Prose et Vers/Préface pour Henri Degron

Prose et VersAlbert Messein (p. 209-219).

PRÉFACE POUR HENRI DEGRON

Théodore de Banville louait jadis Henri Heine de ce qu’avec « la rose, le lis, la colombe, le soleil et le rossignol, c’est-à-dire de quoi faire le plus assommant et le plus plat des volumes de vers », il sût composer des chansons de musique inouïe et de nouvelle passion.

J’adresserais volontiers pareil éloge à Henri Degron, sans autrement forcer sa modestie en le comparant, lui, si gentiment sentimental, à un poète qui feignit de croire moins à ses bonnes larmes qu’à son mauvais sourire. Henri Degron est un simple. À une époque récente où ses frères en poésie couraient l’aventure, casqués et cuirassés, sur les grandes routes de la Légende, ou évoquaient, parmi les pentacles, les ombres de la Muse noire, ou murmuraient au crépuscule parfumé de pavots leur dégoût prématuré de la vie, Henri Degron se délassait, lyrique enfant, à faire l’école buissonnière dans le pays boisé de Crespières, où il apprit des sources hantées de naïades, et des oiseaux en qui s’est incarnée l’âme de Philomèle l’art sacré de chanter sa peine ou sa joie, selon le rythme éternel de la Nature. Il y connut le secret des fleurs, l’intimité des nids et le mystère des eaux. Et tout cela qui coule, qui jase et qui parfume, corolles, ailes et écumes, se perpétua, symphonie de tous les sens, dans l’âme extasiée du jeune poète. De lui, Carové eût pu écrire cette phrase de son poème panthéiste, l’Histoire sans Fin : « L’enfant pensa qu’il lui serait doux de prendre racine en ce lieu, de vivre toujours parmi la petite nation des plantes et des fleurs, et d’entrer en partage de tous leurs ravissements. »

À Paris, où l’exilèrent les soucis de l’existence, Henri Degron garda le fidèle souvenir des champs, des bois et des oiseaux. Cet enfant perdu de la chimérique forêt des Ardennes se permit cependant d’explorer le royaume de Bohême. Il fit la connaissance des poètes de sa génération en une fête fameuse donnée en l’honneur de cinq chatons, nés en sa chambre d’étudiant, et qu’on baptisa de champagne et d’eau de la fontaine de Castalie. S’il se livrait parfois aux jeux tumultueux de son âge, Henri Degron ne cessait pas de travailler. Trop timide, il n’osa d’abord livrer à notre curiosité ses premiers essais ; mais dès que notre amitié lui eût donné conscience de son mérite, il s’enhardit à nous les lire. Nous y éprouvâmes le charme d’une chanson d’enfance depuis trop longtemps oubliée et remémorée, un soir de fatigue, par une voix jeune de passant… Certains ne comprirent pas d’abord ce qu’il y avait de nouveau, ou plutôt d’éternel, dans ces poèmes si frais, si purs, si sincères. Pourtant, aux soirées littéraires de la Plume, Henri Degron sut gagner à lui un public déjà las de rhétorique vide, de faux mysticisme et de perversité d’emprunt. Il y disait des poèmes, il y chanta les Bois, ce petit chef-d’œuvre tout parfumé de discrète mélancolie, et dont il avait composé la musique.

Si l’inspiration d’Henri Degron est primesautière, il serait téméraire, malgré les apparences, d’en affirmer autant de son art. Ses vers n’ont qu’un air d’ingénuité ; ils sont, en vérité, soumis à une très maligne volonté d’artiste. Et c’est parce que Degron est un artiste, qu’il lui est permis de nous charmer par cette simplicité non dénuée d’artifice. Il rappelle ces peintres Japonais qui, en quelques décisifs coups de pinceau, imposent sur le papier de riz la silhouette fuyante d’une branche de pêcher fleuri contre le crépuscule, d’un poisson virant, la queue oblique, dans un tourbillon d’eau, d’une hirondelle saisie dans l’instant de sa suprême célérité. L’exécution de l’œuvre semble facile, mais que d’études préliminaires sont nécessaires pour en assurer l’exactitude !

Ce n’est pas au hasard que je demande, désireux de définir une âme, l’exemple des artistes japonais. Henri Degron est né à Yokohama, d’où il semble avoir rapporté comme mystérieux héritage je ne sais quelle instinctive sûreté de goût qui l’attire vers la jolie impeccabilité des peintres français du xviiie siècle, comparables, en leur spontanéité rusée, à plus d’un artiste de l’île lointaine des mers orientales.

Issu de deux races raffinées et sentimentales, il est à la fois simple et complexe ; ni trop complexe pour ne pas se livrer, quand il est inspiré, à son émotion, ni trop simple pour ne pas en prendre conscience à l’heure de l’exécution. Un art fort nuancé et fort subtil, mis en œuvre par une émotion toute naturelle : voilà, je crois, la formule qui définit le mieux les deux livres jusqu’ici paru d’Henri Degron, Corbeille Ancienne et ces Poèmes de Chevreuse que j’ai le très et trop grand honneur de présenter au public.

Je crois l’heure propice à la reconnaissance d’Henri Degron par ce public qu’attirent, s’il n’est leurré par les sophistes, les œuvres simples et saines. Degron aura été, s’en doutant peu et s’en souciant moins, un des précurseurs de ces jeunes gens qui se groupent à l’heure actuelle sous le titre de Naturistes. Il refuse cependant pareille étiquette. Il n’a jamais cru qu’un goût, même sincère, pour la Nature pût servir d’esthétique. Il chante ce qu’il voit, ce qu’il sent et ce qu’il aime, sans se demander si ses chansons sont bien mesurées à l’aune d’un chef quelconque de cénacle. Bref, il croit, à tort ou à raison, que les théories ne sont que des liens aux ailes frémissantes de Pégase. Il admet tous les poètes, toutes les images, tous les symboles. En écoutant le chantre anonyme du peuple, il n’oublie pas Baudelaire ; aimant par-dessus toutes fleurs la violette des bois, il n’insulte pas à la dignité royale des lys ; enfin la gaie hirondelle du toit natal ne lui fait pas fermer les yeux à la formidable Chimère des cieux inconnus. Sincère lui-même, il ne demande aux autres que la sincérité. Cette originalité le distingue de certains littérateurs qui fondent des écoles avant d’achever des œuvres, et qui, munis d’une préalable formule, condamnent tout ce qui échappe à leur mesure. Henri Degron ne se dénomme ni symboliste, ni roman, ni naturiste. Il est lui-même, et n’a pas cru devoir s’embarrasser d’une esthétique pour aimer les fleurs dont il se couronne, la coupe d’eau dont il s’abreuve, les oiseaux dont il imite les cantilènes.

Paul Verlaine, ce Gaspard Hauser égaré dans les rues de Paris, aimait la poésie d’Henri Degron, sans doute parce qu’il y retrouvait la jeunesse de son âme déjà vieillissante. En la lisant, me semble-t-il, il devait se répéter son vers magique :

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches.

Paul Verlaine dédia un joli poème à Degron, « son petit bengali, » comme il se plaisait à l’appeler, quand il se sentait bon, et qu’il ne roulait pas des yeux terribles à la vie. Puis-je ne pas évoquer ici dans la tristesse fleurie de la chambre mortuaire de la rue Descartes, l’image du jeune poète courbé comme un fils éperdu sur le front du Vagabond lyrique que les hommes des grandes villes n’avaient pas trouvé malin ?

Léon Cladel, ce rude génie au verbe âpre, aima aussi tendrement Henri Degron. Comme à d’autres qui ne l’oublieront jamais, il lui offrit l’hospitalité de son foyer et la charité de son cœur. Il apprit, celui-là, aux jeunes hommes qui allaient le voir dans son ermitage de Sèvres, qu’il importe, autant que d’être bon écrivain, d’être noble, digne et simple dans sa vie.

Après ces deux grands noms, je m’amuse à évoquer celui, plus familier, de Francisque Sarcey, dont Henri Degron fut le pupille alors qu’il était élève au lycée de Versailles. Sarcey ! — On reconnaîtra un jour que, s’il fut avant tout Celui qui ne comprend pas, s’il resta volontairement impénétrable à tout art nouveau, s’il se composa une ignorance prodigieusement laborieuse… mais, je n’ai pas à faire ici l’apologie de Sarcey. Il me suffit de dire qu’Henri Degron aime encore en lui le tuteur indulgent qui ne lui refusa ni ses excellents conseils d’humaniste, ni des dons plus appréciables, à un âge où le cœur est aussi plein que la bourse est vide.

Degron l’a chéri comme un brave homme d’oncle avec qui on ne parle pas littérature, et à qui surtout on ne montre pas ses vers libres. Ses vrais maîtres furent, je le répète, Verlaine et Cladel.

Nourri des leçons de pareils initiateurs, Henri Degron ne pouvait qu’aimer à son tour ceux dont l’indépendance écarte comme à plaisir la facile renommée. Il devint l’intime compagnon d’Adolphe Retté, farouche lutteur et tendre poète, sincère jusqu’aux extrêmes conséquences dans ses haines et ses amours ; à sa fréquentation il apprit le dédain des cénacles, le mépris de l’approbation des critiques et la fierté qui n’accepte de jugement que de sa propre conscience.

Il adressa aussi ses hommages à des aînés glorieux, à Jean Dolent, si admirateur des autres qu’il met tout son art à se cacher lui-même, à Ernest d’Hervilly qui est non seulement un des poètes les plus finement spirituels, de ce siècle, mais un gentilhomme d’une sauvage noblesse de caractère ; enfin à ce grand Élémir Bourges qui est l’honneur suprême de la prose française en ces années où son nom, destiné à la gloire future, est à peu près inconnu des contemporains.

Quoique résolument indépendant, Henri Degron fut mêlé à l’histoire littéraire de ces dix dernières années. Il fréquenta tous ceux qui commencent aujourd’hui à être célèbres. Il sut les obscurs héroïsmes des jeunes hommes qui, n’ayant pas de quoi acheter du pain, trouvaient de quoi fonder des revues ; il connut les folles idées écloses, après la fièvre du travail, dans les petites chambres du Quartier Latin ; il participa aux aventures burlesques des nuits où les poètes, gravement déséquilibrés, erraient par bandes en hurlant leurs vers, du Soleil d’Or où Léon Deschamps domptait les Symbolistes chevelus, au Chat Noir où Rodolphe Salis vitupérait les bourgeois glabres. Riche d’un tel butin de souvenirs, Henri Degron a l’intention de nous donner un jour la Légende du Symbolisme, essai d’histoire littéraire (1885-1900) qui sera le complément attendu de la Légende du Parnasse Contemporain de Catulle Mendès.

Mais j’insiste de nouveau sur ce point : Henri Degron assiste à l’amusante mêlée littéraire sans y prendre part ; son âme est ailleurs, dans les bois criblés de soleil, au bord des sources miroitantes, à l’ombre des meules bruissant d’insectes. Il a achevé depuis nombre d’années un livre de prose poétique, suite de rêveries nostalgiques, Pèlerinage vers l’Automne, qu’il composa dans cette exquise et paisible vallée de Chevreuse fréquentée jadis par les génies méditatifs de Port-Royal.

Ce livre sera-t-il jamais imprimé ? Hélas ! On connaît le dicton : habent sua fata libelli. Un roman obscène au titre aguicheur aurait plus de succès auprès de sa Majesté le Public, et plus de chances d’être accepté par ses fidèles pourvoyeurs, messieurs les éditeurs, que ces poèmes en prose d’un charme si limpide.

Henri Degron a fait une campagne de critique à la Plume (Paysageries littéraires), succédant à Adolphe Retté et Maurice Leblond. Sa critique peint l’homme ; elle est volontiers familière, facilement émue et se maintient toujours sur le ton de la causerie. Degron n’impose pas de principes : il nous explique tout bonnement ce qu’il a ressenti à la lecture d’un livre. Cette critique en vaut bien une autre, et c’est tout à l’honneur de Degron d’avoir, parmi les premiers, parlé comme il convenait de Saint-Pol Roux et d’Eugène Demolder.

Mais avant tout Henri Degron donne ses soins aux divers recueils de poésie qu’il prépare. Il est le poète des plaines et des bois, non le poète rude et fruste qui vend ses ballades à la foire, mais le poète délicat et lettré qui lit ses classiques en se promenant à l’ombre des charmilles. Degron nous réserve quelques travaux de légère érudition, entre autres, une traduction en vers libres du doux Catulle. Elle sera, certes, un chef-d’œuvre de fraîcheur et de grâce tendre.

Je m’en voudrais donc de présenter Henri Degron comme un poète purement rustique ; il est plutôt bucolique, avec la nuance d’artifice (mais non d’artificialité) que peut comporter cette épithète. Il eût pu suivre les pas de Jean-Jacques dans le parc mélancolique d’Ermenonville. Il apporte en ses jeunes mains la paix, la joie tranquille et la foi.

Toi donc, ami lecteur, qui es las du tumulte des grandes villes où les soirs s’épandent sur des désespoirs sans cesse renaissants et où les aubes se lèvent sur des espoirs toujours mourants, toi qui aspires au calme de la lointaine contrée où la maison natale au toit de chaume abrite, à la lisière des blés, cent nids de pépiantes hirondelles, ô toi qui voudrais te reposer un peu sur cette terre, parmi ses herbes, ses parfums et ses fleurs, avant de te résigner au repos éternel dans sa boue et sa pourriture, ô toi mon frère en douleur, ouvre ce petit livre qui est comme l’herbier des prés, des champs et des bois si peu connus de notre triste nostalgie, et le poète modeste et fier que je célèbre sera heureux si tu peux dire, en le fermant, que tu as senti après lui le désir de sourire et de pleurer bien simplement, comme un homme.