Prostitués/V. — Chanteuses de salons et de cafés concerts


V


Chanteuses de salons et de cafés-concerts.


Ne prêtons pas aux riches : ils ne rendent jamais. Le beau vers qui sert de titre au présent chapitre — je l’affirme hautement — m’appartient en toute propriété et on ne réussira pas à le trouver dans les œuvres complètes de M. François Coppée.

Étudions, sans autre préambule, quelques-uns de ceux que les contemporains prennent pour des poètes. Pour être sûr de rencontrer un vivant, je commence par Paul Verlaine.

Naïvement les Parnassiens, ces âpres forgeurs de stances rigides, avaient d’abord pris Verlaine pour l’un des leurs. Plus tard, ils le dédaignèrent un peu, et leur clientèle ne se soucia guère de lui. Mais, la génération suivante s’en aperçut : au milieu de ces bibliothécaires qui bannissaient du vers souplesse et spontanéité, qui chassaient de la strophe tout ce qui est vie et poésie, qui s’imaginaient que l’expression nuit à la beauté et qui parlaient, sans même vouloir une alliance de mots hardie, de poésie savante ! — un enfant s’était égaré, doux, pas malin et harmonieux. Le quartier latin aima et salua le Poète.

Des mandarins de lettres le trouvèrent à la fois trop simple et trop compliqué. Les bourgeois comprirent peu ses écritures, mais ils causèrent de sa vie qui, paraît-il, n’était point régulière. Ils furent heureux, suivant leur tempérament, de s’indigner contre un poète ou de rire de lui : ça fait toujours plaisir de se sentir supérieur. Par l’infamie, Verlaine entra dans la renommée, puis dans la gloire.

Lui, continua, indifférent, à chanter son âme.

Car il avait le signe qui, chez le poète comme chez le savant ou le philosophe, est la première marque du génie : l’égale absence d’esprit d’imitation et d’esprit de contradiction, la non attention à la galerie, l’incurie du public, la superbe et souriante et presque inconsciente insouciance de plaire ou déplaire :

Il disait à lui-même et à son amie :

Quant au monde, qu’il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes ?

Descartes ne voulait pas savoir s’il y avait eu des hommes avant lui. Celui-ci, le plus souvent, ignore même qu’il y a des hommes autour de lui. Il oublie leur présence curieuse et dangereuse, non seulement quand il écrit, mais encore quand il vit.

Il lui arriva quelquefois, sans doute, d’avoir l’originalité moindre et forcée, celle qui sait comment les autres font et qui veut faire autrement. Alors, il protesta contre les habitudes prosodiques, pour la joie de protester ; il inventa des rythmes bizarres et boiteux qui lui plurent pour leur bizarrerie boiteuse. Son âme, simple et profonde, ne put s’enfermer en ces formes créées par son esprit compliqué et puéril : il écrivit des Romances sans paroles.

Mais, presque toujours, il est lui-même, franchement, candidement.

Dans la plus grande partie des Poèmes Saturniens, il échappe à l’influence parnassienne et nous chante, en toute simplicité, son âme mélancolique et charmante de ce temps-là. Il consent à vivre sa vie comme un inéluctable cauchemar. Ce rêve noir, il le dit en des vers qui ne s’irritent jamais, qui sourient souvent, qui parfois s’amusent. D’autres jours, il se plaint d’une voix enfantine, ou se réfugie en quelque amour qu’il voudrait plus tendre que passionné, qu’il désirerait pensif, câlin et maternel.

Pourtant, ses plus pénétrants chefs-d’œuvre sont des chants de joie douce et de lumière attendrie :

Ni brume, ni soleil ! le soleil deviné,
Pressenti……

Il n’est pas de sourire plus charmant que la Bonne Chanson, Sagesse, Amour, Bonheur. La Bien-Aimée lui donna une heure de joie ; la Foi lui donna des heures de joie. Le bonheur le plus largement tranquille, c’est dans les murs étroits d’une prison qu’il le trouva. Il le dut surtout au calme du séjour qui dilatait son âme ; à la vie assurée et défendue contre les hostilités et les curiosités du dehors. Il se félicitait encore d’être protégé contre ses propres faiblesses de malheureux à qui il faut des joies quelles qu’elles soient ; contre les faiblesses de son cœur affamé qui cherchait partout, même dans le ruisseau, l’indispensable pain d’amour. Comme il la chante merveilleusement, la paix de la tour protectrice,

La paix où l’on aspire alors qu’on est bien soi !

Comme il les aime,

Ce lit dur, cette chaise unique et cette table !…

À ce moment, le pauvre être qui avait péché, sans y prendre garde, par « fureur d’aimer », eut la volupté du remords chrétien. Il se convertit en pleurant :

Oh ! qu’il fut heureux, mais, là, promptement, tout de suite !
Que de larmes ! Quelle joie !

On a osé comparer à Villon notre Verlaine sans malice et sans âpreté, notre Verlaine dont l’érotisme même n’est que rire et bonhomie. On a voulu faire de lui un poète triste, sans doute pour que notre abandon eût cette excuse d’avoir rendu plus douce et plus profonde sa poésie.

Eh bien ! non, il faut l’avouer, notre crime est double : contre l’homme et contre l’artiste. Le rossignol chanta moins bien, les yeux crevés. Verlaine ne fut pas harmonieux à cause de ses douleurs ; il fut harmonieux malgré ses douleurs.

Nous n’avons pu l’empêcher d’être un poète. Nous avons tué cet être que Dieu n’avait pas encore créé et qu’il ne créera probablement plus : le grand Poète de la Joie que Verlaine serait devenu à si bon marché.

Combien « les hommes des grandes villes », qui « n’ont pas trouvé malin » le pauvre Lélian, doivent admirer l’habileté de M. de Hérédia. Je ne parle pas seulement de l’habileté prosodique, la moins populaire de toutes ; je parle aussi, je parle surtout de ce merveilleux esprit pratique grâce à quoi le versificateur,

Ruminant un sonnet, rumine un évêché.

Celui-ci rumine et digère tous les évêchés et tous les bénéfices modernes. Il dort, moyennant finances, à l’Arsenal et à l’Académie. Il loue fort cher son nom bruyant et ses bégaiements de faux bonhomme, utiles à la devanture du Journal comme sur une maison de passe l’enseigne honorable d’une marchande de gants. Et, si l’administration des Beaux-Arts avait des crédits pour empêcher de mourir de faim les écrivains pauvres, soyez certains que ce riche avide y volerait chaque année une somme suffisante pour faire vivre deux Verlaine.

Puissant par sa situation personnelle, puissant par ses gendres, il est assuré, quoi qu’il fasse, de tous les respects. Qui s’attaquerait à cette force d’aujourd’hui et de demain ? Qui braverait tout ensemble le pouvoir actuel que vaut à cette famille un demi-siècle d’intrigue et la rancune durable de trois aventuriers qui ont le temps devant eux ?

Sur ce vieillard honoré et méprisable il est donc courageux de cracher la vérité, même la simple vérité littéraire. Il faut une bravoure inconnue des contemporains pour dire que le vide des Trophées crie le vide de cet esprit et de cette âme. Nul n’ose proclamer cette vérité sentie de tous : José-Maria de Hérédia est la plus belle illustration de l’affirmation de Banville — encore un grand poète viager dont les vers furent enterrés en même temps que son cadavre, — que la discipline parnassienne peut faire du premier imbécile venu un versificateur correct et sonore.

Ce parnassien se croit le premier des sonnettistes français. Un Soulary récent et si complètement oublié nous apprend combien ça dure en France un prince du sonnet. D’ailleurs Hérédia se trompe sur la place qu’il mérite dans le petit genre artificiel. Après comme avant les Trophées, le premier des sonnettistes français, — et ce n’est pas un bien grand homme — s’appelle Maynard. Ce Maynard fut le meilleur élève de Malherbe. Il mit en sonnets les lieux communs philosophiques de Malherbe, et son époque le proclama poète. Notre José-Maria mit en sonnets les lieux communs historiques de Leconte de Lisle et obtint le même résultat immédiat. Les contemporains aiment récompenser les bons élèves qui abaissent les maîtres à la portée de toutes les sympathies. On leur accorde beaucoup plus qu’aux maîtres qu’ils vulgarisent et familiarisent. Je n’ai pas besoin de vérifier les dates pour avancer que José-Maria de Hérédia, ce Leconte de Lisle de poche, est entré à l’Académie plus jeune que Leconte de Lisle.

Mais est-il utile de dire le cas que la postérité fait des élèves ? Maynard fut oublié aussitôt après sa mort. M. de Hérédia a des chances de se survivre davantage : ses gendres trouveront peut-être intérêt à lui faire de la réclame.

Ce travailleur âpre et lent mérite d’ailleurs un salaire et je ne songe pas au ramasseur de mégots antiques sans me rappeler une anecdote lue, je crois, dans Quinte-Curce :

On vanta à Alexandre un homme très habile : à une distance considérable, cet homme faisait passer par un trou minuscule une lentille. Il ne ratait jamais son coup. Le roi consentit à le voir travailler. Quand, au milieu des admirations, l’adroit spécialiste s’arrêta avec aux lèvres un sourire aimable et triomphant, Alexandre dit tout haut à quelqu’un de sa suite : « Il convient de récompenser cet homme selon ses mérites : vous lui donnerez un boisseau de lentilles. »

Qui refusera à l’auteur des Trophées le boisseau de lentilles ?

Même les indulgents — oubliant les basses flatteries, les intrigues serviles, les lâchetés rampantes que représentent tant de succès : grade dans la Légion d’honneur, Académie, sinécure de l’État, sinécure chez Letellier, pensions de toutes sortes — diront aimablement :

— Le lanceur de lentilles est peut-être un naïf honorable. Il a admiré Leconte de Lisle, puissant discobole, et il a voulu l’imiter. Seulement il a bien été forcé de choisir des disques à sa taille.


Encore un habile sans âme : François Coppée.

Un jour quelques jeunes gens, émus des souffrances hypocritement imposées à Oscar Wilde, essayèrent de ployer telles marionnettes puissantes à l’attitude qui pardonne et qui demande grâce. Coppée fut pressenti des premiers. Il était déjà trop jésuite pour dire « non » proprement. D’ailleurs on ne se refuse pas la joie de railler un vaincu définitivement brisé. M. Coppée signerait donc la pétition qu’on lui présentait. Seulement il ferait suivre son nom d’un de ses nombreux titres et serait pour la circonstance « François Coppée, de la société protectrice des animaux. » Dans un salon je l’entendis rire de sa plaisanterie de tortionnaire. Il était heureux du succès obtenu : ceux, en effet, qui auraient consenti le geste de miséricorde avaient reculé devant le ridicule et Coppée, auprès de quelques-uns de ces lâches hésitants, se félicitait de leur avoir « arraché une fameuse épine du pied. » Qu’est devenu depuis cet allié des juges et des bourreaux anglais, ce pharisien qui osa jeter la première pierre ?… Je ne le dirai pas. Ma générosité dédaigneuse oubliera le Coppée actuel, le malade dont « la bonne souffrance » voit rouge, le prédicateur de militarisme et de sang. Je néglige la bave du gaga et le délire du fiévreux. Je juge le Coppée bien portant, celui qui, physiquement, vivait.

Il écrivit beaucoup de prose et beaucoup de vers. Sa familiarité fut toujours voulue et soignée, comme les grimaces d’un pitre bien rasé. Je viens de relire son œuvre, considérable par le temps qu’elle m’a pris. Je m’appliquais, désespéré de mes continuelles déceptions, à découvrir quelque beauté. Ah ! ce devoir, que d’anciens souvenirs et des souvenirs récents m’annonçaient si pénible, de quel effort inutile et irrité je m’efforçais de le transformer en plaisir…

Cet écrivain est mort et même, Lazare que Jésus ne visitera point, il sent déjà mauvais. Je note donc d’un geste rapide et dégoûté quelques-unes seulement des réflexions qui ont interrompu ou accompagné ma lecture.

La prose de M. Coppée est celle d’un écolier, qui s’applique consciencieusement, mais qui, à chaque ligne de son pensum, bâille. Toutefois, ces romans quelconques, ces nouvelles d’une douceur fade, ces chroniques d’un socialisme naïf et incertain, ont une incontestable utilité : quand les vers de M. Coppée nous paraîtront faibles, nous ne serons plus tentés de formuler ce vœu :

Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ?

D’ailleurs, M. Coppée ne se tue pas à rimer. La rime semble se présenter à lui, d’elle-même. Et c’est peut-être ici que je vais trouver le plaisir cherché avec une ardeur sincère et une méritoire persévérance. Ma bonne volonté est récompensée : je lis trois cents vers en jouissant de la richesse constante de la rime. Mais M. Coppée a un mérite encore plus grand, c’est la souplesse variée du rythme. J’aime l’habileté sans effort de sa versification. Pendant trois cents vers encore, je m’étonne et m’amuse de l’ingéniosité des coupes, de ce que j’oserai appeler la ligne svelte et sinueuse du vers. Le vers de M. Coppée ressemble quelquefois aux femmes de Chéret et vous donne une sorte de joie presque physique. Il marche, élégant, léger, envolé, comme une parisienne.

Ma jouissance à le voir développer sa grâce grêle, et maladive un peu, était réelle. Je l’ai perdue, à la vouloir trop grande. J’ai tâché de goûter à la fois le rythme et la rime : le charme a disparu. J’ai été choqué par un manque d’harmonie vraiment désagréable. J’ai senti combien la rime riche, ce joyau lourd, cet ornement barbare, allait mal à la démarche légère du petit trottin si amusant à regarder. La rime riche convient au vers ferme, solide, rigide, tout d’une pièce, de Leconte de Lisle. C’est la massue qui prolonge et alourdit le bras du guerrier. Quelquefois aussi, c’est l’énorme pendeloque, parure de la lourde splendeur charnelle de l’Orientale. Elle détonne dans les vers d’une facture spirituelle de M. Coppée.

Mais ne nous hâtons pas trop de condamner. Cette dissonance de forme est peut-être l’expression nécessaire d’une pensée étrangement subtile, ou de je ne sais quel sentiment bizarrement pervers, ou encore de quelque imagination funambulesque, de quelque fantaisie extraordinaire. Essayons de lire en nous préoccupant du sens.

Hélas ! hélas ! trois fois hélas ! J’ai fait parler la femme à la démarche parisienne et aux ornements barbares. Elle n’avait rien à me dire. Elle a parlé quand même. Elle m’a dit des riens.

Elle doit causer souvent avec sa concierge ; car elle m’a raconté des histoires du quartier, quelconques. Il paraît que, hier, le petit épicier d’à côté est mort ou qu’il s’est marié (je ne sais plus bien) ; avant-hier, sur un banc de jardin public, un tourlourou embrassa une payse et, quoique ce fussent deux pauvres diables, leur baiser a dû être presque aussi bon que celui d’un rupin et d’une comtesse. Ah ! à propos, dimanche les orphelines ont passé par notre rue, deux à deux, les yeux baissés, bien sages, bien laides et bien tristes.

Lamentable, le vide de cette prétendue poésie ! D’ici, de-là, un peu d’amour du silence, et du calme, et des intimités: c’est avec une honnête femme et une bonne ménagère que nous sommes. Quelquefois aussi un mot de pitié banale pour les humbles. Et encore la pitié est un sentiment pénible contre lequel, instinctivement, la petite femme se défend. Après tout, ils ne sont pas plus malheureux que les autres, les pauvres ! Ils ont leurs joies comme les riches, et leur poésie. En plein air, ils se donnent des baisers qui ne sont pas si ridicules. Voyez-vous, monsieur, ma grand’mère avait bien raison de me répéter :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux !

Mais quoique, selon un conseil de son grand-père maternel, la muse de M. Coppée regarde souvent au-dessous de soi pour apprécier son bonheur, elle garde toujours un accent plaintif, sans qu’on puisse deviner de quoi elle se plaint. Une pauvre petite bourgeoise anémique et geignarde, voilà, au fond, ce qu’est la femme à la démarche d’un rythme souple, aux boucles d’oreilles trop riches.

M. Coppée pourtant ne fut pas dépourvu de tout génie. Il n’avait rien et savait paraître riche. Pauvre qui vivait d’expédients, il faisait envier son opulence. Il convient d’admirer son habileté et de s’intéresser à sa carrière littéraire comme au plus adroitement composé des romans picaresques.

Sully-Prudhomme est un peu agacé de l’opinion qui le classe obstinément parmi les parnassiens. « Je m’y suis toujours senti un intrus pour les initiés et un fourvoyé pour les autres. » On ne tiendra nul compte de ses protestations tardives, et ici ce n’est pas le sentiment public qui aura tort. Le poète avoue qu’il trouve parfaite la forme parnassienne. Seulement, il s’efforça de mettre cette « perfection de la forme au service de son propre idéal qui différait beaucoup de celui de ses confrères parnassiens. » Il ne se sentait « l’imagination ni assez vive ni assez riche » pour « les égaler dans la peinture des choses matérielles, dans la description de la nature et de l’homme. » Il affirme avec raison : « Je m’en tins à l’expression de mes sentiments intimes, de mes pensées, même des idées abstraites, ce qui a été, je l’avoue, mon écueil. »

Qu’y a-t-il là de contraire aux tendances parnassiennes ? Le Parnasse est fait d’impuissance lyrique et d’application minutieuse à une forme que les adeptes croient absolue. Le vase de Sully-Prudhomme, moins solide que celui de Leconte de Lisle, moins sonore que celui de José-Maria de Hérédia, contient des parfums que le premier dédaignait, que le second ignore. Mais le contour, dessiné selon les mêmes règles, affirme qu’il sort du même atelier.

Seuls, parmi les parnassiens de la première heure, Verlaine et Mallarmé furent des individus assez originaux pour échapper à l’école.

Seuls, ils s’affranchirent de la technique étroite : l’un pour dire en une musique plus libre, chanteuse, séduisante et navrante comme Ophélie, son âme musicale et folle ; l’autre pour essayer d’enfermer son noble et rigoureux esprit en je ne sais quelle forme informe, détruite par un trop grand effort d’absolu. Sully-Prudhomme n’a jamais tenté l’évasion et son Testament poétique en est, malgré les protestations qu’il contient, une preuve nouvelle.

Ce livre se divise en deux parties. La première est « un examen attentif des conditions les plus essentielles, fondamentales, de la poétique française. » La seconde contient « quelques vues générales sur les sources où le poète puise une inspiration digne de son rôle social et de son art. »

Sully-Prudhomme s’efforce de démontrer que la prosodie parnassienne est la prosodie française absolue. Il veut « rattacher à des lois positives le régime des sons dans le vers » et fait la mathématique de la versification ou, si l’on préfère, « un petit chapitre de l’acoustique ». Ce théoricien est un esprit admirablement systématique et les hommes du dix-huitième siècle auraient aimé sa construction ingénieuse et ruineuse. La rigueur élégante des raisonnements du scolastique parnassien me charme aussi ; mais je ne puis les accepter que comme la métaphysique d’une école, non comme la théorie générale du vers français. La Fontaine et Verlaine me sont trop précieux pour que je les sacrifie à la fantaisie amusante et étroite d’une doctrine.

La seconde partie du livre m’intéresse davantage parce que l’auteur, au lieu d’y justifier en avocat ingénieux comme un théologien la méthode qu’on lui enseigna, y révèle et y loue — oh ! en toute ingénuité, sans presque s’en apercevoir — son propre tempérament poétique. C’est une heureuse fatalité que tout théoricien fasse la théorie de sa pratique et que tout généralisateur généralise son cas. S’il en était autrement, que pourraient bien nous apprendre les théories générales ?

Sully-Prudhomme admet trois sources principales d’inspiration : les sentiments les plus intimes du poète, les conquêtes de la science, les questions sociales ; et cette division correspond aux tentatives de Sully-Prudhomme.

Il a réussi surtout dans le premier genre, si l’on veut bien y comprendre à la fois les inquiétudes du cœur et celles de l’esprit ; les « vaines tendresses » pour ce qui passe et pour la vérité éternelle. Les vers qu’il a écrits sous les deux autres inspirations sont tous périssables et la plupart déjà morts. Il restera le poète des amours froissées et du Vase brisé, du tremblement métaphysique et du Doute, de l’espérance lasse qui se relève avec effort et des Danaïdes. Ici il lamente d’un accent pénétrant et sur le rythme de symboles harmonieux son âme tendre et frêle. Ailleurs, il a surtout manifesté son impuissance lyrique ou le manque de courage de son esprit, amoureux vraiment trop platonique de la justice et du sacrifice.

Il est absurde de nier, comme le fit Sully-Prudhomme, la poésie de l’anthropomorphisme astronomique qui à l’énormité insaisissable d’un spectacle effrayant impose la mesure, la forme, la beauté douce d’un sourire familier. Mais on peut rêver une autre poésie cosmique, on peut rêver de dire l’élan étonné et vaillant pour sonder l’insondable ; on peut s’éloigner du charme hellénique de l’esprit qui se repose et se satisfait en une conception finie, pour se jeter dans les épouvantements barbares et sublimes en face de l’abîme qui s’ouvre sous nos pieds, et sur nos têtes, et autour de nous, nous emprisonnant d’infini. Et je songe, avide, à ce que Lamartine aurait pu dire à propos de la catastrophe du Zénith. Sully-Prudhomme, lui, n’a rien pu dire, car il souffre du désaccord de son âme et de son esprit : de son âme lyrique et romantique dont les « vrais vers ne seront pas lus » ; de son esprit didactique, polytechnicien et parnassien qui traduit en pauvretés les inquiètes richesses profondes.

Il faut condamner également ses poèmes sociaux.

Sully-Prud’homme s’aperçut un jour que les autres hommes lui bâtissaient des maisons, lui tissaient des vêtements et lui pétrissaient du pain. Il s’étonna et s’émut au choc d’une révélation aussi inattendue. Il ne peut se passer des hommes « et, depuis ce jour-là, il les a tous aimés. »

Tous, c’est vraiment beaucoup à ce point de vue naïf et utilitaire. Le songe fameux aurait dû conduire logiquement au mépris des inutiles, à la haine des nuisibles, à un socialisme aussi bilieux que celui de Guesde. Ceux-là qui ont véritablement aimé tous les hommes ne les considéraient point dans leurs diverses fonctions sociales et ne regardaient pas les mouvements de leurs mains, si souvent hostiles et haïssables. Mais Sully-Prudhomme est timide d’esprit presque autant que de caractère. Dans une préface accordée à je ne sais plus quel volume de vers socialistes, il regrette que l’auteur n’ait pas chanté le patron comme l’ouvrier, n’ait pas magnifié « l’héroïsme de travail » du patron et pleuré sur les « heures d’angoisses » du patron. Oh ! l’aimable M. Sully-Prudhomme ne veut se brouiller avec personne et, s’il osa un jour exprimer des haines vigoureuses, ce fut contre un poète déjà mort. Sa vie, hélas ! est moins belle et plus banale que son âme : il a subi passivement tous les honneurs conventionnels, ceux-là même qui peuvent entraîner les faibles à des compromissions et à des hontes ; il n’a aucune force de résistance et nous avons eu la douleur de voir cet homme, en qui pourtant vit quelque noblesse, manquer un jour de courage civique.

Séduit par son charme timide, par ses douleurs presque vaillantes et par ses tremblantes inquiétudes vers le vrai, l’avenir oubliera ses défaillances. On se rappellera seulement quelques pièces exquises où le langage, la prosodie, la pensée et l’image forment harmonie. Il sera le plus sympathique des parnassiens et le premier après Leconte de Lisle. Quand le reste de ce groupe, riche en versificateurs et pauvre en poètes, sera effacé, deux resteront quelque temps reconnaissables : l’un, éclatant de force et de passion contenue, viril de puissance immobile, grand d’impassibilité apparente et de profondeur désespérée ; l’autre, triste, délicat et tendre ; l'un stoïquement beau d’une sévérité sans défaillance ; l’autre, charmant et un peu décevant comme un sourire de femme.