Prosper Randoce
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 70 (p. 801-853).
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XXI.

— Qu’avez-vous ? à quoi pensez-vous ? Ne peut-on savoir ce qui vous trotte par la tête ? Depuis quinze jours, je ne vous reconnais plus. Au diable vos distractions ! Vous n’êtes pas à ce qu’on vous dit ; vous avez le regard perdu dans l’espace ; on jurerait que vous conversez avec les esprits... Et tenez, je suis persuadé que vous n’avez pas entendu le premier mot de la petite histoire que je viens d’avoir l’honneur de vous conter.

C’est ainsi que M. Patru parlait un soir à Didier.

— Vous me calomniez, répliqua celui-ci. Faut-il que je vous répète mot pour mot le pathétique récit que vous venez de me faire ? Vous êtes allé voir Mme d’Azado, vous l’avez trouvée en larmes, vous l’avez questionnée ; elle vous a honoré de ses confidences. Sa mère lui avait fait une scène odieuse, l’avait accablée de ces injures gratuites que son imagination fournit sans compter à une femme en colère. Vous avez bien voulu m’apprendre que ce jour-là Mme d’Azado était vêtue d’une robe de soie noire relevée d’agrémens rouges... Permettez-moi de vous représenter que ces détails ne font rien à l’affaire, et que vous avez tort de prendre exemple sur les romanciers contemporains, qu’on accuse d’abuser de la description... Mon Dieu ! que prouve votre récit ? Que vous êtes le confident de Mme d’Azado et que je ne le suis pas. À chacun ses fonctions : elle vous conte ses peines, elle me consulte sur son jardin ; vous écumez son cœur, je fais élaguer ses platanes... Après tout, je connais des gens plus embarrassés qu’elle. Sa mère veut à toute force s’en aller à Paris. Qu’elle lui donne la clef des champs !

— Voilà qui prouve comme vous m’écoutiez !... J’ai pris la peine de vous expliquer que Mme Bréhanne ne se soucie plus de Paris ; cette femme est sujette aux déviations ; aujourd’hui elle brûle de retourner au Pérou, elle soupire après Lima. Il paraît que c’est une ville où l’on s’amuse et dont elle a gardé les meilleurs souvenirs. Je ne parle pas de ceux qu’elle y a laissés. Pour certaines femmes, rien ne vaut ces sociétés à demi réglées, où règne le plus charmant laisser-aller. En France, tout est permis, mais chaque chose a son nom. Au Pérou, le vocabulaire n’est pas fait ; quel que soit le sac, on n’y met pas d’étiquette. Bref, Mme Bréhanne a reçu l’autre jour d’une Péruvienne ou d’un Péruvien, je ne sais, une longue missive qui lui a fait verser des torrens de larmes. Tel un Suisse expatrié qui entend chanter le Ranz des Vaches. C’est dans ce bel accès de heimweh qu’elle a fait une scène à votre cousine, la traitant de fille barbare et dénaturée.

— Paris ou Lima, que Mme Bréhanne aille où il lui plaît. Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Ni moi non plus. Seulement, avant de partir, elle exige que sa fille la mette en état de faire quelque figure là-bas, et sa fille sait trop quel emploi cette folle ferait de sa liberté... Votre cousine est à plaindre. La conduite de sa mère fut cause qu’à dix-sept ans elle épousa un vieux roquentin qui avait un coup de hache à la tête ; elle eût épousé le diable, la maison paternelle n’était plus tenable... Et maintenant elle a sur les bras cette mère coquette, que l’âge n’assagit point et qui la traite de fille dénaturée parce qu’elle se permet de gêner ses aspirations... Je vous disais donc que, pour distraire de ses projets son aimable pupille, votre cousine se propose de lui faire faire un voyage. Six semaines à Paris ; au retour, le Rhin, la Suisse. Mme Bréhanne s’est fait longtemps prier ; enfin elle a daigné consentir, c’est une grâce qu’elle veut bien octroyer à sa fille... Je vous jure sur mon panonceau que, si cette femme était à moi, je l’étranglerais de mes deux mains.

— Vous avez les passions vives, monsieur Patru.

— Que voulezvous ? Les hommes de ma génération sentent et parlent fortement. Vous autres, jeunes gens d’aujourd’hui, les mais et les si vous glacent le cœur, et vous avez remplacé la passion par les distinguo... Race d’ombres chinoises, vraies figures de paravent !

— Tout doux, monsieur le notaire. Apprenez-moi, je vous prie, ce qui me vaut cette incartade.

— Je suis un franc égoïste, reprit M. Patru, je n’aime personne, c’est bien connu ; mais j’ai une chienne d’imagination qui me tourmente. Moi, vieux tabellion, qui ai déjà un pied dans la tombe, je ne puis me rappeler sans émotion les larmes que j’ai vu verser à votre cousine. Oui, ce souvenir trouble mon sommeil et mes digestions. Je revois la scène, cette belle jeune femme languissamment accoudée sur le bras de son fauteuil, ses grands yeux humides, sa robe de soie noire…

— Relevée d’agrémens rouges, interrompit Didier.

M. Patru se fâcha. — Morbleu, votre indifférence m’indigne. Quel âge avez-vous ? De quel métal infusible êtes-vous fait ?… Elle est belle comme le jour, et l’idée ne vous vient pas de la consoler.

— Ma cousine a peu de sympathie pour moi, répondit sèchement Didier. Elle me tient à distance, et je crois ne pouvoir lui être plus agréable qu’en ne me mêlant point de ses affaires.

M. Patru haussa les épaules et fit deux ou trois tours dans la chambre, puis s’ arrêtant devant Didier : — Ne peut-on savoir du moins, monsieur l’homme de bien, ce que vous êtes allé faire à Saint-May ?

— Je vous ai déjà répondu que j’étais allé voir un vieux bonhomme de ma connaissance, et qu’il m’a fait boire d’une eau délicieuse qui sent la violette.

— À d’autres ! Quand vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit, c’est à ce bonhomme que vous rêvez ! et les gros soupirs que vous poussez sont à son adresse !

— De tout temps vous m’avez reproché de manquer de gaîté.

— Il y a trois semaines, vous aviez l’air ennuyé ; aujourd’hui vous avez l’air triste : c’est bien différent... Voulez-vous savoir ce qui se dit ? On cause beaucoup dans ce pays, et les causeurs prétendent que vous êtes amoureux… Ne riez pas. Sahune possède une cabaretière qui a la langue très affilée, et Rémuzat un docteur des plus bavards. La cabaretière a parlé, le docteur a parlé, les échos ont répondu. C’est toute une histoire. Il est question d’une belle inconnue, d’un rival, d’assiettes cassées, d’évanouissemens… Je vous fais grâce du reste.

— Oh ! les petites villes ! fit Didier en hochant la tête. Et tout ce ramage à propos d’un bonhomme et d’une fontaine !

Puis, montrant du doigt un globe terrestre en métal et le faisant tourner sur son pivot : — Voilà le grand consolateur, dit-il au notaire. Vous me reprochez de ne pas savoir consoler ma cousine. Voulez-vous que je lui fasse cadeau de mon globe ou du pareil ?

— Je vous entends, répondit M. Patru. Quand vous avez du chagrin, vous faites tournoyer cette petite machine, tous les pays de la terre défilent en une seconde sous vos yeux avec tous les milliers de misérables qu’ils renferment, et votre chagrin s’évanouit dans ce tourbillon. Bonne idée! sage philosophie! Comment se désoler d’une égratignure, lorsqu’on réfléchit qu’à chaque heure du jour et de la nuit il est quelques mandarins chinois qui subissent le sup- plice de la cangue ou quelques hauts fonctionnaires japonais qui se disposent à s’ouvrir le ventre?

— Ce n’est pas seulement cela, monsieur Patru. Observez un peu la figure que fait la France sur cette sphère. Le département de la Drôme n’est qu’un point. Et Nyons, s’il vous plaît? Nyons n’existe pas. Quand je regarde ce globe, j’ai le bonheur de n’être plus averti de mon existence.

— A merveille! mon cher garçon, dit M. Patru en gagnant la porte. Votre globe vous rend encore un autre service : il vous dis- pense de répondre aux questions que l’on vous fait. A votre aise! Sournois vous êtes né, sournois vous mourrez;... mais soignez-vous, vous avez mauvais visage. C’est le dernier conseil que je vous donne, car je fais le serment solennel qu’à partir de ce jour vous me serez aussi indifférent que le Grand-Turc.

Didier se rendit le lendemain aux Trois-Platanes. Mme d’Azado lui dit : — Nous partons, mon cousin. Vos exemples sont conta- gieux; l’envie de courir le monde nous est venue. — En parlant ainsi, elle souriait. Si M. Patru ne l’eût averti, Didier aurait peut- être été dupe de ce sourire. Il n’y a que les grands courages qui se passent de l’espérance, et c’est parmi les femmes que ce genre de courage est le plus commun.

Mme d’Azado était venue à Nyons dans le dessein d’oublier le Pérou et de recommencer la vie. Ses vœux étaient modestes; elle ne demandait que la paix. L’amour avec ses joies lui était soudai- nement apparu : illusion plus courte qu’un éclair! le mirage s’était évanoui. Que n’avait-elle du moins la paix? Elle devait dépenser son temps et ses forces dans une lutte ingrate contre des préten- tions chagrines qui de jour en jour devenaient plus intraitables. Le voyage qu’elle se proposait de faire lui causait d’avance quelque souci. Hors de chez elle, Mme Bréhanne avait l’humeur plus agréable, mais elle était de difficile garde. Les pérégrinations plaisaient à son inquiétude d’abord parce qu’elle aimait à changer de place, puis elle spéculait sur le futur contingent; elle prévoyait des rencon- tres, des aventures, s’imaginait que sur le pont d’un bateau à va- peur, ou en traversant le vestibule d’un hôtel, ou dans une gare, elle allait voir surgir tout à coup l’homme de ses rêves. Une fois en route, elle était toujours dans l’attente, guettant les occasions, tremblant de les laisser échapper. Elle avait, disait M. Patru, des yeux qui battaient le rappel ; en voyage, c’était un roulement perpétuel, et Mme d’Azado devait s’occuper sans cesse de la tenir en bride, de réparer l’effet de ses indiscrétions, de mettre la sourdine à son tambourin.

Didier éprouvait une sympathie croissante pour sa cousine ; il était frappe de la conformité de leurs situations : la destinée leur ayant donné à tous les deux une brebis à paître, ils étaient aussi embarrassés l’un que l’autre de l’ouaille incommode dont ils avaient pris la conduite. Il y avait cependant cette différence entre eux, qu’il pensait en avoir fini avec son frère, et que Mme d’Azado avait passé avec sa mère un bail à terme indéfini. Lucile ne se départant pas de sa réserve, il fit semblant de croire à sa gaîté et qu’elle n’allait à Paris que pour son plaisir. Comme elle se proposait de visiter au retour les bords du Rhin et la Suisse et qu’il avait fait ce voyage, il lui traça son itinéraire, lui recommanda les sites qui l’avaient intéressé. Mme Bréhanne écoutait leur entretien sans y mêler son mot : elle avait décidé que Didier était incapable de la comprendre ; mais tous les noms de châteaux qu’il prononçait lui faisaient battre le cœur et se gravaient dans sa mémoire. Serait-ce au Gutenfels ou au Rheinfels qu’elle rencontrerait son libérateur ?

Lorsque Didier se leva pour partir, Mme d’Azado lui dit : — J’ai une faveur à vous demander. Vous me ferez plaisir en venant une ou deux fois pendant notre absence donner un coup d’œil à ce qui se passe ici. Je serais heureuse de retrouver tout en bon état.

— L’étrange commission que vous donnez à votre cousin ! dit Mme Bréhanne. Il a de bien autres affaires en tête.

— Quelles affaires, madame ? demanda Didier. Je ne connais pas d’homme moins affairé que moi.

— Il faut se défier de l’eau qui dort, répliqua-t-elle. Les langues ne manquent pas dans ce pays, et nous avons des oreilles. À ces mots, elle sortit en riant. Didier se retourna vers sa cousine, qui le regardait : — Je ne sais ce que veut dire Mme Bréhanne, fit-il ; mais, quoi qu’on ait pu vous conter, j’espère que vous n’en croyez rien.

— Que vous importe ? Vous êtes indifférent aux critiques comme aux éloges.

— Vous êtes peut-être la seule personne dont l’opinion ne me soit pas indifférente, répondit-il avec quelque vivacité.

Elle parut hésiter un moment, puis elle lui dit : — Mon opinion très sincère est que vous vous connaissez comme personne à toutes les choses de goût, et que si vous daignez vous occuper un peu de mes plates-bandes, j’aurai, dans six semaines, du plaisir à les revoir.

XXII.

En s’en retournant, Didier prit par les arcades. Comme il passait devant le Café du Commerce, dont la porte ouverte était masquée par un rideau de serge, il entendit prononcer quelques mots qui le firent s’arrêter : — Je l’ai vu, de mes propres yeux vu, disait un des habitués assis près du seuil. C’est le même jeune homme qui avait loué un cheval à Y Hôtel du Louvre et qui était parti ventre à terre pour Saint-May. Il est monté ce matin vers onze heures au Devès. J’étais dans mon jardin, je l’ai vu passer. Il avait l’air d’un homme qui médite un mauvais coup. Était-ce une vengeance, un suicide ? qu’en sait-on ?… Il serait bon d’avertir M. de Peyrols pour qu’il se mette sur ses gardes ; mais votre Didier est un homme inabordable et qui tient à distance les questions et les conseils. Il n’y a que les mendians qui soient à leur aise devant lui.

Didier entra dans la salle, où il se fit aussitôt un grand silence. En vain promena-t-il ses yeux autour de lui comme pour provoquer une explication ; personne ne dit mot. Il s’assit à une table, prit un journal. Pendant qu’il lisait ou faisait semblant de lire, il était le point de mire de tous les regards. Chacun des assistans faisait sa remarque : l’un observait que Didier avait le teint brouillé et les yeux battus, un autre qu’il était brusque dans ses mouvemens, un troisième que son nœud de cravate était moins élégant qu’autrefois. Tout cela prouvait qu’il y avait anguille sous roche, qu’il s’était passé quelque chose. Quoi ? C’est ce qu’on ne savait. Il courait plusieurs versions sur l’aventure de Saint-May : belle matière à controverse !

Didier posa son journal et regarda de nouveau les curieux qui l’observaient. Ils détournèrent la tête et se mirent à causer de leurs petites affaires. Il sortit, prit le chemin du Devès. Ainsi se nomme cette butte rocheuse à laquelle est adossé Nyons, et dont le sommet pelé est couronné d’une chapelle. Didier gravit jusqu’au sommet, battant les buissons, interrogeant du regard les ravins, dont le silence semblait raconter une histoire. Le Devès est un mont propice au suicide ; il se termine par une étroite plate-forme flanquée de rochers à pic. Parvenu sur la plate-forme, Didier en fit le tour. Il n’aperçut qu’un bûcheron et une chevrière ; ni l’un ni l’autre n’avaient vu celui qu’il cherchait.

Il s’assit sur un tas de pierres, le visage tourné vers la vallée. Il questionna sa conscience. Si on fût venu lui annoncer en ce moment que son frère s’était tué, n’aurait-il point eu de reproches à se faire ? Il n’était pas tranquille à ce sujet. La vérité est la dette la plus sacrée ; de quel droit l’avait-il refusée à Randoce ? Il aurait dû l’aborder avec ce mot : Je suis votre frère. La parfaite sincérité est la meilleure des politiques ; les cœurs les plus rebelles ont peine à lui résister. Grâce à sa diplomatie, Prosper n’avait pu voir en lui qu’un important qui s’arrogeait le privilége de lui donner des conseils, ou un niais qui venait à l’étourdie se jeter dans ses filets. L’importance est odieuse, la niaiserie exploitable à merci. Il avait mis la conscience de son frère au large et son ingratitude à l’aise.

Ce qui l’étonnait le plus, c’est qu’il raisonnait de sang-froid sur la conduite de Randoce. Plus de colère, plus de mépris : les passions violentes répugnaient à sa nature ; après un court bouillonnement, son âme était retombée dans son inertie ordinaire. Il ne lui était resté qu’une sourde mélancolie, le chagrin d’avoir échoué par deux fois dans une mission qu’il avait à cœur, le sentiment amer de son impuissance et de ses maladresses, où se trahissait l’apprenti qui jamais ne passera maître ; mais, comme une neige fond au soleil, son courroux s’était évanoui. Il y avait dans son cœur une fuite invisible par laquelle tout s’échappait ; affections, haines, douleurs et joies, ce cœur infidèle ne pouvait rien garder : la vie le gênait, il ne respirait que dans le vide. En ce moment, un nuage roussâtre s’était arrêté au milieu du ciel, et sous l’influence d’un ardent soleil d’été il semblait se dissoudre ‘peu à peu dans l’air. Didier voyait cette masse opaque se rétrécir et s’échancrer d’instant en instant, comme rongée par la lumière ; bientôt ce ne fut plus qu’un flocon, le flocon devint un point, et ce point disparut. Il reconnut dans cette nue disparaissante l’image de ses sentimens ; ils s’évaporaient sur place, et ses orages intérieurs se dissipaient par enchantement, sans que la foudre eût grondé, sans que l’éclair eût sillonné la nuit.

Cependant Didier cessa de raisonner ; l’inquiétude le reprit. Il fit pour la seconde fois le tour de la plate-forme. Chemin faisant, il aperçut à terre près d’une touffe de lavande un papier qu’il ramassa : le papier était couvert d’un griffonnage au crayon, et Didier n’eut besoin que d’y poser les yeux pour reconnaître les pattes de mouches de son frère. L’un des côtés du feuillet ne portait que ces quatre mots placés les uns au-dessous des autres : sort, mort, silence, immense. Sûr de sa mémoire, Prosper, en composant des vers, n’écrivait d’habitude que les rimes. Sur le revers, on lisait :

« À l’horizon, dans la direction du Rhône, nuages gris de perle, teintés de rose, espèce cumulus. Placer ces nuages dans la scène in de l’acte II…

informer comment se nomme un gros oiseau tacheté de blanc, qui vole par saccades ; ce volatile peut servir. L’ajouter à la liste de mes en-cas.

« Amener le fils de Faust au sommet du Devès. Il veut se tuer, prend dans ses mains des feuilles de lavande, les respire. (La lavande a des rameaux grêles, des feuilles lancéolées ; épi terminal, muni de bractées aiguës.) Un ermite sort de la chapelle. Dialogue à tirades, rimes riches, style truculent, carré, faisant contraste avec le style irisé, chatoyant, moiré, satiné, de la scène de boudoir qui précède. L’ermite est un radoteur, une façon de Lermine, un esprit à cheval sur des coquecigrues. Tableau ironique de la vie humaine ; de l’ironie, beaucoup d’ironie et encore plus de carrure. Bref, l’ermite entreprend de consoler le fils de Faust, et celui-ci l’empoisonne de ses doutes ; le médecin gagne le mal de son malade, qui s’en porte mieux. Scène très byronienne… Conclusion : le fils de Faust ne se tue pas. »

Je m’en doutais, pensa Didier en pliant en quatre le feuillet et le serrant dans sa poche. Il était pleinement rassuré ; Randoce n’était allé chercher sur le Devès que le rêve du suicide. Il y avait trouvé par surcroît des nuages gris de perle et un gros oiseau tacheté de blanc ; c’était jouer de bonheur.

Didier se remit en chemin. À chaque détour du sentier, il s’attendait à voir paraître son frère, et le cœur lui battait avec force. Il craignait qu’en l’apercevant sa colère ne se réveillât ; il n’avait pas eu le temps de se préparer à cette rencontre. Quelle conduite devait-il tenir ? Il consultait sa raison, et sa raison se taisait ; l’événement le prenait au dépourvu. Pour se calmer, il se répétait à lui-même ses maximes favorites. « Il est aussi absurde de se fâcher contre les hommes que contre les choses. Les choses nous résistent, nous gênent et nous oppriment, elles ne sauraient nous offenser ; elles ne nous voient pas. Les volontés humaines sont des forces de la nature, brutales et aveugles. Il faut lutter contre elles sans passion, comme on lutte avec l’eau et avec le feu. — Il est utile de croire à sa propre liberté, il est plus utile encore de ne pas croire à celle d’autrui ; notre paix intérieure est à ce prix. Sans doute Prosper est coupable ; mais combien n’est-il pas de coupables que l’opinion ménage, de souillures que le monde respecte, d’infamies à qui la fortune sourit ! Ne condamnons personne, la justice n’est pas de ce monde, et c’est bien assez que le malheur se mêle de nous juger. »

Didier revint au Guard sans avoir aperçu son frère ni de près ni de loin ; il passa toute la soirée dans une extrême agitation. L’attente lui avait toujours été plus insupportable que le mal. Nul doute que Prosper ne fût à Nyons, le papier trouvé sur le Devès en faisait foi. Quels étaient ses projets ? Didier se perdait en conjectures, il raisonnait sur ce cas en mathématicien, tâchait de dégager Tinconnue du problème ; mais les données lui manquaient. Si les volontés humaines sont, comme il le pensait, des forces naturelles, toujours est-il qu’elles ne se laissent pas calculer comme l’action d’une machine : étranges machines que le moindre choc démonte, qui cherchent elles-mêmes leur secret sans le pouvoir trouver et ne sont assurées de rien, hormis de leurs étonnemens !

Vers minuit, comme Didier tournait et virait dans sa chambre, il s’arrêta tout à coup ; il venait d’entendre une plainte, un gémissement. Il ouvrit sa fenêtre ; la lune éclairait ; il n’aperçut rien que les ombres dormantes des amandiers et un frisson de lumière argentée dans la pièce d’eau. Il referma la fenêtre, pensant que les oreilles ou le cerveau lui avaient tinté ; mais l’instant d’après il entendit un bruit de pas, puis un second gémissement. Il regarda de nouveau ; un homme se tenait debout au pied de la muraille. — Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? cria Didier. — Point de réponse. Pour ne réveiller personne, il descendit sur la terrasse par un escalier de dégagement, degré fort raide tournant en vis. L’ombre avait disparu. Il se mit à sa recherche, fit le tour du jardin, poussa jusqu’au pavillon en encorbellement qui le terminait du côté de la vallée. Il en trouva la porte ouverte. Un homme était là, accroupi sur le carreau, les bras croisés, la tête nue, et cet homme était Randoce.

Didier se sentit pris tout à coup d’une lassitude spontanée ; il se comparait à un acteur qu’on vient appeler pour rentier en scène ; son rôle est ingrat, il en a joué les premiers actes de son mieux, mais sans succès, et il est au bout de ses forces. — Voilà le troisième acte qui commence, se disait Didier. L’entr’acte a été trop court, je n’ai pas eu le temps de respirer.

Il prit son parti, s’approcha de Prosper et lui dit : — C’est moi que vous êtes venu chercher ici ? Que me voulez-vous ? — Prosper ne répondit pas. Il regardait fixement Didier sans avoir l’air de le reconnaître, frissonnant, tremblant comme la feuille. À ses cheveux hérissés, au désordre de son vêtement, on eût pu croire qu’il venait de passer huit jours dans les bois, et, à l’expression de sa figure, qu’il y avait joué du couteau. — Allons, se dit tristement Didier, je croyais avoir tout vu ; il se présente à moi sous un nouvel aspect : son répertoire est inépuisable.

Il lui adressa plusieurs questions et ne put lui arracher un mot. Prosper continuait de claquer des dents et semblait ne rien voir, ne rien entendre. Didier le saisit par les deux mains, réussit non sans peine à le mettre debout, puis, le soutenant par le bras, il l’emmena hors du pavillon et s’achemina avec lui dans la direction du château. Prosper ne résistait pas, mais il ne s’aidait point ; à plusieurs reprises ses jambes se dérobèrent sous lui, et il fût tombé, si son frère ne l’avait retenu.

Ils atteignirent le bas de l’escalier ; ce fut une affaire d’arriver en haut. Le degré était étroit et obscur, et tantôt Randoce, la tête pendante, s’affaissait sur lui-même comme un linge mouillé, tantôt il se raidissait comme un barre de fer; impossible de lui faire plier le jarret : l’ankylose était complète. Didier le hissa comme il put de marche en marche, le portant, le tirant, plus d’une fois en danger de chute périlleuse. Après bien des bronchades, il parvint à l’amener sain et sauf dans sa chambre, où un fauteuil le reçut, puis il essaya de nouveau de l’interroger; mais quelque ton qu’il prît, douceur, véhémence, tout fut en pure perte, et il ne put avoir raison de cet obstiné mutisme. Prosper le regardait toujours de ses grands yeux troubles et fixes; c’était le regard d’un yoghi de l’Inde dont l’âme est absente et court les espaces, laissant son corps se tirer tout seul d’affaire. Comme il ne cessait de trembler, Didier le frictionna, lui fit avaler de force quelques gouttes d’un cordial, après quoi il courut à l’armoire au linge, en tira des draps, pré- para un lit dans la chambre voisine, et déshabilla de ses mains son frère, qui se laissait aller comme une masse inerte.

Quand il l’eut fourré entre ses draps, Didier approcha un fau- teuil du chevet, s’assit, ouvrit un livre. De temps en temps il se levait et regardait : Prosper conservait la même attitude, les yeux ouverts, attachés au plafond, immobile comme une statue; on eût pu le croire atteint de catalepsie, mais il avait la respiration régu- lière, le pouls bien battant. Une ou deux fois il entr’ouvrit la bouche comme s’il allait parler; mais sa gorge se serra, et la voix expira sur ses lèvres. — Joue-t-il la comédie? se demandait Didier... Il était probable que Prosper avait ressenti ce soir-là de violentes émotions et qu’il avait les nerfs en mauvais état; il était probable aussi que sa volonté entretenait de sourdes intelligences avec ses nerfs et qu’il aidait à la nature. Tous nos sentimens sont incom- plets, c’est notre imagination qui les complète; peut-on reprocher à un poète de savoir son métier? Les Randoce se conduisent avec art, mais sans feinte; ils ont le génie du drame et mettent la vérité en scène. Leur cervelle est un magasin de décors.

Cette nuit parut, comme on peut croire, mortellement longue à Didier. Il comptait les quarts d’heure. Tour à tour le nez sur son livre et faisant semblant de lire ou se redressant pour examiner son malade, il lui prenait des impatiences qu’il avait peine à maî- triser. Comme le matin commençait à poindre, il lui vint une idée, il s’avisa d’une expérience à faire. Se parlant à lui-même, il se prit à dire : Le malheureux! Je lui ai déclaré l’autre jour qu’il n’avait ni cœur ni honneur. Le mot était dur; mais n’a-t-il pas indignement abusé de ma confiance? Se doute-t-il seulement de ce que c’est que l’amitié?

Prosper ne bougea pas, — Décidément l’homme est sourd, pensa Didier, essayons de parler au poète, et, tirant de sa poche le papier qu’il avait ramassé sur le Devès, il en lut à haute voix ce passage : « S’informer comment se nomme un gros oiseau tacheté de blanc qui vole par saccades. Ce volatile peut servir. L’ajouter à la liste de mes en-cas. » Les vrais poètes prennent-ils de telles précautions ? continua-t-il. J’en suis fâché, voilà qui semble annoncer une imagination stérile.

À ces mots, Prosper reprit vie comme par miracle ; il se mit brusquement sur son séant. — Une imagination stérile ! s’écria-t-il d’une voix forte et distincte. Permettez-moi de vous dire que vous n’y entendez rien. Consultez un homme du métier, il vous apprendra que tous les poètes ont des trous à boucher.

— J’ai poussé le bouton, la porte s’est ouverte, — pensa Didier, et s’approchant de son frère : — Je suis tout prêt à passer condamnation, lui dit-il ; mais convenez que vous entendez, que vous parlez. Il eut lieu de regretter, l’instant d’après, que Randoce ne fût plus muet. Le lion parut sortir d’une profonde léthargie ; mais son réveil ne fut pas aimable, ses yeux prirent une expression sinistre, il rugit.

— Mort et furie, je suis donc chez vous ! s’écria-t-il, chez mon insulteur ! L’homme qui me parle est celui qui a levé sur moi sa cravache ! Eh ! qui êtes-vous, je vous prie, pour me mépriser ? Où sont les rudes combats que vous avez livrés, les tentations que vous avez vaincues ? Par quelles victoires se sont signalés cet honneur si chatouilleux, cette probité si hautaine ? Vous n’avez eu que la peine de vous laisser vivre. Pendant que vous vous bercez dans votre hamac, il y a des malheureux qui se collettent nuit et jour avec la destinée. Si ces pauvres diables bronchent dans le combat, s’ils touchent la terre du genou et qu’un peu de boue rejaillisse jusqu’à leur front, où prenez-vous le droit de les condamner ? Monsieur l’homme d’honneur, drapez-vous, si cela vous plaît, dans votre vertu immaculée ; mais demandez-vous ce qu’elle vous a coûté, et ne jugez personne. La belle merveille d’échapper aux éclaboussures quand on traverse la vie sur un nuage d’or ! Mettez pied à terre, et nous verrons beau jeu... Hé ! vous croyez que je suis l’un de ces hommes avec qui l’on refuse de se battre ! J’ai juré que je vous forcerais d’aller sur le terrain. À l’heure de midi, devant tout le monde, je vous infligerai tel affront que vous serez obligé d’en découdre. Voilà deux jours que je vous guette ; mais vous perchez sur les nues. J’ai vainement battu le pavé, ne voyant rien venir, me rongeant les poings. J’avais perdu la tête, j’étais fou, fou à lier...

— Une folie intermittente, interrompit froidement Didier en lui montrant le feuillet qu’il avait posé sur la table.

Son flegme exaspéra Randoce, qui eut un véritable accès de fièvre chaude. Il fit un bond de trois pieds, lança au milieu de la chambre le traversin, les oreillers, la courte-pointe, puis, s’élançant à terre, il courut vers la porte. Didier y fut avant lui et donna un tour de clé. Il eut besoin de tout ce qu’il avait de voix, de poumons, de raisonnement, de patience et surtout de vigueur musculaire pour réintégrer ce fou dans son lit. Encore fallut-il l’y retenir de force ; il s’y démenait comme le diable dans un bénitier. — Ne m’approchez pas, laissez-moi, s’écriait-il à pleine tête. Vous voulez vous assurer de la personne de votre débiteur. On vous les rendra, vos cinquante mille francs. De Saint-May j’ai couru à Paris. Le peu que j’avais, mes meubles, mes bronzes, mes livres, j’ai tout vendu. Et puis j’ai joué, j’ai gagné, j’ai perdu. De ce naufrage j’ai sauvé deux cents francs. Ils sont là, dans la poche de mon habit. Prenez toujours cet à-compte ; vous n’attendrez pas longtemps le reste. Il n’est pas de métier si vil que je ne consente à faire pour m’acquitter, car de rester votre débiteur, plutôt gratter la terre avec mes ongles !

— Je ne veux pas de votre argent, répliqua Didier, et si vous devenez raisonnable vous saurez pourquoi. J’ai un secret à vous révéler ; mais je ne veux pas le dire à un fou.

— Quel secret ? le secret de Polichinelle… Je ne veux rien entendre. Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Pour m’insulter de nouveau... — Et d’une voix aiguë : — Eh bien ! oui, voilà qui est convenu, j’ai l’imagination stérile !…

Didier s’empressa de réparer l’effet qu’avait produit ce mot malencontreux. — Vous vous trompez, dit-il, et prenez la mouche mal à propos. Vous avez de l’imagination, vous en avez à faire peur. Je crois à votre talent, vous le savez bien, et plût à Dieu que je pusse avoir la même confiance en votre caractère !

Randoce s’apaisa tout à coup ; ses traits dépouillèrent leur expression farouche ; il s’attendrit, ses yeux se mouillèrent. Il confessa en larmoyant qu’il avait eu des torts ; c’était la faute de Didier, qui l’avait aigri par ses reproches, révolté par ses hauteurs. Il y avait manière de le prendre. Somme toute, il ne demandait qu’à bien faire, jamais il n’avait refusé d’écouter un bon conseil ; mais Didier n’avait pas su trouver le joint, il s’était armé des sévérités d’un censeur quand il aurait dû parler en ami. Un cheval qui a de la race est sensible aux aides, les brutalités le révoltent. Après ce chapelet, il en défila un autre ; il se plaignit de la dureté des temps, il accusa les rigueurs de la société, qui traite les gens de lettres en marâtre ; elle les abandonne à tous les hasards ; la vie a ses nécessités ; chacun se tire d’affaire comme il peut ; pourquoi n’y a-t-il point de prytanées pour les poètes ? On exige qu’ils soient des saints, qu’on les mette à l’abri des tentations !.. Ce discours l’échauffant, sa colère se ralluma ; mais ce nouvel accès dura peu : quelques coups de poing lancés dans le vide, quelques éclats de voix, ce fut tout, après quoi il geignit tout doucement, comme un enfant qui affecte de bouder sa nourrice pour qu’elle le console et le dorlote.

Il faisait déjà grand jour. Didier n’en pouvait plus. — Si j’en juge par ma propre lassitude, lui dit-il, vous devez avoir grand besoin de repos. Calmez-vous, tâchez de vous endormir. Nous causerons plus tard.

À ces mots, il se retira, brisé, moulu, roué de fatigue, mais fermement décidé à tenter sur nouveaux frais une troisième expérience, dont, je ne sais pourquoi, il augurait mieux que des deux autres.

Aussitôt il descendit au salon et pas^a un linge sur le portrait de son père pour en ôter la poussière ; puis il fut trouver Marion et l’avertit qu’un hôte leur était arrivé, qu’il désirait qu’elle eût pour cet étranger beaucoup d’égards et d’attentions.

La brave femme se récria, selon sa coutume. — Ah çà ! monsieur, dit-elle, tes hôtes arrivent comme des larrons, pendant la nuit ! Par où donc est entré celui-ci, par la fenêtre ou par les greniers ?

— Tu es trop curieuse, lui répondit-il. Tâche seulement de faire ce que je te dis. Tu as la mauvaise habitude de t’étonner à tout propos. Notre hôte, qui s’appelle M. Randoce, a la voix un peu forte ; si jamais tu l’entends crier à ébranler les carreaux, tu ne feras semblant de rien, et tu te garderas de te signer et de pousser des hélas ! Il a parfois les mouvemens un peu brusques ; s’il lui arrivait de casser d’un seul coup toute une pile d’assiettes, tu en ramasserais les morceaux sans lui faire de gros yeux…

— Et si jamais il lui arrivait de mettre le feu à la maison, je dirais amen ! interrompit-elle tout ébaubie.

— En ce cas, nous aviserons, lui dit-il en souriant ; mais rassuretoi, le personnage en question ne brûle que les planches.

Ce dernier mot, qu’elle ne comprit pas, porta son épouvante au comble. — Un casseur d’assiettes, un boute-feu ? murmura-t-elle. Ah ! monsieur, que dirait ton pauvre père, s’il te connaissait de pareils amis ?... — Et en rentrant à l’office elle enjoignit à Baptiste de faire désormais tous les soirs une ronde.

Vers la fin de la matinée, Didier porta lui-même à Prosper son déjeuner ; il le trouva sur son séant, une feuille de papier sur ses genoux, un crayon à la main.

— J’ai composé ce matin une centaine de vers, lui cria Randoce, tous frappés au bon coin ; quelques-uns sont des meilleurs que je puisse pondre. La scène de cette nuit m’avait mis en verve. Que voulez-vous ? les imaginations stériles tirent parti de tout… Et il ajouta : Quand donc vous déferez-vous de ce que j’appelle vos grosseurs bourgeoises ? Tout vous étonne, tout vous scandalise. Mon oiseau tacheté de blanc vous est resté sur le cœur. Vous traitez cela d’ornemens postiches. Shakspeare aperçut un jour un nid d’hirondelles au-dessus de la voussure d’une porte cochère, et il se dit aussitôt : Je pendrai ce nid à la porte du palais de Macbeth !… Voilà comme en usent les vrais poètes. Tout leur sert, ils se fournissent partout de métaphores et de catachrèses ; à proprement parler, c’est à cela que leur sert la vie. On ne saurait avoir trop de prévoyance, il entre tant d’ingrédiens dans le moindre ragoût ! Notre homme est-il à court, il s’en va vite à la provision. On raconte que Goethe passa deux heures à contempler un joli petit caillou blanc. M’est avis qu’il se demandait dans lequel de ses poèmes il pourrait placer ce caillou finement taillé et serti d’or. Ce sont nos placemens, à nous autres, qui valent bien ceux des agens de change. Le sujet, dites-vous, tirez tout de votre sujet... Le sujet, morbleu ! c’est le poisson ; mais à quelle sauce le mettrat-on ? C’est là que se révèle le génie. Donnons ordre aux sauces, mon cher, et vive Margot !

Il déjeuna de grand appétit, vidant tout à la fois son assiette et son sac à paroles, après quoi le sommeil le prit soudain au beau milieu d’une phrase, dont une moitié lui resta au gosier ; il ferma les yeux, poussa un profond soupir et s’endormit.

Didier sonna Baptiste et donna l’ordre qu’on envoyât chercher à l’hôtel les malles de Prosper. Vers six heures, il retourna auprès de lui et le trouva debout ; mais ce n’était plus le même homme. Il avait un nuage sur le front, le sourcil hautain, l’air déluré d’un talon rouge, et dans toute sa personne je ne sais quoi de cassant et de craquant.

— Pourquoi ces malles sont-elles ici ? dit-il d’un ton superbe, et moi-même qu’y suis-je venu faire ? Je n’avais plus ma tête à moi ; mes nuits blanches m’avaient abruti. Quelques heures de sommeil m’ont éclairci les idées, mes souvenirs se sont débrouillés... V pensez-vous ? Il y a entre vous et moi une inimitié mortelle, une double injure qui n’a pas été lavée. Il se peut que vous preniez votre parti de ces choses-là, j’ai la digestion moins facile. Nous avons un compte à régler ; mais ce. n’est pas ici l’endroit. Adieu, nous nous reverrons ailleurs.

— Permettez, repartit Didier en le retenant. Voici ce que je vous propose : supprimons le passé, recommençons la partie. Je voulais être votre ami, cela ne m’a pas réussi, essayons d’autre chose. Je n’ai qu’un mot à dire, et l’homme qui vous parle sera pour vous un visage tout nouveau. C’est aujourd’hui même que vous l’aurez vu pour la première fois.

— Que signifient ces logogriphes ? interrompit Prosper. Vous aviez un secret à me révéler. Ce secret…

— Ayez l’obligeance de me suivre, répliqua Didier, et il le conduisit au salon. Dans ce moment, Marion arrosait les jardinières. En apercevant Randoce, elle poussa un cri, comme à la vue d’un revenant ; son arrosoir lui échappa des mains, et l’eau se répandit sur le parquet. — Jésus, Marie ! murmura-t-elle, ton ami, monsieur, est la parfaite ressemblance de ton pauvre père quand il était jeune !

Didier lui fit signe de sortir, et se tournant vers Prosper, que le geste et le cri de Marion avaient frappé d’étonnement : — Cette bonne femme a raison, lui dit-il. Voici le portrait de mon père ; il est certain que vous lui ressemblez fort, et je doute que le hasard ait tout fait dans cette ressemblance.

Prosper rougit et pâlit, tour à tour il contemplait le portrait ou se regardait dans la glace ; puis reportant les yeux sur son frère, qui l’observait avec attention : — Serait-il vrai ?..

— Rien n’est plus vrai.

— Voilà donc le mot de l’énigme ! s’écria-t-il en passant ses deux mains dans sa chevelure. Est-ce que je rêve ? Jouons-nous un drame ?.. Un arrosoir qui tombe, une bonne femme qui crie, une glace, un portrait… C’est ton père, c’est notre père, tu es mon frère, je suis ton frère… Attendrissement, tableau ; mais le rideau ne tombe pas. La pièce ne fait que de commencer.

La voix lui manqua. Il se laissa tomber dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. Didier était dans l’attente et ne soufflait mot. Il se demandait avec anxiété ce qui allait sortir de ce silence, de ce recueillement ? À quoi pensait Prosper ? que se passait-il dans son cœur ? Il est des secondes qui décident de toute une vie ; les âmes ont leurs révolutions, leurs émeutes, leurs coups d’état, où se révèlent leurs dessous mystérieux. Il semblait à Didier que son frère, en se redressant, allait lui montrer une figure toute nouvelle, une figure inconnue, la figure d’un frère.

Enfin Randoce ôta ses mains de son visage. — Savez-vous, dit-il, à quoi je pense ? J’en suis fâché, mon cher ; je vous avais pris jusqu’à ce jour pour un être extraordinaire, dont le nom méritait d’être inscrit en lettres d’or sur le glorieux registre des bienfaiteurs des lettres et de l’humanité. Je m’aperçois qu’il n’y avait rien de si sublime dans votre fait. Vous aviez un petit devoir de famille à remplir, et, soit dit sans reproche, vous avez tâché de vous en tirer à bon compte. Sans rancune, embrassons-nous, monsieur mon frère.

Didier demeura immobile. Il sentait ruisseler le long de son dos une sueur de glace.

Prosper avait trop d’idées en tête pour s’apercevoir de l’impression qu’il venait de produire sur Didier. À son ordinaire, partant par la tangente : — Et dire, s’écria-t-il, qu’hier après-midi il s’en est fallu de rien que je ne prisse congé de la vie ! J’étais fou, et il y avait de quoi. Une grosse injure qui me pesait là, sur le cœur... Il me semblait que j’avais avalé un caillou. Avec cela, plus de ressources, sauf deux cents francs, qui étaient à vous. Plus de Carminette, plus de Lermine, rien dans le présent, rien dans l’avenir ; je ne voyais devant moi que des portes fermées ; pour tout avoir, deux mains vides et un caillou sur le cœur... Ma foi ! je pris mon parti. J’entrai à l’hôtel, je vous écrivis une lettre du dernier pathétique, où je vous mettais mon trépas sur la conscience. Ce sont de ces choses qui soulagent, on se dit : il aura beau faire, cela dérangera ses digestions. Je pliai ma lettre, je fourrai dedans les deux cents francs, je fermai le pli, je le cachetai, et me voilà grimpant sur le Devès... J’avisai un grand diable de rocher qui faisait bien mon affaire et qui sûrement a été placé là-haut tout exprès ; mais un homme qui se respecte ne se tue pas sans avoir prononcé préalablement un monologue : c’est d’obligation stricte au théâtre. Au milieu de mon petit discours, je me baissai, je ne sais pourquoi, et j’effleurai de la main une grosse touffe de lavande. Il m’en resta au bout des doigts un parfum délicieux. C’est cette lavande, c’est ce parfum qui m’ont sauvé la vie. Je me dis qu’un homme qui a tout perdu, qui est à bout de voie, peut encore se procurer à très bon compte, et même gratis, des sensations exquises qui valent la peine de vivre. Criez au miracle si vous voulez, ce parfum de lavande changea mes idées sur la vie, sur le monde... Je reculai de trois pas, mon rocher me parut déplaisant, il avait l’air d’un sournois ; on eût juré qu’il m’attendait, il semblait se dire : Voilà bien des façons, quand sautera-t-il ? Je lui dis : Mon garçon, je ne sauterai pas, ce sera pour une autre fois. Je me frottai les doigts de lavande fort et ferme, et, m’asseyant sur une pierre, je passai mon monologue au compte courant d’Antonio, fils de Faust. Vous avez trouvé mon papier, vous me le rendrez, j’en ai besoin... Voilà qui vous prouve que le suicide est une sottise. Tue-toi, imbécile ! vingt-quatre heures plus tard, tu te serais trouvé en possession d’un frère et d’un avenir... Dieu bénisse la lavande ! désormais j’en porterai toujours sur moi dans un sachet.

Baptiste vint les avertir que le dîner était servi. — Tous les bonheurs à la fois ! fit Prosper en prenant Didier par le bras. J’ai une faim de loup. Inter pocula, vous me conterez l’histoire de mes origines.

XXIII.

Durant une quinzaine au moins, Randoce fut d’un commerce charmant et d’une charmante humeur. Il ruminait et savourait agréablement la découverte inattendue qu’il venait de faire. Il avait oublié le passé, l’avenir s’offrait à lui sous les meilleurs auspices. Il avait un frère, un frère riche, qu’il connaissait pour un homme de facile composition, et ce frère avait daigné l’avouer pour frère ; c’était une reconnaissance portant promesse. Au moment où sa barque démâtée s’engravàit dans un bas-fond, un coup de vent l’avait poussée dans la passe, et il goûtait les délices du port.

Ajoutez qu’il avait éprouvé un sensible plaisir à découvrir que Prosper Randoce était de bonne maison, de bon lignage ; il s’épanouissait dans sa gentilhommerie. Il avait toujours déplu à cet aigle d’être né dans un poulailler. D’où lui venaient ses appétits de gloire, ses habitudes de haut vol, son amitié pour l’empyrée ? Que Randoce fût l’ouvrage d’un Pochon, ce mystère passait la portée de l’esprit humain. Désormais tout s’expliquait ; il sentait couler dans ses veines un noble sang, et, s’il est possible, il s’en aimait davantage. Bref il appréciait vivement tous les priviléges de sa nouvelle situation ; mais il n’était pas impatient de les mettre à profit, il reprenait haleine, il contemplait son bonheur. Nul doute que son frère n’eût à son égard les meilleures, les plus libérales intentions. Prosper voulait le laisser venir. Les hommes d’imagination ne sont pas pressés, ils jouissent trop de leurs espérances pour exiger qu’on les paie comptant.

Le bonheur le mettant en verve, il se levait avec le jour et travaillait comme un beau diable. Après déjeuner, il faisait avec Didier de longues promenades sous le plus beau ciel et à travers les plus beaux vergers du monde. Chemin faisant, il lui narrait toute l’histoire de sa vie, ses souvenirs d’enfance, Bordeaux, Angoulême, Paris, le mystérieux éveil de son démon poétique, les sévérités de Pochon, qui n’entendait pas que son fils fût infidèle à l’épicerie et se repût de viandes creuses et de fumées, ses lectures hâtives et clandestines faites à la dérobée dans le demi-jour d’une arrière-boutique, ses entretiens nocturnes avec Racine et Shakspeare, ses rêveries, ses exaltations, les combats héroïques de la vocation contre la cassonade, et comment, à force de patience, d’opiniâtreté et de ruse, le rejeton putatif d’un petit bourgeois très épais était devenu poète, homme de génie, le rénovateur du grand art, l’apôtre du style, l’espérance du théâtre. Didier écoutait d’une oreille indulgente ces interminables litanies et disait amen atout. Seulement il trouvait de temps en temps l’occasion d’adresser à son frère quelques sages conseils et quelque discrète remontrance. Celui-ci prenait la chose en douceur, non toutefois sans représenter à son mentor que la différence est énorme entre l’homme qui a sa fortune faite et celui qui a charge de la faire, et qu’il sied mal à un planteur de choux qui n’a jamais vu la mer de blâmer les pêcheurs de perles qui font naufrage. Après dîner, on prenait le frais sur la terrasse, et la soirée se passait à causer beaux-arts et poésie. Dans ces entretiens, Randoce faisait souvent claquer son long fouet ; mais en considération de ses fureurs de travail Didier lui passait tout, et, quelque hâblerie qu’il débitât, se contentait de tourner silencieusement sa langue dans sa bouche.

Ce fut ainsi que pendant quinze jours le calme régna dans la maison de David. Israël et Juda s’étaient donné le baiser de paix. Cette paix n’était qu’un armistice. Israël emboucha sa trompette, et la trêve fut dénoncée.

Un soir, Randoce lut à son frère ses deux premiers actes, dont il ne lui avait récité jusqu’alors que les plus belles tirades. La logique n’était pas son fort ; il travaillait par morceaux, par poussées ; dans ces trois actes, les caractères, hardiment posés, étaient mal soutenus et les scènes mal liées ; une exubérance de lyrisme convulsif nuisait au développement de l’action ; les hors-d’œuvre, les en-cas abondaient ; ces pièces de rapport tenaient mal ensemble. Tout disposé qu’il fût à l’admiration, Didier comparait cette poésie à certains oiseaux qui ont les pieds trop courts, et qui, hardis au vol, sont ridicules en marchant. — Mon demi-frère n’aurait-il qu’un demi-talent ? se demandait-il avec inquiétude. Il dissimula ses doutes, battit des mains aux bons endroits et se contenta de relever les inconséquences qui l’avaient le plus frappé. Prosper fut quelques instans à rêver. — Je crois que vous avez raison, dit-il enfin, il y a dans ce deuxième acte une scène à refaire. Je vois cela d’ici ; ce sera la besogne de deux jours.

Le lendemain, il se mit à l’ouvrage au premier chant du coq ; mais il eut beau se frapper le front, personne ne répondit. Quiconque a manié la plume connaît ces jours néfastes où l’esprit se sent frappé d’une soudaine stérilité ; rien ne vient, rien ne pousse ; la sève qui montait en bouillonnant s’arrête et se fige ; le cerveau se prend, s’épaissit ; on voit trouble, tout est gris, couleur de pluie et de brouillard, et le même homme qui la veille encore était idolâtre de son travail se donne au diable comme le galérien qui traîne son boulet. En de pareilles détresses, il faut prendre patience en enrageant, appeler à son secours « un beau désespoir, » comme dit le vieux Corneille ; mais Randoce était incapable de ces rages de la volonté qui sont plus fortes que tous les dégoûts. Prompt à se rebuter, s’il n’emportait la place d’emblée, les longueurs d’un siége épouvantaient sa vivacité paresseuse. Il ne valait que par le premier jet ; il ignorait l’art de travailler difficilement ; effacer, corriger, retoucher, cette patience lui manquait. Il lut et relut la scène qu’il s’était décidé à refaire ; il en biffa quelques passages et se trouva fort empêché à les remplacer. Il crut s’en mieux tirer en effaçant tout ; sa verve était à sec, il ne lui vint à l’esprit que des lambeaux de vers et de pensées. Il s’impatienta, la nausée le prit, il chiffonna son papier, le jeta dans un coin.

Ce matin-là, Didier était sorti pour affaires ; il ne devait rentrer que le soir. Prosper était condamné à passer tout le jour en tête-à-tête avec sa mauvaise humeur. Le levain était bon, la pâte fermenta avec une merveilleuse facilité. — « Il est muet comme un poisson, se dit-il tout à coup. Quelles sont ses intentions ? que veut-il faire pour moi ? qu’attend-il à s’en expliquer ?..". » Et promenant ses regards autour de lui : « Cette maison est une geôle ; ces murailles suent l’ennui, » et il rêva de la rue de Tournon et de Carminette.

Il sortit. Plongé dans ses sombres réflexions, il gravit la montagne jusqu’à mi-côte. Arrivé sur une plate-forme découverte, il se retourna, ses yeux embrassèrent tout le plateau du Guard, les fermes éparses dans la verdure, les champs de blé, les bois d’oliviers, les vignes, et, pareil à un honnête bailli entouré de ses vassaux en atours qui célèbrent sa fête, le château, dont les girouettes étincelaient au soleil. Non, le château du Guard n’avait point l’apparence d’une geôle, il avait l’aspect d’une grande et bonne maison très comfortable et très cossue. Ce paysage, où tout respirait la richesse et l’abondance, fit à Prosper la plus vive impression. Il s’assit par terre, le dos contre une souche de hêtre, et mit son menton dans sa main. L’œil fixé sur les deux girouettes en feu, il revit en imagination la sombre arrière-boutique où avait végété son enfance ; il entendit certaine antienne que marmottait sa mère en écurant sa vaisselle avec du sablon, et la voix rauque de Pochon qui criait : a Clampin, mange ta tartine ; faut-il des ortolans à monsieur ? » Il lui ressouvint tout à la fois de rudes corrections qu’il avait subies, de certains ragoûts qui sentaient le relent, de certain habit vert qu’on lui avait taillé dans un vieux rideau et avec lequel il n’osait sortir, crainte des quolibets ; il lui souvint aussi de combats de chats dans les gouttières et des champignons qui s’amassaient à sa chandelle, quand la nuit, soufflant sur ses doigts, il lisait Piacine en cachette. Combien dans cette vie de boutique tout était triste, mesquin, étriqué, propre à serrer le cœur, à mortifier les sens, à étrangler le génie ! Toutes les privations, toutes les détresses de son adolescence comparurent, défilèrent devant lui, et son cœur se gonflait d’amertume, tandis que son regard demeurait attaché sur les deux girouettes qui semblaient s’éjouir dans la lumière. En se relevant, il ne dit qu’un mot : Pourquoi lui plutôt que moi ?

Il redescendit, déjeuna seul ; en sortant de table, il se promena longtemps dans le salon. Chaque fois qu’il passait devant le portrait de son père, il lui jetait un regard farouche. Ce regard valait un réquisitoire. Puis il prit à la bibliothèque vitrée un petit volume relié en maroquin vert. C’était le recueil des cinq codes. Il se donna le mélancolique plaisir de chercher dans le titre de la filiation et dans celui des successions tous les articles relatifs aux adultérins. Cette recherche n’était pas faite pour lui dilater le cœur. Didier rentra peu après et fut frappé du changement qui s’était fait en lui, de son air raide et taciturne.

— Comment se porte le fils de Faust ? lui demanda-t-il. Avez-vous fait de bonne besogne ce matin ?

— Vous êtes mon mauvais génie, lui répondit brusquement Prosper. J’ai l’imagination stérile.

Et le reste du jour il ne desserra pas les dents.

Randoce avait peu de tenue dans le caractère, peu de suite dans les idées, peu de profondeur dans les impressions ; bons ou mauvais, tous ses sentimens étaient à fleur de cœur. Il lui arrivait souvent de s’endormir l’âme dévorée de haine et d’envie et à son réveil de chercher sa colère et de ne la plus trouver ; elle était restée sous l’oreiller. Dans les semaines qui suivirent, il eut encore de bons momens, sa gaîté lui revenait par éclairs, avec la rime et l’espérance ; mais ces belles humeurs devinrent de plus en plus rares. Il semblait que depuis que son frère lui avait reproché les inconséquences de ses personnages, il se piquât d’être plus conséquent lui-même. Le nuage qui couvrait son front ne se dissipait que par courts intervalles ; il avait dans le regard cet éclat fiévreux qui annonce le travail sourd d’une idée fixe. Pendant de longues heures, il restait bouche close, laissant ses yeux parler pour lui. À table, il se déridait volontiers ; la savante cuisine de Marion avait la propriété de conjurer les diables bleus qui le berçaient et les noires fumées qui lui offusquaient le cerveau. Quand il avait sablé quelques verres du joli nectar de Sainte-Cécile, sa langue se déridait, et il arriva souvent qu’en débouchant une bouteille de vin de Champagne Didier lit sauter au plafond deux bouchons à la fois ; mais à mesure que la nuit s’avançait, Prosper retombait au pouvoir de sa mélancolie. Les bras croisés sur la poitrine, la tête basse, le front ténébreux, se drapant dans ses ailes d’archange foudroyé, il allait et venait dans le salon en lançant aux quatre points cardinaux des regards qui accusaient les dieux et les hommes. Puis soudain il s’arrêtait et frappait contre la muraille trois petits coups secs avec la paume de sa main droite ; ce geste était fort expressif, il marquait une sorte de prise de possession ; c’était une manière de dire : La moitié de cette maison est à moi.

En revanche, il y avait des jours où du matin au soir il ne dépariait pas. D’une voix âpre, avec des saccades dans le geste, quelque thème que lui fournît le hasard, il éclatait, il tonnait, et causait de la pluie ou du beau temps sur un ton de colère, de fureur prophétique. On eût dit que les choses les plus indifférentes avaient quelque rapport secret avec sa destinée, que le vent du nord et le vent du sud trempaient dans l’universelle conspiration ourdie contre lui. Souvent aussi, au grand déplaisir de Didier, il comparait les langueurs et le dépouillement de sa vie présente avec les félicités dont il avait joui jadis, alors qu’il avait deux maîtresses et que son cœur était partagé entre deux amours dont la combinaison formait une délicieuse harmonie, car, la femme étant une créature fatalement imparfaite, quiconque veut goûter l’amour complet doit en aimer deux à la fois. Une Carminette et une Thérèse, : — un honnête homme ne saurait se contenter à moins. Et comme tout chemin conduit à Rome, il trouvait moyen d’en revenir à sa thèse favorite, et il déclarait, urbi et orbi, que l’homme de génie est au-dessus des lois divines et humaines, qu’il est dispensé de toutes les petites obligations qui incombent au commun des martyrs, qu’il a été mis ici-bas pour jouer de son violon, que son seul devoir est d’en bien jouer, que la régularité de la vie amincit, appauvrit le talent, que partant l’artiste et le poète ont le droit de commettre toutes les peccadilles imaginables, pourvu que l’art y trouve son compte. « Toute faute est une expérience, disait-il, et l’expérience vaut de l’or. Péchons pour que la poésie abonde. Périsse toute la morale plutôt qu’un beau vers ! » Et se frappant la poitrine : « Si je savais que l’ivresse d’un crime fît jaillir de mon âme une œuvre immortelle, je m’écrierais comme Danton : J’ai regardé mon crime en face, et je l’ai commis. »

À quoi Didier répondait tranquillement que nul homme de son vivant ne peut être assuré d’avoir du génie, que c’est une question d’outre-tombe réservée à la postérité, que les contemporains ont le droit de réclamer le bénéfice d’inventaire, qu’au surplus l’erreur ne profite qu’aux âmes généreuses, qu’on peut pécher dix fois le jour et n’en pas jouer mieux du violon, que les seules fautes qui nous soient utiles sont celles que nous commettons de bonne foi, que le parti-pris n’y sert de rien, que la passion seule fait le poète, et que la sincérité est tout le secret du grand art.

Cette controverse les menait loin. L’un tempêtait comme un Othello ; le calme de l’autre ne se démentait pas. Je ne sais ce que Didier préférait des silences ou des oraisons de son frère ; ce qui le contristait surtout, c’est que Randoce ne travaillait plus. Il ne lui faisait point de reproches, à parti-pris point de conseils ; mais il était résolu à ne rien céder, à ne pas rompre d’une semelle. La confiance lui avait mal réussi, il se tenait en garde contre sa faiblesse. Il attendait que Prosper battît la chamade et demandât à capituler ; il se réservait de lui faire ses conditions. Il avait juré que jusque-là rien ne le pourrait émouvoir. C’était, selon le mot du poète, « un océan devenu terre ferme. »

M. Patru n’avait pas éprouvé un médiocre déplaisir en apprenant que l’adultérin était venu s’installer au Guard. Il ignorait dans quelles circonstances s’était fait le rapprochement des deux frères ; mais il en augurait mal. Il fit la connaissance de Prosper, et son inquiétude redoubla ; dès leur première entrevue, il décida que ce poète avait la figure d’un escogriffe. Il gronda Didier sur son excessive indulgence, lui recommanda de se tenir sur ses gardes. — Je me connais en physionomies, lui disait-il. Celle de ce romantique ne me revient pas. C’est un grand comédien, et je voudrais gager qu’avant deux mois ce sera lui qui commandera céans.

— Laissez donc, lui répondait Didier. Il m’a enseigné à vouloir ; j’ai pris goût à ce petit exercice, qui est fort hygiénique, et j’y serai bientôt maître.

L’un des premiers jours du mois d’août, M. Patru vint déjeuner au Guard. Randoce savait que le notaire rimaillait à ses momens perdus. Il lui témoigna le désir de faire connaissance avec ses élucubrations poétiques. M. Patru ne se fit pas prier, il entonna son épithalame. Prosper le complimenta d’un ton persifleur. — Qui m’eût dit, s’écria-t-il, que je découvrirais à iNyons un prêtre d’Apollon, le dernier descendant de Delille, un hanteur des rives du Permesse, un vrai mâcheur de lauriers ? Je craignais que le moule n’en fût perdu.

Par tes chants inspirés, tu charmes l’univers,
Et le dieu des contrats devient le dieu des vers…

M. Patru prit la mouche, enfourcha son grand cheval de bataille, proclama Delille le roi des poètes, pourfendit 4e romantisme et la physiologie. Prosper lui répondit par des brocards qui le piquèrent au vif ; il s’échauffait dans son harnais, et la querelle risquait de mal finir, si Didier ne se fût empressé de rabattre les coups.

Randoce ne gardait jamais rancune aux gens des impertinences qu’il leur avait dites ou des méchans tours qu’il leur avait joués. Jamais homme ne passa plus vite l’éponge sur les ressentimens d’ autrui. Il lui semblait si naturel d’oublier ! Après le déjeuner, il rejoignit dans le jardin M. Patru, qui arpentait tout seul une allée, tournant et retourrfant dans sa tête l’affront que venait d’essuyer son épithalame. Il l’accosta, le sourire aux lèvres, comme si de rien n’était. — Monsieur le notaire, lui dit-il, j’ai depuis longtemps une question à vous adresser… Veuillez m’accorder un instant d’entretien.

— Parlez, jeune homme, répondit M. Patru. Je vous suis tout acquis. Il n’est pas de service que je ne sois prêt à vous rendre. Ils furent s’asseoir dans le pavillon. — Si je ne me trompe, reprit Prosper, c’est vous, mon cher monsieur, qui avez révélé à Didier qu’il avait un frère ?

— C’est moi, vous l’avez dit, trop heureux que j’étais d’avoir à lui communiquer une si excellente nouvelle… Un frère ! quel trésor ! J’ai du flair, beaucoup de flair. Je pressentais dès lors les douceurs inconnues que votre commerce allait répandre dans sa vie.

— Parlons sérieusement. Vous étiez le confident de mon père naturel ; c’est à vous qu’il a fait connaître ses dernières volontés. Seriez-vous homme à me donner un mot d’explication à ce sujet ?

— Interrogez-moi, jeune homme. On vous répondra.

— Mon père, reprit Randoce en accentuant ces deux mots, était, me dit-on, un homme de cœur et un homme de sens. Il avait l’esprit très net, très pratique…

— Il était la précision même, répliqua sentencieusement le notaire en faisant danser sa tabatière entre ses doigts.

— J’en conclus que, puisqu’il a bien voulu se souvenir de moi à son lit de mort, il a dû prendre des dispositions en ma faveur, stipuler nettement ce qu’il entendait faire pour l’enfant qu’il avait honteusement abandonné après l’avoir mis au monde…

— Et notez ceci : sans lui en avoir demandé l’autorisation, interrompit le notaire, j’ai toujours reproché à votre père d’avoir négligé cette formalité.

— Vous convenez donc, poursuivit Prosper avec un peu d’impatience, qu’il vous a fait connaître ses volontés, et que ces volontés étaient nettes, précises…

— Très précises, jeune homme,… et, jouant l’indignation, M. Patru ajouta : — Ah çà ! est-ce que Didier aurait cherché à éluder ses engagemens ? Vous aurait-il dissimulé toute l’étendue des obligations qu’il a contractées ?… En ce cas, comptez sur moi, je prendrai hautement votre parti, je serai le premier à lui rappeler ses devoirs.

— Je crois que j’aurai besoin de votre assistance, répondit Prosper, dont le visage s’était épanoui. Didier est un honnête garçon, mais il aime à marchander, et malheureusement je ne suis pas en position de lui accorder du rabais.

— Bien pensé, bien dit, s’écria M. Patru en ouvrant sa tabatière. En vain vous affectez de faire fi du Permesse. Voilà des métaphores qui n’ont pu croître que sur les bords de la fontaine de Gastalie… Écoutez-moi bien, jeune homme. J’entends encore votre père. — Faites comprendre à Didier, me dit-il, qu’il a des devoirs sacrés envers son frère ; il lui doit (et ici le notaire, s’ interrompant pour humer une prise de tabac, lorgna du coin de l’œil Randoce, qui semblait suspendu à ses lèvres)… Il lui doit… Voici les propres termes dont votre père se servit. Il lui doit… des conseils, beaucoup de conseils, et au besoin…

— Et au besoin ?… répéta Prosper interdit.

— Des consolations.

Prosper garda quelques instans un morne silence. — On avait eu raison de m’assurer, dit-il enfin, que mon père était un homme de cœur.

— Un bon conseil vaut de l’or, reprit le notaire. J’ai toujours aimé qu’on me conseillât. Aussi bien c’est la seule chose dont les poètes aient besoin. Ils font profession de mépriser la vile matière ; l’antiquité prétendait qu’ils se nourrissent de rosée comme les cigales. .. Ah ! par exemple, sur l’article des conseils, votre père avait un arriéré à vous solder ; pour tout le reste, il était quitte. Eh ! eh ! le code n’est pas tendre pour les adultérins. Votre père avait donné cinquante mille francs à Pochon. C’est un joli denier que cinquante mille francs. On dit que vous êtes un homme rangé. Vous avez sûrement arrondi votre petit patrimoine. Foi de mâcheur de lauriers ! vous devez être à votre aise, mon gaillard. Votre père, voyez-vous, avait le sens juridique, et le code…

— Allez au diable avec vôtre morale de tabellion et vos infamies juridiques ! interrompit Prosper en quittant la place.

— Serviteur à vos métaphores ! lui répliqua M. Patru, tout joyeux d’avoir vengé son épithalame.

Quelques instans après, Didier l’ayant rejoint dans le pavillon, il s’empressa de lui rapporter cet entretien : — De la prudence ! de la prudence ! ajouta-t-il. Votre frère, c’est votre Mexique, et si vous n’y prenez garde, il vous coûtera les yeux de la tête. Ce garçon a les doigts les plus crochus du monde, et je crains que soit faiblesse, soit lassitude, vous n’en passiez par où il lui plaira.

— Je vous ai déjà dit, monsieur Patru, que j’avais appris à vouloir.

— Eh ! savez-vous bien ce que vous voulez ?

— À nouvelles affaires, nouveaux conseils, repartit Didier. Si j’avais eu le bonheur de trouver dans mon frère un homme qui eût à peu près la même tournure d’esprit que moi, je lui aurais dit tout uniment : Ne partageons pas, n’ayons qu’une bourse.

— La belle invention ! l’heureuse idée ! s’écria le notaire. Vous me faites frémir, Bénie soit la sainte Providence de ce que le Randoce est transparent. À le juger sur la mine, on ne lui donnerait pas le bon Dieu sans confession.

— Tel qu’il est, monsieur Patru, si, depuis que je le connais, il avait eu un moment d’effusion sincère, un élan de cœur et de confiance, il eût été bien fort, et je ne sais trop ce que j’aurais fait.

— Et moi je dis de plus belle : Bénie soit la sainte Providence de ce que le Randoce a un caillou à l’endroit du cœur !… Mais ne parlez pas trop haut, il pourrait vous entendre, et j’imagine que le drôle peut fourrer, quand il lui plaît, des larmes dans sa voix.

— Vous ne le connaissez pas. Il a tous les défauts que vous voudrez ; mais il est trop poète pour être hypocrite. Il n’est pas sincère, mais il n’est pas faux ; il n’a point de scrupules, mais il est incapable de certaines bassesses. Il a de l’honneur à sa façon, qui, j’en conviens, n’est pas celle des honnêtes gens. Son imagination vaut mieux que son cœur ; elle fréquente chez les dieux, chez les héros, et si elle lui fait faire des folies, en revanche elle le sauve de l’avilissement. Il ne se respecte pas toujours, mais il se considère, et l’estime qu’il a pour son talent lui tient lieu de dignité ; il porte dans sa tête certaines chimères qu’il prise plus encore que tout l’or du Potose ; aussi marche-t-il le front levé, et le pied peut lui glisser dans la boue, il n’enfoncera pas. Il n’y a pas de danger qu’il cherche à me gagner par des cajoleries ; quand d’aventure il est aimable, c’est qu’il est de bonne humeur ; il serait incapable de se contraindre pour capter mes bonnes grâces. Il croit avoir des droits, et je lui donnerais demain un million qu’il ne daignerait pas m’en remercier. Vous voyez qu’il n’est pas dangereux, et que vous n’avez pas à craindre que mon Mexique me coûte les yeux de la tête.

— Enfin que comptez-vous faire pour lui ? s’écria M. Patru, que ce langage inquiétait.

— En expiation de certains tours qu’il m’a joués et pour lui apprendre à tenir sa parole, j’exige qu’il achève ici un grand drame qu’il a sur le métier, après quoi je lui donnerai la clé des champs et six mille francs de pension.

— Six mille francs ! fit le notaire épouvanté. Pourquoi pas cent mille ? Qu’en dirait votre père ! Il n’aimait pas l’argent, mais il l’estimait. A-t-il sué sang et eau toute sa vie pour qu’après sa mort ses écus s’en aillent s’engloutir dans un tripot, ou servent à entretenir des créatures ?

Ils eurent à ce sujet une assez vive altercation. M. Patru partit furieux, et tout le long du chemin il grommela entre ses dents : — Le diable emporte les idéalistes !

En rentrant au salon, Didier trouva Prosper assis en face du portrait et causant à haute voix avec lui-même. C’étaient des propos décousus, après chaque phrase il faisait une pause ; mais ce décousu ne manquait pas de suite, le sens était clair.

— J’en fais juge le premier venu, disait-il. Qui de nous deux lui ressemble le plus ?… M’avait-on consulté ? Avais-je demandé à naître ?… Que devait-il être pour moi ? La nature répond : tout ; la société : rien… Maroufle, de quoi te plains-tu ? Cela n’est-il pas dans l’ordre ? Tu es animé d’un mauvais esprit… les mauvaises passions !.. Et moi je vous dis : La nature, c’est Dieu. Qui donc inventa la société ? La race des Patru, engeance immortelle, qui boit l’iniquité comme de l’eau… Dans leurs momens perdus, ils riment gaillardement des épithalames… Leurs lois, leur code ! magnifique invention. La société se barricadant contre la justice, — voilà le code. Parce qu’ils ont réduit l’injustice en système, ils se frottent les mains ; la logique est contente, et les intéressés sautent de joie… Eh quoi ! brave homme ? il te prend un remords, tu voudrais reconnaître ton fils ! impossible, regarde au titre ‘II, article 335… Après tout, le mal n’est pas grand. Pochon n’est-il pas là ? C’est Patru qui inventa Pochon. Il est si inventif, ce robin ! Pochon est un digne homme ; l’enfant grandira sous son aile. L’heureux petit drôle ! logé, nourri, habillé de vert… Faut-il à monsieur des ortolans ? … Et si le clampin, en grandissant, allait se douter que Pochon n’est pas son père ? On y a pourvu. Article 340 : la recherche de la paternité est interdite. Ce sont les intérêts qui ont fait le code, ils se trouvent là comme rats en paille… Tempêtes de la justice divine, quand sera-ce votre jour ? quand viendrez-vous balayer toute cette ordure ?

— Que ne me parlez-vous ? fit Didier, qui s’était assis. Je vous répondrais.

— Je n’ai cure de vos réponses. Je sais ce que disent les privilégiés : ne touchez pas à l’arche du Seigneur !

— Figurez-vous que je ne crois guère à mes droits. Les choses sont ainsi, nous ne les changerons pas. En attendant mieux, acceptons la société telle qu’elle est. Mon privilége est un fait, avec lequel je voudrais vous réconcilier. Voilà tout… Etes-vous en état de m’entendre ? Le frère se souvient des promesses faites à l’ami. Vous vous étiez engagé, si je ne me trompe, à venir achever ici votre drame. Remplissez votre engagement, après quoi nous causerons, et je vous jure que, si vous êtes raisonnable, vous serez content de moi.

— Il n’y a qu’un mot qui serve ! s’écria Prosper en se levant. Avez-vous le sentiment du juste et de l’injuste ? Oui ou non, reconnaissez-vous mes droits ?

— Comment les reconnaîtrais-je, si les miens me semblent douteux ? … Mon pauvre ami, ajouta-t-il, vous n’auriez qu’un mot à dire, et je serais à votre merci ; mais ce mot, vous ne le trouverez pas, car il faudrait qu’il jaillît du cœur.

Prosper le regarda quelques instans en silence, puis il sortit en s’écriant :

Savez-vous ce que c’est que la fraternité ? Le droit d’être insolent avec impunité.

Cependant le lendemain matin il se remit au travail, et dans l’après-midi il consentit d’assez bonne grâce à faire une promenade avec son frère. Didier le conduisit aux Trois-Platanes. Mme d’Azado devait revenir sous peu ; il lui avait tenu parole, s’était occupé de son jardin ; il voulut y donner un dernier coup d’œil et s’assurer qu’on avait exécuté ses ordres. La beauté de la terrasse enchanta Randoce. — Voilà des platanes, dit-il, dont je ferai quelque chose. Je les voue à l’immortalité. Quant à ce berceau de buis, il me semble avoir été taillé tout exprès pour y placer une scène de déclaration.

À ces mots, Didier parut embarrassé, et Randoce s’en aperçut.

XXIV.

Mme Bréhanne revint à Nyons médiocrement satisfaite de son voyage. Elle y avait trouvé du mécompte. Paris lui avait semblé trop grand, trop affairé, trop essoufflé. Elle s’était sentie comme perdue dans ce tourbillon, elle n’y faisait pas figure. Décidément Lima valait mieux. Dans cette ville adorable, on n’a pas besoin de s’agiter pour être quelque chose, et la vie est un hamac où l’on berce ses plaisirs. Le Rhin non plus n’avait pas tenu ses promesses. Le mystérieux inconnu, le libérateur espéré, n’était apparu ni sur la terrasse du château d’Heidelberg, ni sur la plate-forme du Rheinfels. Mme Bréhanne avait rencontré à table d’hôte des hobereaux prussiens, des lords anglais, des boyards moscovites ; aucun ne lui avait offert sa fortune et sa main. Un prince valaque avait paru sensible à ses charmes ; mais la conjonction des planètes ne s’était pas opérée, peut-être Lucile avait-elle traversé leurs intelligences.

En rentrant aux Trois-Platanes, Mme Bréhanne éprouva un serrement de cœur, comme un prisonnier qui, après avoir respiré le frais dans le préau, se voit réintégrer dans sa cellule. Elle défendit à sa soubrette de défaire ses malles. Entre huit et neuf heures, elle fut promener sa mélancolie dans le jardin. La lune éclairait. Elle se dit que cette lune était la même qu’on voyait à Lima. Cette réflexion lui fut de quelque douceur. Sa fille l’ayant rejointe : — Mon Dieu ! que vous êtes heureuse, Lucile ! dit-elle en soupirant.

— Heureuse de quoi ? demanda Mme d’Azado.

— De rien. C’est justement ce que j’admire. Vous êtes ravie d’être ici, vous avez revu vos plates-bandes. Vous voilà contente.

— Il ne tiendrait qu’à vous que je le fusse davantage. Que vous a donc fait cette pauvre maison ? Où respire-t-on un plus excellent air qu’ici ?

— Ah ! s’il ne s’agit que de respirer, nous sommes heureuses, très heureuses nous sommes.

— Je ne dis pas, reprit Mme d’Azado, que la vie soit d’une gaîté folle ; mais je ne désire ni ne regrette rien. À quoi bon changer de place ? Partout le monde a le même visage.

— Fort bien. Le mal est qu’ici l’on ne vit pas du tout… Au reste ne vous mettez pas en peine de me consoler. Désormais je n’envierai plus vos plaisirs, j’aurai les miens. Pendant que vous contemplerez vos cactus, je regarderai mes malles. J’ai défendu qu’on les défît.

Après un silence, Mme Bréhanne reprit : — Est-il bien possible qu’une femme telle que moi ait mis au monde une femme telle que vous ?

— Je m’en étonne aussi, répondit Mme d’Azado en souriant. Est-il possible qu’une telle prose soit née d’une telle poésie ?

— C’est bien cela, ma chère. Vous ne nierez pas que vous n’ayez l’esprit de femme le plus positif qu’on ait jamais imaginé. Le calcul est votre fort. Vous n’aviez pas mis toutes vos dents que vous possédiez votre livret sur le bout du doigt. Quand on vous apprit que deux et deux font quatre, cela vous fit plaisir, et ce fut, je crois, la plus vive émotion de votre enfance. Cependant vous avez fait un jour une folie, une erreur de calcul ; on n’a pas toujours son livret dans la tête, et quand la vanité s’en mêle, les idées s’embrouillent et deux fois deux font cinq. Un jour vous avez voulu à toute force épouser un vieillard qui n’avait pas le sou, — parce que ce vieillard était marquis.

Mme d’Azado releva la tête et regarda fixement sa mère : — Êtes-vous bien sûre, lui dit-elle, que ce fût là ma raison ?

— C’est la seule que j’aie pu découvrir, mais ne vous fâchez pas. Vous ne vous êtes trompée qu’une fois ; une fois n’est pas coutume. Personne n’entend comme vous la tenue des livres en partie double ; le doit, l’avoir, il n’est pas à craindre que vous embrouilliez jamais ces deux articles. Je vous répète que vous êtes une femme étonnante. Le ciel et les étoiles tomberaient que cela ne changerait rien au tic-tac de ce mouvement d’horloge que vous appelez votre cœur. Avez-vous jamais rêvé les yeux ouverts ? avez-vous jamais soupiré sans savoir pourquoi ? savez-vous ce que c’est que l’idéal ?

vous est-il jamais arrivé de chercher quelque chose ?…

— Ou quelqu’un ? interrompit Lucile.

— Vous êtes une vraie statue, poursuivit Mme Bréhanne en s’échauffant. Est-ce donc vivre que ne rien désirer, ne rien regretter, ne rien espérer, ne rien aimer ? Lima ou Nyons, cela vous est bien égal. Respirer, voilà votre grande occupation, et, grâce à Dieu, il y a de l’air partout… Savez-vous ce que je déteste, moi, dans votre exécrable Nyons ? C’est qu’il ne s’y passe rien ; on n’y a jamais su ce que c’est qu’un lendemain. Vos fontaines sont charmantes ; mais pendant vingt ans nous pourrions chaque soir arpenter cette terrasse sans y rencontrer un visage inconnu, et j’userais mon pied à frapper la terre qu’il n’en sortirait rien qui ressemblât de loin ou de près à un événement.

Mme Bréhanne avait à peine prononcé ces mots qu’elle tressaillit et laissa échapper un petit cri. Elle venait d’apercevoir une ombre que la lune projetait sur le devant d’un massif et qui ressemblait fort à une silhouette humaine.

— Qu’avezvous donc ? demanda Lucile à sa mère, qui tremblait comme la feuille. Mme Bréhanne lui montra du doigt sur le gravier cette ombre menaçante, laquelle se terminait par une tête chevelue coiffée d’un chapeau à larges ailes.

— Vous demandiez un événement, dit Mme d’Azado ; vous voilà servie selon vos goûts.

Ce disant, elle s’avança d’un pas résolu vers le massif. Un homme en sortit, qui n’était autre que Prosper Randoce. Il s’approcha d’elle, et, l’ayant saluée respectueusement, il s’excusa de son indiscrétion. — Je ne suis, dit-il, ni un voleur ni même un maraudeur, je suis un pauvre diable de poète qui s’est épris d’une belle passion pour ce jardin et qui a voulu le revoir au clair de la lune. J’ignorais votre retour, madame, et je pensais ne déranger personne. Les poètes ne possèdent rien, mais le monde entier leur a été donné en jouissance. Je n’ai dérobé ni une fleur ni un fruit. M’excuserez-vous si je me contente d’emporter cette terrasse dans mes yeux ? Mme Bréhanne se rassura tout à fait quand il ajouta : — Je suis l’hôte et l’intime ami d’un de vos parens, madame. C’est M. de Peyrols qui m’a conduit ici l’autre jour. À lui la faute si j’ai conçu une passion criminelle pour vos platanes.

La frayeur de Mme Bréhanne avait fait place à une douce émotion qui lui chatouillait agréablement le cœur. Cette rencontre inattendue, ce clair de lune, ce jeune homme qui avait la tournure d’un héros de roman et qui sortait de terre comme par un coup de baguette, il y avait du merveilleux là dedans, c’était presque une aventure. Elle regardait Prosper avec attention. — Savez-vous, ma chère, dit-elle à sa fille, que monsieur ressemble à feu votre oncle de Peyrols, autant du moins qu’un poète peut ressembler à un homme d’affaires ?

— Cette ressemblance, dit Randoce, avait frappé Didier, et c’est de là qu’est née notre liaison ; mais on m’assure que M. de Peyrols était un homme fort raisonnable. Prosper Randoce ne l’est guère, puisqu’il est encore ici, attendant qu’on le chasse. Comme il faisait mine de se retirer, Mme Bréhanne le retint en lui disant : — Vous êtes notre prisonnier. Un poète est un oiseau rare dans ce triste pays, et je ne m’attendais pas à faire ce soir pareille capture. Puisque votre mauvais sort vous a fait tomber entre nos mains, vous ne partirez pas avant que je vous aie rendu juge de mon différend avec ma fille.

Elle lui exposa longuement la cause. Pouvait-on se résigner à passer sa vie dans un trou de province ? Était-ce vivre que de végéter dans une petite ville où il n’arrive rien, où chaque jour ressemble à la veille, où les idées sont aussi étroites que les rues, où l’on glose sur tout, où le qu’en dira-t-on gouverne toutes les actions, où les gens d’esprit sont tentés de se pendre pour se désennuyer ? Randoce avait fort à faire ; ses yeux n’étaient pas moins occupés que ses oreilles ; il les tenait attachés sur Mme d’Azado, qui, adossée contre un cyprès, laissait parler sa mère et regardait courir les nuages. Dès qu’il put placer un mot : — Si vous parlez en général, dit-il à Mme Bréhanne, je suis de votre avis. J’ai comme vous, madame, la sainte horreur des petites villes. Je crois voir ces parcs où l’on enferme des huîtres pour les engraisser et les verdir. Point de milieu, il me faut la solitude ou Paris, un grand silence ou beaucoup de bruit ; mais je dois vous confesser que depuis quelques minutes il m’est devenu impossible de médire de Nyons et de ses habitans, et qu’en ce moment il n’est pas d’endroit où j’aimasse mieux être qu’ici. Je me vois donc forcé de renvoyer les deux parties hors de cour et de procès.

On fit quelques tours de terrasse. Mme Bréhanne, enchantée de Randoce, lui fit questions sur questions, récits sur récits ; au bout de dix minutes, il était au fait de toute son histoire, j’entends de son histoire officielle ; quant à l’autre, libre à lui de la deviner. Lorsqu’il prit congé : — Puisque cette terrasse est à votre goût, lui dit-elle, j’espère que vous y reviendrez quelquefois ; vous y trouverez, selon qu’il vous plaira, une parfaite solitude ou une Péruvienne que vous tirerez de son ennui, ce qui vous sera compté pour œuvre pie.

À minuit sonnant, Randoce entra dans le cabinet de son frère comme un coup de vent. Il avait l’air si échauffé que Didier crut un instant qu’il était en pointe de vin. Il se renversa sur un canapé et y resta comme en extase, le regard vague. On eût dit un Turc qui a vu la Mecque et qui rêve à la pierre noire de la Kaaba.

— Quelle femme ! s’écria-t-il tout à coup. Quels yeux ! quels cheveux ! quel cou ! quelle taille ! quelles mains ! quelle voix ! Je vivrais cent ans sans la revoir que je ne l’oublierais pas. Je m’imaginais qu’il n’y avait de femmes qu’à Paris. Connaissez-vous la Source d’Ingres ? Cette merveilleuse créature est sa sœur : comme l’autre écoute le bruit de l’eau qui s’épanche de son urne, celle-ci semble écouter sa vie et ses pensées. Elle vient de sortir de la nuit éternelle, le jour commence à poindre dans son cœur, elle cherche à se reconnaître, elle voudrait trouver le mot de l’énigme et le dire ; mais il ne lui vient pas aux lèvres, il y a du silence dans son sourire… Elle est belle, étrangement belle ; ce n’est pas une femme, c’est un rêve ; elle ne vit pas, elle se contente de respirer ; elle ne marche pas, elle flotte. C’est le triomphe de la ligne et du flou !… Vous êtes un sournois, mon cher. Vous ne m’aviez jamais parlé de votre miraculeuse cousine. Que ne me disiez-vous : Un soir vous irez vous promener sur une terrasse, par un beau clair de lune, et ce que vous y verrez vous fournira d’inspiration pour six grands mois… Sa mère lui reproche d’être une statue. Heureux qui soufflera dans le sein de cette Galathée le feu sacré de la vie ! heureux qui accomplira ce miracle de faire parler son sourire !

Il continua longtemps sur ce ton pindarique. S’il avait regardé son frère, qui, accoudé sur la cheminée, l’écoutait en silence, il aurait été frappé de l’étrange expression de sa figure. Des pâtres imprudens qui ont allumé un feu sur la montagne se retirent après l’avoir couvert de cendres, pensant ne laisser derrière eux qu’un foyer mort ; le vent se lève, balaie les cendres, les charbons se rallument, la flamme pétille… En ce moment, la tête de Didier flambait.

Il réussit à se contenir et n’interrompit son frère que pour lui dire du ton le plus tranquille : — Quel enthousiasme ! Mon cher ami, M me d’Azado n’est point un rêve, elle n’est point une fille de la nuit éternelle, il fait grand jour chez elle ; elle raisonne, elle a les idées fort nettes et sait à merveille ce qu’elle veut.

Randoce haussa les épaules et répondit en se retirant : — Dormez votre sommeil de marmotte, grand de la terre ! Le poète va travailler. Cette nuit du moins, il sera plus heureux que vous. — Jusqu’au matin, Didier l’entendit aller et venir dans sa chambre, ce qui prouve que ni l’un ni l’autre ne dormit guère.

Pendant trois semaines, Randoce fut passionnément amoureux de Mme d’Azado. On eût été mal venu à lui soutenir le contraire. Il avait tous les symptômes du mal ; il ne ressemblait plus à lui-même, il avait perdu le boire et le manger, ne se nourrissait que de pure ambroisie, et, ce qui est un indice plus sûr, il n’avait plus de haine au cœur, ayant presque oublié que Didier était son frère. Amoureux ou non, il faut convenir qu’il était affamé de Lucile ; le jour et la nuit, il y rêvait, et ses réveils étaient terribles, comme ceux des naufragés à qui une table dressée est apparue en songe.

De deux jours l’un, il se rendait dans l’après-midi aux Trois-Platanes, bien qu’il pût s’apercevoir que la fréquence de ses visites étonnait et importunait Mme d’Azado. Il arrivait résolu à se déclarer, à mettre le siége devant la place. Au bout de peu d’instans, il sentait son courage faiblir, ses audaces s’en aller à vau-l’eau. L’air tranquille et sérieux de Lucile, cette parfaite sincérité que révélait son regard, la fermeté de son bon sens, le tour net et posé de son esprit, déconcertaient tous ses plans ; il voyait un abîme se creuser soudain entre son désir et lui, et il comprenait la folie de ses espérances ; mais à peine se retrouvait-il seul avec lui-même, il se forgeait de nouveau une Lucile de fantaisie qui n’avait de commun avec l’autre que la beauté. Sa chimère était accessible, complaisante et comme à portée de son désir. L’illusion et l’espoir lui revenaient. Le surlendemain, il courait aux Trois-Platanes, il voyait le fossé, et son bon sens lui criait : impossible. Sa consolation était de mettre en vers tout cela ; chaque soir, il taillait sa plume et bâclait un sonnet.

La première fois que Mme d’Azado revit Didier, elle lui demanda quelques informations sur son hôte, dont les assiduités, disait-elle en riant, commençaient à inquiéter ses platanes. Sur un mot qui lui échappa, Didier comprit qu’elle s’étonnait qu’il fût l’intime ami d’un Randoce, et qu’elle avait peine à s’expliquer une étroite liaison entre deux hommes dont les caractères se convenaient si peu. Il se contenta de lui répondre que M. Randoce était un homme de talent, et qu’il fallait lui passer les singularités de son humeur. Survint M. Patru, lequel chanta sur une autre note ; il dauba vigoureusement sur l’intrus et engagea Mme d’Azado à tenir à distance cet écervelé, qui tôt ou tard ne pouvait manquer de lui manger dans la main. Didier riposta. Lucile termina la discussion en disant au notaire : — Je ne m’effraie pas si facilement. M. Randoce a le secret de désennuyer ma mère ; elle me ferait une scène, si je le priais de se rendre plus rare.

Mme Bréhanne avait conçu pour Prosper une admiration qui allait jusqu’à l’engouement. Elle le trouvait délicieux, accompli de tout point. Le héros de roman après lequel elle avait vainement couru sur les bords du Rhin était venu la chercher à Nyons, dans ce pays où il ne se passe rien. Rongée d’ennui, elle attendait ses visites comme les Hébreux dans leur désert soupiraient après la manne céleste. Randoce se mettait en frais pour lui plaire ; il lui contait avec agrément des anecdotes de coulisses, des aventures quelquefois un peu lestes, sans laisser jamais échapper un mot libre ; tout était voilé de gaze, mais on n’en perdait rien. Au travers de ces papotages passaient tout à coup de grands éclairs de lyrisme : il discourait sur le génie, sur la fatalité, sur toutes les immensités, et, secouant sa chevelure olympienne, il ébranlait l’univers. Ce lyrisme et cfes immensités ravissaient Mme Bréhanne. Aller à Cythère en passant par Pathmos lui avait toujours paru le bonheur suprême. Une seule chose l’inquiétait : était-ce bien pour elle que venait Randoce ? Quand la mère et la fille étaient ensemble, il leur accordait une égale attention. Le fait est qu’il ne voyait pas la nécessité de sacrifier l’une à l’autre. Lucile lui semblait adorable, mais la conquête de Mme Bréhanne n’était point à dédaigner. Il avait, comme on sait, deux cases dans le cœur, et, ces cases s’étant vidées presqu’en même temps, il eût été bien aise de les remeubler à neuf toutes les deux. Avec Mme Bréhanne, il était à peu près sûr de son fait ; il la sentait en quelque sorte dans sa main et la traitait déjà avec empire. Certain que le jour où il dirait : Je veux, elle ne résisterait que pour la forme, il n’était pas pressé d’en finir, et préférait laisser mûrir le fruit sur la branche.

Un jour que Prosper, se trouvant en tête-à-tête avec Mme d’Azado, avait fait en pure perte pendant une heure l’amoureux transi, il eut un de ces retours de raison par lesquels il rachetait ses folies. — Il faut y renoncer, se dit-il en sortant ; ces raisins-là sont trop verts. — À ces mots, soit sagesse, soit dépit, il se sentit subitement guéri de sa passion. — Ce qu’il y a de bon, pensa-t-il encore, c’est que j’ai fait vingt sonnets qui valent ceux de Soulary.

Cependant il lui restait une curiosité à satisfaire. Le lendemain matin, il entra dans le cabinet de Didier, s’étendit sur le sopha, fut quelque temps sans rien dire, paraissant plongé dans une profonde rêverie. Puis tout à coup : — Aille à Naples qui voudra ! Moi, je dis : Posséder cette femme et mourir !

À cette brusque exclamation, Didier pâlit, se leva, serra les poings, et regardant son frère d’un air terrible : — De quelle femme parlez-vous ? lui cria-t-il.

Prosper partit d’un éclat de rire. — Ah çà ! dit-il, où prenez-vous ce masque tragique ? Je commence à croire que je déteins sur vous. L’expression est excellente, le geste admirable. Vous aimez votre cousine ? vous avez des droits sur elle ? Que ne parliez-vous ! Je suis trop délicat pour braconner sur vos terres… Ainsi donc vous vous proposez de conduire à l’autel cette adorable veuve. Convenez que vous avez longtemps balancé à franchir le mot et le pas. C’est moi qui vous ai décidé. Dites encore que je vous suis inutile… Mais franchement le mariage est-il bien votre fait ? Je vais vous scandaliser ; vous millionnaire, et moi va-nu-pieds, nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. C’est à croire que nous sommes un peu frères. Ni l’un ni l’autre nous ne prenons la vie au sérieux… Ma franchise vous offense ? J’oublie l’abîme que la société met entre nous ? Ce n’est pas une raison pour me manger le blanc des yeux. Oubliez de grâce que vous êtes mon demi-frère ; autrefois vous .me traitiez poliment.

Didier alla droit à lui en lui tendant la main. — Vous savez, dit-il, qu’il ne tient qu’à vous de trouver en moi plus et mieux qu’un demi-frère. Quand donc prononcerez-vous le mot qui nous mettra de niveau ?

Prosper détourna la tête et fourra ses mains dans ses poches. — Nenni, dit-il, je ne sais pas mentir. Pourquoi ferais-je semblant de vous aimer ?

— Bah ! vous y viendrez peut-être, repartit Didier avec un serrement de cœur.

En ce moment, Marion entra et lui remit deux plis. L’un, timbré d’Avignon, renfermait une lettre qu’il parcourut d’un œil soucieux. Un vieil ami de son père, qui se trouvait dans l’embarras, faisait un appel pressant à son crédit et le suppliait de le cautionner pour une somme considérable. — Me voilà obligé de partir pour Avignon, fit-il en repliant la lettre.

Pendant ce temps, Prosper examinait la suscription de l’autre pli. Il avait reconnu l’écriture et poussé un cri de surprise. — Ouvrez donc vite ce pli, dit-il à son frère. Je suis bien trompé, ou il renferme quelque chose de plus intéressant que tout ce qu’on peut vous mander d’Avignon.

Didier déchira l’enveloppe et en tira une photographie. — C’est le portrait de Mlle Carminette, dit-il ; elle a donc la bonté de se souvenir encore de moi.

En effet, c’était bien Carminette, mais Carminette dans sa gloire, Carminette après sa mue, une Carminette remplumée, pimpante, faisant la roue, la crête haute, portant dans tous ses traits le noble orgueil de ses triomphes. Didier ne se trompait pas ; elle avait la bonté de se souvenir de lui. Les ruines de Volney lui étaient restées sur le cœur ; elle n’avait jamais pu digérer le cruel affront que l’insolent avait fait à ses charmes ; au fort de ses succès, elle y songeait de temps en temps, — et par vengeance elle avait imaginé d’envoyer à Didier sa carte .de visite, pensant lui donner de cuisans regrets et qu’il s’écrierait avec stupeur : — Voilà donc ce que j’ai refusé… « Ce qu’une nuit t’a offert, a dit le poète, l’éternité ne te le rendra pas. »

Didier ne fit que passer les yeux sur cette photographie, et la jeta de côté. Randoce s’en empara aussitôt en disant : C’est ainsi que vous fêtez ce précieux portrait ! Puis il fut s’asseoir avec son trésor dans l’embrasure d’une fenêtre, et pendant que Didier relisait la lettre de son correspondant d’Avignon, il s’écria : — Vous voilà donc, charmante muse d’estaminet ! Oui, c’est vous. Mon cœur s’épanouit en vous revoyant. Je n’ai pas perdu ma vie ; je puis dire avec orgueil : Cette femme est ma création. Ô merveilleux à-propos ! ce portrait arrive à point nommé pour me guérir de ma sotte chimère. Le temps des châtelaines est passé. Adieu ces superbes idoles devant lesquelles il fallait plier le genou ! Ce siècle a inventé une grande chose. Voilà la femme-camarade, — et c’est la femme de l’avenir. Bonjour, camarade, vous m’avez rendu à moi-même. Mensonges de la vanité, je vous méprise. Eh ! qu’importe la femme qu’on aime ? qu’importe que le vin soit de Chypre ou du cru, le flacon de grès ou de cristal doré ? L’ivresse de l’amour est divine, et on la peut boire à même dans les yeux que voici.

Il demeura quelques instans en contemplation, puis, poussant un soupir, il retourna la carte entre ses doigts et avisa sur le revers deux lignes de fine écriture que Didier n’avait point aperçues : — « À M. Didier de Peyrols en souvenir de la nuit du 1k mars 186… » Il fut sur le point de faire part de sa découverte à son frère ; mais il changea d’avis et serra la photographie dans son carnet.

Une heure plus tard, Didier, qui s’était résolu à partir sans délai pour Avignon, vint lui faire ses adieux. — Ainsi, lui dit Prosper, vous ne craignez pas de laisser votre maison sous ma garde ; c’est une marque de confiance dont je suis touché. Que diriez-vous si je profitais de votre absence pour mettre le feu aux quatre coins de votre castel ?

— Faites, nous partagerons les cendres à l’amiable.

En passant à Nyons, Didier demanda une voiture à l’Hôtel dit Louvre et donna l’ordre au cocher de venir l’attendre au bas de l’avenue des Trois-Platanes. Dix minutes après, il parut devant sa cousine, qui fut surprise de son air agité. Il commença par l’informer de son départ, puis, après un silence : — J’ai à vous parler d’autre chose.

Mais à ces mots plus de voix ; il resta immobile devant elle, la contemplant de tous ses yeux, et tout à coup, cachant son visage dans ses mains, il éclata en longs sanglots. Son cœur était en proie à un bouillonnement dont la violence l’effrayait ; il lui semblait que l’infini de la passion venait d’entrer en lui ; ce qu’il avait dans l’âme ne pouvait monter jusqu’à ses lèvres. Tout ce qu’il put faire fut de saisir entre ses doigts frémissans un pli de la robe de Lucile et de le presser contre ses lèvres. Depuis quelques mois, il était profondément malheureux ; ce morceau d’étoffe était une relique, et il en sortait une vertu mystérieuse qui le consolait de tout, le rendait indifférent au passé, au présent, à l’avenir, à sa vie tout entière. Mme d’Azado se dégagea doucement ; elle était pâle et tremblante.

— Qu’avez-vous ? parlez donc ! lui dit-elle.

— Je vous aime, babutia-t-il ; mais je n’ose,… je ne puis vous le dire.

Elle garda un instant le silence. — Je suis moins étonnée que je ne devrais l’être, dit-elle enfin. Je ne sais pas feindre. Je vous confesserai que depuis quelque temps… Oui, vous aviez une manière de me regarder… Je ne vous ferai point de reproches ; mais je me défie. Est-ce votre faute ou la mienne ?

Il ne répondit pas. Elle poursuivit d’une voix qui se raffermissait par degrés : — Il est une chose que je voudrais savoir. Un jour vous avez cru m’aimer. Il vous a suffi de le dire pour n’y plus croire. Je pardonne à votre cœur ses défaillances, je ne lui pardonnerais pas des légèretés. Je vous connais mal, je suis inquiète. Pourriezvous me jurer que depuis le jour que vous savez, personne,… aucune femme…

— Je vous le jure, interrompit Didier en recouvrant toute sa voix.

Elle le regarda fixement, puis elle reprit avec un demi-sourire :

— Il est bon d’être sûr de soi dans ce monde. Prenons, vous et moi, le temps de réfléchir. Partez pour Avignon, restez-y huit jours. À votre retour, je vous répondrai.

XXV.

Randoce passa toute la journée du lendemain dans la meilleure disposition d’esprit et dans un délicieux far-niente. Il éprouvait depuis le départ de Didier un sentiment de délivrance qui lui dilatait le cœur. Il était assez poète pour pouvoir goûter des plaisirs de pure imagination. Il se représentait que son frère était mort en lui léguant toute sa fortune. Ce château, cette terrasse, ces champs, ces vergers, ces meubles, cette argenterie, cette vaisselle plate, tout cela était à lui ; il était entré en possession et attachait sur son bien des yeux d’oiseau de proie. Qu’allait-il faire du Guard ? Lui convenait-il de le vendre ? ou bien y viendrait-il en villégiature chaque année ? Il hésitait sur cette alternative ; il agita longtemps dans sa tête l’un et l’autre cas, pesant les avantages, les inconvéniens. Tout compté, tout rabattu, mieux valait garder le Guard. Il en ferait un lieu de délices ; il y recevrait nombreuse et brillante compagnie ; il tiendrait table ouverte, donnerait des fêtes, des galas dont il serait parlé, car il ne comprenait pas le bonheur sans le bruit.

Dans une des ailes du château, il y avait une vieille chapelle à demi ruinée qu’il se proposait de convertir en salle de spectacle. Il y passa deux heures, rêvant les yeux ouverts. Il voyait au-dessus de sa tête un lustre allumé, devant lui une rampe, à sa droite, à sa gauche, une assemblée attentive et frémissante. Par intervalles un murmure d’admiration parcourait cette foule, on battait des mains, des visages radieux se tournaient vers lui ; — il se surprit à saluer à la ronde de la tête et du geste, avec un sourire où se révélaient à la fois la majesté de l’amphitryon et la modestie confite d’un auteur acclamé qui voudrait bien se dérober à son triomphe. Un gros rat, qui lui grimpa sans façon le long des jambes, le réveilla en sursaut. — Je suis plus fou que Perrette, pensa-t-il. Où est mon pot au lait ? — Il déchargea sa mauvaise humeur sur l’innocente Marion, qui venait le chercher pour dîner, et à laquelle il intima coup sur coup cinq ou six ordres impérieux. Il détestait la brave femme pour le culte dévot qu’elle rendait au nom de Peyroîs ; elle était à ses yeux le suppôt de Didier, son âme damnée, et, de même que M. Patru, une incarnation du code civil. Marion lui rendait bien la pareille, elle lui trouvait l’air d’un mauvais coucheur, s’indignait de ses propos cavaliers, de l’insolence de ses manières et ne pouvait assez s’étonner « que monsieur fût lié d’amitié avec cet homme. » Il y avait du mystère là-dessous, pensait-elle. — Ce pique-assiette, disait-elle à Baptiste, a quelque chose au fond des yeux qui me fait peur.

Après son dîner, Randoce se fit apporter le journal. Ce qui attira d’abord son regard fut une réclame qui annonçait à l’univers attentif que la première livraison du Censeur catholique était en vente. Suivait une citation que Prosper trouva pitoyable et qui lui fit hausser les épaules. — À quel misérable gratte-papier, s’écria-t-il, M. Lermine a-t-donné ma succession ? Quel style ! c’est de la grisaille, du camaïeu… C’est égal, j’ai manqué là une superbe affaire. Et cette pauvre Thérèse, qu’est-elle devenue ? Elle a vidé la coupe des humiliations. Le bonhomme sait se conduire ; il lui a fait payer cher son pardon. Crainte du scandale, la pauvre femme a dû se remettre sous la tutelle de cet imbécile, qui la mangera jusqu’à l’âme sans qu’elle ose se plaindre. La voilà bien récompensée de son beau coup de tête !

Pour se tirer de ses réflexions mélancoliques, il rouvrit le journal. Une autre nouvelle, plus intéressante encore que la première, changea la couleur de ses idées : on annonçait à l’univers de plus en plus attentif que Mlle Carminette venait d’entrer en vacances, et qu’elle était sur le point de partir pour Marseille, où elle avait conclu un marché d’or avec l’entrepreneur d’un café chantant. Cette nouvelle fit à Randoce une vive impression. — Dans peu de jours, pensa-t-il, elle passera tout près d’ici. — Il réfléchit quelques instans, puis il prit la plume, et il écrivit à son infidèle une supplique de six pages : il lui demandait à deux genoux qu’en se rendant à Marseille elle daignât faire un détour de quelques lieues et venir passer une journée à Nyons. Il lui offrait l’hospitalité dans le plus beau château du monde, où elle serait reçue en princesse. Il voulait conclure avec elle un traité de paix et d’amitié, et lui promettait qu’en retour de sa complaisance il lui ferait hommage de trois chansonnettes de haut goût qu’il avait composées pour elle.

Le surlendemain, il se rendit aux Trois-Platanes. Mme Bréhanne, qui était restée trois jours sans voir son héros, le reçut avec de grands empressemens mêlés de langoureux reproches. Il répondit avec froideur à ses agaceries. Il était distrait, préoccupé. Il pensait à Carminette, à ses airs dégourdis, fringans, poétiquement effrontés, à son audacieuse démarche de chat sauvage, à ses yeux émerillonnés qui jouaient de la griffe, aux folles inventions dont elle assaisonnait le plaisir ; il croyait revoir cette fille étonnante, ce sublime laideron, ce chérubin d’enfer, comme il l’appelait, — et dans ce moment Mme Bréhanne lui paraissait une coquette vulgaire ; peu s’en fallait qu’il ne la trouvât laide.

Mme d’Azado arriva comme il se disposait à partir. Il s’était juré de ne la plus trouver belle ; à sa vue, il éprouva malgré lui un tressaillement. En vain il l’examina avec des yeux dénigrans, la fit passer par l’étamine ; sa beauté sortit victorieuse de cette épreuve. Il crut s’apercevoir qu’elle avait dans le teint, dans le regard, une animation qui ne lui était pas ordinaire ; d’heureux pressentimens, de secrètes espérances répandaient une clarté sur son visage. Que cette femme ne fût pas à lui, il s’y résignait encore ; mais qu’elle pût être à un autre… Le démon de la jalousie le mordit au cœur, et il lui vint une méchante pensée.

Mme d’Azado lui demanda s’il avait reçu des nouvelles de Didier.

— Non, madame, lui répondit-il. Didier est peu écrivant, comme il est peu parlant. Je ne sais ce qu’il est allé faire à Avignon. Malgré notre intimité, je ne le questionne sur rien. Il est mystérieux en diable, ne dit ses affaires à personne, et je ne puis le voir sans penser à ce mot de l’Écriture : « les ténèbres régnaient sur la face de l’abîme ; » ce qui ne m’empêche pas de lui être fort attaché. Jamais abîme ne fut plus aimable.

— On voit en effet que vous parlez de lui en ami chaud, lui répondit Lucile avec un peu de hauteur.

— Eh ! madame, qui peut prétendre à la perfection ? Je lui pardonne son excessive réserve comme il me pardonne mes étourderies. Un échange de petites indulgences entretient l’amitié.

— Cependant vous n’ignorez pas tout, dit Mme Bréhanne. Vous savez sans doute le fin mot de la tragique aventure de Rémuzat. On assure que vous étiez sur les lieux.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, répondit-il d’un air discret.

— On jase beaucoup dans les petites villes, dit Mme d’Azado avec un geste d’impatience, et il est bon de fermer l’oreille aux sots discours.

— Ah ! permettez, reprit M me Bréhanne. Que vous défendiez votre cousin, rien de plus naturel ; on se doit bien cela entre parens. Après tout, que lui reproche-t-on ? D’avoir le cœur plus inflammable qu’il ne veut le laisser voir. Le médecin de Rémuzat, homme grave, à ce qu’il paraît, a été témoin des fureurs d’un mari Mon Dieu ! le crime n’est pas noir, ce n’est pas un cas pendable. J’en conclus seulement que les hommes qui n’ont pas l’air d’y toucher sont sujets à caution. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

Randoce détourna la tête en jouant l’embarras. — M’est avis, répliqua-t-il, que Mme d’Azado a raison, et que le médecin de Rémuzat n’est pas un oracle.

Et là-dessus, s’empressant de rompre cette conversation, il demanda le nom d’une fleur à Lucile ; puis de propos en propos, et par d’ingénieux détours, il en vint à parler théâtre et interrogea Mme Bréhanne sur les pièces nouvelles qu’elle avait vu jouer à Paris. Il écouta patiemment sa réponse, qui ne fut pas courte, après quoi il lui dit en riant : — Vous n’avez pas eu la curiosité d’entendre Thérésa ou sa rivale, la fameuse Carminette ?

— Ce n’est pas ma curiosité qui était en défaut, répondit-elle ; mais on prétend que ce genre de spectacles est du fruit défendu pour les honnêtes femmes. Cette Carminette fait fureur. Je m’étais promis de me procurer sa photographie, car je suis en train de me monter un album de célébrités ; mais dans le trouble du départ je n’y ai plus pensé.

— Si vous désirez faire connaissance avec cette héroïne, reprit-il, j’ai de quoi vous satisfaire.

Et tirant son carnet de sa poche, il lui montra la photographie de Carminette. Mme Bréhanne voulut la lui prendre des mains. — Je ne m’en dessaisis pas, dit-il. Je permets qu’on regarde, je ne permets pas qu’on touche. J’ai mes raisons pour cela.

Ce mystère irrita la curiosité de Mme Bréhanne. Elle avança la tête, se récria d’admiration, déclara bien haut que le portrait de Mlle Carminette annonçait une personne tout à fait extraordinaire, et supplia Prosper de le lui céder pour qu’elle le mît dans son album. — J’y consens, dit-il, mais à la condition que vous me procurerez un canif pour gratter quelques mots qui ne doivent être lus de personne.

Un éclair de jalousie brilla dans les yeux de Mme Bréhanne. Elle allongea lestement le bras et se saisit de la photographie, que Prosper retint avec mollesse. Il fit semblant de se fâcher, réclama son bien à cor et à cri. Pendant qu’il protestait, Mme Bréhanne avait satisfait sa curiosité, et partant d’un éclat de rire : — Voilà qui est singulier, dit-elle à sa fille. Si vous persistez, ma chère, à défendre envers et contre tous l’innocence de votre cousin, vous êtes condamnée à vous boucher non-seulement les oreilles, mais les yeux. À ces mots, elle lui présenta le portrait, que M me d’Azado repoussa de la main.

— Ne voyez-vous pas que je plaisante ? reprit Mme Bréhanne. M. Randoce a écrit sur le revers de cette carte un quatrain qui est charmant, et par politesse vous ne pouvez vous dispenser de le lire. Lucile prit la carte, lut d’un coup d’œil le prétendu quatrain et porta brusquement la main sur son cœur. Le coup avait porté. Se tournant vers Randoce, elle lui lança un regard de mépris et sortit sans prononcer un mot.

Prosper avait peine à dissimuler sa joie ; ses yeux pétillaient :

— Qu’avons-nous fait ? dit-il à Mme Bréhanne. Mme d’Azado aime son cousin.

— Je m’en doutais, répondit-elle, et maintenant j’en suis sûre. Voilà donc cette attache mystérieuse qui retenait ma fille à Nyons, où elle s’ennuie autant que moi. Je ne suis pas fâché d’avoir brouillé les affaires. Je puis espérer désormais de la remmener à Lima.

— Vous tenez donc beaucoup à votre fameux Lima ? lui dit Prosper.

— Le Pérou, s’écria-t-elle, le Pérou ! On ne vit qu’au Pérou. Il la fit causer du Pérou. Elle en parlait éloquemment, on parle toujours bien de ce qu’on aime. La peinture qu’elle lui fit de Lima et de ses habitans était chaude de couleur et le rendit pensif. À peine fut-il de retour au Guard, qu’il chercha dans la bibliothèque de son frère tous les livres de géographie et de voyages où il était question du Pérou. Il les mit en pile, les descendit au salon, se mit à les feuilleter l’un après l’autre. Il se plongea dans cette étude avec l’ardeur fiévreuse qu’il portait en toutes choses, sa tête se monta ; tout fut oublié, et son frère, et Carminette, et ses colères, et ses jalousies, et la vilaine petite action qu’il venait de commettre. Il ne pensait qu’au Pérou, rien n’existait que le Pérou. Pendant toute la soirée, il rêva de Lima, de ses larges rues et de ses maisons basses, des mines du Potose, d’ébéniers, de cotonniers, d’ananas, d’alpagas, de vigognes, de bois de fer et de sang-dragon. Il se disait que, si le chantre d’Atala avait découvert une poésie nouvelle sur les rives du Mississipi, aucun poète n’avait encore exploité les Andes péruviennes ; cette conquête magnifique lui était réservée ; il ne pouvait manquer de récolter sur les pentes du Sorata des moissons d’idées et d’images tropicales et d’en rapporter une palette ensoleillée, dont il répandrait à pleine brosse dans son drame les éblouissantes bigarrures. Un fils de Faust revenant du Pérou, quel événement ! quel prodige de l’art ! Il se grisa de ce grand et sublime dessein. Jusqu’à l’aube, il se vit en songe traversait des sierras plantées de palmiers et de cocotiers, au pied desquels naissaient des hyperboles grosses comme des courges et de splendides métaphores couleur de feu qui exhalaient des senteurs de tubéreuse et de magnolier.

Il se réveilla n’ayant en tête que le Pérou, et sa nouvelle folie le tint jusqu’à midi. Un billet que lui remit le facteur changea toutes ses idées et le fit revenir d’Amérique à toutes jambes. Carminette avait fait bon accueil à sa proposition ; elle se trouvait au bout de son répertoire ; comme on allèche une souris avec des noix, il lui avait promis trois chansonnettes ; elle s’était laissé prendre à cette amorce ; elle avait l’esprit délicat, elle aimait les fines épices et préférait la cuisine de Randoce à toutes les autres. Avec cela, Carminette s’était mis dans la tête que Prosper lui avait écrit de l’aveu et probablement à la prière de Didier ; elle se figurait que son envoi avait produit de l’effet, que le contempteur de ses charmes s’était subitement ravisé, que les écailles lui étaient tombées des yeux et qu’il mourait d’envie de renouer avec elle dans l’espérance de rattraper l’occasion perdue. Elle se promettait d’arriver au Guard armée de la plus superbe indifférence, et de tourner impitoyablement le couteau dans le cœur de sa victime. Ce jeu souriait à son humeur de guépard. Elle écrivait à Randoce : « Mon bon, c’est entendu. J’irai te voir chez ton ami pas plus tard qu’après-demain. Tu ne me parleras que d’amitié ; je suis devenue sérieuse, vois-tu, et je ne veux plus vivre que pour l’art ; c’est un mot de toi que j’ai retenu. Ton Didier ne pourrait-il pas m’apporter les clés de son château sur un plat d’argent ? Ses vassaux feraient la haie ; j’aimerais qu’ils fussent poudrés. S’il est gentil et qu’il fasse bien les choses, je lui chanterai toutes les turlutaines qu’il lui plaira. Sans rancune, ta vieille amie. »

— Adieu le Pérou et les cocotiers ! dit Randoce en repliant ce billet. Carminette for ever !

XXVI.

En quittant le salon, Mme d’Azado s’était enfuie dans sa chambre, où elle avait passé de longues heures livrée au plus profond abattement. Depuis quelques jours, elle caressait de chères espérances, et tout à coup ce réveil, cette surprise, ce retour offensif du malheur !… Elle regarda longtemps le portrait de Carminette, qu’elle comptait restituer de sa propre main à Didier. Voilà donc, pensait-elle, ce qui l’a consolé de ne pouvoir m’aimer. Il s’était créé un fantôme auquel, faute de mieux, il avait prêté mon regard et mon sourire, et un jour que je portais une couronne de pavots dans mes cheveux, il s’est écrié : Voilà ma chimère ! Mais il a suffi que ses lèvres touchassent les miennes pour que son ivresse se dissipât et qu’il rougît de son erreur. Alors il s’est demandé comment il pourrait s’y prendre pour oublier sa déception. Cette femme a passé, et il s’est dit : Voilà le plaisir ! Il n’y a donc rien pour lui entre une chimère impossible et la réalité que voici !… Du moins cette chanteuse ne l’a pas trompé ; sa figure dit bien ce qu’elle est, en l’aimant il savait ce qu’il voulait ; ce qu’il cherchait, il l’a trouvé… » Et elle se disait encore : « Il m’avait offensée, et cependant je n’ai pu cesser de l’aimer. Je le croyais changeant, irrésolu, chimérique, je lui aurais tout pardonné, s’il eût été sincère ; mais il m’a trompée. Lui, mentir !… N’est-il pas l’ami d’un Randoce ? Cette amitié le condamne. En descendant des cimes, il aime à respirer l’air épais des marécages. Il lui faut des Randoce, des Carminette. Je ne sais plus que penser, je vois que rien n’est certain, qu’il ne faut compter que sur le malheur. »

Le jour suivant, elle dut se faire violence pour recommencer à vivre. Elle allait et venait, s’occupant, comme à l’ordinaire, de sa maison, de son jardin, de ses pauvres, des leçons de lecture qu’elle donnait aux filles de ses fermiers ; mais à chaque instant elle se disait : « Voilà donc la vie ! elle n’est que cela. » Mme Bréhanne la voyait si sérieuse dans ses manières, si recueillie dans sa tristesse, qu’elle n’osa lui adresser une question, ni lui redemander la photographie de Carminette, ni faire la moindre allusion à ce qui s’était passé.

Le troisième jour, vers midi, Mme d’Azado avait descendu son avenue et s’était arrêtée quelques instans près du portail, quand elle vit arriver sur la route d’Orange une chaise de poste qui cheminait grand train. Au moment où la voiture allait passer devant elle, une jeune femme qui en remplissait tout l’intérieur de l’amplitude de ses jupes avança la tête à la portière, cria au cocher d’arrêter, et adressant la parole à Lucile : — Veuillez m’indiquer, madame, lui dit-elle, où se trouve le château de M. de Peyrols.

Mme d’Azado n’avait pu réprimer un geste de surprise : elle regarda l’étrangère en silence, puis elle lui montra de la main, sur la hauteur, le château du Guard. Carminette laissa échapper une exclamation qui ressemblait, je le crains, à un juron ; la route lui avait paru longue.

— Peut-on monter en voiture jusque-là haut ? reprit-elle.

Lucile lui fit signe que non.

— Et à cheval ?

Lucile fit signe qu’oui, et, lui jetant un dernier regard, elle s’éloigna.

— Les habitans de ce pays sont singulièrement chiches de leurs paroles ! murmura Carminette entre ses dents. Puis le cocher toucha, et la voiture se remit à rouler.

— J’ai donc vu ma rivale, pensait M me d’Azado en remontant l’avenue. Peut-être la fait-il venir pour nous comparer à son aise l’une à l’autre. Du haut de son tribunal, ce grand juge pèsera impartialement nos mérites, le fort et le faible de chacune de nous. Il est bon d’examiner avant de choisir, et le sage ne fait rien que de sang-froid.

Il lui sembla que son cœur se redressait dans sa poitrine. Elle se sentit plus calme ; il lui tardait de revoir Didier, ou plutôt de le voir, car il lui semblait qu’elle ne l’avait jamais vu.

Sa curiosité fut bientôt satisfaite. À quelques heures de là, il se présenta devant elle. Il arrivait tout courant d’Avignon ; il avait quitté sa voiture au bas de l’avenue et venait chercher la réponse qui devait décider de son sort. L’instant d’avant, Mme d’Azado se croyait sûre de sa volonté, sûre de sa colère ; mais au premier regard qu’elle jeta sur Didier elle sentit son cœur lui échapper. L’homme qui, debout devant elle, attendait qu’elle lui parlât, n’était pas l’inconnu à qui son indignation avait préparé un accueil digne de ses forfaits. C’était le Didier qu’elle connaissait, qu’elle avait mille fois maudit, et que, tout en le maudissant, elle n’avait pu s’empêcher d’aimer. Oui, c’était bien lui… Elle se demanda si depuis huit jours elle ne faisait pas un mauvais rêve.

Didier s’aperçut de son trouble, et il en augura mal. — J’aime à croire que vous n’avez pas oublié la question que je vous lis en partant, lui dit-il d’une voix émue. Je viens chercher votre réponse ; le bonheur de toute ma vie en dépend.

— Oh ! mon cousin, lui dit-elle avec un sourire forcé, voilà une phrase bien vieille, bien rebattue, et qu’autrefois vous auriez rougi de prononcer. Vous n’aimiez pas les grands mots, vous les laissiez au commun des martyrs… Je crains que le séjour d’Avignon ne vous ait gâté l’esprit. Je vous avais donné huit jours pour réfléchir ; j’espérais que vous les emploieriez à vous raviser.

Il la regarda d’un air d’étonnement. — Je n’ai pas réfléchi, dit-il. Je n’ai que trop réfléchi dans ma vie. J’ai découvert depuis quelque temps que ce qu’il y a de plus simple est d’aimer, que cela simplifie tout.

— Ainsi le bonheur de toute votre vie dépendra de ce que je vais vous dire. Vous me faites trembler. Vraiment vous le prenez sur un ton bien tragique. Je ne croyais pas que dans vos idées le mariage fût une affaire aussi grave… Et comme il se taisait : Pour ma part, poursuivit-elle, j’ai réfléchi : je suis, comme dit ma mère, l’esprit de femme le plus positif du monde. J’ai fait jadis, comme vous l’aviez deviné, un mariage de vanité. Pour essayer d’autre chose, j’en voudrais faire un de convenance. Eh bien ! franchement, je peux vous assurer que nous ne nous convenons guère, vous et moi.

— Je crois rêver, s’écria-t-il avec emportement. Quelle langue parlez-vous ? Vous l’avez trop fraîchement apprise ; vous la savez mal.

Elle hocha la tête. — Vous avez raison. Je suis condamnée, je le vois bien, à parler de tout sérieusement… Asseyez-vous là, écoutez-moi. Il y a près d’un an, vous avez eu pour moi un caprice. Qu’a-t-il duré ? Vous le savez, votre lettre… Laissez-moi parler. Je ne vous fais pas un crime de votre franchise, bien au contraire ; mais que cette franchise un peu brutale m’ait fait beaucoup souffrir, … pourquoi vous le cacher ? Je veux vous faire un autre aveu. Il me semblait juste qu’il vous en coûtât d’être franc. Que je fusse seule à souffrir,… non, cela n’était pas juste. Votre lettre exprimait un chagrin qui me parut sincère. Je me dis : Il est aussi malheureux que moi ; j’ai le droit de lui en vouloir, je n’ai pas le droit de lui retirer mon estime… Quelques jours plus tard, on m’apprit que vous veniez de partir subitement pour Paris. Ce départ, je l’avoue, me donna fort à penser. Je connais assez les hommes pour savoir… Oui, ils ont toujours la ressource de tromper leurs ennuis. Je me demandai si vous n’étiez pas aller chercher à Paris certaines distractions… Vous aviez voulu imposer à votre cœur un sentiment sérieux ; il avait bien vite regimbé contre son fardeau ; peut-être vouliez-vous faire ou refaire une autre expérience, demander le bonheur à ces amours faciles qui n’engagent à rien… S’il m’était prouvé que je ne me suis pas trompée dans mes conjectures, mon Dieu, je ne vous traiterais pas en criminel ; seulement, je vous l’ai déjà dit, je serais inquiète, très inquiète. En conscience, il me serait impossible de lier mon sort à celui d’un homme si prompt à se faire… Soyez sincère, dites-moi toute la vérité. N’est-ce pas le moins que je puisse vous demander ?

— N’est-ce que cela qui vous arrête ? lui répondit-il d’un air radieux. Vous saurez, quand vous le voudrez, ce que je suis allé faire à Paris : je vous conterai heure par heure les tristes et longues journées que j’y ai passées. Mon père m’avait laissé des devoirs à remplir. J’ai fait ce que j’ai pu, je n’ai pas réussi, et cet insuccès a été pour moi une source d’indicibles dégoûts ;… mais je ne regrette rien. Je vivais dans l’indifférence ; les cruels déboires, les amertumes que j’ai éprouvées, que j’éprouve encore, m’ont réveillé ; pour la première fois, j’ai senti le besoin de me consoler, d’être heureux… Et le bonheur, le voici ! ajouta-t-il en étendant le bras vers elle.

Elle fut prise d’une violente émotion. — Ainsi, dit-elle, le serment que je vous ai fait prêter l’autre jour…

— Je suis prêt à le renouveler ; cependant il m’en coûterait, je l’avoue. Votre méfiance m’afflige. Je ne suis pas un saint, je ne suis pas un héros ; mais je mérite qu’on se fie à ma parole.

— Prenez garde, lui dit-elle, nous avons des preuves… — Et à ces mots, s’étant levée, elle tira de son secrétaire la photographie de Carminette, qu’elle lui présenta. Il demeura stupéfait. Elle lui fit signe de retourner la carte, et il lut ce que Carminette avait écrit sur le revers. Il se frappa le front, son visage exprima un amer désespoir, dont Lucile ne comprit pas la cause.

— C’est lui,… c’est M. Randoce qui vous a remis cette carte ? dit-il.

— À l’avenir, lui répondit-elle, vous serez plus circonspect dans le choix de vos amitiés.

— Cet homme n’est pas mon ami, s’écria-t-il, c’est mon frère. Elle fit une exclamation.

— Oui, mon frère… et mon ennemi.

Il resta un instant plongé dans un muet accablement ; il avait oublié Lucile, il ne pensait qu’à Randoce. Revenant à lui-même :

— Pardonnez-moi, dit-il. J’oubliais que ce portrait m’accuse… Vous vous êtes imaginé… Détrompez-vous. Cette femme… Je l’ai vue chez lui, et je vous assure… Laissez-moi reprendre mon sang-froid ; je veux tout vous conter…

Elle l’arrêta d’un geste, et la tête haute, une flamme dans les yeux, elle le regarda d’un air exalté qui donnait à sa beauté une expression sublime. — Pas un mot, dit-elle. Ne m’expliquez rien. Je vous crois. L’Évangile n’a-t-il pas dit : Bienheureux ceux qui croient ? Laissez-moi jouir de mon bonheur.

Il se précipita à ses pieds et s’empara de ses deux mains, qu’il couvrit de baisers. À plusieurs reprises il essaya d’entamer son récit, elle lui ferma la bouche. — Non, je ne veux pas vous entendre, lui disait-elle. Plus tard… Vous parlerez plus tard. Aujourd’hui je ne veux savoir qu’une chose : c’est que je vous crois.

Il la regardait d’un air d’adoration. Elle eut tout à coup un frisson, et secouant la tête avec un sourire trempé de larmes : — Aurais-je par hasard des pavots dans mes cheveux ? lui demanda-t-elle.

— Oh ! rassure-toi ! s’écria-t-il. Ce n’est plus un fantôme que j’aime, c’est une femme. Tu as appris de la vie deux grandes choses : tu sais pardonner et tu sais croire… Je veux aller à ton école ; tu me donneras un peu de ton cœur.

XXVII.

En arrivant au Guard, Didier vit accourir au-devant de lui Marion, qui paraissait hors d’elle-même. Elle avait la physionomie renversée et levait les bras au ciel comme pour le prendre à témoin. Elle fut quelque temps sans pouvoir parler. Enfin d’une voix entrecoupée elle apprit à Didier qu’en son absence il se passait chez lui des choses inouïes. Une femme était venue… non, ce n’était pas une femme, c’était un diable en jupons qui jurait comme un grenadier. Pour fêter cette princesse, Prosper avait commandé à Baptiste un vrai festin de Balthazar, et, s’étant levé à la pointe du jour, il avait fait main basse sur toutes les fleurs du jardin, qu’il avait répandues en litière sur le devant de la maison, après quoi il avait contraint tous les ouvriers à quitter leur travail, à s’endimancher, à saluer l’arrivée du diable par des salves de boîtes et de pétards. Ce qui avait suivi était, selon Marion, impossible à décrire ; il semblait que. le Guard eût été mis au pillage comme une ville prise d’assaut. La bonne femme exagérait ; il n’y avait de vrai dans tous ces tragiques récits que le parterre saccagé et un peu de vaisselle brisée. — À cette heure, dit-elle en finissant, ils sont enfermés dans le salon, où ils tempêtent l’un et l’autre à qui mieux mieux. C’est un vacarme à ne pas entendre Dieu tonner. Personne n’ose entrer. Ah ! monsieur, Dieu te garde de tes amis ! Que penserait ton pauvre père d’une telle aventure ?

— À vrai dire, lui répondit-il, il serait le dernier qui eût le droit de s’en plaindre.

En approchant de la maison, Didier entendit de grands éclats de voix. Il ouvrit la porte du salon et fut témoin d’une scène bien différente de ce qu’il attendait. Prosper, les cheveux en désordre, était à genoux, dans l’attitude du plus humble des supplians. De ses lèvres pâles, convulsivement agitées, jaillissait un long torrent d’éloquence. Appuyée contre la cheminée, Carminette le regardait d’un œil dur et paraissait l’écouter à peine ; sa figure exprimait la plus vive contrariété. Elle regrettait amèrement d’être venue et maudissait sa complaisance. Elle avait pensé trouver à Nyons Didier et trois chansons ; point de Didier, point de chansons ; elle allait repartir les mains vides. Les jonchées de fleurs qu’on avait répandues sous ses pas, les pétarades dont on l’avait saluée, le succulent repas qu’elle venait de faire, lui semblaient une maigre consolation des lugubres litanies qu’elle était obligée d’essuyer. Prosper s’efforçait en vain de l’attendrir. Il lui disait qu’elle était son âme, sa folie, son unique et éternel amour, qu’il ne pouvait vivre sans elle, qu’ils avaient été créés l’un pour l’autre, que depuis qu’il l’avait quittée, il avait perdu sa joie et son talent ; il lui rappelait tout ce qu’il avait fait pour elle, les beaux jours qu’ils avaient passés ensemble ; il lui promettait que, si elle consentait à le reprendre, elle trouverait en lui l’esclave le plus soumis, qu’il se donnerait à elle corps et plume, qu’il révélerait à son génie des secrets qu’elle ignorait encore ; richesse, gloire, bonheur, un avenir sans pareil les attendait, ils se devraient tout l’un à l’autre, jamais il n’y aurait eu sous la voûte du ciel un couple d’amans mieux assortis, un tel exemple d’inaltérable harmonie et d’idéale félicité. Carminette demeurait insensible comme un roc, elle ne répondait à tous ces discours que par des haussemens d’épaules, par des claquemens de langue qui signifiaient : balivernes que tout cela ! De temps en temps, pour se désennuyer, elle dessinait des ronds sur le parquet avec le bout de son pied, ou, jetant un coup d’œil dans la glace, elle rajustait une boucle de ses cheveux qui s’étaient défrisés. Quand elle vit paraître Didier, elle bénit ce secours inespéré qui lui arrivait, et fut tentée d’entonner le cantique de la délivrance.

— Ce pauvre homme a grand besoin d’une douche, dit-elle en montrant du doigt Randoce. Si le mal résiste, qu’on lui mette la camisole de force !

Et à ces mots, ayant fait à Didier un petit salut protecteur, elle traversa la chambre d’un air de duchesse ; mais comme elle ouvrait déjà la porte pour gagner au pied, son naturel reprenant le dessus, eile se retourna vivement, allongea le bras droit, exprima le fin mot de sa pensée par une de ces chiquenaudes hardies et pittoresques qui étaient le triomphe de son art. Celle-ci ne laissait rien à désirer ; à force de travail et de recherches, Carminette avait atteint la perfection. Randoce se releva d’un bond et, les poings serrés, voulut s’élancer après elle. Didier lui barra le passage ; Baptiste, qui l’avait suivi, vint à son aide ; ils eurent besoin de toutes leurs forces réunies pour contenir ce frénétique, qui se débattait dans leurs bras. Il finit par se rendre, cessa toute résistance, regarda son frère d’un œil morne, et, lui tournant le dos, il s’enfuit dans sa chambre, dont il tira les verrous. Pendant ce temps, Carminette était montée à cheval et s’éloignait en hâte, fort mécontente de tout, hormis de sa chiquenaude.

Randoce resta enfermé chez lui toute la soirée. Didier se trouvait dans une singulière situation d’esprit ; il était à la fois très heureux et très malheureux ; il ne savait comment accorder sa joie et sa tristesse, Lucile et son frère, le charme et la plaie de sa vie, vraie plaie d’Egypte. À minuit, il était encore dans son fauteuil, creusant ce redoutable problème et ne sachant à quel parti s’arrêter, quand Prosper à demi vêtu ouvrit brusquement la porte de son cabinet en lui criant : — Il faut en finir. Qu’avez-vous décidé ?

— J’ai décidé que vous commenceriez par me faire des excuses, répliqua Didier en lui montrant la photographie de Carminette.

— Des excuses ! À propos de quoi ?… Vous avez revu Mme d’Azado, vous l’avez persuadée… J’ai lu votre bonheur dans vos yeux.

— Pour n’avoir pas fait le mal que vous comptiez faire, votre procédé en est-il moins indigne ?

— Vous avouez donc que vous êtes heureux ? Ayez du moins la pudeur de vous en taire… Et moi aussi, poursuivit-il d’une voix sombre, et moi aussi j’ai connu le bonheur. Autrefois je travaillais, j’aimais, j’étais aimé ; je menais la vie qui convenait à mes goûts, à mon caractère ; je me sentais au large dans ce monde ; s’il me manquait quelque chose, mon imagination y suppléait ; en ce temps, elle était riche à millions, elle brassait les rêves dans une cuve d’or… Mais vous êtes apparu comme un tentateur ; avec vos grandes maximes et vos paroles musquées, vous avez éveillé dans mon âme des ambitions malsaines ; par droit de naissance, vous pouviez vous permettre d’avoir à la fois tous les plaisirs et tous les scrupules, ce qui est, j’en conviens, la félicité parfaite ; vous avez fait miroiter devant mes yeux la grande duperie du succès honnête, et vous avez travaillé sournoisement à me dégoûter de mon bonheur… La belle œuvre que vous avez accomplie ! Vous avez retiré le poisson de son étang sous prétexte qu’il croupissait dans la vase et que vous le vouliez dégorger en eau courante ; mais, après l’avoir fait sortir de sa bourbe, vous l’avez laissé sur le bord, à sec, et il se meurt d’asphyxie… Qui m’a dégoûté de ma pauvreté, de mon travail, de mon talent ? C’est vous. Qui m’a fermé tous les chemins de la fortune et de la gloire ? C’est encore vous…

— Ce qui m’épouvante, interrompit Didier, c’est que vous êtes de bonne foi et que vous croyez toutes les extravagances que vous me débitez. Il est bien dangereux, le talent que vous avez de vous persuader tout ce qu’il vous plaît de croire.

— Il est vrai, continua Randoce, que vous m’avez magnifiquement dédommagé de toutes mes pertes… Je suis votre frère ! Insigne honneur !… Jamais pique-assiette ne fut mieux traité ; vous ne me comptez pas les morceaux… Et que de peines vous daignez prendre pour me former le cœur et l’esprit ! Si votre bourse m’est fermée, vous me faites part de votre conscience. Je suis votre écolier, votre pénitent. Vous critiquez mes procédés et mes vers ; vous m’élevez à la férule… Tout cela vous divertit, vous tient en haleine ; sans moi, vous crèveriez d’ennui. Souffrez qu’à mon tour je vous donne un conseil. Défiez-vous de moi. Je suis au désespoir. Quelques douceurs que vous trouviez dans ma société, faites-moi jeter à la porte par vos gens. Les demi-partis sont dangereux… Défiez-vous, je me sens capable de tout.

— Vous me connaissez bien peu, lui répondit tranquillement Didier, si vous croyez que l’insolence et les menaces puissent rien obtenir de moi.

— Si je me mettais à vos genoux, s’écria Randoce avec rage, combien de temps m’y laisseriez-vous ?

— la phrase ! la phrase ! murmura Didier. O comédien !

— Et si je vous jurais que je vous aime comme un frère, — c’est le mot que vous me demandez, — seriez-vous assez simple pour m’en croire ?

— Je suis si las, répondit-il, si mortellement las de ce qui se passe ici depuis quelques mois, qu’en vérité, oui, je ferais semblant de vous croire, et je me conduirais en conséquence.

— C’est un mensonge que vous n’obtiendrez jamais de moi. Que diable ! il y a des choses impossibles. Non, jamais vous n’aurez le bonheur de m’entendre dire : Mon bon frère, que vous êtes sublime ! La charité, s’il vous plaît !.. Vous avez lu Shakspeare, mon bon monsieur. Je vous dirai comme Orlando : — L’âme de mon père, qui est en moi, commence à se révolter contre cette servitude… J’en suis fâché, je n’ai pas un cœur de citrouille. Regardez-moi bien ; je suis debout, et je vous demande ma légitime. Oui, je ressemble à mon père, j’ai comme lui l’esprit juridique ; mais j’entends la chose mieux que lui. Le droit ! le droit ! Je ne connais que le droit naturel. Toutes vos lois humaines, je les méprise comme un vil chiffon… Moi, vous aimer ! Pourquoi ?… Parce que vous avez tout, et que je n’ai rien ? Parce que vous êtes né dans un château, et que j’ai grandi dans une soupente ?… Et lequel de nous deux méritait d’être riche ? Qui de vous ou de moi est taillé pour la jouissance, taillé pour l’action ? Que faites-vous de vos écus ? Rien. Vous dormez ; on peut dormir sur un grabat. Que faut-il à l’huître pour être heureuse ? Une écaille qui ferme. J’étais né pour tout connaître, pour tout posséder, pour tout vouloir ; j’avais toutes les curiosités, tous les appétits, le monde tout entier me battait dans le cœur ; mais la pauvreté m’a dit : Non, tu rêveras la vie, tu ne vivras pas…

— Vous avez mille fois raison, repartit Didier. Je ne sais que faire de ma fortune. Cependant la semaine dernière je me suis donné le plaisir de sauver du désespoir un ami de mon pèse en le cautionnant pour une somme considérable.

— Bien lui en a pris de n’être pas votre frère, reprit Randoce… Mais j’ai deviné votre secret. Vous êtes jaloux de moi, vous ne pouvez me pardonner mon talent… Brisons là. Faites-moi justice, et vous aurez mon estime. En attendant, permettez-moi de vous haïr et de vous mépriser, comme je méprise l’homme qui m’a lâchement abandonné, qui m’a voué de gaieté de cœur à tous les avilissemens de la pauvreté, qui a dit en m’appelant au monde : — Mon garçon, j’ai attrapé quelques heures de plaisir ; tire-toi d’affaire comme tu pourras…

— Ô le malheureux ! fit Didier en poussant un gémissement.

— Malheureux, oui, je le suis. Tout à l’heure Carminette était ici. Le son de sa voix m’est resté dans l’oreille. C’est tout mon avoir, toute ma fortune… — Et d’une voix de tonnerre : — Je vous le demande pour la dernière fois. Qu’avez-vous décidé ?

— Peut-être le saurai-je quand vous m’interrogerez sur un autre ton.

Randoce s’élança sur un trophée d’armes qui était pendu à la muraille ; il en détacha un pistolet.

— Prenez garde, il est chargé, lui cria Didier. Que voulez-vous faire ?

— Rassurez-vous ; qu’est-ce que je gagnerais à vous tuer ? répandit-il. Et fouillant dans un tiroir, il en tira une boîte, où il prit une capsule dont il coiffa la cheminée.

— Qu’avez-vous donc fait de votre sachet de lavande ? lui demanda Didier.

— Je n’y pensais plus, vous avez raison, dit-il en posant l’arme sur la table. Il ouvrit la fenêtre, s’appuya sur le rebord, respira la fraîcheur de la nuit, contempla le firmament. Il s’attendait que son frère profiterait de ses délais pour s’emparer de l’outil meurtrier et le mettre en sûreté. Didier ne bougea pas.

Enfin Randoce se redressa. Montrant de la main le ciel étoile : — C’est assez réussi, dit-il, mais c’est toujours la même chose. Il s’avança vivement vers la table, comme un homme qui a pris son parti ; il saisit le pistolet, regarda son frère, appuya le canon contre sa tempe droite et pressa la détente. La capsule partit, et ce fut tout. Le pistolet n’était pas chargé. Didier le savait… Et Randoce ? Il venait de mettre à la loterie, sachant qu’il y avait vingt bons billets contre un mauvais.

Ce qui est certain, c’est qu’avant de sortir de la chambre il jeta le pistolet à terre avec une telle violence qu’il en cassa le chien.

— Bon Dieu ! fit Didier en se frappant la poitrine ; quand donc saurai-je où commence l’homme, où finit le comédien ? J’ai beau fouiller sous le masque, je ne trouve point de visage.

XXVIII.

Trois semaines plus tard, Didier écrivait ce qui suit :

« C’en est fait : entre Randoce et moi, il y aura l’Océan. Rien ne finit que par la mort, et grâce au ciel nous sommes très vivans l’un et l’autre ; mais l’Océan, c’est quelque chose. Je crois qu’à cette distance nous ne nous gênerons point et que nous pourrons nous aimer.

Pendant une journée, je fus bien inquiet ; je me reprochais de l’avoir mis au défi ; je le cherchai dans la montagne, et, regardant mes mains, je croyais apercevoir des taches de sang. Je courus aux Trois-Platanes. Je vois encore Lucile accourant à moi tout effarée : — Ma mère est partie ; elle avait si bien pris ses mesures que je ne me suis doutée de rien. Sa chambre est vide ; elle a tout emporté, jusqu’à sa perruche. Elle avait deviné que je ne quitterais plus Nyons. — Ils sont partis ensemble, lui dis-je, et je sentis comme un rocher qui se détachait de ma poitrine. Survint M. Patru, qui se mit à rire au anges. — De quoi vous plaignez-vous ? s’écria-t-il. N’êtes-vous pas trop heureux que ces deux folies se soient plu l’une à l’autre ? Désormais votre bonheur est franc de toute hypothèque.

Une lettre nous arriva de Bordeaux, lettre folle d’amour, folle d’injustice. Mme Bréhanne nous accusait de la vouloir séparer de l’homme de ses rêves ; il dépendait de nous qu’il l’épousât. Elle nous exposait les théories de Randoce, qui sont étranges. Il estime qu’un homme peut en sûreté de conscience se faire entretenir par sa maîtresse, entre amans tout est commun ; mais il se déshonore en vivant des charités de sa femme… — Ils veulent vous faire chanter, dit M. Patru.

Je résolus de partir sur-le-champ pour Bordeaux. Il m’en empêcha : — Vous accorderiez tout ! — Nous passâmes toute la nuit à batailler. Je lui disais : — Pensez de Randoce ce qu’il vous plaira ; toujours est-il qu’il n’avait qu’un mot à dire, qu’une grimace à faire pour obtenir de moi ce qu’il voulait. Ce mot, il ne l’a pas prononcé ; cette grimace, il n’a pu la commander à son visage. — M. Patru partit le lendemain, muni d’instructions et de pouvoirs. Il trouva la situation un peu différente de ce qu’il attendait. Mme Bréhanne lui parut amoureuse à en perdre la tête ; son aventure l’avait rajeunie, transformée ; elle était jolie comme un ange. Prosper semblait épris ; mais, selon M. Patru, c’est pour le Pérou qu’il en tient. Le chiffre des deux pensions fut longuement, âprement débattu. Mme Bréhanne disputa comme un procureur. Prosper jouait l’indifférence et ne disait mot. M. Patru lui déclara qu’il était notre mandataire, que l’argent passerait par ses mains, qu’ils eussent à s’adresser à lui.

— Mariez-vous bien vite, leur dit-il, embarquez-vous pour Lima, et qu’on ne vous revoie plus !

— Ah ! par exemple, fit Prosper, quand j’aurai fini mon drame…

— Votre drame ! Qui diable ! croit encore à votre drame ?

Prosper m’a écrit. Il est bon prince : il consent à tout oublier. Il plaisante sur les nouvelles relations de parenté que va établir entre nous notre double mariage : — Grâce à Dieu ! vous n’êtes plus mon frère. Vous serez, selon les circonstances, mon gendre ou mon neveu. Je puis me couvrir devant vous comme un grand d’Espagne. — Le reste de sa lettre est un cantique en l’honneur du Pérou. Nouveau Pizarre, il s’apprête à conquérir l’empire des Incas pour le compte de sa souveraine, la poésie. Il voit déjà s’ouvrir devant lui des horizons immenses… Immense ! à l’article de la mort, il aura ce mot entre les dents.

Je faisais hier une réflexion mélancolique. Prosper est un tempérament ; je suis peut-être une âme. Si on nous fondait ensemble, cette combinaison pourrait bien produire un grand poète. Tels que nous sommes, chacun de nous n’est que la moitié de quelqu’un. J’ai le rêve, il a la main ; de cette main mise au service de ce rêve, il sortirait peut-être quelque chose de grand.

Que dirait mon père ?… Hélas ! j’ai misérablement échoué. La tâche était au-dessus de mes forces. Il n’est pas d’homme moins propre que moi à prendre de l’ascendant sur un autre homme Prosper a plus fait pour moi que je n’ai fait pour lui. Il m’a tiré de mon indifférence, il m’a fait désirer le bonheur, il m’a réconcilié avec le possible. C’est le malade qui a guéri le médecin…

Je passe auprès d’elle des journées entières qui s’écoulent comme des minutes. Qu’elle me parle ou qu’elle se taise, sa présence me suffit ; je ne rêve rien au-delà. Après l’avoir quittée, l’inquiétude me reprend. Je me demande : Le bonheur de demain vaudra-t-il celui d’aujourd’hui ? mais à peine l’ai-je revue, tous mes doutes sont levés. Quelle est donc cette musique qui berce le cœur et qui endort le rêve ?

Cette après-midi nous nous sommes promenés le long de l’Aygues. Nous nous assîmes sur la berge, au pied d’un saule. À cet endroit, il y a grand fond. Il me prit une envie folle de l’enlacer de mes bras et de me précipiter avec elle dans cette eau profonde, pour être sûr d’emporter dans la mon ce qui me remplissait le cœur. Il sembla qu’elle eût deviné ma pensée : elle se tourna vers moi en souriant, et sur ses lèvres entr’ouvertes la vie m’apparut belle comme un songe… »

Le jour de son mariage, Didier se fit attendre à la mairie. Il s’était mis en chemin de fort bonne heure. S’apercevant qu’il était en avance, il ralentit le pas, et bientôt il fut s’asseoir sur une pierre, au bord d’un ravin. Prosper lui avait écrit la veille pour lui annoncer son mariage et son départ. Il relut ce billet et s’occupa de tirer l’horoscope de son frère, de calculer ses chances de bonheur. — Ne jamais se juger, avoir une marotte, croire aveuglément à son talent et ne voir dans la vie qu’un thème de littérature, ce sont là, pensait-il, de précieux avantages. Les Randoce font ressource de tout, même du malheur. Prosper n’aura jamais de chagrins qu’il ne puisse mettre en rimes. L’heureux homme !… Ce disant, il se surprit à imiter l’inimitable chiquenaude de Carminette. — Eh bien ! oui, reprit-il. La chiquenaude de Carminette ! serait-ce là le fond, des choses, le dernier mot de la sagesse ? L’heureuse fille !…

Mais aussitôt, rentrant en lui-même, il éprouva une vive confusion. Il tira de son sein un médaillon d’ivoire qui renfermait le portrait en miniature de Lucile ; il était en possession de ce trésor depuis quelques jours. Il ouvrit la boîte, et contempla d’un œil avide la peinture, qui était faite avec art ; la ressemblance était frappante. Il est possible que Didier fût guéri, comme il s’en flattait : mais il avait quelque léger ressentiment de son mal, voici du moins ce qui lui arrivait. Aussi longtemps qu’il se trouvait en la présence de Mme d’Azado, il goûtait un bonheur tranquille, une paix silencieuse et profonde ; mais loin d’elle, regardait-il son portrait, il entrait en extase, le cœur lui battait violemment, le feu de la fièvre allumait son sang, il croyait entrevoir je ne sais quelle divine créature à laquelle il tendait les bras et qui le tenait à distance, se refusait à ses désirs. Explique qui pourra cette énigme ! S’il aimait passionnément la femme, c’est du portrait qu’il était amoureux.

Le chant d’un paysan qui coupait une cépée d’osier le tira de sa contemplation. Il rougit comme s’il avait été surpris en bonne fortune, ferma précipitamment le médaillon, regarda sa montre, se frappa le front et se mit à courir. Quand il arriva, on l’attendait depuis vingt minutes, et Lucile commençait à s’inquiéter. Je ne ce qu’il put lui dire pour justifier son impardonnable retard.

Victor Cherbuliez.