Protagoras (trad. Croiset)/Notice
NOTICE
Le Protagoras est avant tout une très belle œuvre d’art. Il met sous nos yeux avec une vérité exquise un des aspects les plus brillants de la vie athénienne, l’intérieur d’une riche maison, hospitalière aux plaisirs de l’esprit, où les plus célèbres des sophistes se rencontrent avec les plus cultivés des Athéniens pour se donner réciproquement le spectacle et le divertissement de leurs joutes d’idées : de là des passes d’armes intellectuelles où la subtilité de la pensée se revêt de tous les ornements nouveaux de la rhétorique.
Au point de vue philosophique, le Protagoras n’est pas un des dialogues essentiels de Platon. Le sujet discuté est la nature de la vertu et sa relation avec la science : idée toute socratique, et développée selon l’esprit de Socrate, sans aucune intervention des théories proprement platoniciennes. La discussion rappelle de très près certaines pages du Lachès et du Charmide, et n’y ajoute guère qu’un degré supérieur de précision avec une synthèse plus complète. Mais la discussion dialectique, quelle qu’en soit l’importance, n’est qu’une partie relativement courte du dialogue, où la plus grande place est donnée aux discours successifs de Protagoras et aux épisodes.
Ce caractère tout socratique de la discussion, sans aucun mélange de platonisme pur, suffit à montrer que le dialogue a dû être composé dans la première partie de la vie de Platon. La forme narrative de l’exposition (sauf le dialogue très court du début) conduit à la même conclusion. D’autre part, l’art parfait qui éclate dans toutes les parties de l’ouvrage, la richesse de la composition, les nombreux personnages mis en scène et l’habileté avec laquelle Platon les fait mouvoir, la vie et la grâce partout répandues, l’étendue même du dialogue et la sûreté avec laquelle il se développe jusqu’à son terme, tout indique que Platon est sorti de la période des débuts et qu’il est entré dans celle de la pleine et resplendissante maturité. Mais on ne saurait aboutir à une conclusion plus précise sur la date exacte de l’ouvrage.
Examinons de plus près quelques-uns des caractères qui méritent d’y être signalés, et d’abord cet art du dialogue qui atteint ici à la perfection, soit dans la présentation des personnages soit dans l’ordonnance et le mouvement de tout l’ensemble.
I
LES PERSONNAGES
Socrate, sortant de chez Callias, rencontre un ami, qui n’est d’ailleurs pas nommé, et qui entame la conversation par quelques propos aimablement familiers. C’est à cet ami que Socrate va raconter son entretien chez Callias. Cette entrée en matière, fort courte, est la seule partie du Protagoras qui soit mise en scène sous forme dramatique : tout le reste est rempli par le récit de Socrate. On voit sans peine l’avantage de cette forme narrative, qui permet à Platon de mêler les descriptions au dialogue et de donner à l’ensemble la plus souple diversité de ton et d’allure. L’inconvénient serait à la rigueur dans l’invraisemblance d’un très long récit où tant de discussions subtiles sont censées reproduites de mémoire avec une exactitude littérale ; mais c’est là une convention que Platon nous impose une fois pour toutes et que nous acceptons sans difficulté.
Socrate raconte d’abord comment il a été conduit chez Callias par le jeune et charmant Hippocrate, admirateur enthousiaste des sophistes, venu chez lui de grand matin pour le prévenir et l’entraîner. Tout ce premier récit, où se pose la question de la valeur de la sophistique, est délicieux de naturel et de vivacité.
Socrate et son ami arrivent chez Callias et pénètrent dans la maison non sans quelque peine, après une amusante résistance du portier, excédé de cette invasion continuelle d’étrangers. Tous les personnages du dialogue sont dès lors réunis, et Socrate lui-même nous présente les sophistes : Protagoras, le roi de la sophistique, avec ses rivaux, Hippias et Prodicos, tous les trois au milieu de leurs disciples. D’autre part, autour de Socrate, le groupe de ses compagnons habituels, Alcibiade, Critias, Hippocrate, sans compter le maître de la maison, le riche Callias.
Les amis de Socrate n’ont qu’un rôle effacé, comme il est naturel. Alcibiade et Callias interviennent cependant au cours de la discussion, mais surtout pour remettre les interlocuteurs aux prises, au moment où Protagoras semble vouloir abandonner. Alcibiade est vif et péremptoire, Callias est courtois et persuasif.
Du côté de Protagoras, les autres sophistes, n’apparaissent aussi qu’au second plan ; mais chacun d’eux est caractérisé d’un trait définitif, et d’ailleurs peu indulgent. Prodicos est toujours l’homme des subtiles distinctions de synonymes ; Hippias, l’artiste en phrase balancées et grandiloquentes (pp. 337 et 338). Ce sont deux franches caricatures, où la verve comique de Platon s’est donné libre carrière. À plusieurs reprises, Socrate revient ironiquement sur l’art avec lequel Prodicos distingue les significations des mots. Tous deux sont des pédants, infatués d’un prétendu savoir qui s’arrête aux apparences, à des détails de pure forme et sans rapport avec la réalité. Ce n’est pas le lieu de discuter ce qu’il peut y avoir d’excessif dans cette condamnation sommaire ; il suffit de noter ici la verve plaisante avec laquelle les deux personnages sont esquissés en passant.
Il en est autrement de Protagoras. Celui-ci, sans doute, n’échappe pas non plus entièrement à l’ironie de Socrate et Platon ne se fait pas faute de nous inviter à sourire de sa confiance en lui-même, de son orgueil naïvement étalé. Mais c’est tout de même un autre personnage, aux yeux de Platon, que ses deux acolytes. Historiquement, Protagoras tient une place importante dans le développement de la pensée grecque. En dépit de sa jactance sophistique et des allures majestueuses par lesquelles il prêtait le flanc à l’ironie socratique, c’était à sa manière un philosophe. Il avait une doctrine. Sa conception relativiste de l’Univers, qui l’apparentait à Héraclite, faisait de lui un adversaire redoutable pour l’idéalisme platonicien. Il avait été l’ami de Périclès et son influence sur nombre de grands esprits à la fin du Ve siècle n’était pas niable. Il a beaucoup occupé et même préoccupé Platon. Il n’était pas de ces adversaires sans importance dont on se débarrasse avec une plaisanterie. Aussi le ton de Socrate à son égard, dans le dialogue, est tout différent de celui qui s’applique aux autres sophistes : ironique, certes, sur les dehors du personnage et sur certains détails de sa discussion ; mais non pas dédaigneux dans l’ensemble ni même dénué d’une certaine considération pour l’importance de son rôle.
Dans les discours que Platon lui prête, il y a de la force et de la beauté. C’est d’ailleurs un des mérites de Platon de ne pas diminuer arbitrairement ses adversaires, lorsqu’ils en valent la peine, en leur attribuant un langage indigne d’eux : le discours de Lysias dans le Phèdre n’est pas indigne de Lysias. Ceux de Protagoras sont dans le même cas. En outre, Protagoras et Socrate n’apparaissent pas comme des adversaires intraitables : ils sont courtois l’un envers l’autre et se font des compliments qui ne sont pas tous ironiques. Enfin, dans la conclusion, cette courtoisie va jusqu’à une déclaration d’estime réciproque qui dépasse les exigences de la simple politesse : les opinions ont fini par se rapprocher, et Protagoras l’avoue. Socrate déclare que nul interlocuteur ne lui sera plus agréable à rencontrer que Protagoras pour reprendre l’étude de la question, et Protagoras à son tour, non sans quelque condescendance, mais avec l’autorité de son âge, promet à Socrate une place éminente parmi les hommes les plus distingués de son temps. Il y a, dans l’observation de toutes ces nuances, bien de la délicatesse et bien du charme : c’est d’un art consommé. Nous n’assistons pas seulement à un conflit d’idées abstraites ; derrière les théories, nous voyons des hommes, et l’art de Platon nous introduit vraiment dans la maison de Callias, au milieu de personnages vivants, dessinés chacun dans son caractère essentiel et parfois même dans son attitude extérieure.
La présentation faite de chacun d’eux par Socrate, au début de l’entretien, est pleine de traits inoubliables. Nous voyons Protagoras au milieu de ses disciples respectueux, dont les rangs l’accompagnent d’un bout à l’autre de la galerie, en évoluant à chaque extrémité de manière à se retrouver toujours derrière lui. Avant même de voir entrer Prodicos, nous entendons sa voix de basse qui bourdonne dans une pièce voisine, et la porte entr’ouverte nous le laisse apercevoir sous les couvertures dont il s’abrite frileusement. C’est la réalité même, dans son détail vivant, varié, pittoresque, qui est mise directement sous nos yeux. Il serait facile, au cours de tout le dialogue, de noter une foule de traits du même genre où l’art exquis de Platon se révèle dans tout son charme.
II
LA COMPOSITION
Même habileté dans la composition proprement dite.
Les éléments dont est formé le Protagoras sont nombreux et variés : rien de plus souple et de plus harmonieux que la manière dont ils s’ordonnent et s’enchaînent.
Nous n’avons pas à revenir sur ces scènes préliminaires qui amènent peu à peu le lecteur jusqu’à la maison de Callias et jusqu’à l’entretien proprement dit : ce sont là en quelque sorte les portiques, qui ne font pas corps avec le dialogue lui-même, et qui n’ont pour fonction que de nous acheminer vers lui. Notons du moins avec quelle élégance ils tracent la route et avec quel art ils nous préparent peu à peu au drame philosophique, depuis les premières phrases de Socrate et l’enthousiasme juvénile d’Hippocrate, jusqu’à la grande scène de la présentation des Sophistes dans la maison de Callias. Au moment où l’entretien essentiel va commencer, l’attitude des personnages, la nature des questions en jeu, l’intérêt dramatique de la joute, tout ce qui peut et doit retenir l’attention du lecteur a été mis en lumière de la manière la plus agréable en même temps que la plus vive.
La conversation s’engage enfin.
Dans un dialogue platonicien, en règle générale, c’est la discussion dialectique qui forme pour ainsi dire l’armature philosophique de l’œuvre. Mais souvent il s’y ajoute des mythes, des discours suivis, des morceaux de formes diverses qui complètent l’effet de la démonstration. Ici, toutes ces variétés de discours sont employées tout à tour, se succèdent les unes aux autres, s’entrelacent harmonieusement pour jouer chacune leur rôle propre et donner à l’attention l’agréable repos qui résulte de leurs contrastes.
Protagoras, qui soutient que la vertu peut s’enseigner, prouve sa thèse d’abord par un mythe, puis par un discours suivi, selon la méthode des sophistes.
Alors intervient Socrate, qui pose sa question favorite : « La vertu est-elle une ou multiple ? » Discussion dialectique sur ce point et brusque reprise oratoire de Protagoras, que ces minuties dialectiques troublent et irritent.
Ici, forte coupure du dialogue par un coup de théâtre qui réveille l’intérêt et fait entrer en scène tous les assistants : Socrate feint de ne pouvoir comprendre un discours suivi et déclare renoncer à la discussion. Devant l’insistance de tout, il retire sa menace ; ce n’était qu’une fausse sortie, et l’entretien reprend.
Cette fois, c’est Protagoras qui le dirige en posant des questions à Socrate. Suivant une autre méthode sophistique, il invoque l’autorité des poètes et cite un passage de Simonide. Mais le passage paraît renfermer une contradiction. Socrate, invité à la résoudre, essaye diverses voies et finit par se livrer à un long commentaire, dans lequel il interprète à sa manière la pensée de Simonide.
Puisque le sens des poèmes est douteux, il faut en revenir à la discussion dialectique. Celle-ci est donc reprise sur la question de l’unité ou de la multiplicité de la vertu, et elle aboutit à reconnaître que toute vertu se ramène en dernière analyse à la science du bien et du mal. Mais s’en est ainsi, comment nier qu’elle puisse être l’objet d’un enseignement ?
Or, telle était justement au début la thèse de Protagoras contestée par Socrate. Et maintenant voici les positions des deux adversaires interverties : c’est Socrate qui prouve à Protagoras (et contre lui) que la vertu a précisément le caractère exigé par la thèse primitive de celui-ci.
On voit le spirituel renversement des rôles et le nouveau coup de théâtre qui rapproche les deux interlocuteurs au moment où ils semblaient s’éloigner l’un de l’autre. Il n’y a plus qu’à conclure. Ce qui se fait par les paroles courtoises dont nous avons rappelé le sens précédemment.
Cette rapide analyse suffit à montrer combien la marche du dialogue est habile, et comme ce drame, avec ses éléments si variés et ses péripéties imprévues, est conduit d’une main sûre et légère au terme par le génie du dramaturge.
III
SIGNIFICATION PHILOSOPHIQUE
Que signifie au fond toute cette discussion et quel en est l’objet véritable ? Quels en sont en outre, aux yeux du lecteur moderne, l’intérêt et la portée ?
Le problème précis que les interlocuteurs du dialogue s’efforcent de résoudre porte, nous l’avons vu, sur la nature de la vertu. Mais, en dehors de cette question particulière il en est une autre, plus générale, qui se trouve posée d’un bout à l’autre de l’entretien par la différence des méthodes qu’emploient les sophistes d’une part et Socrate de l’autre pour résoudre le problème en discussion : il s’agit de savoir quelle est la valeur relative de ces méthodes ; et c’est sur leurs résultats qu’elles doivent être jugées, et c’est à montrer ce qu’elles valent que tend tout le dialogue. Problème capital aux yeux de Socrate, aussi important que celui qui fait l’objet concret de la discussion, puisqu’il en est inséparable et qu’il faut commencer par le résoudre pour aborder l’autre avec fruit.
Quelles sont les méthodes ? Celle des sophistes comprend trois procédés : le mythe, le discours suivi, le commentaire des poètes. Celle de Socrate consiste essentiellement dans la dialectique. L’opposition est formelle et elle est mise en relief à maintes reprises dans le dialogue. Voyons sur quoi elle repose et par quoi elle se justifie aux yeux de Socrate et de Platon.
On peut définir le « mythe » un récit de caractère poétique, tantôt légendaire et traditionnel, tantôt fictif. Le mythe du Protagoras, sur Épiméthée et Prométhée, paraît être plutôt fictif que légendaire, et peut-être l’invention en appartenait-elle au sophiste lui-même, à qui Platon l’aurait emprunté comme Xénophon a pris, dit-on, à Prodicos le mythe d’Héraclès entre le Vice et la Vertu. Quoi qu’il en soit, le caractère poétique et symbolique en est évident. Il est d’ailleurs fort spirituel et tout à fait agréable. Mais il est clair aussi qu’une fiction de cette sorte, si ingénieuse qu’elle soit, ne saurait présenter les caractères de rigueur précise et démonstrative que Socrate exige de la science, et Protagoras lui-même le sait fort bien : ce qu’il demande au mythe, ce n’est pas une démonstration proprement dite ; c’est une représentation poétique du réel qui charme et qui fasse penser. Est-ce là une chose condamnable en soi et qui doive être proscrite ? Elle est si peu condamnable aux yeux de Platon qui lui-même, on le sait, en a fait usage plus que personne, et il en a fait usage comme Protagoras, non pour démontrer rigoureusement, mais pour compléter la démonstration dialectique par une sorte d’intuition poétique capable de s’envoler jusque dans les régions où la science proprement dite ne peut atteindre. Le mythe de Protagoras ne suffit pas sans doute à résoudre le problème posé par Socrate, mais il n’y prétend pas. Le seul point sur lequel l’ironie platonicienne semble s’exercer en ce passage, c’est le style. La sophistique avait mis à la mode pour ces compositions artificielles un style où le langage de la prose se revêtait à la fois de certains ornements propres à la poésie et d’autre agréments inventés par Gorgias et son école. Protagoras, dans son récit mythique, use et abuse quelque peu de ces gentillesses : c’était la loi du genre. On y trouve aussi des recherches de naïveté voulue qui s’inspirent des contes populaires. Tout cela, évidemment, est d’un art qui n’est pas très pur et qui sent quelque peu sa décadence ; quand Platon compose des mythes pour son propre compte, il écrit d’un autre style. Ce ne sont là, d’ailleurs, que de menus détails de forme, qu’il est plaisant de souligner ironiquement, mais qui n’intéressent guère la question générale de la valeur des méthodes.
Contre le second procédé des sophistes, le discours suivi, Socrate élève une objection de forme ironique, mais au fond sérieuse. Il prétend que manquant de mémoire, il lui est impossible, quand il entend un long discours, d’en garder les détails dans son souvenir. Ce qui revient à dire que, dans le discours suivi, l’orateur passe vite sur une foule d’idées que l’auditeur n’a pas le temps d’examiner. La méthode des discours n’est donc pas une méthode rigoureuse ; c’est une méthode de persuasion, non de démonstration, bonne pour créer l’illusion de la vraisemblance, non pour établir solidement la vérité. Elle n’exclut pas sans doute la rencontre accidentelle de la vérité, mais elle est incapable aussi bien d’y atteindre avec sûreté que de la justifier avec rigueur. Les assemblées et les tribunaux sont peut-être forcés de s’en contenter, mais elle ne saurait suffire à des hommes qui cherchent sérieusement la vérité, à ces amis de la véritable science que sont les philosophes.
Sur ce point, il est difficile de ne pas être de l’avis de Socrate. Quoi qu’on pense de la dialectique, il est certain que le discours suivi à la façon des orateurs n’est pas le procédé qui convient à la science pure. Aujourd’hui même, ni un géomètre ni un physicien ne procèdent par des exposés oratoires. Socrate a donc incontestablement raison de proclamer en principe la nécessité d’une marche plus attentive, plus minutieuse, plus lente. Mais, cela dit, ajoutons tout de suite que le discours de Protagoras est fort beau, que Platon lui a généreusement et loyalement prêté le plus persuasif des plaidoyers en faveur de sa thèse et que, quelle que soit la valeur de cette thèse (nous y reviendrons tout à l’heure), elle est admirablement défendue par le grand sophiste.
Reste enfin le commentaire des poètes. Ce que Socrate reproche à ce procédé, c’est qu’un texte écrit ne peut répondre à qui l’interroge ; il est muet, sans défense contre les interprétations arbitraires ; chacun est libre de l’entendre à sa façon ; l’écriture est inerte et morte. On trouve dans le Phèdre une opinion toute pareille sur l’impuissance de l’écriture comparée à la parole vivante. Dans le Protagoras, Socrate, non content d’exprimer cette condamnation, entreprend de la justifier par le commentaire qu’il donne lui-même du morceau de Simonide, commentaire qui contredit ouvertement l’interprétation commune. À vrai dire, le lecteur moderne aimerait mieux qu’un autre que Socrate eût entrepris cette démonstration ; car la nouvelle interprétation est si évidemment insoutenable et se fonde sur une double altération si manifeste de la liaison naturelle des mots que le jeu est par trop visible ; il n’y a là qu’un pur sophisme, et la thèse de Socrate en est moins fortifiée que compromise ; il serait trop aisé de lui répondre qu’aucune méthode ne peut se passer de bon sens et de bonne foi. On s’étonne que ses interlocuteurs semblent s’incliner devant de pareilles subtilités. Ce qui est vrai seulement, c’est qu’un texte écrit est plus facile peut-être à torturer que la parole d’un adversaire intelligent.
Quoi qu’il en soit, ces diverses méthodes étant écartées, reste la dialectique, c’est-à-dire la discussion dialoguée, dans laquelle chaque idée est analysée en toutes ses parties et sous toutes ses faces, jusqu’à ce que l’accord des deux interlocuteurs sur une définition précise les amène à une connaissance claire et convaincante de la chose qu’ils étudient.
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner d’une manière générale les avantages et les inconvénients de la dialectique telle que Socrate l’a pratiquée lui-même et enseignée à ses disciples. Bornons-nous au Protagoras. Il est certain que les parties dialectiques, ici comme partout, semblent dures au lecteur moderne, qui éprouve à la fois quelque impatience devant les lenteurs voulues de la discussion, et quelque inquiétude devant des abstractions qui lui voilent en partie la complexité réelle des choses. Mais, cette réserve faite, il faut reconnaître que la discussion sur l’identité essentielle des formes diverses de la vertu est ici conduite avec une rigueur et une précision remarquables, et qu’on ne peut guère imaginer un plus vigoureux effort dialectique.
Si nous laissons maintenant de côté les questions de méthode, si nous cherchons uniquement à voir en quoi se résument les deux thèses en présence, quel est le caractère spécifique de chacune d’elles et quel rapport elles paraissent avoir soit avec la réalité vivante, soit avec un aspect de cette réalité, voici, peut-être, comment on pourrait essayer de répondre à ces questions.
Rappelons-nous d’abord comment la question a été posée au début du dialogue. Il s’agissait de savoir si la vertu peut s’enseigner. Oui, dit Protagoras, et moi-même je l’enseigne. Comment alors expliques-tu, dit Socrate, si la vertu peut s’enseigner, que les hommes les plus vertueux aient souvent des fils qui ne le sont pas, et que les cités, qui auraient un intérêt capital à ne comprendre que des citoyens vertueux, ne s’appliquent pas avant tout à enseigner la vertu ? — C’est à ces diverses questions que répond le grand discours de Protagoras, celui qui contient tout l’essentiel de sa doctrine et de sa thèse. En réalité, selon Protagoras, la vertu est enseignée comme les autres arts et cet enseignement existe sous mille formes dans les cités ; si l’éducation et les lois échouent à corriger certaines natures mauvaises, c’est là un fait aisément explicable ; dans aucune sorte d’art l’éducation n’est toute-puissante. Il n’est pas douteux que le lecteur moderne, après avoir lu ce discours, ne le trouve fort beau et plein de sens. Toutes les difficultés sont abordées de face, toutes les objections prévenues, et la prétention de Protagoras à enseigner la vertu ne paraît plus rien avoir de trop exorbitant.
Cependant ce même lecteur, à la fin du dialogue, n’est pas loin d’accorder à Socrate que la vertu, en un certain sens, paraît bien impliquer de la part de l’homme vertueux une intelligence exacte de son véritable intérêt, contrairement à l’opinion de Protagoras, qui admettait une distinction entre la vertu et l’intelligence ; or si la vertu est science, comment ne serait-elle pas matière d’enseignement ? Mais comment d’autre part admettre qu’elle soit réellement enseignée par Protagoras et les autres, qui ont peine à reconnaître que la vertu soit une science ? Il y a là une sorte d’antinomie embarrassante, et le lecteur impartial est tour à tour séduit par les deux thèses, pourtant opposées, de Protagoras et de Socrate. Existe-t-il, oui ou non, un enseignement de la vertu en dehors de la doctrine qui l’identifie avec la science rigoureuse du bien et du mal ? En d’autres termes, peut-il exister un enseignement de la vertu par les sophistes et par l’éducation des cités, en dehors de la méthode dialectique ?
Cette opposition fondamentale entre Protagoras et Socrate résulte de deux manières différentes d’envisager la nature de l’homme et les conditions de la science, et ces deux manières ont peut-être l’une et l’autre leur raison profonde dans des points de vue également légitimes.
Socrate cherche un point fixe dans l’idée générale et dans l’absolu : c’est un géomètre du monde moral. Protagoras est un relativiste qui nie l’existence réelle du triangle des géomètres, mais qui se contente parfaitement en pratique du triangle approximatif des arpenteurs et qui tâche d’en tirer le meilleur parti. Tous deux, en somme, ont raison, chacun dans son domaine, et les deux domaines sont distincts.
Que l’idéal de la science morale soit de démontrer rigoureusement l’avantage de la vertu, et que la pure raison suffise à cette démonstration, on peut l’accorder à Socrate. Mais Protagoras considère que la pure raison est rare chez les hommes, que la plupart sont peu capables d’entendre son langage et que le char de leur âme, selon la belle allégorie de Phèdre, est mené plus souvent par les deux coursiers, la Passion et le Désir que par l’Intelligence (Νοῦς), qui en est le cocher ; dans ces conditions, n’est-il pas légitime aussi d’agir sur eux par la persuasion à défaut de la science rigoureuse dont ils sont incapables ? En fait, dans tous les pays et dans tous les temps, la méthode de Protagoras, qui était celle aussi de la cité athénienne, n’a pas cessé d’être la méthode ordinaire de l’éducation, et celle de Socrate n’a jamais pu être que le privilège du petit nombre, c’est-à-dire de ceux que Platon lui-même appelle sans cesse les « Amis de la Sagesse » ou les philosophes.
Notons en effet que la doctrine de la vertu-science, sous la forme où elle apparaît dans le Protagoras, est plus exclusivement socratique que vraiment platonicienne. La vraie théorie platonicienne est celle de la République, à la fois plus complète et plus haute que celle que nous trouvons ici. Les différences (qui ne sont pas des contrastes, mais des compléments) sont d’une importance capitale. Le Juste de la République, qui préfère les supplices au crime et qui se considère ainsi comme plus heureux que son tyran, est un homme capable de connaître les pures Idées éternelles et par la suite de les aimer pour leur incomparable Beauté. Il possède à la fois la science et l’amour du Bien absolu. Il est le philosophe par excellence. Le Bien absolu est inséparable du Beau et de l’Utile, et le Sage, en s’y attachant de toute son âme, fait donc ce qu’il y a de plus utile pour lui-même. Mais cette considération de l’Utile ne risque pas dans ce cas d’aboutir en morale à un utilitarisme médiocre, puisqu’il s’agit de l’utilité qui résulte pour l’âme de ne souffrir en elle-même rien de bas et de malsain. Dans le Protagoras, la théorie de Socrate n’est pas encore explicite sur ce point, qui avait besoin d’être éclairci ; car nous voyons chez un autre disciple de Socrate, chez Xénophon, une conception souvent assez plate des avantages de la vertu.
En terminant ces observations sur la portée du Protagoras, répétons encore que ce caractère tout socratique de la doctrine suffirait à empêcher de placer trop tard dans la vie de Platon la composition du dialogue, où les mérites d’art l’emportent évidemment sur l’importance des idées philosophiques.
IV
LE TEXTE
Le texte du Protagoras repose principalement sur l’accord du Bodleianus (B) et du Venetus (T).
Cependant d’autres manuscrits (plus voisins en général de T que de B) donnent parfois des leçons certaines ou plausibles. C’est en particulier un manuscrit de Vienne (Suppl. grec 7 = W), dont j’ai pu avoir la photographie constamment sous les yeux, grâce à la libéralité de deux amis de l’Association Guillaume Budé, Mrs Homer Gage et Mr Henry Young. Je les en remercie au nom de l’Association, qui leur doit aussi, pour le Gorgias et le Ménon, la photographie d’un autre manuscrit de Vienne (Phil. gr. 21 = Y).
En général, je me suis tenu plus près que Schanz de la tradition manuscrite.