Prostitués/V/Paul Verlaine

(p. 95-100).


V


Chanteuses de salons et de cafés-concerts.


Ne prêtons pas aux riches : ils ne rendent jamais. Le beau vers qui sert de titre au présent chapitre — je l’affirme hautement — m’appartient en toute propriété et on ne réussira pas à le trouver dans les œuvres complètes de M. François Coppée.

Étudions, sans autre préambule, quelques-uns de ceux que les contemporains prennent pour des poètes. Pour être sûr de rencontrer un vivant, je commence par Paul Verlaine.

Naïvement les Parnassiens, ces âpres forgeurs de stances rigides, avaient d’abord pris Verlaine pour l’un des leurs. Plus tard, ils le dédaignèrent un peu, et leur clientèle ne se soucia guère de lui. Mais, la génération suivante s’en aperçut : au milieu de ces bibliothécaires qui bannissaient du vers souplesse et spontanéité, qui chassaient de la strophe tout ce qui est vie et poésie, qui s’imaginaient que l’expression nuit à la beauté et qui parlaient, sans même vouloir une alliance de mots hardie, de poésie savante ! — un enfant s’était égaré, doux, pas malin et harmonieux. Le quartier latin aima et salua le Poète.

Des mandarins de lettres le trouvèrent à la fois trop simple et trop compliqué. Les bourgeois comprirent peu ses écritures, mais ils causèrent de sa vie qui, paraît-il, n’était point régulière. Ils furent heureux, suivant leur tempérament, de s’indigner contre un poète ou de rire de lui : ça fait toujours plaisir de se sentir supérieur. Par l’infamie, Verlaine entra dans la renommée, puis dans la gloire.

Lui, continua, indifférent, à chanter son âme.

Car il avait le signe qui, chez le poète comme chez le savant ou le philosophe, est la première marque du génie : l’égale absence d’esprit d’imitation et d’esprit de contradiction, la non attention à la galerie, l’incurie du public, la superbe et souriante et presque inconsciente insouciance de plaire ou déplaire :

Il disait à lui-même et à son amie :

Quant au monde, qu’il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes ?

Descartes ne voulait pas savoir s’il y avait eu des hommes avant lui. Celui-ci, le plus souvent, ignore même qu’il y a des hommes autour de lui. Il oublie leur présence curieuse et dangereuse, non seulement quand il écrit, mais encore quand il vit.

Il lui arriva quelquefois, sans doute, d’avoir l’originalité moindre et forcée, celle qui sait comment les autres font et qui veut faire autrement. Alors, il protesta contre les habitudes prosodiques, pour la joie de protester ; il inventa des rythmes bizarres et boiteux qui lui plurent pour leur bizarrerie boiteuse. Son âme, simple et profonde, ne put s’enfermer en ces formes créées par son esprit compliqué et puéril : il écrivit des Romances sans paroles.

Mais, presque toujours, il est lui-même, franchement, candidement.

Dans la plus grande partie des Poèmes Saturniens, il échappe à l’influence parnassienne et nous chante, en toute simplicité, son âme mélancolique et charmante de ce temps-là. Il consent à vivre sa vie comme un inéluctable cauchemar. Ce rêve noir, il le dit en des vers qui ne s’irritent jamais, qui sourient souvent, qui parfois s’amusent. D’autres jours, il se plaint d’une voix enfantine, ou se réfugie en quelque amour qu’il voudrait plus tendre que passionné, qu’il désirerait pensif, câlin et maternel.

Pourtant, ses plus pénétrants chefs-d’œuvre sont des chants de joie douce et de lumière attendrie :

Ni brume, ni soleil ! le soleil deviné,
Pressenti……

Il n’est pas de sourire plus charmant que la Bonne Chanson, Sagesse, Amour, Bonheur. La Bien-Aimée lui donna une heure de joie ; la Foi lui donna des heures de joie. Le bonheur le plus largement tranquille, c’est dans les murs étroits d’une prison qu’il le trouva. Il le dut surtout au calme du séjour qui dilatait son âme ; à la vie assurée et défendue contre les hostilités et les curiosités du dehors. Il se félicitait encore d’être protégé contre ses propres faiblesses de malheureux à qui il faut des joies quelles qu’elles soient ; contre les faiblesses de son cœur affamé qui cherchait partout, même dans le ruisseau, l’indispensable pain d’amour. Comme il la chante merveilleusement, la paix de la tour protectrice,

La paix où l’on aspire alors qu’on est bien soi !

Comme il les aime,

Ce lit dur, cette chaise unique et cette table !…

À ce moment, le pauvre être qui avait péché, sans y prendre garde, par « fureur d’aimer », eut la volupté du remords chrétien. Il se convertit en pleurant :

Oh ! qu’il fut heureux, mais, là, promptement, tout de suite !
Que de larmes ! Quelle joie !

On a osé comparer à Villon notre Verlaine sans malice et sans âpreté, notre Verlaine dont l’érotisme même n’est que rire et bonhomie. On a voulu faire de lui un poète triste, sans doute pour que notre abandon eût cette excuse d’avoir rendu plus douce et plus profonde sa poésie.

Eh bien ! non, il faut l’avouer, notre crime est double : contre l’homme et contre l’artiste. Le rossignol chanta moins bien, les yeux crevés. Verlaine ne fut pas harmonieux à cause de ses douleurs ; il fut harmonieux malgré ses douleurs.

Nous n’avons pu l’empêcher d’être un poète. Nous avons tué cet être que Dieu n’avait pas encore créé et qu’il ne créera probablement plus : le grand Poète de la Joie que Verlaine serait devenu à si bon marché.