Prostitués/IX/J. Charles-Brun

(p. 261-268).

Voici un professeur moins connu et plus intéressant, J. Charles-Brun. Celui-ci est le professeur parfait et amorphe. Il serait insuffisant de le déclarer souple il est liquide ; et prend la forme de tous les vases.

La plus considérable de ses œuvres publiées est un volume de vers français — car il fait aussi des vers occitans et peut-être des vers latins — intitulé Onyx et pastels. Plus encore que ne l’annonce le titre, les vers sont mièvres et précieux.

Le professeur supérieur pourrait faire autre chose aussi bien ou aussi mal que ce qu’il fait, dire le contraire de ce qu’il dit, et il trouverait un égal plaisir à se plier aux règles d’un autre jeu. Il prend je ne sais quelle paradoxale conscience de son inexistence et arrive à un détachement amusé. Volontiers il sourit de ce qu’il fait ou de ce qu’il va faire.

Il mêle les pédantismes ironiques aux pédantismes graves et écrit des préfaces qui détruisent ses livres. Cet art de ne point se prendre au sérieux est ce qu’il y a de plus précieux dans le professeur, sa dernière justice et sa dernière sincérité. Charles-Brun fait précéder ses poèmes d’un prologue où il blague et la manière qu’il adopte et celle qu’il aurait pu adopter.

Chez moi, déclare-t-il d’un ton railleur,

Point de ces vers brutaux, cadencés, drus, solides,
Et qu’on dirait cousins des grandes pyramides.

Son vers n’est que grâce envolée. Il est « plus doux, plus féminin ».

Il a des tons de nacre et des roseurs de chair.

Sa langue offre « des charmes indécis ». Les mots qui le séduisent sont ceux

Qui laissent deviner le sens, mais non sans peine.

Un peu d’obscurité n’est pas faite pour lui déplaire :

Un paysage est beau quelquefois sous la brume.

Peut-être même est-ce la brume seule qui est belle. Si elle supprime le paysage au lieu de l’estomper, le poète ne s’en plaindra pas, car

C’est donner dans le plus enfantin des travers
Que de vouloir ainsi chercher un sens aux vers.

La joliesse harmonieusement mariée des vocables ne suffit-elle pas ?

… De voir un auteur jongler avec les mots,

Les faire travailler, sans un autre propos

Que de remplir le personnage d’acrobate,


cela semble bien valoir quelques applaudissements.

Je suis reconnaissant à Charles-Brun de n’être pas allé dans la pratique jusqu’au bout de sa théorie et d’avoir toujours fait dire à ses vers peu de chose sans doute, quelque chose cependant. Ni pensée, ni sentiment. M. Charles-Brun évite avec grand soin de telles banalités,

Car tout le monde a, plus ou moins, perdu son père.
Été trahi par une femme, ou bien encor
Eu mal aux dents un jour qu’il ventait un peu fort ;

Et faire là-dessus une fade élégie,

C’est une chose en soi qui n’entend point magie.

Ce n’est pas que M. Charles-Brun bannisse du vers toute émotion.

Mais nous l’aimons qui soit légère et de bon goût.

Il veut

Peindre des sentiments que nul ne pense avoir,
Raffiner sa couleur et compliquer sa tâche.

Il veut surtout « chercher aux parfums des sens cachés » ; et il nous chante « le poème des parfums ».

Ce raffiné méprise « les formes arrêtées. » S’il admet les couleurs, il ne consent à voir que les plus pâles et il les pâlit encore d’allitérations mièvres. Pour qu’il daigne regarder une fleur, il faut qu’elle soit

Pâle éperdument de chères pâleurs


et une jeune fille ne le troublera que par une « pâleur divine » sœur de la pâleur des lys.

À vrai dire les nuances les moins vives lui sont encore trop brutales :

… Sans me prendre au charme des couleurs
C’est grâce à leurs parfums que j’ai chéri les fleurs.

Ils sont, ces parfums adorés, l’ébauche des sons et des musiques. Ils sont une expression bégayée, et séduisante, et comme enfantine, de l’univers ;

Tout peut, loin du réel, être enclos aux senteurs

Il aime « leur puéril symbolisme » et leur mensonge. Ils lui créent des illusions aimables, font sourire devant ses yeux heureux des vierges aux « charmes pâles »

Atténués aux teintes vagues des lointains.

Et M. Charles-Brun, d’un geste qui de sa part semble un peu vif, se jette à genoux en poussant ce cri d’amour :

Ô femme, toi qui n’es qu’une senteur perverse !

Où diable ça peut-il aller mettre le nez, un professeur ?…

Celui-ci se relève pour continuer, intarissable et subtil, à commenter les vers de Baudelaire :

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Assez adroit ouvrier de mots et de nombres, Charles-Brun n’aurait pas grand chose à apprendre pour devenir un poète. Mais il aurait tellement à oublier ! Or un professeur ne perd jamais rien, mais épaissit chaque jour sa couenne d’érudition.

Charles-Brun est un esprit curieux et inconstant, capable partout d’une médiocrité agréable, mais à qui son habileté et même son talent ne créent jamais qu’une personnalité fuyante. Aussi volontiers que des vers pastichés, il écrit des opinions critiques, pourvu qu’elles ne soient pas compromettantes. Il lui arriva pourtant en une brochurette lourde de méthode sur l’Évolution Félibréenne de dire quelques paroles peut-être courageuses :

« Beaucoup, déclare-t-il, sont entrés dans le mouvement félibréen qui ne détestaient point une façon de plus de s’imposer à l’estime de leurs concitoyens ou qui tenaient à écrire dans leur idiome local des vers qui n’auraient pas mieux valu en français. »

Et encore :

« Que le félibrige soit tombé en discrédit et, pour ne rien céler, se soit même rendu un peu ridicule, il est regrettable qu’il y ait des félibres à ne s’en être point aperçus. »

Charles-Brun est félibre ; il n’appartient pas du moins au ridicule félibrige de Paris où pontifient toutes les semaines cinquante grotesques dont les plus connus sont Maurice Faure, ce sénateur ; Albert Tournier, ce député ; Batisto Bonnet, cette canaille ; Sextius Michel, ce gaga.

Mais Charles-Brun est surtout le plus adroit des conférenciers. Son esprit souriant à tout et son âme indifférente à tout lui permettent de s’assimiler rapidement n’importe quel sujet et de le traiter précisément avec les grâces de langage qu’attend son public. Il s’occupe volontiers des hommes et des choses d’oc. S’il en parle à Paris, il revêt l’air détaché et demi-railleur qui convient. En Occitanie, l’enthousiasme populaire et le son de sa propre voix suffisent à l’émouvoir jusqu’aux larmes. Et il a cette étonnante souplesse qui me paraît la marque même du conférencier : si une fée transformait l’auditoire d’un coup de baguette et, au moment Charles-Brun pleure en phrases rythmées, lui jouait le tour de métamorphoser ses bons limousins émus en parisiens gouailleurs, immédiatement Charles-Brun s’apercevrait du changement, et immédiatement Charles-Brun serait à l’unisson. L’applaudissement qui, tout à l’heure payait un accent convaincu, continuerait, rémunérant une clownerie de pensée ou d’expression. On ne saurait trop louer de telles vertus et moi aussi j’applaudis, comme au cirque.

Il a publié en plaquette deux harangues qui appartiennent à sa manière limousine et enthousiaste. Elles chantent en termes lyriques Bernard de Ventadour, « le poète ineffable de l’amour. » Immédiatement après cette qualification grandiloquente mais un peu vague, Charles-Brun, qui prévoit jusqu’aux moindres objections, s’écrie : « Et je n’entends point le perdre de la sorte dans une troupe mélodieuse de troubadours occitans qui chantèrent aussi la passion souveraine. » Cette phrase me fit espérer une définition critique du talent de Bernard de Ventadour. Mais un conférencier avisé sait combien son public appartient à l’instant et combien il craint tout effort intellectuel. Les promesses sont toujours chaudement accueillies. Les réalités fatigueraient peut-être et Charles-Brun est un discoureur trop intelligent pour donner à son public autre chose que ce qu’il demande.