S’agit-il d’empêcher une révolution favorable à la liberté, à la souveraineté positive des nations, mais contraire à ses instincts de despotisme ? le jacobin commence par mettre en suspicion la bonne foi des personnages avec lesquels il est question de traiter, et pour déguiser son mauvais vouloir, il dénonce le mauvais vouloir des autres. « Ils ne consentiront pas, dit-il ; ou bien, s’ils consentent, ce sera avec l’arrière-pensée de trahir. « Mais qu’en savez-vous ? Qui vous dit que devant l’impérieuse nécessité du siècle, ces princes, nés dans l’absolutisme, ne consentiront pas à abandonner leur chimère ? Et si une fois ils consentent, comment ne voyez-vous pas que vous avez dans leur acceptation, même faite de mauvaise foi, un gage plus précieux que ne serait en ce moment leur expulsion ? Oubliez-vous ce qu’il en a coûté à Louis XVI, à Charles X, pour s’être voulu dédire ? Oubliez-vous que la seule royauté qui ne revienne pas est celle qui, par maladresse ou parjure, s’est mise dans la nécessité d’abdiquer ? Et pourquoi donc, dans la circonstance, vous en fier moins à François II, à Pie IX, à Léopold ou à Robert, qu’à Victor-Emmanuel ? Pourquoi cette préférence en faveur d’un prince que l’ironie italienne semble n’avoir surnommé le galant homme qu’en souvenir des longues perfidies de ses ancêtres ? Avez-vous fait un pacte, démocrates, avec la bonne foi piémontaise ?


« L’Italie, répliquent d’un air dédaigneux ces puritains mangeurs de rois, comptait sept, tant empereur que pape, rois et ducs. De ces sept notre plan était de jeter sur le carreau d’abord six, après quoi nous eussions eu bientôt raison du dernier. »


J’ai vu des hommes d’ordre, d’honnêtes et timides bourgeois, que les innocentes promenades des 17 mars, 16 avril et 15 mai 1848, faisaient, il y a quinze ans, tomber en pâmoison, sourire à cette politique de corsaires. Tant il est vrai que chez les trois quarts des mortels la pierre de touche du bien et du mal, n’est pas dans la conscience, elle est dans l’idéal !


Peut-être le calcul serait-il juste, et comme républicain j’aurais bouche close, si l’Italie, délivrée de l’Autriche et de ses princes, Victor-Emmanuel y compris, avait dû rester in statu quo, c’est-à-dire former comme auparavant sept États différents, sept gouvernements. Nous eussions été alors en pleine fédération. Mais c’est justement ce que ne veulent pas nos tribuns à mines régicides, pour qui il s’agit avant tout de ramener l’Italie à l’unité politique. Leur idéal, dont ils n’ont garde d’apercevoir la contradiction, est d’accoupler ensemble la Démocratie et l’unité. Dans ce but que proposent-ils ? D’écarter d’abord six prétendants, à peu près comme en Turquie, à la mort du sultan, on assure la couronne au fils aîné par le massacre de ses frères. Cela fait, ajoutent-ils, la république aurait facilement eu raison de Victor-Emmanuel. Mais ici je demande qui me garantit le succès du complot ? Il est clair que la monarchie gagnant en puissance ce qu’elle aura perdu en nombre n’a rien à craindre des conspirateurs. On ne vient pas à bout d’un aiglon comme de sept rossignols. Et quand le but de la démocratie italienne aurait été précisément de faire servir les six princes proscrits d’escabeau à Victor-Emmanuel, pouvait-elle s’y prendre autrement ? L’unité n’est pas faite, tant s’en faut ; Victor-Emmanuel ne règne encore que sur les trois quarts de l’Italie, et déjà il est bien plus fort que les démocrates. Que lui peuvent maintenant et Garibaldi, et Mazzini ?... Admettant d’ailleurs que ce coup si bien monté eût réussi, qu’y aurait gagné la liberté ? L’unité, c’est-à-dire la monarchie, l’empire, en eût-elle été moins faite, la république moins exclue ?... La vérité est que les néo-jacobins ne se soucient pas plus en 1863 de la république, qu’ils continuent de proscrire sous le nom de fédéralisme, que ne s’en soucièrent en 93 leurs aïeux. Ce qu’il leur faut, c’est, selon la diversité des tempéraments et l’énergie des ambitions, aux uns la monarchie à centralisation et à bascule, d’après les idées de Syeyès et de M. Guizot ; aux autres un empire prétorien renouvelé de César et de Napoléon ; à celui-ci une dictature, à celui-là un califat. Car nous ne devons pas oublier le cas où, la septième tête de la bête étant coupée, la monarchie resterait sans représentant dynastique, proie offerte au plus populaire, ou, comme disait Danton, au plus scélérat. Ainsi le veut l’unité : Le roi mort, vive le roi !