Prosper Randoce
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 70 (p. 545-586).
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XVI.

Didier ne put échapper à l’interrogatoire qu’il redoutait. Ce fut M. Patru qui le reçut à son débotter. Le notaire était monté au Guard pour s’assurer si Marion avait ponctuellement exécuté les instructions de son maître, et si le petit salon cramoisi était prêt à héberger le grand homme. C’était bien à contre-cœur qu’il avait fait transporter dans ce salon les bronzes et les vases qui décoraient le cabinet de travail de Didier. Ce déménagement lui semblait de mauvais augure. Il se défiait de l’humeur généreuse du seigneur Hamlet, et commençait à craindre qu’il ne se portât à des excès de libéralité qui eussent choqué son sens juridique et ce grand principe légal qu’on doit à un adultérin des alimens, rien plus. Au moment où Didier parut, il se promenait dans le jardin, se disant : « Que ce rimailleur fasse le bon apôtre et réussisse à capter la confiance de son frère, mon gaillard est homme à se dépouiller pour lui. Heureusement je suis là, j’y mettrai bon ordre. » Il fut bien étonné de voir Didier arriver seul.

— Eh bien ! votre lion ? lui cria-t-il.

— Mon lion a été retenu à Paris par un incident imprévu, lui répliqua Didier d’un ton bref.

— Oh ! oh ! pensa M. Patru, il y a quelque anicroche dans cette affaire.

Il fit encore quelques questions et n’obtint que des réponses évasives. Il était trop curieux et trop têtu pour quitter si vite la partie ; il s’invita sans façon à dîner, revint à la charge entre la poire et le fromage ; il fallut bien que Didier s’exécutât. Cependant il n’eut garde de tout dire, ne toucha qu’un mot de Carminette et passa soigneusement sous silence la course à Versailles, le télégramme et la lecture de Volney. Le notaire eut la générosité de ne point faire de remarques, seulement il se dit à lui-même que Didier venait de faire la plus belle école du monde et d’apprendre à ses dépens que gonfler des ballons est un métier périlleux ; mais il ne s’écria point, comme c’est l’ordinaire en pareil cas : — Que vous avais-je dit ? ne vous avais-je pas prévenu ?… Et Didier lui en sut gré.

Pour faire diversion à cet entretien, qui lui offrait peu d’attraits, Didier demanda des nouvelles de sa cousine. M. Patru hocha la tête.

— Eh ! répondit-il, la pauvre femme n’est pas sur des roses. Mme Bréhanne devient de jour en jour plus difficile à vivre ; elle est mécontente de tout et s’ennuie à mourir. Ce ne sont que plaintes, qu’aigreurs et chipote des continuelles. Mme d’Azado s’est mise en quatre pour lui procurer des distractions ; elle lui a fait cadeau d’une pouliche douce au montoir et d’un joli groom façon tigre, elle lui a fait venir de Paris une soubrette qui a des doigts de fée et qui la coiffe et l’habille selon tous les préceptes du Journal des Modes, elle a battu les buissons pour dénicher tous les joueurs de whist du pays, et presque chaque soir il se joue une petite partie aux Trois-Platanes. M me Bréhanne est demeurée insensible à tant de bons procédés ; elle trouve à redire à tout et pleure d’ennui. Elle avait emporté de Lima, parmi ses bagages, une perruche pavouane qui est morte dans la traversée. Comme elle ne pouvait se consoler de cette irréparable perte, Mme d’Azado a réussi, non sans peine, à lui en procurer une autre… Sot oiseau, je vous assure, qui a toujours l’air de mauvaise humeur, toujours criant et piaillant ! M me Bréhanne n’était pas depuis huit jours en possession de sa perruche qu’elle lui avait appris à dire : Comme je m’ennuie ! On n’entend que ce cri dans la maison… Je me suis à moitié brouillé avec cette folle. Elle m’étourdissait de ses éternelles histoires de succession ; à l’entendre, elle a été victime d’un dol, — c’est son mot, — et sa fille s’est fait avantager à ses dépens. Je lui ai fait conter ses petites affaires et lui ai prouvé, clair comme le jour, qu’elle avait eu plus qu’il ne lui était dû. Elle ne me pardonnera jamais cette démonstration. Elle devrait pourtant me savoir gré des peines incroyables que je me donne pour la marier. C’est un petit service que je serais bien aise de lui rendre. À d’autres le paquet ! mais j’y perds mon latin. « Elle est charmante ! et isais-je l’autre jour à un veuf qui me paraît impatient de convoler. — Sans doute, mais j’ai peur de ses yeux ; on y lit qu’elle attend comme le Messie un libérateur pour briser ses fers. — Parbleu ! vous serez ce libérateur. — Eh oui ! me répondit-il en se grattant l’oreille ; mais celui qui la délivrera du libérateur,… on le garde pour la bonne bouche. » Ce brave homme a, ma foi ! raison. On aperçoit dans les yeux de cette Péruvienne des perspectives infinies de délivrance ; ce sont des coulisses et des messies à perte de vue. Rira bien qui rira le dernier… Votre cousine et vous, ajouta M. Patru, vous avez la main aussi malheureuse l’un que l’autre dans vos essais de domestication. Reste à savoir lequel est le plus difficile d’éduquer une mère ou d’apprivoiser un frère.

Deux jours après son arrivée, Didier se rendit aux Trois-Platanes. Il y fut reçu par M me Bréhanne, qui, à demi couchée sur une causeuse, conversait avec sa perruche. Elle fit un bond de joie en l’apercevant ; mais son allégresse fut de courte durée. Il lui fit si froide mine, écouta d’un air si distrait ses doléances, répondit à toutes ses questions par un oui et par un non si secs, qu’elle en demeura tout interdite. Après s’être efforcée en vain de dégourdir sa froideur, elle perdit patience, le regarda de travers, décida que son neveu était un sot par bémol et par bécarre, et le raya sur l’heure du nombre de ses affections. Ce fut la perruche qui hérita de sa part.

À l’instant même où s’accomplissait ce grave événement, Lucile entra ; elle ne put s’empêcher de rougir. De son côté, Didier laissa voir quelque embarras ; mais ils se remirent bien vite l’un et l’autre. Il s’approcha d’elle et lui tendit la main en disant : Amigos como de unies (amis comme devant). Elle la prit et répondit : Siendo Dios servido (si Dieu le veut). Mme Bréhanne fut étonnée de cette petite cérémonie. Elle interrompit à plusieurs reprises leur conversation par ses soupirs et ses bâillemens, puis elle sonna et donna l’ordre d’atteler. Quand la voiture fut prête, elle dit qu’on dételât, qu’il allait pleuvoir, et bientôt, s’étant levée, elle déclara qu’elle entendait se promener à pied. Comme personne n’y trouvait à redire, elle se rassit, et l’instant d’après elle sonna de nouveau, commanda qu’on sellât sa jument et sortit pour aller s’habiller, emportant sa perruche, qui ne cessait de crier : « Comme je m’ennuie ! »

Didier s’entretint longtemps avec sa cousine. Il la trouvait changée ; c’était toujours le même charme, mais il s’y mêlait un peu de mélancolie. 11 y avait en elle un fond de tristesse qu’elle cherchait à cacher et qui rendait sa beauté plus intéressante. Du moins Didier ressentait pour elle une sympathie qu’elle ne lui avait pas encore inspirée. Peut-être lui-même était-il devenu moins indifférent, moins dédaigneux ; il avait rabattu de ses fiertés contemplatives. Pour la première fois de sa vie, il était sorti de son oisiveté superbe, il avait voulu quelque chose, et sa volonté s’était brisée contre un obstacle ; rien n’humanise comme une défaite. L’homme qui s’est mesuré, ne fût-ce qu’un jour, avec les difficultés de la vie, est moins intolérant que le rêveur qui regarde tout du haut de son étoile ; il a des exigences moins péremptoires, il est plus disposé à se contenter des à peu près, à tenir compte de la force des choses et à pardonner aux hommes de n’être pas des héros, aux femmes de n’être pas des sylphides. Dans son voyage en Allemagne, Didier avait fait la connaissance d’IIamlet ; son dernier séjour à Paris lui avait été plus profitable encore. Il y avait acquis un sens qui lui manquait, le sens de la vie et le sentiment de l’intérêt qui est attaché à tout ce qui vit, même à ce qui vit mal. Si après réflexion il avait prêté l’oreille aux refrains argotiers de Carminette, comment s’étonner qu’en ce moment il prît plaisir à interroger sa cousine ? Il aurait voulu qu’elle lui contât ses ennuis, il la mettait sur la voie ; peut-être en retour lui aurait-il fait part de ses mécomptes. Un soir, à Paris, il avait rougi de colère ; aux Trois-PJatanes, pour la première fois, il se sentait porté à l’expansion. Si Lucile s’y était prêtée, l’échange de leurs confidences aurait commencé entre eux une entente cordiale, une belle liaison d’amitié. Lucile s’apercevait bien qu’il s’était fait en lui un changement qu’elle ne pouvait s’expliquer, elle lui trouvait des manières plus ouvertes, le ton plus affectueux, plus de cordialité dans l’accent ; mais elle ne lui confia point ses peines, lui parla d’elle le moins possible, se tint continuellement sur la réserve. Il lui avait appris à se défier ; avait-il le droit de se plaindre ?

Dans le courant de la semaine, il retourna plusieurs fois aux Trois-Platanes ; il y passa même une soirée, bien que les personnes qu’on y rencontrait ne fussent guère de son goût, et, dans la pensée de se rendre agréable à sa cousine, il joua au whist d’un air de belle humeur. Dieu sait cependant si le jeu lui en disait ! Mme d’Azado parut contente de le voir s’amuser ; mais elle ne songea pas à le remercier de son dévouement, et cela refroidit son beau zèle.

Dans ses heures de solitude, Didier pensait souvent à son frère, et l’irritation très vive qu’il avait d’abord ressentie contre lui tendait de jour en jour à s’apaiser. Pour employer le mot vulgaire, il n’avait pas tardé à mettre de l’eau dans son vin. Je ne sais s’il avait beaucoup lu Spinoza, mais il avait l’humeur et le tour d’esprit spinozistes ; il était porté à croire que tout est nature, que la liberté morale est une illusion, que nous ne pouvons rien ou presque rien ni sur nous-mêmes ni sur les choses, que tout caractère est le résultat de certaines circonstances, d’une certaine éducation, de certaines impressions dominantes, et qu’il est aussi déraisonnable de se fâcher contre un fripon que d’en vouloir à un cheval parce qu’il est atteint du lampas ou rongé d’éparvins. Après tout, si Prosper manquait d’honneur, n’était-ce pas la faute de son père naturel, qui l’avait abandonné, et de son père adoptif, qui l’avait trop éduqué ? Il y avait en lui du Pochon ; les poiriers produisent des poires et les Pochon des Puandoce. C’est la loi de nature.

Le portrait de M. de Peyrols avait été replacé sur son panneau, près de la cheminée du salon. Toutes les fois que Didier le regardait, ce qui lui arrivait souvent, il songeait aux sanglans et amers reproches que s’était adressés son père à son lit de mort, et comme il lui semblait qu’en héritant de ses biens il avait succédé aussi à sa conscience et à ses fautes, il s’accusait de s’être acquitté à trop bon compte des charges de l’héritage paternel. Le portrait de M. de Peyrols était d’une ressemblance frappante, le regard était parlant ; ce regard inquiétait Didier. Si peu catholique qu’il fût, il se représentait que l’âme qui avait autrefois animé ces yeux était retenue par ses remords dans une sorte de ténébreux purgatoire et qu’il dépendait de lui de l’en retirer. Il s’était trop vite rebuté ou plutôt il avait ressenti trop vivement le dépit d’avoir été dupe ; il aurait dû attendre de pied ferme le retour de son frère, le tenir sur la sellette, l’interroger, le confondre, le faire rentrer en lui-même. Sa lettre prouvait qu’il était capable de se juger ; en s' adressant à sa conscience, on avait donc quelques chances de parler à quelqu’un ; le cas n’était pas désespéré : mauvais médecin que celui qui plante là son malade avant qu’il râle, et qui gagne au pied sans crier gare.

Ce qui contribuait aussi à calmer les ressentimens de Didier, c’étaient les rancunes que nourrissait l’implacable notaire contre l’amant de Carminette. M. Patru avait sur le cœur les cinquante mille francs ; il songeait et ressongeait à tous les bons emplois qu’on eût pu faire de cette somme ; il enrageait de penser qu’elle avait été gaspillée en folies ou dissipée d’un coup dans un tripot. Ces cinquante mille francs échauffaient sa bile, il ne les digérait pas. Si naguère il avait plaidé la cause de Randoce, c’était pour l’acquit de sa conscience. Au demeurant, il avait trouvé convenable que Didier, pour se donner de l’exercice, se mît à la recherche de son frère et s’assurât qu’il n’était pas dans le besoin ; mais étant prouvé que ce poète était un animal indécrottable, Didier n’avait rien de mieux a faire que de l’oublier : être dupe une fois, passe encore ; deux fois, c’est immoral.

Ajoutez que M. Patru avait de fortes préventions contre les gens de lettres. Je veux croire qu’elles étaient fondées ; mais à toutes les bonnes raisons qu’il alléguait s’en joignait une toute personnelle qu’il n’avait garde d’avouer. Jadis, étant accouché d’un épithalame dont il était fier, M. Patru avait eu l’heureuse inspiration de l’envoyer à un petit journal, lequel l’avait publié, mais en l’accompagnant d’un commentaire où l’auteur était étrillé. Les oreilles lui en cuisaient encore.

— J’avais jugé votre frère sur l’étiquette du sac, disait-il à Didier. Dès que j’ai appris qu’il écrivaillait, j’ai su à quoi m’en tenir.

Triste engeance que vos gens de lettres !

— Voilà ce qui s’appelle un jugement sommaire, répondait Didier.

— Mon cher garçon, un homme qui se respecte ne pond des vers qu’à ses momens perdus.

— Je m’imaginais que ce n’est pas trop de toute une vie pour apprendre à les bien faire.

— Ne voyez-vous pas que la littérature est devenue un métier ?

— Je ne vois pas que les littérateurs puissent se dispenser de vivre.

— Autrefois la poésie avait une lyre pour enseigne, aujourd’hui un sac d’écus.

— Dans tous les temps, les poètes ont éprouvé le besoin de boire et de manger. Lisez Pindare ; la question d’argent revient souvent dans ses odes. « La pauvreté est un mal intolérable ; l’or est le bien le plus précieux que puissent posséder les hommes. » Et de tendre la main !…. Jadis les puissans de ce monde pensionnaient les poètes, qui les remboursaient en encens. Le grand Corneille comparait un Montmoron à l’empereur Auguste,… moyennant finance. Regrettez-vous ce temps, ces dédicaces, ces agenouillemens ? Les écrivains d’aujourd’hui tâchent de se tenir sur leurs pieds et fondent leur cuisine sur leur plume. Le prêtre vit bien de l’autel ! Je regrette seulement que la plupart soient si courts d’espèces et que des gens de mérite aient souvent tant de peine à nouer les deux bouts.

— Plaignez-les. Race de cancres, vous dis-je ! Parmi ces pauvres hères, combien en comptez-vous qui soient d’honnêtes gens, de loyaux débiteurs, des amis suis ? Le grand-père de toute cette bohème, votre fameux Jean-Jacques…

— Eh ! mon Dieu, oui, il a mis ses enfans à l’hôpital. À la rigueur, on trouverait des portiers qui en ont fait autant et qui confessent en moins beau style. Monsieur Patru, tous les notaires sont-ils vertueux ?

— Ah çà ! oui ou non, votre frère est-il un drôle ?

— Montaigne eût dit : Que sais-je ? et Rabelais : peut-être.

— Voilà un doute qui vous a coûté cinquante mille francs, mon garçon.

— Je voudrais en dépenser deux crut mille et découvrir qu’il est honnête homme !

M. Patru Unissait par s’écrier : — Vous êtes par trop naïf, monsieur le gonfleur 1 de ballons.

À quoi Didier répondait en riant : — Vous êtes par trop rancunier, monsieur le faiseur d’épithalames.

Ainsi les rôles étaient intervertis. C’était M. Patru qui, crainte de pire, prêchait a Didier l’inaction ; ne pouvant mieux, Didier s’y résignait, non sans regret. Du reste, pour tout dire, il reprenait peu à peu ses anciennes habitudes. Hors quelques visites aux Trois-Platanes et celles que lui faisait M. Patru, il ne voyait presque personne. Chaque matin, il donnait quelques heures à ses affaires, et, le printemps réveillant son humeur marcheuse, il employait le reste du jour à de longues promenades pédestres. Les pins et les rochers de Garde-Grosse, ses vieux et fidèles amis, lui tenaient le même langage qu’autrefois ; ils lui prêchaient cette indifférence suprême, cette impassible ironie qui est l’âme de la nature ; les bois tiennent école, et la sagesse qu’ils enseignent consiste à se laisser vivre en regardant couler les heures et les choses. Cette sagesse était bien connue de Didier ; il s’en imprégnait de plus belle en humant l’air de la montagne et le parfum de la résine. Il avait forcé son naturel, le naturel revenait ; son âme se remettait dans ses plis, et les impressions qui avaient agité pour un temps sa torpeur s’effaçaient de jour en jour.

Mais vers la fin du mois de mai, un coup de sonnette le réveilla en sursaut. Il reçut une lettre qui lui donna fort à penser. M. Lermine lui mandait qu’il était depuis peu en Dauphiné ; il s’excusait d’avoir traversé Nyons sans être venu le voir ; l’état de sa santé, qui s’était subitement aggravé, l’avait contraint de courir tout droit au remède, et il n’avait fait qu’une traite de Paris à la fontaine de Saint-May. Depuis quatre ou cinq jours qu’il était arrivé, l’eau merveilleuse avait agi ; il se sentait un autre homme. Il rappelait à Didier sa promesse, le priait instamment de venir passer une semaine ou deux à Saint-May. Outre qu’il était impatient de le voir et de rompre quelques lances avec lui, il désirait lui demander des renseignemens sur un de ses amis, M. Prosper Randoce ; de ces renseignemens dépendait une décision qu’il avait à prendre. À ces derniers mots, Didier tressaillit. Son frère ressuscitait soudain devant lui. Qu’y avait-il entre M. Lermine et Prosper ? Il se rappelait le ton véhément dont celui-ci s’était écrié : — « Sonnez, piqueurs, la curée va commencer. » Alléché par ce friand spectacle, s’était-il mis en tête d’avoir sa part du régal, d’attraper un lopin ? N’avait-il point joué au bonhomme quelque tour de son métier ?… Il tardait à Didier d’en être instruit. Adieu la morale des bois ! Pendant qu’il lisait cette lettre, le portrait de son père le regardait et le sang lui bouillait dans les veines. Il résolut de se mettre en route dès le lendemain et pria Marion de lui préparer sa valise.

La bonne femme se récria : — Eh quoi ! monsieur, tu repars ! Mais le monde est-il renversé ? que se passe-t-il donc ? que nous veut-on ? quelle mouche t’a piqué ?

Il lui répondit par un mot de son Shakespeare : — Ma brave Marion, lui dit-il en lui donnant une tape sur la joue, laissons tourner la terre, nous ne serons jamais plus jeunes que maintenant.

XVII.

Le lendemain matin vers dix heures, Didier se mit en route, monté sur un bidet qu’il avait loué à l’hôtel du Louvre et emportant sa valise en croupe derrière lui.

Le village de Saint-May est situé à quelque vingt kilomètres en amont de Nyons, sur la route d’Orange à Gap. Cette route, qui relie le bassin du Rhône avec le haut pays dauphinois, s’élève par une pente insensible en côtoyant le cours de l’Aygues, dont la vallée s’encaisse tour à tour entre des parois de rochers ou s’épanouit en ronds-points au débouché des gorges qui s’y déversent.

le plus beau temps du monde, et Didier pensait arriver de midi. Il éperonna son cheval, lui et prendre le trot : mais il s’aperçut que cette allure était peu familière au bidet, qui chopait, butait continuellement : il finit par lui mettre la bride sur le cou et le laisser aller à sa guise, c’est-à-dire au petit pas. Midi sonnait qu’il n’avait encore fourni que la moitié de la traite. Le soleil était brûlant. Il résolut de pousser jusqu’au village de Sahune, dont il apercevait les toits à sa droite, de l’autr côté de l’Aygues, et d’y laisser passer les heures chaudes. Comme il allait franchir le pont, il avisa au premier tournant de la route, à deux portées de fusil, un bouchon d’assez piètre apparence, mais qui lui parut suffisant pour la halte qu’il se proposait de faire. Il piqua droit sur le cabaret, où, mettant pied à terre, il pria l’hôtesse de lui préparer à déjeuner et de faire donner un picotin à sa monture. Pendant qu’elle lui apprêtait une omelette aux tomates et une fricassée de poulet, Didier, à califourchon sur une chaise boîteuse, les coudes appuyés sur le dossier, se mit à relire la lettre de M. Lermine. Il s’embarrassait d’avance des renseignemens qu’il serait obligé de donner sur son frère. Il ne voulait ni le charger, ni se porter caution de ses vertus : il se promettait, suivant l’exigence du cas, « d’imiter de Conrart le silence prudent. »

Tout à coup au milieu de ses réflexions, il entendit le trot d’un cheval sur la grande route. L’homme qui montait ce cheval s’arrêta devant la porte du bouchon et appela la cabaretière d’une voix sonore dont le timbre fit bondir Didier sur sa chaise. L’hôtesse s’approcha du cavalier ; sur la réponse qu’elle fit à ses questions, il sauta à terre, s’élança dans la cuisine et ouvrit brusquement la porte de la salle où se tenait notre gentilhomme. Celui-ci demeura îOé d’étonnement, comme à la vue d’une apparition. L’homme qui se présentait devant ses yeux, c’était Prosper, c’était Randoce, c’était Prosper Randoce, lequel, ayant aussitôt reconnu son Mécène, se précipita vers lui, les bras ouverts, en s’écriant à pleine tête :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle,
Et déjà son courroux semble s’être adouci
Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Qui l’eût dit, qu’un bouchon, aux gourmets si funeste,
Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste
Qu’après plus de trois mois que je l’avais perdu,
Dans un cabaret borgne il me serait rendu ?

Parlant ainsi, il tenait toujours ses bras ouverts : mais Didier ne bougeant non plus qu’une statue, il dut rengaîner ses accolades.

— Eh bien ! qu’avez-vous ? reprit-il. Pas un mot. pas un geste ! L’étonnement vous cause-t-il une paralysie de la langue et des bras ? Cette aventure est-elle donc si singulière ?… J’accours à toute bride pour vous voir : je descends à l’hôtel du Louvre ; je m’informe de vous : — Il vient de partir par Saint-May… Vite, un cheval ! J’enfourche la mazette, je pique des deux, et me voilà !… Dans mes bras, mon sauveur, dans mes bras !

Toujours muet, Didier le regardait d’un air sombre, le sourcil froncé. Prosper s’avisa enfin que son étonnement se compliquait peut-être d’indignation. Il recula d’un pas, et s’adossant à la muraille : — Morbleu ! expliquons-nous. Vous me regardez comme si vous alliez me manger. Vous m’en voulez donc bien ! De quoi ?… Eh oui ! j’ai une grosse faiblesse à me reprocher. Je l’ai payée cher, allez ! Carminette fait ses débuts. Succès fou, à tout rompre ! Le surlendemain, un quidam me l’avait soufflée. J’ai fait beau bruit, comme vous croire. L’ingrate ! ce qui m’afflige le plus c’est qu’on va me la gâter. Elle est perdue pour l’art : je lui avais donné du style, le sentiment de l’idéal : ils en feront une cabotine. Dans cette occurrence, mon cher, je me suis conduit comme un ancien Romain. On me députe un joli petit monsieur, la bouche en cœur, pour m’amadouer, pour me proposer des dommages-intérêts. Le courtier mignon, l’argent, j’ai tout jeté dans l’escalier ; je ne sais si les morceaux en furent bons… Ne vous laisserez-vous pas attendrir par ce récit fidèle de mes infortunes ? Pourquoi me faire de si gros veux ? Avez-vous regret à vos cinquante mille francs ? Je vous les rendrai, rubis sur l’ongle, n’ayez crainte ; mais un peu de patience ! La plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a.

Enfin Didier desserra les dents. — Ne pourriez-vous me dire du moins, demanda-t-il, dans quel tripot vous les avez perdus ? — Un tripot ! s’écria Prosper en roulant les yeux. Vous croyez donc que je les ai joués ! Je vous avais dit l’emploi que j’en comptais faire ; ce que j’avais dit, je l’ai fait. Vraiment vous pouvez croire…

— Je crois tout, interrompit sèchement Didier.

Il ne prévoyait pas l’effet qu’allait produire sa réplique ; il n’avait pas encore vu son frère dans ses fougues. Le spectacle fut intéressant. Prosper commença par balbutier quelques mots ; mais, la voix lui manquant, il pâlit comme si une arête lui fût demeurée dans le gosier, et se prit à trembler de tous ses membres. Et soudain, se retournant, il allongea dans la muraille deux formidables coups de poing qui ébranlèrent toute la maison, puis il fit un bond prodigieux, s’empara d’une chaise, la brisa en mille pièces ; après quoi, avisant sur le dressoir une pile d’assiettes, il la saisit de ses deux mains, l’éleva au-dessus de sa tête, la précipita sur le carreau, et se mit à piétiner avec fureur sur les débris. L’hôtesse accourut au bruit, suivie de l’hôte ; mais la vue de ce furieux qui, l’air hagard, l’œil en feu, se démenait, trépignait comme un possédé, les intimida, et ils n’osèrent l’approcher. Didier se leva, parvint non peine à lui saisir les deux poignets, à le contenir. — Laissez-moi, vociférait Prosper. Tout est fini entre nous. Je ne vous pardonnerai jamais votre injurieux et stupide soupçon. J’ai la quittance ; vous ne la verrez pas Et ouvrant son portefeuille : Tenez, la voilà ! Aurez-vous l’indiscrétion de regarder la signature ?

Didier, à qui cette scène était fort pénible, ne s’occupa que d’y mettre fin. Il déclara qu’il ne voulait pas voir la quittance, obligea Prosper de refermer son portefeuille, lui jura qu’il se fiait à sa parole. Il avait mal débuté ; il venait de porter un jugement téméraire ; cela le disposait à écarter ses autres soupçons. Qui s’est trop avancé se condamne à trop reculer. Cependant il lui en restait un qu’il aurait bien voulu éclaircir. Comment Prosper pouvait-il expliquer l’aventure du télégramme ? Didier était sur le point de l’inter roger à ce sujet ; mais il jugea plus prudent de remettre à une autre fois ses questions. Il était bon d’attendre que, se trouvant en rase campagne, Prosper n’eût plus d’assiettes sous la main. Il le força de s’asseoir, consola l’hôtesse en l’assurant qu’on lui paierait sa vaisselle, et lui commanda d’apporter un second couvert et l’omelette. Prosper se mit à table par complaisance ; mais, contre son ordinaire, il ne fit que grignoter négligemment, il était sombre, taciturne, regardait son frère d’un air de reproche, poussait de profonds soupirs.

Cependant, quand il eut sablé quelques verres d’un généreux vin du cru, son front s’éclaircit un peu, et il reprit par degrés son aplomb et sa belle humeur. — Vrai, vous m’étonnez ! dit-il enfin en se reculant de la table et se balançant. Je me flattais de vous connaître. Me voilà dérouté. Vous êtes un poète, vous êtes un philosophe : deux excellentes raisons pour tout comprendre, et tout à coup je découvre que vous avez dans l’esprit, comment dirai-je ?… des grosseurs bourgeoises ; car puis-je qualifier autrement les gros soupçons que vous aviez conçus, les grosses explications que vous aviez inventées de ma conduite ?

Et prévenant les questions de Didier : — Ce télégramme !… Eh ! mon Dieu, oui ! vous grillez d’envie de m’en parler. Cette affaire vous paraît louche, et je suis un homme à pendre. Dieu sait tous les beaux raisonnemens que vous avez faits là-dessus… Voulez-vous connaître la vérité vraie ? Dans l’après-midi, comme je me dirigeais vers la gare de Versailles pour retourner à Paris, l’idée me sembla plaisante de vous laisser souper en tête-à-tête avec Carminette Je prévoyais les conséquences, direz-vous. Eh oui ! mais ce n’est pas ce que vous croyez. Je me disais : Cet homme extraordinaire qui me prêche, qui me gourmande, qui me parle à cheval, je serais curieux de savoir comment il se tirerait de certaines épreuves. Si vous aviez succombé, j’aurais joui de votre confusion : cela m’aurait mis à l’aise. J’aurais eu le plaisir de rabattre votre orgueil de philosophe, de vous tenir dans ma manche ; j’avoue que j’eusse moins ’ le poids de ma dette, et qu’en l’acquittant je me serais donné l’air de vous faire un cadeau… Vous êtes un homme d’esprit : regardez-moi dans le blanc des yeux. N’y voyez-vous pas qu’il n’en eût été que cela ?… Quant à Carminette, je n’étais pas fâché de lui tâter le pouls. Elle me donnait depuis quelque temps des inquiétudes, que l’événement, hélas ! a trop justifiées. Vous connaissez la manie qu’ont les enfans de casser leur joujou pour savoir ce qu’il y a dedans : mais il n’entrait pas dans mon plan de vous surprendre. À quoi bon ? Carminette est fille à se vanter de tout : elle m’eût raconté le fait en éclatant de rire… On compte toujours sans son hôte. Comme je m’applaudissais de mon invention, conçue au sortir d’un bon repas, dans les douces fumées d’un joli petit vin d’Aï, voilà que tout à coup, les fumées se rabattant, le démon de la jalousie nie mord au cœur. Je pars comme un trait ; j’arrive la tête en feu, hors de moi, tremblant la fièvre… Ô spectacle enchanteur ! Carminette lisait les Ruines, et vous l’écoutiez de l’air doux et réfléchi d’un chamelier turc qui fait son kief parmi les débris de Palmyre… Vrai, je mourais d’envie de vous embrasser ; mais vos regards glacèrent ma tendresse et mon courage, et j’eus l’air d’un criminel, quand » j’étais à peine un coupable.

Et là-dessus, pour mettre Didier en garde contre les jugemens téméraires et pour le guérir de ses grosseurs bourgeoises, il lui exposa une théorie qui, dépouillée de tout artifice oratoire, revenait à peu près à ceci : que les poètes peuvent avoir, comme tout le monde, de vilaines pensées, que, personne n’étant parfait, ils ont quelquefois la manche un peu large, mais qu’ils sont incapables de suite et de profondeur dans le mal et qu’il ne faut jamais les soupçonner de noirceurs raisonnées, qu’en effet leurs préoccupations de métier se jettent le plus souvent à la traverse de leurs petites combinaisons, et qu’au moment où ils se disposent à faire quelque coup de filet, négligeant le gibier qu’ils guettaient, on les voit s’oublier à prendre de beaux vers à la pipée : les vrais poètes, disait-il, sont un composé bizarre d’indifférence et de passion ; ils ont de suprêmes nonchalances qui déconcertent leurs convoitises, tour à tour ils désirent tout et ils méprisent tout, et, selon le caprice de leur humeur, ils donneraient tous les trésors de Golconde pour une rime qu’ils cherchent et qui les fuit. Conclusion : les poètes ne peuvent jamais être que des demi-coquins, vérité qu’il illustra par une foule d’exemples tirés de l’histoire universelle.

Si ce ne sont les termes dont il se servit, ce fut à peu près le sens de sa démonstration, laquelle édifia médiocrement Didier, comme on peut croire. Et cependant il était bien aise de découvrir qu’il avait presque calomnié son frère ; il sentait que dans ce moment Prosper disait vrai. Sans doute il regrettait que la « vérité lui coûtât si peu à dire, ses excuses étaient lestes comme ses procédés, mais il n’y avait pas d’hypocrisie dans son fait, et l’hypocrisie était aux yeux de Didier le seul péché irrémissible. Si son frère, au lieu de casser des assiettes, s’était confondu en humilités et en protestations, il aurait rompu avec lui pour jamais. Il se contenta de lui répondre d’un ton glacial qu’il acceptait ses explications, qu’il ne le soupçonnerait plus de noirceurs raisonnées, que seulement il voulût bien lui permettre de se défier à l’avenir de la largeur de ses manches.

Puis il lui demanda quelle, importante affaire l’avait amené à Nyons. Prosper lui répondit qu’il s’en expliquerait plus tard, que tout à l’heure ils feraient route ensemble, qu’il se rendait comme lui à Saint-May. Les froideurs de Didier l’inquiétaient, il estimait qu’avant de battre le fer il est bon de le chauffer. Il jura qu’il aurait raison de ses rancunes et de son humeur bourrue, et pour le déraidir un peu il lui récita des vers qu’il avait composés sur la trahison de Carminette. Il se trouva que ces vers étaient peut-être les meilleurs qu’il eût jamais faits ; ils lui avaient été inspirés par un sentiment vrai, il y avait de la sincérité dans la forme comme dans le fond, une mélancolie douce s’y mêlait à une gaîté facile. Dès les premiers mots, Didier se sentit pris. — Ô le traître ! pensa-t-il. Il essaya de dissimuler son plaisir ; mais il adorait le talent et n’avait jamais pu résister à son imagination. Le nuage qui couvrait son front se dissipa. Prosper s’aperçut et s’applaudit de l’effet qu’il produisait, et il battit des mains en entendant son mentor s’écrier : — Faites-nous donc toujours des vers qui valent ceux-ci.

— Ce qui signifie, lui répondit-il, que je dois m’approvisionner de Carminettes pour le reste de mes jours. Le conseil est bon, j’en profiterai.

Et, s’étant levé, il ramassa deux tessons d’assiettes et répéta le dernier couplet de sa romance en s’accompagnant de ces castagnettes improvisées.

— À quelque chose malheur est bon ! s’écria-t-il en finissant. Ce proverbe l’ut inventé pour les poètes. Les calamités publiques et privées, les trahisons, les tremblemens de terre, les pestes et les massacres, tout profite à leur génie, et leur imagination prend son bien où elle le trouve. L’infidèle Carminette m’a inspiré des vers qui ont l’heur de vous plaire, et les assiettes que j’ai cassées me servent à faire de la musique. Tirons parti de tout, voilà la maxime des sages, et que tout finisse par des chansons !

Quand Didier eut réglé les comptes avec l’hôtesse, les deux frères montèrent à cheval et se remirent en chemin pour Saint-May. Le moment des explications était venu. Fièrement campé sur sa selle, droit comme un piquet, le nez au vent, cinglant l’air de sa badine, Prosper se mit en devoir de satisfaire la curiosité de Didier et de lui apprendre quel service il attendait de son obligeance. Il entama un long récit, coupé de fréquentes digressions. Didier l’écoutait de ses deux oreilles et méditait.

Après l’heureuse révolution qui s’était faite dans sa fortune, M. Lermine avait redressé la tête, pris le vent et suivi la première piste qui s’offrait à lui. Il brûlait de se relever de sa défaite, de son humiliation, de rentrer dans son rôle d’homme d’importance et de prouver à tout l’univers par des argumens sans réplique qu’il était revenu de mort à vie, Cependant il s’était un peu refroidi sur la sculpture, il lui gardait rancune ; voulant essayer d’autre chose, il s’avisa qu’il rendrait à la bonne cause des services plus effectifs en fondant une feuille hebdomadaire où toutes les productions de la littérature et des arts seraient appréciées et jugées au point de vue chrétien. Il n’y a plus de critique, disait-il, parce qu’il n’y a plus de principes, et le moyen d’avoir des principes, si l’on ne commence par avoir des dogmes ! Le Censeur catholique (c’est le titre qu’il se proposait de donner à son journal) devait servir de phare à la jeune littérature, la retirer de la voie de perdition, et propager cette grande vérité que pour la poésie comme pour l’art il n’est point de salut hors de l’église. S’il n’avait consulté que son zèle et la prodigieuse fécondité de sa plume, M. Lermine se serait chargé d’écrire lui seul son journal : il était de force à noircir une rame de papier en huit jours ; mais il craignait que son style, dont il faisait d’ailleurs le plus grand cas, ne parût suranné et quelque peu insipide aux lecteurs d’aujourd’hui, lesquels n’ont de goût que pour ce qui gratte le palais et happe fortement à la langue. Aussi désirait-il se procurer un secrétaire dont il aurait fait son rédacteur en chef, en lui commettant le soin de convertir ses élucubrations en tartines de haut goût.

Ce secrétaire devait être un de ces bons garçons qui, selon le mot du poète, « portent cuisine en poche et poivre concassé. » M. Lermine le dispensait d’avoir des idées, il en avait pour deux ; mais il exigeait qu’il eût beaucoup de modestie et beaucoup de talent, des vertus théologales et de l’esprit à faire peur, une foi très abondante en métaphores, une charité qui emportât la pièce, des soumissions infinies dans l’esprit et les nobles fiertés d’une plume libre et désinvolte. C’était beaucoup demander. Aussi M. Lermine avait-il juré que, si jamais il mettait la main sur ce sujet précieux, il récompenserait magnifiquement ses services ; on pouvait l’en croire, il n’avait jamais compté avec ses fantaisies, et l’argent lui fondait dans la main.

Prosper avait eu vent de ses projets. Il connaissait le bonhomme et tout le parti qu’on pouvait tirer de ses lubies. Malheureusement il était mal placé pour se recommander à ses bonnes grâces. Pendant deux ans, il avait exercé une sorte de lieutenance dans le coin de la reine ; il était l’un des suppôts de cette cabale détestée que M. Lermine appelait les amis de ma femme, et le bonhomme avait eu plus d’une fois à se plaindre de ses airs dégagés, de ses façons cavalières et de son ton persifleur ; mais les grands courages se signalent dans les grandes occasions. Prosper se présenta de but en blanc dans le cabinet de M. Lermine, essaya d’entrer en pourparlers ; il essuya des hauteurs, fut assez brusquement éconduit. — « Vous vous êtes trompé de porte, lui dit M. Lermine en rompant l’entretien, M me Lermine est sûrement dans son salon, » et rentrant sa tête dans ses épaules : — « Je suis de ces hommes qui ne comptent pour rien, qu’on n’aperçoit pas, qui n’existent pas. » Prosper se retira confus et mortifié ; mais il ne se laissa pas abattre par ce premier échec et résolut de poursuivre sa pointe. Il ne manquait pas de pénétration, savait trouver le joint des hommes et des choses. Il composa un prospectus du Censeur catholique, et lorsqu’il eut mis la dernière main à cette pièce d’éloquence, il la fit tenir à M. Lermine, qui eut la surprise et le plaisir d’y reconnaître ses propres idées, rendues dans un style vigoureux, imagé, chargé de couleurs et chamarré de broderies. C’était un chef-d’œuvre de cette dévotion truculente qu’on préfère aujourd’hui aux élévations de Bossuet et à tout le miel de Fénélon.

Deux ou trois jours après, Randoce reçut un billet ainsi conçu : à Monsieur, je suis la sincérité même, et je vous avouerai que je me sens partagé entre l’admiration que je ne puis refuser à votre talent et le peu de goût que m’inspire votre personne. Je réfléchirai et vous ferai connaître plus tard ma décision. »

Sur ces entrefaites, M. Lermine était parti pour Saint-May, et Prosper n’avait pas tardé à se mettre en route pour aller l’y relancer. Il croyait à son étoile, il aimait à brusquer la fortune, il avait juré d’emporter la place d’assaut ; mais l’assistance de Didier pouvait lui être fort utile pour triompher des ressentimens de M. Lermine. Didier était en haute considération auprès du bonhomme ; patronné par lui, Prosper tenait l’affaire faite. Aussi avaitil décidé de s’arrêter à Nyons pour réclamer ses bons offices et le supplier de l’accompagner à Saint-May. La fortune l’avait bien ser i ; Didier avait prévenu son désir, et Prosper avait eu l’heureuse chance de le rattraper en chemin. Tout lui présageait un prompt et facile succès ; il se promettait de désarmer les préventions de M. Lermine par les agrémens de son esprit et la rondeur de ses manières, il lui prouverait que Prosper Randoce était, somme toute, un bon diable. L’éloquence de Didier ferait le reste.

Didier avait écouté dans un profond silence ce récit et ces conclusions. Prosper attendait sa réponse ; mais il ne se pressait point de la donner. Il observait le paysage d’un air rêveur et caressait de sa cravache la crinière de son cheval. Son compagnon s’impatienta, et le regardant de travers : — Vraiment vous manquez d’enthousiasme ! lui dit-il. Je m’attendais que vous alliez me congratuler, m’encourager : Savez-vous vous que n’êtes pas conséquent ? Eh quoi ! vous désirez que je me range, que j’apprenne à vivre correctement… Ne voyez-vous pas que les nobles fonctions auxquelles j’aspire vont me guérir radicalement du baccarat et de toutes mes folles amours ? On a beau dire, l’habit fait le moine. Que j’entre une fois dans la peau d’un censeur catholique, et je prétends devenir en moins de huit jours un petit saint de bois… Mais parlez donc, mon cher. Faites-moi du moins la grâce d’articuler vos objections.

— Je ne vous cacherai pas que j’en ai beaucoup, répliqua Didier. Et d’abord ce vœu solennel que vous aviez fait de vous consacrer tout entier au grand art, je regrette que vous soyez si prompt à le rompre. Le Fils de Faust…

— N’y perdra rien, interrompit Randoce ; bien au contraire. Que diable ! un ouvrage de cette importance et qui doit révolutionner le théâtre ne peut s’écrire au courant de la plume, tout d’une haleine et dans un temps réglé. Un poète est-il un artisan qui travaille à la tâche ? L’inspiration ne se commande pas. L’esprit de Dieu souffle où il veut et quand il veut. La poésie a son heure du berger et nous devons attendre son bon plaisir ; mais en attendant il faut avoir quelque chose qui fasse aller la cuisine. Vous me direz : Venez vivre chez moi. Nenni, mon cher, je ne mettrai les pieds dans votre castel qu’après vous avoir payé ma dette, et c’est à quoi m’aidera le Censeur catholique. Je vous croyais un créancier commode et tout à fait gentil. La peste ! vous portez vos cinquante mille francs de créance dans vos yeux… D’ailleurs ne sommes-nous pas dans ce monde pour utiliser toutes nos aptitudes, tous nos talens ? Je voudrais en vain me le dissimuler, je chasse au poil et à la plume. Il y a dans votre serviteur un poète et un journaliste. Il faut que je fasse vivre tout mon monde ; à chacun sa place au soleil !

— Autre objection, reprit Didier ; j’en passe et des meilleures. Vous sentez-vous réellement une vocation décidée pour la polémique religieuse ? Je ne doute pas de votre zèle ; mais y a-t-il en vous l’étoffe d’un Nonotte ?

— Je me sens fait pour tous les beaux métiers, répondit-il ; j’ai toutes les nobles ambitions. Faire des mots contre l’église est le pont-aux-ânes, tout le monde s’en mêle ; mais en faire contre Voltaire, voilà qui vous met un homme en vue ! Je vois une place à prendre, je la prendrai.

— Elle est prise. Certain écrivain de ma connaissance…

— Eh oui ! il a du talent. Pourtant il ne faudrait pas le surfaire. Il entonne avec assez de bravoure sa chanson nette ; mais aux plus beaux endroits, crac, on n’entend plus que le nasillement d’un sacristain.

— Tout doux, s’il vous plaît ! Vous êtes bien sévère. Cet homme est un styliste ; il tient école de beau langage, et sa façon d’écrire…

— Est admirable sans contredit ; c’est la perfection du style glabre. Pas un seul poil follet ; ce style est lisse et uni comme le menton d’un jeune icoglan. Je me défie des écrivains glabres : ils n’ont pas la peine de se faire la barbe ; mais je crains qu’il ne leur manque ce qui fait l’homme… Eh ! l’ami, avant d’insulter les idées nouvelles, tâchez de prouver que vos mépris sont autre chose qu’une radicale impuissance d’aimer ! Narsit se promène d’un air superbe et dégagé dans le sérail d’Ispahan, ses sens sont tranquilles, les beautés qu’il entrevoit n’allument en lui aucun désir, la nature ou certaine cérémonie l’a mis à l’abri des tentations ; mais il enrage en secret de n’être pas tenté, et pour se consoler il injurie les sultanes… en prose glabre. Vous voyez, mon cher, qu’il est encore un emploi vacant, celui d’un homme qui parle de ce qu’il connaît et qui ne hait les sultanes que pour les avoir trop aimées.

— J’ai l’esprit très positif, reprit Didier. Pour faire un civet, il faut un lièvre. Pour faire un censeur catholique…

— Eh morbleu ! que savez-vous de mes doctrines ? interrompit Prosper en montant sur ses ergots.

— Rien, répondit Didier en souriant, et j’estime que c’est à peu près tout ce qu’on en peut savoir ; mais à considérer la vie que vous menez…

— Vous êtes un pédant, mon cher. On dira de vous comme du président Séguier : il rendait des arrêts et non pas des services… La vie que je mène ! À quelles vétilles vous amusez-vous ? Ce que je puis vous assurer, c’est que jamais, au grand jamais, l’idée ne me fût venue de faire lire à Carminette les Ruines de Volney. Je respectais trop la candeur de cette virginale créature… Parlons raison : ce n’est pas la morale, c’est le dogme qui fait le chrétien. La morale est quelque chose de très vague, de très confus et de très élastique. Où commence-t-elle ? où finit-elle ? et, comme dit M. Jourdain, qu’est-ce qu’elle chante, cette morale ? Connaissez-vous beaucoup de gens qui donnent tout leur bien aux pauvres, qui, souffletés sur la joue droits, présentent obligeamment la joue gauche ? Voilà proprement la morale chrétienne. Dès qu’on rabat de cette perfection, libre à chacun de se servir à son goût et de mesurer la dose sur son tempérament… Mais le dogme est une autre affaire. C’est à prendre ou à laisser. Croyez-vous ? ne croyez-vous pas ? Or apprenez, monsieur le mécréant, que le dogme a toujours été mon fort. Je ne me pique pas d’être grand théologien, je me contente de la fui du charbonnier. Si jusqu’aujourd’hui je vous ai tenu le cas secret, c’est que sans doute j’avais mes raisons.

Et là-dessus il expliqua complaisamment à Didier qu’il était né de parens très pieux, que son père, quand il vivait, n’avait jamais manqué de l’aire ses pâques. Didier ignorait ce détail de la vie de Pochon. Élevé par ce coureur d’offices, Prosper avait joint pendant longtemps les pratiques à la foi. Il convenait que plus tard, emporté par le tourbillon du monde et par l’ardeur de ses curiosités, il avait donné dans les hérésies du jour ; mais il n’y avait pas trouvé son compte, et toutes les fois qu’il rentrait en lui-même, il y découvrait un vieux fonds de croyances très vivaces, qui poussaient chaque année dans son cœur de nouveaux rejets. Il ne savait qu’y faire, il avait l’imagination catholique ; le son des cloches lui causait d’étranges frissons ; la vue d’une soutane le faisait rêver. La sagesse, disait-il, ne peut expliquer toutes les absurdités apparentes des choses, et il est bon qu’il y ait ici-bas des robes noires pour rappeler aux hommes que leur vie est enveloppée dans le sein d’un éternel mystère comme le fœtus dans les eaux de l’amnios.

Puis, se dressant sur ses étriers : — Au surplus, s’écria-t-il d’une voix tonnante, n’est-il pas d’une âme noble d’épouser le parti du faible contre les puissances du jour ? Peuples et rois, tout l’univers se ligue contre un pauvre vieillard qui, fort de son infirmité, inquiète l’insolence de ses vainqueurs par l’immobilité de son infortune, et leur montre ce que peut une faiblesse qui se tient debout en se couronnant de ses défaites. Voltaire et le dieu Pan triomphent ; l’église est persécutée, demain peut-être elle rentrera dans les catacombes. À qui porte dans sa poitrine le cœur d’un chevalier, il est doux de revêtir les couleurs de cette auguste victime et de rompre une lance pour elle. Je foulerai le basilic, je mettrai le pied sur le dragon…

— Le malheureux me récite son prospectus ! pensait Didier, dont les nerfs étaient fortement agacés par cette vibrante éloquence. L’œil fixé sur ce preux chevalier de l’église, il songeait à ces malandrins dévotieux qui, tout en guettant leur proie, font faire l’oraison jaculatoire à leur escopette : Seigneur, accordez-moi de viser juste !

À peu de distance au-delà de Sahune s’ouvre un tortueux défilé long de près de dix kilomètres. Dans cet étroit boyau creusé par l’Aygues, il n’y a place que pour la rivière et pour la route ; encore la route a-t-elle été le plus souvent taillée dans le roc. À droite et à gauche se dressent deux murailles de rochers dont les puissantes assises, qui semblent avoir été tirées au cordeau, simulent par endroits des entablemens, des architraves, des créneaux et des corniches ; çà et là ces bancs superposés sont interrompus par de larges crevasses où l’on voit se précipiter une véritable cascade de végétation. Térébinthes, arbousiers, halliers et buissons, arbustes et arbrisseaux, toute cette verdure semble faire effort pour résister à la pente qui l’entraîne ; elle s’accroche où elle peut pour ne pas tomber et demeure comme suspendue au-dessus des eaux transparentes de l’Aygues. Tout en haut de ces brèches, on aperçoit de la route des têtes rondes d’oliviers qui se chauffent paresseusement au soleil, tandis que la gorge est dans l’ombre et n’entrevoit qu’un mince pan de ciel à travers l’embrasure de ses remparts. Encaissée de toutes parts, la rivière mène grand bruit, et cette musique assourdissante vint fort à propos pour dispenser Didier de prêter plus longtemps l’oreille aux déclamations de son frère. Celui-ci pérorait sans débrider ; se souciant peu qu’on l’écoutât, il se parlait à lui-même, s’appliquait à se convaincre, ou plutôt, comme le pensait Didier, Randoce travaillait à persuader Prosper, et sa turbulente éloquence échauffait par degrés cet obligeant auditeur, qui ne demandait qu’à se laisser faire. Il y avait gros à parier qu’avant même d’arriver à Saint-May, Prosper serait prêt à donner sa tête pour la bonne cause.

Didier ralentit la marche de son bidet et laissa son frère prendre un peu d’avance. À l’un des tournans de la route, il le perdit de vue et il eut quelque velléité de tourner bride. Si sa monture eût été plus alerte à la course, peut-être eût-il cédé à la tentation ; mais Prosper était mieux monté que lui. Au moment où il calculait les chances de son évasion, il entendit son frère l’appeler, et, se résignant à son sort, il doubla le pas pour le rejoindre.

— Vous avez entendu la cause, lui cria Prosper. Je compte sur vous.

— Mon cher ami, lui répliqua sèchement Didier, vous voulez à toute force faire de moi votre répondant. Ayez l’obligeance de me dire de quoi vous prétendez que je réponde. De votre talent ? M. Lermine est à même d’en juger ; il a lu votre prospectus. De la sincérité de vos convictions ? C’est une affaire à débrouiller entre votre conscience et vous. De vos vertus ?…

— Vous battez la campagne, interrompit Prosper impatienté. M. Lermine ne vous interrogera ni sur mes talens, ni sur mes convictions. Il vous demandera seulement si je suis un homme commode à vivre, d’un commerce sûr, exact à remplir ses engagemens…

— Et faudra-t-il que, pour l’édifier, je lui fasse le détail de mes petites expériences personnelles ?

Prosper fut piqué ; faute d’assiettes à casser, il sangla un vigoureux coup de cravache à son bucéphale, qui se cabra et faillit le démonter. Quand il l’eut mis à la raison : — Un mot encore et j’ai fini, reprit-il. Avant de me refuser le petit service que je réclame de vous, veuillez songer aux conséquences. Je suis dans une bonne veine, je ne demande qu’à bien faire ; mais nécessité l’ingénieuse, a-t-on dit, inventa tous les arts. Il est de beaux métiers, il en est de méchans. Si par votre faute je devais renoncer à gagner honorablement mon pain, ma foi ! je me tirerais d’affaire comme je pourrais, car je suis décidé à vivre, je vous en avertis. C’est à quoi je vous prie de réfléchir.

Didier ne répondit pas, et les deux frères cheminèrent quelque temps en silence. Il y avait comme une rupture dans l’air ; un mot de plus, et c’en était fait. Ils pressentaient la crise l’un et l’autre, et, se livrant à leurs réflexions, ils n’avaient garde de desserrer les dents.

Bientôt ils atteignirent un endroit où le chemin était en réparation. Une douzaine d’ouvriers, Piémontais la plupart, s’occupaient à déblayer les débris d’un éboulement. Un tombereau dételé et chargé de gravats avait été placé en travers de la route et obstruait tout l’espace libre que laissaient entre eux deux gros tas de cailloux. S’adressant au charretier, qui, assis sur un des brancards, fumait sa pipe sans se déranger, Didier le pria poliment de lui ouvrir le passage. Le Piémontais, qui était un brutal, fit la sourde oreille. Didier n’était pas en humeur de rire ; il réitéra sa demande d’un ton vif. Le charretier prit la mouche ; ayant posé sa pipe, il ramassa son fouet, dont il leva le manche sur la tête de Didier. Celui-ci étendit le bras pour s’emparer du fouet, mais déjà Randoce s’était élancé à terre ; il fondit sur l’agresseur, qu’il saisit à la gorge, et, profitant de la surprise que lui causait cette brusque attaque, il le précipita au bas du talus, où le butor roula sans se faire de mal. Pensant qu’il reviendrait à la charge, Prosper l’attendit de pied ferme ; le charretier ne demanda pas son reste ; les pieds dans l’eau, il se contenta de vociférer et d’exhorter ses camarades à épouser sa querelle. Cette petite aventure avait rendu à Prosper toute sa belle humeur : les cheveux au vent, les poings serrés, il fit face aux manœuvres et leur cria d’une voix éclatante qui fit retentir tous les échos du défilé :

Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillans.

Les terrassiers, qui se sentaient dans leur tort, n’eurent garde d’accepter son défi ; les uns se mirent à rire, les autres tirèrent la charrette de côté. Prosper s’élança d’un bond sur son cheval, et nos deux cavaliers se remirent en chemin.

Il suffit souvent de bien peu de chose pour changer le cours de ce que Descartes appelait nos esprits animaux. Didier, qui tout à l’heure jugeait son frère avec une extrême sévérité, sentit soudain son irritation se calmer et faire place à des sentimens plus modérés. Il ne disait pas comme don Fernand : « Les Maures, en fuyant, ont emporté son crime ; » mais il était charmé du petit acte de vigueur que venait d’accomplir Prosper. Dans le moment où celui-ci, faisant face aux manœuvres, leur avait lancé son défi tragi-comique, Didier avait été frappé de sa beauté. Il était trop artiste dans l’âme pour que les apparences et les accessoires n’eussent pas beaucoup de prise sur son jugement. Bref, il inclinait à voir son demi-frère sous un jour moins défavorable, et, revenant sur ses premières impressions, il se dit qu’après tout c’est à Dieu de sonder les cœurs et les reins, et qu’il n’était pas impossible que, sans être un chrétien bien fervent, Prosper eût gardé des habitudes de son enfance une disposition prochaine à croire. Il se dit aussi que le commerce d’un homme aussi honorable que M. Lermine ne pourrait que profiter à Randoce, qu’en entretenant des relations suivies avec le bonhomme il apprendrait peut-être à se contraindre, à se respecter. ]N’avait-on pas vu plus d’une fois des démarches intéressées devenir une occasion de salut pour les pêcheurs ? Le tentateur se prend souvent dans ses propres pièges, et, si l’enfer est pavé de bonnes intentions, Dieu sait tirer parti des mauvaises. En d’autres termes, le métier fait l’homme, et quand il rapporte, à moins d’avoir le cœur bien ingrat, au bout de deux ans de pratique on est de bonne foi. Tout philosophe qu’il était, Didier estimait qu’un Prosper dévot vaudrait mieux qu’un Prosper exploiteur de Carminettes.

Une autre considération le frappa aussi, et il s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt. M. de Peyrols avait étémn catholique à gros grain ; mais, bien qu’il n’allât guère à confesse, il s’était toujours montré respectueux pour le clergé, bienveillant pour les œuvres pies, et ce n’était pas de lui que Didier tenait son scepticisme religieux. Il se représenta que, si son père revenait au monde, il verrait sans déplaisir son fils naturel employer son esprit à la défense de l’église, et qu’il le pousserait volontiers dans cette voie.

Tous ces raisonnemens, bons ou mauvais, furent cause qu’il regretta d’avoir refusé un peu brutalement à Prosper d’intercéder en sa faveur. Je ne sais si ce dernier s’aperçut de ce revirement favorable à ses intérêts ; mais il eut le bon esprit de ne point rouvrir la discussion. Il se mit à causer littérature avec un heureux abandon, et redevint tout à coup le Prosper des bons jours ou, pour mieux dire, des bonnes heures. La conversation s’anima. Insensiblement Didier mit toutes voiles dehors. Les deux frères étaient à peu près assurés de s’entendre sur certains sujets ; si leurs goûts n’étaient pas les mêmes, ils avaient du moins de communes répugnances : tous les deux ils professaient la sainte horreur du convenu.

Enfin ils arrivèrent en vue d’une petite combe qui débouche sur la rive droite de l’Aygues. Le village de Saint-May occupe l’entrée de cette gorge ; il est perché sur une butte flanquée de courtines et de bastions naturels, précédée d’un rocher arrondi qui s’élève majestueusement en forme de tour, et dont la rivière baigne le pied. Rien de plus romantique que ce colossal donjon et que ce village environné de précipices. C’est un site digne de l’Arioste ; quelque château d’Alcine a dû s’élever jadis sur cet emplacement, et l’on ne serait pas surpris de voir apparaître au bas du sentier en limaçon qui rampe autour du rocher un écuyer bardé de fer, lequel, sonnant de la trompe, s’en viendrait proposer aux passans quelque hasardeuse prouesse ou la délivrance d’une princesse enchantée. Un pont de pierre fait communiquer la route de Nyons avec le sentier qui monte au village. Près de ce pont se trouve une hôtellerie qui n’a point l’air d’un palais, et en face de l’auberge, de l’autre côté du chemin, une fontaine ornée de cette inscription : Siste, bibe, vale et redi.

— Mon cher, je crois que vous voilà au gîte, dit Prosper en apercevant les premières maisons de Saint-May. Quant à moi, comme je me ferais une conscience de m’imposer à personne et de gêner votre liberté, mon intention est de pousser jusqu’à Rémuzat. C’est là qu’un muletier doit m’apporter ce soir mon bagage et venir prendre ce cheval pour le remmener à Nyons. Agissez comme vous l’entendrez ; vous êtes meilleur juge que moi de la situation. Si M. Lermine vous paraît bien disposé à mon endroit, veuillez m’en aviser dès demain ; sinon je retournerai à Paris par le plus court.

Au moment ae leur arrivée, M. Lermine était devant la porte de l’auberge, causant avec quelqu’un. Quand il vit paraître Didier, il leva les bras au ciel et s’écria : Ad nos, ad salutarem undam ! mais en reconnaissant son acolyte il fronça le sourcil. Prosper se hâta de faire un signe d’adieu à son frère, salua profondément M. Lermine, et, piquant des deux, s’éloigna au galop dans la direction de Rémuzat.

XVIII.

M. Lermine commença par conduire son hôte dans la chambre qu’il lui avait fait préparer. Ils se retrouvèrent au bout de quelques instans près de la fontaine, et il fallut que Didier goûtât de l’eau merveilleuse. Il ne se fit pas prier pour la trouver excellente, et ce ne fut que justice, car cette eau n’a pas sa pareille pour la légèreté et la saveur, sans compter qu’elle fleure la violette comme la fameuse fontaine de Trevi.

Ils allèrent ensuite se promener jusqu’au village, et chemin fai sant M. Lermine mit Didier au courant de toutes ses petites affaires. Il était de ces hommes qui aiment à se raconter, plaisir dont il était sevré depuis quelque temps. Il lui parla de sa santé, de ses projets, de ses espérances, avec l’effusion d’un homme qui a pensé se noyer et qu’un miracle ramène à fleur d’eau. Il reconnaissait dans tout ce qui lui arrivait le doigt de la Providence ; il se promettait de ne pas demeurer en reste avec elle ; en fondant son journal, il entendait lui payer le principal et les arrérages. Son intarissable babil fatiguait un peu Didier, mais il n’en marqua rien. Le contentement du bonhomme était si naïf et son amour-propre si bienveillant pour autrui, que c’eût été conscience de le désabuser. Didier, qui ne se faisait point d’illusions sur son propre compte, était fort tolérant pour les illusions des autres ; ce qui était sincère trouvait grâce devant son ironie.

En rentrant, ils se mirent à table. L’hôtesse leur fit bonne chère. M. Lermine l’ayant prévenue longtemps à l’avance de son arrivée, elle s’était pourvue d’un cordon bleu, sûre d’être libéralement remboursée de tous ses frais. Vers la fin du repas, M. Lermine, qui avait affecté jusqu’alors de ne point parler de Randoce, entra brusquement en matière.

— Je vous avais écrit, dit-il à Didier sans exorde, que je désirais vous demander certains renseignemens. Selon toute apparence, vous êtes membre de l’académie silencieuse d’Amadan, et, comme le docteur Zeb, vous aimez à répondre sans ouvrir la bouche. Pour vous dispenser de toute explication, vous êtes arrivé ici de compagnie avec M. Randoce. C’était me dire très clairement : Ayez confiance, je réponds de lui comme de moi.

— Ah ! permettez, fit Didier. M. Randoce m’a rejoint en chemin…

— Bah ! pas de défaites ! interrompit M. Lermine en souriant. Ne vous en défendez pas, vous voulez du bien à ce jeune homme. Je vous avouerai que j’avais de fortes préventions contre lui ; je le soupçonnais d’être avantageux, libre de propos et de manières, peu scrupuleux, peu sur d’une moralité glissante, sujet cà manger dans la main, l’un de ces hommes qui en prennent long comme le bras quand on leur donne le bout du doigt, et qui en toute chose confondent l’abus avec l’usage. Voilà l’idée que je me faisais de lui. Évidemment je m’étais trompé. Je me flatte de vous connaître ; un vrai gentilhomme tel que vous doit être difficile en amitié, sévère dans ses choix, d’où je conclus que M. Randoce a des travers, mais que le fond est excellent. Autrement l’auriez-vous admis dans votre intimité ?

On peu embarrassé, Didier se contenta de s’incliner en signe d’assentiment.

— Il est bien entendu, poursuivit M. Lermine, que je ne vous demande pas de me garantir la sincérité de ses convictions ; c’est une affaire à discuter entre lui et moi. Sur ces questions, un mécréant comme vous n’a pas voix au chapitre ; mais je suis enchanté que vous me répondiez de son caractère. Ce garçon possède un talent hors ligne que je serais bien aise d’employer pour la bonne cause. Si jamais nous entrons en affaire, il n’aura pas, je vous jure, à se plaindre de moi… Tenez, écoutez ceci…

Et à ces mots il tira de sa poche un manuscrit, qu’il se mit en devoir de lire à haute voix. C’était le fameux prospectus dont Didier connaissait déjà plus d’un passage. M. Lermine déclama cette pièce d’éloquence d’une voix grave et lente, soulignant presque chaque mot, faisant ronfler les chutes de phrases, s’interrompant par des : eh bien ! que vous en semble ? On eût dit à son air ravi an gourmet, qui déguste un vin de bon cru. Quand il eut fini : — Mais à propos, dit-il, où donc s’en est allé votre protégé ?

M. Randoce était incertain de l’accueil que vous lui feriez, il a jugé convenable d’aller attendre votre décision à Rémuzat.

— Voilà un trait de modestie qui me paraît de bon augure. C’est un vrai trésor qu’un sage ami. Convenez que c’est vous qui lui avez donné ce conseil.

— Je vous répète, reprit Didier, que ce matin j’étais parti seul de Nyons, mais qu’à Sahune…

M. Lermine l’interrompit encore. Le menaçant du doigt : — Ah ! monsieur le philosophe, je vous surprends en flagrant délit de restriction mentale ! — Et il ajouta : — C’est égal, il est assez plaisant que le directeur d’un journal catholique reçoive son rédacteur en chef de la main d’un hérétique… Bah ! chrétiens ou non, tous les honnêtes gens sont de la même confrérie.

Le lendemain matin, à la demande de M. Lermine, Didier dépêcha une estafette à son frère. Si satisfait que fût Prosper des nouvelles qu’il recevait, il sut modérer ses empressemens et ne se rendit à Saint-May que dans l’après-midi. Le trio fit une longue promenade dans la montagne. Le bonhomme avait ses jours de malice, il voulut que Prosper achetât M. Lermine ; il affecta de le traiter cavalièrement, de lui tenir la dragée haute, ne lui parlant de rien, faisant peu d’attention à sa personne, si ce n’est que de temps à autre il lui décochait une épigramme. Prosper était trop lin pour ne pas s’apercevoir qu’on le mettait à l’épreuve ; il prit tout en bonne part, se tint modestement à sa place, sans impatience comme sans bassesse. Au retour, M. Lermine voulut le retenir à dîner ; Prosper trouva un prétexte honnête pour refuser. Quand il fut parti, M. Lermine dit à Didier : — Je commence à croire que vous avez raison ; je jugeais mal ce jeune homme. Il ne manque ni de réserve ni de savoir-vivre. On travaillait à le gâter. Avec l’aide de Dieu, nous en ferons quelque chose.

Le jour suivant, toutes les glaces fondirent ; ce fut une débâcle. M. Lermine conduisit Prosper dans sa chambre, où ils restèrent enfermés pendant trois heures. Ils sortirent de cette conférence très enchantés l’un de l’autre, chacun disant : « J’ai trouvé mon homme. » On fit encore une promenade, et cette fois ce fut Prosper qui tint le dé de la conversation. Il eût volontiers tiré au plastron sur Didier pour se faire la main ; celui-ci refusa le combat, non qu’il craignît la discussion, mais il lui répugnait de ferrailler contre la batte d’Arlequin. Comme Prosper démontrait par d’invincibles argumens que le secret de l’art c’est la foi, il se contenta de lui répondre : — Vous voulez dire la bonne foi. — Et dans un moment où ils se trouvaient en tête-à-tête : — Vous avez un don précieux, lui dit-il, celui de vous croire sur parole.

— Croire ! lui répliqua Prosper. Rien n’est plus aisé. Pendant quinze jours, soir et matin, affirmez sous serment, parlant à votre barrette, que Mahomet a tenu la lune dans sa manche, — le quinzième jour vous en serez aussi convaincu que le grand-mufti.

— À supposer, reprit Didier, que j’aie quelque chose à gagner avec Mahomet.

— Toujours pédant ! répondit-il en faisant une pirouette.

Du reste il faut bien lui rendre cette justice, qu’il ne se comportait point en pied-plat ; on ne lui pouvait reprocher de faire bassement sa cour. Point de courbettes, point de flatteries, point de ces manéges de grossière invention auxquels recourent les génies subalternes. Toute son habileté consistait à deviner M. Lermine à demi-mot ; il pénétrait tous ses sentimens, entrait avec une rapidité merveilleuse dans toutes ses idées, et les exprimait avec une verve, une éloquence emphatique, qui ravissaient le bonhomme, lequel, transporté d’aise, lui donnait par intervalles de petites tapes sur l’épaule, ou, se tournant vers Didier, semblait lui dire : Parez-moi donc cette botte !

Au bout de trois jours, le pigeon était entièrement domestiqué et ne demandait qu’à se laisser plumer. C’était un véritable ensorcellement, et Prosper avait la partie belle. M. Lermine s’applaudissait d’avoir découvert dans l’un de ses ennemis jurés l’instrument providentiel de ses desseins ; ce sont là de ces petites surprises que Dieu ménage à ses élus, son aventure avait un air de miracle. Aussi se livrait-il avec un plein abandon au charme qui le fascinait, et ses préventions avaient fait place à un engouement dont s’inquiéta Didier. Il se fit un devoir de donner quelques avis au bonhomme, lui représenta que Prosper était jeune, avait la tête chaude, les passions vives, que dans son propre intérêt il importait de ne pas lui lâcher la bride. Il en eût dit davantage, si M. Lermine ne l’avait interrompu. — Halte-là ! mon cher Peyrols, fit-il. Vos façons d’agir sont plaisantes. Vous commencez par vendre chat en poche, après quoi vous criez gare. Je vois que vous voudriez vous mettre à couvert de tout reproche. Sachez que, si jamais j’ai à me plaindre de votre protégé, c’est à vous que je m’en prendrai : sans votre puissante recommandation, il n’eût pas triomphé de mes défiances ; mais n’ayez crainte, plus je l’étudié, plus je suis édifié de ses sentimens. Je lui expliquai l’autre jour les devoirs d’un journaliste chrétien, et je vis qu’il avait réfléchi sur ces matières. — Eh oui ! me disait-il, nous sommes au service du bon pasteur, et nous l’aidons à paître ses brebis.

Ces mots de pasteur et de brebis firent faire la grimace à Didier ; il se défiait des saintes bucoliques de Prosper. Il se souvint de cet évêque grec très pieux, lequel dans sa jeunesse avait été voleur de moutons, et qui appelait cet heureux temps « sa vie pastorale. »

Un matin il prit son frère à part, essaya d’avoir avec lui un entretien sérieux. — M. Lermine m’a déclaré, lui dit-il, que, si jamais vous lui donniez quelque sujet de plainte, il s’en prendrait à votre serviteur. Vous prétendez avoir quelque amitié pour moi, et vous savez que j’ai beaucoup à vous pardonner. Tâchez que dans cette occasion-ci du moins je n’aie pas à me repentir de ma complaisance.

— Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, repartit Prosper. Quel sujet de plainte voulez-vous que je donne à ce digne homme ? Lui et moi, nous sommes faits pour nous entendre ; il a l’humeur très donnante, j’ai l’humeur assez recevante ; cela s’arrange à merveille, et vous voyez que nous avons été mis au monde pour faire notre bonheur réciproque. Je lui fournirai d’excellente copie, et je la lui ferai payer le plus cher possible. C’est le fond du commerce, et vendre cher est très licite, pourvu que la marchandise ne soit pas avariée et que le marchand fasse bon poids.

— À la bonne heure ! Vous me parlez un langage que je comprends ; j’aime mieux cela que les pastorales dont vous le régalez.

— Quand donc vous déferez-vous de votre pédanterie ? lui répliqua Prosper en haussant les épaules.

À la fin de la semaine, quelques instances qu’on fît pour le retenir, Didier résolut de regagner ses pénates. Bien qu’il eût quelque amitié pour M. Lermine, il était excédé de ses éternels alléluias, de sa fontaine, de son journal, de ses visions cornues et de ses sourires mystiques. Aussi bien M. Lermine avait de très longs tête-à tête avec Prosper, et Didier s’ennuyait de garder le mulet. Si pittoresque que soit le site de Saint-May, l’étroitesse de cette gorge étranglée entre deux parois de rochers lui donnait la mélancolie ; il se sentait comme à fond de cale ; l’air et le jour lui manquaient ; il lui tardait de revoir les collines basses, les horizons larges de la vallée de Nyons. S’étant procuré un cheval, il prit congé de M. Lermine, qui le remercia chaudement de sa visite et lui promit qu’aussitôt sa cure terminée il irait passer un ou deux jours au Guard.

XIX.

Il paraît que Sahune est un lieu prédestiné aux rencontres. Comme la première fois, Didier y arriva sur le coup de midi. Étouffant de chaleur, il fit une halte dans ce même cabaret où huit jours auparavant Prosper lui était apparu. L’hôtesse le reçut froidement, et sa première question fut pour s’informer si le casseur d’assiettes venait à sa suite. Il la rassura en priant qu’on se hâtât de le servir.

La nappe était mise quand une chaise de poste qui arrivait grand train s’arrêta devant l’auberge. Une femme en descendit, accompagnée d’une camériste. Elle ouvrit la porte de la salle à manger, mais en apercevant Didier elle fit un geste de surprise et se retira précipitamment. Bien qu’elle fût voilée et qu’elle n’eût fait que paraître et disparaître, Didier avait reconnu Mme Lermine. Cette seconde rencontre l’étonna plus encore que la première. La reine à Sahune ! Il se souvint que quelques jours avant M. Lermine, lui montrant un pli cacheté, lui avait dit avec un sourire moitié malin, moitié béat : « Voici une missive qui est une vengeance. » Toujours incurieux des affaires d’autrui, Didier avait laissé tomber ce propos sans en demander l’éclaircissement. Il y avait toute probabilité que cette vengeance et ce pli étaient à l’adresse de Mme Lermine. Le bonhomme n’avait pu se tenir de lui annoncer triomphalement que l’ancien coryphée du coin de la reine venait de passer dans son camp avec armes et bagages et de lui prouver par cet argument sans réplique l’irrésistible ascendant de son étoile renaissante. Didier raisonnait juste, mais ses explications n’expliquaient rien. Qu’en recevant cette mortifiante nouvelle Mme Lermine eût éprouvé quelque dépit, cela se comprenait de soi ; mais quitter Paris sur l’heure, venir apporter soi-même sa réponse à Saint-M.i . un simple dépit ne produit pas d’ordinaire de si violens effets. — À moins de soupçonner, se disait Didier, que la Reine s’est résolue à venir humblement implorer la paix et noyer ses dernières rancunes dans les eaux limpides de la miraculeuse fontaine.

Las de chercher le mot de l’énigme, il s’était mis à déjeuner, quand l’hôiesse lui annonça que l’étrangère qui venait d’arriver demandait à lui parler. Il se leva et trouva dans la cuisine la camériste, qui le pria de la suivre.

— Madame est souffrante, lui dit-elle ; ce voyage si précipité l’a fatiguée. J’espère que ce ne sera rien. Madame ne veut jamais écouter m’Ils ; elle n’est plus d’âge à faire des folies. Tout en bavardant, elle le conduisit en haut d’un escalier de bois, et, frappant trois coups à une petite porte en niche, elle lui fit signe d’entrer et se retira.

Didier trouva Mme Lermine assise dans un fauteuil dépenaillé, près d’une fenêti e. Elle était très pâle, et ses traits amaigris et défaits annonçaient moins la fatigue que les ravages d’un violent chagrin. Elle ne laissait pas d’avoir grand air dans son accablement. En voyant entrer Didier, elle releva la tête et lui montra du doigt une chaise. Il s’assit et garda le silence, attendant qu’elle l’interrogeât. Elle parut chercher péniblement les premiers mots d’une phrase qui ne venait pas, puis, détournant les yeux, elle regarda une estampe enluminée qui décorait la muraille. Ne sachant que penser ni que dire, Didier lui adressa quelques questions banal es, répondit a peine. Enfin elle fit un effort sur elle-même et lui demanda s’il arrivait de Saint-May, s’il avait vu M. Lermine. Il n’avait pas » réponse que, portant brusquement son van : -a figure, elle fondit en larmes ; tout son corps fut l’un tremblement convulsif, une crise de nerfs se déclara.

Didier, aussi inquiet que surpris, s’élança dans le corridor, appela la camériste, qui accourut au secours de sa maîtresse. Pendant elle lui prodiguait ses soins en personne qui avait la pratique de ces sortes d’accidens, Didier redescendit a la cuisine, où il tint pied à boule, pensant avec raison que, la crise passée, Mme Lermine le ferait rappeler. Il n’avait pas encore de soupçons, mais il avait cette anxiété vague qui les précède. C’est ainsi qu’un voyageur, avant que l’orage éclate, le sent déjà peser sur lui et tient ses regards attachés sur le point de l’horizon qu’embrasera tout à l’heure un premier éclair.

Au bout de vingt minutes, la camériste reparut, et, lui faisant force excuses, le pria de remonter auprès de Mme Lermine, qui l’attendait. — De grâce, monsieur, lui dit-elle, engagez madame à ne pas pousser jusqu’à Saint-May, ce voyage ne peut lui faire que du mal.

Didier retrouva Mme Lermine à la même place et dans la même attitude. À peine eut-il fermé la porte qu’elle lui cria : Vous voyez, monsieur, l’état où je suis. Puisque vous savez tout, dispensez d’explications inutiles nt au-dessus de mes forces.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, reprit Didier en s’approchant d’elle.

Elle lui répondit d’un ton de méprisante amertume : — Oh ! monsieur, vos mérites me sont connus. L’homme dont j’ai juré de ne plus prononcer le nom m’a déclaré que vous étiez le phénix des amis, le confident de toutes ses pensées, son conseil. Vous avez cherché à lui inspirer des goûts solides, vous lui avez appris qu’il est dangereux de fonder sa fortune sur la chimère d’une affection de femme, que les affaires sont plus sûres… et je suis bien trompée, ou c’est grâce à vos libéralités que ce galant homme est parvenu à faire ce qu’il appelle une retraite honorable.

Pendant qu’elle parlait, Didier ressentit dans tout son corps une commotion douloureuse : — Ô le malheureux ! dit-il à mi-voix ; puis avec un accent de loyauté où se révélait le gentilhomme : — Je sais tout, madame, s’écria-t-il, parce vous m’avez tout dit ; mais je vous jure qu’hier encore…

« Elle l’interrompit d’un geste impérieux : — Et que nous importe, à vous et à moi ?.. Attacheriez-vous par hasard quelque prix à mon estime ?

Et comme il revenait à la charge et protestait avec chaleur de son ignorance et de sa bonne foi : — Vous nous faites perdre un temps précieux, reprit-elle. Suis-je en état de vous entendre ? J’ai une prière, une seule à vous adresser. Daignerez-vous m’écouter ?

Il s’inclina. — Une femme, continua-t-elle, de mon caractère et de mon âge (car on a pris soin de m’apprendre mon âge) peut supporter bien des choses. Elle peut se consoler d’une infidélité, se résigner à une trahison… Je ne suis pas bien exigeante ; je consens à vivre après avoir placé mon cœur en si bas lieu que je n’y puis songer sans rougir… Mes souvenirs, mes misères, j’accepte tout ; mais enfin, il est des efforts impossibles, il est des insultes qu’on ne dévore pas… Quoi ! je serais exposée à revoir cet homme chez moi, à rencontrer ses regards ! Persuadez-lui, monsieur, persuadez à cet homme d’honneur que j’ai le droit de tenir ma honte à distance. Qu’il s’éloigne ! qu’il me fasse la grâce de ne plus exister pour moi ! Il a tant de ressources dans l’esprit… Ne peut-il inventer quelque autre gagne-pain que d’exploiter le mari après avoir rançonné la femme ?… Je serai ce soir à Saint-May. Je ne sais ce que j’y ferai, ce que j’y dirai. Voulez-vous nous épargner à tous une scène affreuse ?… Regardez-moi bien, monsieur : ne sentez-vous pas que je suis capable de tout ?

Elle disait vrai. Didier ne s’apercevait que trop qu’elle ne se commandait plus, qu’elle avait la tête perdue. Il s’empressa de lui dire qu’il attendait ses ordres, qu’il se mettait entièrement à sa disposition.

Elle prit un carnet sur la table, en arracha un feuillet où elle écrivit rapidement ces mots : « Rompez avec M. Lermine et partez sur-le-champ ; sinon je dirai tout. » Et présentant ce feuillet à Didier : — Allez, monsieur, lui dit-elle, partez en hâte. Vous avez quelques heures à vous ; je n’arriverai à Saint-May que vers le soir. Si vous réussissez, je consentirai peut-être à vous tout pardonner. — Je n’ai rien à me faire pardonner, répondit Didier.

Cinq minutes après, il était en selle ; enfonçant ses deux éperons dans le ventre de son cheval, il le lança à toute bride. À Paris, il avait fait connaissance avec la colère ; en ce moment, il était travaillé d’une rage sourde, qu’il sentait couver dans son cerveau comme une tempête qui s’amasse. Il avait des bourdonnemens dans les oreilles, des tintemens dans les tempes. Il lui semblait que, s’il eût tenu entre ses mains une barre de fer, il l’aurait ployée et pétrie comme une cire molle. Dès que son cheval ralentissait le pas, il lui serrait l’éperon et le faisait repartir de plus belle. En moins de trois quarts d’heure, la pauvre bête atteignit Saint-May, blanche d’écume, les flancs ruisselants de sueur.

En arrivant devant la porte de l’auberge, Didier, sans mettre pied à terre, héla le garçon d’écurie et le pria de s’informer si M. Randoce était là. M. Lermine reconnut sa voix et accourut. — Par quel heureux hasard ?… s’écria-t-il ?

— .M. Randoce est-il à Saint-May ? interrompit brusquement Didier.

— Non. Il est à Rémuzat ; il y travaille. Dans deux heures, il viendra dîner ici, et nous reverrons ensemble son ouvrage. Eli ! eh ! je ne le laisse pas respirer, ce garçon. Avant de lui accorder ses lettres de maîtrise, je lui fais faire son chef-d’œuvre ;… mais vous ne m’expliquez pas…

— J’ai rencontré le messager en m’en allant. Il m’a remis un pli… Ce sont des lettres très pressées pour Randoce. Je soupçonne qu’elles ont rapport à une affaire qui me concerne aussi. J’ai voulu en conférer avec lui. Peut-être sera-t-il forcé de retourner à Paris sans délai.

— Oh ! oh ! doucement ! reprit M. Lermine. Que signifient ces mystères d’état ?… Je n’entends pas cela. Nous sommes occupés, lui et moi, à convenir de nos faits. Il nous reste plus d’un point à débattre.

— La vie est pleine de contre-temps, poursuivit Didier. À propos, j’ai rencontré Mme Lermine à Sahune. Dans quelques heu elle sera ici.

Mme Lermine ! s’écria le bonhomme en reculant de trois pas. Mme Lermine vient à Saint-May ! Ûtes-vous bien sur ?…

— Sur très sûr, lui cria Didier, et il repartit au galop.

Quatre heures sonnaient quand il entra brusquement dans la petite chambre d’auberge où travaillait Prosper.

— Qui est là ? demanda celui-ci du ton d’un homme qu’on dérange.

— J’en suis fâché pour vous, mais c’est moi.

— Vous ! soyez le bienvenu. Quelle que soit la raison qui vous ramène, vous arrivez à propos. J’ai quelque chose à vous montrer. Je viens de composer un article… C’est un morceau friand. Vous m’en direz tantôt votre avis… Mon cher, tout marche à merveille, Les fers sont au feu. L’affaire était bonne, elle devient superbe. En attendant mieux, j’ai demandé douze cents francs par mois et une voiture. M. Lermine me marchande un peu ; mais quand il aura lu ceci !… Et il agita en l’air son papier.

— Je suis un fâcheux, reprit tranquillement Didier. Je vous appelle une nouvelle qui troublera, je le crains, votre béatitude.

— Quelle nouvelle, morbleu ?… Vous avez l’air d’une chauvesouris qui s’est fourrée étourdiment dans un galetas et qui se donne au diable pour savoir comment s’en aller… Ma foi ! mon cher, je suis de si belle humeur que je défie toutes vos nouvelles de troubler la sérénité de mon âme ;… mais prenez un siège, et parlez posément. Eh bien ! cette nouvelle ?

— La voici : j’ai rencontré tantôt… devinez qui ?

— Serait-ce Dubief ?… Dites de ma part à cet Arabe que je ne lui dois plus un sou.

— Vous n’y êtes pas. C’est une femme, et la femme qu’aujourd’hui vous vous souciez le moins de voir.

— Voilà parler, fit Prosper d’un ton plus grave, et vous êtes un habile homme pour orienter les gens.

— Je ne vous ferai pas languir, reprit Didier en élevant la voix et pesant sur chaque syllabe. Mme Lermine, qui, pour le dire en passant, arrivera tout à l’heure à Saint-May, m’a chargé de vous rapqu’elle a été votre maîtresse.

Prosper tressaillit et changea de couleur.

— Je vous croyais plus fort, continua son frère. Vous me mettiez au défi de vous émouvoir, et dès le premier mot vous voilà tout interdit… Allons, remettez-vous. Cet esprit si fertile est-il à court d’invention ? Vivez-vous point d’histoire à me conter ?

Prosper reprit toute son assurance, et croisant les bras : — Je conviens, dit-il, que vous m’avez étonné. C’est que vous avez une manière an peu brusque d’attaquer les questions. Vous allez droit au fait, point de préambule. Cette méthode produit d’abord quel que impression ; l’inconvénient est qu’à la longue on s’y habituerait… Eh bien ! mon cher, puisque M me Lermine a jugé convenable de vous apprendre que j’avais été son amant, il faut que cela soit, et je ne m’inscris pas en faux. Mon Dieu ! oui, je l’aimai, elle m’aima : je ne l’aime plus, elle ne m’aime plus. Jusque-là nous sommes d’accord ; mais il y a cette différence entre nous, que je ne lui reproche rien et qu’elle jette feu et flamme contre moi… Que voulez-vous ? tout passe, tout casse, tout lasse. Quand nous avons rompu, j’étais bien las, je vous jure. Savez-vous bien ce que c’est qu’une femme qui a passé tout le temps de sa jeunesse sans entendre battre son cœur et qui se décide à s’embarquer pour Cytbère à l’âge où les autres femmes remisent ?… Je vous dis cela pour votre gouverne, et puisse mon expérience vous profiter ! Défiez-vous des femmes qui aiment sur le tard. Elles ne sont pas contentes si au moment décisif on ne donne dans le respect très humble jusqu’à en mourir ; elles exigent qu’on leur demande pardon de la liberté grande, et que le plaisir ait toujours la main au chapeau. Ajoutez à cela le souci perpétuel de leur réputation, des inquiétudes, des terreurs, un luxe de précautions, des profondeurs de mystère… Quel métier pour le pauvre diable ! Madame lui reproche de ne pas sentir assez tout Je prix de ses faveurs ; elle a voulu le rendre heureux, — œuvre pie, pure charité ! Et il faut bon gré mal gré qu’il se confonde en remercîmens, qu’il s’abîme dans la reconnaissance, qu’il s’extasie devant l’immensité de ce sacrifice… Du haut de cette chute, trente années de vertu le contemplent !… Ma foi ! je n’en pouvais plus. Si j’étais resté plus longtemps dans cette galère, adieu mon talent ! Le devoir avant tout. Je suis comptable du mandai que j’ai reçu, et ce mandat m’oblige à faire de beaux vers. Je n’ai consulté que ma conscience et j’ai sauvé mon talent ; le reste est peu de chose… Voulez-vous un cigare, mon cher ?

— Vous vous calomniez. Le reste, c’est la caisse ; vous l’avez sauvée aussi. Il n’y a de changé que le caissier. Que ce soit le mari, la femme, qu’importe ? un grand esprit ne s’arrête pas à ces détails.

Prosper lui jeta un regard qui n’était pas tendre. — Ah çà ! croyez-vous par hasard que je doive quelque chose à Mme Lermine ? Elle et moi, nous sommes quittes. Si elle m’a fait quelques avances d’argent que je lui ai remboursées, en revanche je lui ai procuré des plaisirs que sans moi elle n’eût jamais connus : primo de jolies petites fumées de gloriole littéraire. Moi seul dans tout Paris j’ai eu le front de vanter ses élégies. N’est-ce rien, cela ? Et puis je l’ai initiée à tous les mystères, à tous les enchantemens de la passion. C’était une fièvre, une ivresse. Deux ans d’adorations ! croyez-vous qu’il ne m’en ait rien coûté ? J’aurais voulu vous y voir…. sans compter que je m’étais fait le rabouteur de tous ses vers boiteux. Combien de ces invalides j’ai pansés, rhabillés, raccommodés ! Elle avait fait de ma chambre un hôpital… Allez, après l’apurement de nos comptes, c’est elle qui me redoit, et j’ai ma décharge en règle… Mais prenez donc un cigare, mon cher.

— Si votre conscience est si nette, poursuivit Didier en se contenant, et qu’il vous paraisse si simple, si naturel, de mettre à contribution un homme dont vous avez possédé la femme, d’où vient que vous m’ayez fait mystère de vos relations avec M’e Lermine ?… Peut-être me trouvez-vous bien curieux ?

— Eh ! parbleu ! vous l’êtes aujourd’hui : mais vous ne l’étiez pas il y a trois mois. Vous êtes-vous donné la peine de me questionner ? Cette belle Italienne… Vous vous y êtes laissé prendre. Était-ce à moi de vous désabuser ? Et d’ailleurs réveillez vos souvenirs, noble Caton ! À Sahune, je vous ai fait voir une quittance qui vous eût tout révélé. Il ne tenait qu’à vous de la lire.

Didier ne pouvait dire non : il convint en lui-même de la justesse de cette riposte et maudit une fois de plus son indolence, qui le rendait avare de paroles et de mouvemens. Il ne répondit rien : mais présentant à son frère le court billet de M’e Lermine : — Lisez et méditez ! lui dit-il.

Prosper lut et se mordit les lèvres jusqu’au sang. — Fort bien. dit-il avec colère : on me menace, je ne reculerai pas d’une semelle.

— Vous reculerez. C’est moi qui vous le demande et qui au besoin vous l’ordonne.

— Oh ! la. ce langage m’est nouveau… Et quel droit avez-vous de me donner des ordres ?

— Le droit d’un homme qui, en dépit de tout, vous veut encore du bien… Savez-vous ce que vous allez faire ? M. Lermine vous attend à dîner. Une circonstance imprévue vous rappelle à Paris. Ecrivez cela. Je lui remettrai le billet. La diligence de Gap passe ici dans deux heures. Vous partez. Arrivé à Paris, vous trouvez un prétexte pour rompre, et l’honneur est sauvé.

— Je ne partirai pas ! s’écria Prosper en frappant du pied.

— Vous partirez, c’est moi qui vous le dis, répéta Didier sans s’échauffer.

— Sur mon honneur ! vous êtes plaisant, très plaisant. On voit que les paroles ne vous coûtent rien. Quoi ! vous pouvez vous imaginer que sur une menace en l’air je m’en vais renoncer bêtement à une affaire superbe qui me promet gloire et profit. Douze cents franco par mois ! cela se trouve-t-il dans le pas d’un cheval ? Non, mille fois non, je ne partirai pas. Les déclarations de guerre de Mme Lerraine ne m’effraient point. Elle ne sonnera mot, soyez tranquille. Comment donc ! pour satisfaire son dépit, cette femme si soucieuse de sa réputation irait se perdre de gaîté de cœur, se mettre à la merci de son mari, qu’elle n’aime pas, qu’elle n’a jamais aimé, qu’elle a cruellement humilié, et qui désormais la mènerait à la baguette ! Les coups de tête, les coups de théâtre, tout cela est bon pour le discours. Quand on en vient au fait, néant !… Je la connais. C’est une très bonne femme, qui était faite pour ne jamais sortir des sentiers battus. Par malheur l’idée lui est venue qu’elle était poète, qu’elle avait la vocation, la bosse… Aussitôt il lui a poussé sous les aisselles deux petites ailes, oh ! très petites, — des ailes d’angelot, des ailes de roitelet… Et de temps à autre elle prend sa volée, elle s’enlève de terre, monte, monte, tremblote une minute dans l’espace ;… mais elle en a bien vite assez, les petites ailes ne la portent plus, elle redescend tout doucement, et la revoilà bonne femme comme devant… Tantôt vous l’avez surprise dans un de ses accès de fièvre romantique et d’existence aérienne ; à l’heure qu’il est, vous pouvez m’en croire, elle a repris terre, elle s’est posée. Adieu ses audaces ! Elle ne dira rien.

— Partirez-vous ? ne partirez-vous pas ? s’écria Didier.

— Eh ! mon Dieu ! oui, je partirai, mais avec vous et pour Saint-May. Vous m’avez empêché d’achever mon article. C’est égal. Le temps de passer un habit, et nous partons ensemble.

À ces mots, Didier ne se contint plus. Sa colère fit explosion, éclata comme une bombe, et d’une voix de tonnerre que ni Randoce ni lui-même n’avaient jamais entendue : — Vous n’avez ni cœur ni honneur ! s’écria-t-il, et si Mme Lermine se tait, c’est moi qui parlerai, car je n’entends pas me rendre complice d’une trahison ni prêter les mains à votre avilissement !

Et lui tournant le dos, en trois bonds il fut dans la rue. Cette vive apostrophe avait pétrifié Prosper. Quel était le Didier qui venait de lui parler sur ce ton ? Il ne soupçonnait pas l’existence de ce personnage. Dès qu’il fut revenu de sa stupeur, il se mit à la poursuite de son frère, mais il ne put l’atteindre. Celui-ci était remonté à cheval et courait à franc étrier.

XX.

Didier trouva M. Lermine près de la fontaine, conversant avec un médecin de Rémuzat qui était venu faire sa tournée dans les environs. Il lui déduisait fort au long toutes les aventures de son estomac, ses souffrances, ses guérisons subites. Le docteur, qui était narquois, insinuait discrètement qu’il y avait un peu de miracle dans cette affaire et qu’il faut être en état de grâce pour trouver à l’eau de Saint-May une odeur de violette. M. Lermine était le plus sociable des hommes, il voulut retenir le docteur à dîner ; mais celui-ci s’excusa, répondit qu’il avait encore deux malades à voir, qu’on ne l’attendit qu’au dessert.

Quand il fut parti, le bonhomme, montrant à Didier une chaise de poste dételée, lui annonça d’un air perplexe que M’ ne Lermine venait d’arriver. Ce voyage, qu’il traitait d’escapade, l’intriguait fort. Qu’était venue faire la reine dans une hôtellerie de campagne ? On avait eu grand’peine à la loger. Cette personne si délicate, si douillette, s’était accommodée d’un taudis dont elle n’aurait pas voulu pour sa femme de chambre en temps ordinaire. Didier répondit en souriant qu’après Austerlitz l’empereur François était venu chercher le vainqueur dans sa tente pour lui demander la paix. Sur cette réponse qui le charma, M. Lermine serra tendrement la main de son cher Peyrols.

— Et votre mystérieux message ? lui dit-il. Quelle affaire si importante peut rappeler M. Randoce à Paris ? Croyez-vous que je lâche ainsi ma proie ? Ce garçon m’appartient, vous m’en avez fait cadeau. Nous devons signer au premier jour notre traité, et je ne puis lui donner de si tôt la clé des champs.

Didier lui répondit vaguement que les affaires étaient les affaires, mais que sans doute Prosper ne partirait pas sans lui faire tenir de ses nouvelles. — Mon cheval est rendu, ajouta-t-il, et je me vois forcé de remettre mon départ à demain. Je serai des vôtres ce soir, et si Randoce nous fausse compagnie, je tâcherai de vous consoler.

Là-dessus, tandis que M. Lermine continuait de promener sur la place sa rêverie et ses inquiétudes, Didier mena lui-même à l’écurie son cheval ; puis, s’étant glissé dans l’auberge, il se trouva nez à nez avec la camériste, qui guettait son arrivée et qui le conduisit sur-le-champ auprès de sa maîtresse. Un seul coup d’œil suffit pour le convaincre que son frère s’était trompé, que Mme Lermine ne s’était ni ravisée ni calmée, qu’elle persistait dans ses grandes résolutions. Si petites que fussent ses ailes, l’oiseau tenait le haut des airs et ne songeait pas encore à se poser.

— Eh bien ?… dit-elle à Didier en le regardant d’un air d’exaltation.

— Madame, je vous demande en grâce de me confier le soin de vos intérêts. Laissez-moi faire, je m’engage…

— Je ne vous demande pas de promesses, interrompit-elle avec hauteur, je vous demande une simple réponse. Vous avez vu M. Randoce ; vous lui avez remis mon message. Je sais qu’on l’attend ici ce soir. Aura-t-il l’audace de venir ?

— J’espère que non, madame ; mais en tout cas…

— En voilà assez, dit-elle. Je suis édifiée, je sais ce qu’il me reste à faire.

Didier insista, lui dit tout ce qu’il put imaginer pour la calmer, lui représenta les conséquences funestes d’un éclat ; il ne demandait qu’un peu de temps et promettait de faire entendre raison à Prosper ; il le connaissait, il était sûr de son fait, répondait de l’événement. À tout ce qu’il put dire, Mme Lermine secoua la tête et refusa de l’écouter ; ses raisons, ses prières, n’avaient point de prise sur cette âme profondément ulcérée. Comme il s’obstinait, elle le congédia par un geste superbe, digne d’Hermione ou de Roxane.

Didier se retira d’auprès d’elle exaspéré, ne sachant à quel saint se vouer. Une seule ressource lui restait : il conservait un faible espoir que Prosper aurait fait de salutaires réflexions, et que s’il n’était pas parti pour Gap, du moins il ne viendrait pas à SaintMay. Comme il sortait de l’auberge, M. Lermine et lui se croisèrent sur le seuil ; le bonhomme s’en allait chercher des nouvelles de sa femme. L’instant d’après il reparut, disant que Mme Lermine, exténuée de fatigue, n’avait pu le recevoir. Sept heures sonnèrent, Prosper ne venait pas. M. Lermine en fit ses plaintes à Didier, qu’il rendait responsable de son mécompte ; il boudait comme un enfant qu’on menace de lui ôter un joujou. Au plus fort de ses jérémiades, il battit des mains. — Ah ! le voilà, s’écria-t-il, — et Didier aperçut Prosper qui s’avançait d’un air vainqueur, la tête haute, une rose à sa boutonnière, une chansonnette aux lèvres. Il salua gracieusement M. Lermine, et, tout en répondant à ses gronderies, il attacha sur Didier à plusieurs reprises un regard hautain et provoquant.

L’aubergiste vint les avertir que le dîner était servi. Ils se mirent à table. Durant tout le repas, Prosper causa d’un ton animé ; jamais il n’avait eu plus de liberté dans le geste, ni plus d’aisance dans les manières. M. Lermine était un peu "distrait ; il avait des absences ; le mystère du voyage de sa femme irritait sa curiosité ; il lui tardait de découvrir le pot aux roses. Quant au troisième convive, à demi suffoqué par son indignation, il gardait un morne silence, tenant conseil avec lui-même, sombre et terrible comme la statue du commandeur, mais n’ayant pas le tonnerre à ses ordres.

On venait de desservir, et M. Lermine, sortant de sa rêverie, commençait à causer affaires avec M. Randoce, quand la porte s’ouvrit et Mme Lermine entra. Il se fit sur-le-champ un profond silence, chacun devinait qu’il allait se passer quelque chose. La figure de la reine avait quelque chose d’effrayant ; l’immobilité de ses traits, la solennelle lenteur de sa démarche, tout annonçait qu’elle venait de prendre une grave et irrévocable résolution. Didier sentit que désormais l’orage ne pouvait être conjuré ; il se croisa les bras et attendit l’événement. M. Lermine, ému sans savoir pourquoi, avança une chaise à sa femme et s’enquit obligeamment de sa santé. Prosper se leva pour la saluer, et s’inclina devant elle avec une politesse cérémonieuse. Sa physionomie ne trahissait aucun trouble ; mais son visage s’était subitement allongé ; les lignes en étaient devenues plus dures, les angles plus aigus ; c’était son ordinaire dans ses mauvais momens.

Mme Lermine s’assit. Elle semblait reprendre haleine, se recueillir ; peut-être, avant de faire le saut périlleux, mesurait-elle du regard la profondeur de l’abîme. Elle avait le teint défait, les pupilles contractées ; d’instant en instant des bouffées de fièvre montaient à ses joues pâles, qui se couvraient d’une subite rougeur. M. Lermine la considérait avec une inquiétude croissante ; il s’alarmait de son silence comme les marins s’effraient de ces bonaces qui couvent des tempêtes dans leur sein. Didier se pencha vers son frère et lui dit tout bas à l’oreille : Partez !… Prosper ne lui répondit que par un imperceptible haussement d’épaules.

Au même instant, M me Lermine, se penchant vers son mari, lui dit d’une voix lente et qui accentuait chaque mot : — Vous m’avez écrit que vous étiez sur le point de signer un traité avec M. Randoce. J’arrive de Paris tout exprès pour vous dire que cela ne se peut pas… Et elle répéta : Cela ne se peut pas ; non, cela ne se peut pas.

— Et pourquoi donc, ma chère Thérèse ? lui demanda-t-il en essayant de sourire.

Elle remuait déjà les lèvres pour lui répondre quand ses yeux rencontrèrent les prunelles ardentes de Prosper, qui la contemplait fixement. On eût dit un dompteur de bêtes féroces s’ efforçant de réduire par l’ascendant magnétique de son regard une hyène en révolte qui menace de se jeter sur lui. M me Lermine ne put soutenir l’assaut de ce regard, et détourna la tête, comme vaincue ; mais, reprenant courage, elle envisagea de nouveau Prosper, et un sourire de mépris effleura ses lèvres. Le dompteur sentit que son pouvoir lui échappait ; ce fut à son tour de trembler. Le duel de ces deux regards et de ces deux volontés épouvanta le bonhomme, et il avait déjà tout deviné quand M’ine Lermine, étendant le bras vers Prosper, murmura d’une voix saccadée : Cet homme a été mon amant.

M. Lermine se dressa brusquement comme soulevé par un res sort ; il avait l’air hagard d’un somnambule ; la table, les bougies, les murs, il voyait toute la chambre tourner autour de lui. Dans ce grand désarroi de son esprit, il ne lui vint qu’une idée, celle-là même qu’avait exprimée César mourant par ce mot fameux : Et toi aussi, Brutus ! — Il se tourna vers Didier et lui dit : — Je vous croyais un gentilhomme et mon ami. J’avais bien placé ma confiance !

Quelqu’un venait d’entrer et avait entendu ces mots. C’était le médecin de Rémuzat, qui, après avoir achevé sa tournée, accourait, selon sa promesse, pour vider quelques flacons et faire un bout de causerie avec sa nouvelle connaissance. Il ne s’attendait pas à l’étrange scène qui frappa ses yeux. M me Lermine était au bout de ses forces et de son romantisme ; son imagination se dégrisa tout à coup : la crise prévue par Prosper se produisit, mais plus tard qu’il ne l’avait espéré : la nature triomphant de son exaltation, la pauvre femme se sentit défaillir, son visage se décomposa ; elle saisit fortement le bras de son mari, comme un naufragé se cramponne à sa planche de salut, et poussant un cri de désespoir : — Henri, dit-elle, je me suis empoisonnée, sauve-moi, et j’en passerai par tout ce qu’il te plaira.

M. Lermine tourna ses yeux égarés vers le médecin, qui s’approchait de lui, et, le reconnaissant, il lui cria : — Docteur, sauvez ma femme ! Le docteur était taillé en Hercule ; il enleva M me Lermine dans ses bras et l’emporta hors de la chambre en courant, suivi du mari, qui, trébuchant, s’embarrassant dans les chaises et les tables, avait peine à trouver son chemin. Didier resta seul. Prosper avait disparu comme par magie.

Didier se mit à sa recherche, il fit le tour de la maison, de la place, sans le trouver ; il s’en consola facilement, il n’avait plus rien à lui dire, la mesure était comble, il se promettait d’oublier que Randoce était son frère. Il rentra dans l’hôtellerie, où régnait le plus grand émoi ; tout le monde était en l’air, on allait et venait, on ouvrait des portes, on les refermait ; partout des bruits de pas, de voix, des chuchotemens mystérieux, que dominaient par intervalles des plaintes aiguës. Didier s’approcha d’une servante qui faisait chauffer des linges, et lui demanda des nouvelles. Elle lui répondit brusquement que la pauvre dame était mourante. À son air, on eût juré qu’elle lui mettait cette mort sur la conscience. Didier se retira dans la salle à manger, s’y promena en long et en large comme une âme en peine. Il était loin de se considérer comme un empoisonneur ; mais il ne pouvait nier qu’il n’eût sa part de responsabilité dans cette tragique aventure. M. Lermine avait eu foi dans sa garantie ; le pavillon avait couvert la marchandise. Les reproches du bonhomme lui étaient amers. On connaît l’histoire de cette princesse qui ne put dormir de toute une nuit parce qu’on avait glissé sous son matelas trois petits pois chiches. Elle prouva par là, dit la légende, qu’elle était une vraie princesse. À ce compte, Didier était un vrai prince, son honneur était douillet. Le sentiment d’avoir prêté à de fâcheuses interprétations lui causait un malaise insupportable ; il s’était compromis, sa loyauté était en souffrance. Aussi se promettait-il de ne pas quitter Saint-May sans avoir revu M. Lermine et l’avoir forcé d’entendre ses explications.

Cependant le calme se rétablit peu à peu dans la maison. Les allées et venues avaient cessé, les portes ne battaient plus. Le docteur entra dans la salle à manger, s’essuyant le front ; il avait grand besoin de se rafraîchir. — Tout va bien, dit-il. Notre adorable furie est hors d’affaire. Elle avait pris de la morphine ; mais la dose n’était pas suffisante. Je crois que cette brave femme ne voulait se tuer qu’un peu, tout juste assez pour savoir ce que c’est et pour attendrir son mari. Dès qu’elle s’est vue glisser sur la pente fatale qui conduit à la barque à Caron, elle s’est raccrochée à la vie. Heureusement pour elle, nous avions de l’émétique sous la main. Elle me criait du haut de sa tête : Docteur, je ne veux pas mourir… Parbleu ! je n’avais pas de peine à l’en croire… Des infusions de café, du repos, et voilà qui est dit, n’en parlons plus.

Didier remercia le docteur des bonnes nouvelles qu’il lui apportait : — Eh ! seigneur don Juan, vous en êtes quitte pour la peur, reprit celui-ci. Après tout, vous êtes excusable… — Et faisant claquer sa langue : — Vraiment cette femme a de beaux restes ; mais les jeunes gens d’aujourd’hui manquent de prudence, ils se font prendre.

Didier ne se donna pas la peine de le tirer d’erreur. Il lui témoigna seulement son désir d’obtenir une audience de M. Lermine.

— Oh ! pour cela, ce sera difficile, répondit le docteur. Ce brave homme à l’air de vous en vouloir beaucoup, Laissez-le tranquille, il est occupé à dire son chapelet.

Didier insista. Le docteur sortit et revint l’instant d’après, rapportant que M. Lermine l’avait renvoyé bien loin, qu’il refusait absolument de voir Didier. — Ce bon vieillard me paraît têtu comme un âne rouge, ajouta le docteur. Je vous défie de le faire revenir de sa décision… Aussi bien, laissez donc, les explications n’ont jamais rien expliqué. Didier ne perdit pas courage ; s’étant procuré de l’encre et du papier, il écrivit en hâte un billet qu’il fit porter par une servante à M. Lermine. Vingt minutes après, son billet lui fut rapporté sans avoir été ouvert ; il était accompagné de ces lignes tracées au crayon :

« Je suis fermement résolu à ne plus vous revoir, monsieur. J’ai eu grand tort de me figurer qu’un incrédule pouvait être un homme sûr, et que les règles du monde peuvent tenir lieu de principes. C’est une erreur dont vous m’avez guéri, je n’y retomberai pas. Au surplus qu’avez-vous à m’apprendre ? Je sais tout. Vous aviez imprudemment prêté à votre vertueux ami une somme considérable : dans l’espoir de recouvrer vos avances, vous avez tâché de lui procurer un emploi lucratif. Ce calcul est fort naturel : quand il s’agit de rentrer dans son bien, on ne regarde point aux petites choses. Tout n’est pas désespéré, cherchez bien, vous trouverez à ce chevalier d’industrie quelque autre bonne place, on n’a pas toujours la main malheureuse : mais il me semble que les plus simples bienséances vous interdisent de rester plus longtemps dans cette maison. Votre obstination est une bravade de mauvais goût, puisque vous n’avez pas à craindre que je vous en demande raison. »

Didier déchira cette réponse avec colère et ne songea plus qu’à partir. Il se trouva que, des muletiers étant arrivés dans la soirée et la place manquant pour héberger leurs bêtes, son cheval avait été emmené au village. Dans son impatience, il voulut aller lui-même l’y chercher : mais il eut beaucoup de peine à reconnaître la maison qu’on lui avait indiquée. Il fit deux fois le tour du village, cognant à toutes les portes, n’obtenant que des réponses vagues et faisant maugréer contre lui les gens qu’il réveillait. Ces contrariété-, qui lui survenaient par surcroît, le poussèrent a bout : il était d’une humeur massacrante et se tenait à quatre pour ne pas chercher querelle à tout le monde.

Le soleil était levé depuis une heure quand il put enfin se mettre en route. En repassant devant l’hôtellerie, il maudit mille et mille fois Saint-May et sa fontaine, dont le paisible et perpétuel murmure semblait insulter à ses ennuis. Cette fontaine était la cause première de tout, et en dépit du proverbe il put jurer, sans crainte de se démentir, qu’il ne boirait plus de son eau ; puis il éperonna son cheval, qui était encore las de la longue course qu’il avait fournie la veille. Il eut quelque peine à le faire trotter ; il était écrit que Saint-May lui serait jusqu’à la fin un lieu fatal et qu’il n’en pourrait sortir sans encombre. Quel ne fut pas son étonnement quand il aperçut à deux cents pas devant lui Prosper, lequel, a sur un boute-roue, paraissait l’attendre, et aussitôt qu’il le vit, fut se camper au milieu de la route comme pour lui barrer le passage ! Prévoyant une tentative de justification qui d’avance lui inspirait un invincible dégoût, Didier essaya de lancer son cheval au triple galop ; mais le malencontreux animal résista, refusa de presser le pas, et au moment où il atteignait Prosper, comme celui-ci allon geait déjà le bras et J’allait saisir par la bride, il s’arrêta de lui-même, trouvant l’occasion bonne pour faire une halte.

Les deux frères se mesurèrent du regard pendant quelques secondes. Prosper avait l’œil injecté de sang, une figure de déterré. Il rompit enfin le silence : d’un ton bref : — Hier vous m’avez insulté : vous me devez une satisfaction que vous ne me refuserez pas.

Didier continua de le regarder sans lui répondre. Il était frappé de stupeur, n’ayant pas prévu le cas.

— Je n’ai pas perdu mon temps, reprit Prosper. J’ai déniché à Rémuzat deux sous-ofiiciers qui consentent à me servir de témoins. Le jour, l’heure, le lieu, les armes, je laisse tout à votre choix. Vous conviendrez qu’on ne peut être plus accommodant.

Didier poussa un soupir. — Je ne me battrai pas. répondit-il tranquillement, et il poussa son cheval : mais Prosper le retint par la bride.

— Y pensez-vous ? cria-t-il d’une voix stridente. Est-ce un gentilhomme qui me parle ?

— Je ne me battrai pas. répéta Didier en cherchant à dissimuler la violence de l’effort qu’il se faisait.

— Je saurai bien vous y forcer… — Et à ces mots Prosper ôta précipitamment l’un de ses gants et le lui jeta à la figure. Didier laissa échapper un cri : il devint pâle comme un mort. Ses doigts se crêpèrent autour du manche plombé de sa cravache, qu’il leva sur la tête de Randoce ; mais son bras demeura suspendu en l’air comme té par une invisible main. Éperdu, frémissant, on eût dit qu’il se débattait contre une puissance surhumaine, qu’il se sentait aux prises avec quelque chose de plus fort que sa volonté. Le tragique et mystérieux combat qui se livrait en lui bouleversait sa figure, et L’expression en était si étrange que Prosper interdit recula jusqu’au bord de la route. Ce qu’on ne comprend pas fait peur. Penche vers son frère, Didier ne le quittait pas du regard : tout à coup, se redressant, il lança la cravache à tour de bras sur la cime d’un arbre où elle resta prise : puis il se remit en marche, sans que Pros tentât de le suivre ou de le rappeler.

Deux heures plus tard, il arrivait à Nyons. La première chose qu’il lit en rentrant au Guard fut de prendre fin bain, après quoi il chercha dans son esprit quel dérivatif il pourrait trouver à ses idées noires, quel antidote contre les souvenirs qui l’obsédaient, contre le dégoût et l’amertume qui lui gonflaient le cœur. Il monta dans ïambre, essaya île se distraire avec ses auteurs favoris. Shakspeare et Montaigne : mais le remède lut impuissant, il était incapable d’attention, ses yeux glissaient sur le papier sans pouvoir s’y fixer, les lignes tremblotaient, se confondaient, et les pages aimées restaient muette ?

Un autre sente tout à coup à lui. Il prit son chapeau, partit comme un trait, s’achemina au pas de course vers les Trois-Platanes. Quand il y arriva. M-d’Azado se promenait dans son jardin en passant en revue ses plates-bandes. Elle reconnut son pas. tourna la tête. et. le saluant de la main, attacha sur lu : grands yeux limpides. Ce regard fit sur Didier l’effet d’une rosée délicieuse qui le pénétrait de toutes parts et lui rafraîchissait le sang : pendant quelques min . ùta le calme le plus profond dt comme délivré de ses souvenirs. Lucile savait qu’il était 5aint-3l . dans leîvelles courent vite : mais à la façon dont il l’aborda elle eût pu croire qu’il revenait de la Chine, il semblait vraiment qu’il ne l’eût pas vue depuis un an. Elle fut surprise et un peu enrayée de la vivacité exceptionnelle de l’éclat de ses regards, de la chaleur qui animait _ iit apprl éfier de l’imagination de son cousin ; instruite par l’expérience, elle redoutait les sautes de vents. Ls. charmille éta. : pas : elle jugea convenable de s’en éloigner et ramena tout doucement Didier du côté de la maison. Qu’elle lui fît une seule question, il lui disait tout ; son secret flottait sur lèvr à lui échapper ; il était sous le charme de ce regard qui avait subitement endormi sa colère ; il aurait voulu associer Lucile nés, lui en faire l’hommage ; il lui semblait en cet instant qu’un chagrin parta. vie le bonheur. Lucile ne se doutai de ce qui se passait en lui ; elle supposa que. par un retour imprévu d’illusion, Didier s’imaginait avoir trouvé sa sylphide. Elle se trompait, c’est à la femme qu’il s’adressait et à son cœur, qui se révélait dans la douceur de ses yeux. En vain essaya-t-il d’exciter sa curiosité, de lui arracher une question. Elle ne lui parla que de son jardin, dont elle désirait chai. a l’ordonnance. Que fallait-il semer ici, planter là ? Un cyprès semblait malingre ; fallait-il l’abattre ? Serait-il bon d’élaguer les platanes ? Didier sentit se dissiper peu à peu le bien-être qu’il avait d’abord goûté ; un violent dépit s’empara de lui ; il prit un air et un ton de glace, et ne tarda pas à se retirer.

— Les Gnomes ! les femmes ! murmurait-il en s’en allant. Les plus honnêtes sont incapables d’amitié.


Victor Cherbuliez.


(La quatrième partie au prochain n°.)