Prose et Vers/Charles-Louis Philippe

Prose et VersAlbert Messein (p. 220-232).

CHARLES-LOUIS PHILIPPE

La mort du romancier Charles-Louis Philippe aura été déplorée par tous ceux qui savent apprécier un généreux caractère, une noble sincérité et un talent original. Notre ami sera d’autant plus regretté qu’il atteignait à l’âge où l’écrivain, sans rien perdre de ses qualités natives, les met mieux en valeur, où l’art ordonne une plus savante disposition des mots et des images, où la réflexion et la volonté prennent le dessus des dons et de l’instinct.

Charles-Louis Philippe, j’en atteste ses derniers contes, commençait, lorsque la mort l’abattit en pleine œuvre, à mettre plus d’ordre dans ses idées, ses sensations et son vocabulaire. Jusqu’à ces derniers temps tout l’avait sollicité d’un égal attrait. Il voyait trop les choses sur le même plan. Le détail secondaire saillissait de ses tableaux aussi vivement que le morceau principal. Comme les myopes, il regardait de trop près sa toile. On eût dit qu’il pressentait sa fin, tant il mettait de hâte goulue à tout voir, tout sentir et tout dire, sans se douter que l’art consiste, non pas à copier la vie, mais à en dégager les lignes expressives.

Cette curiosité mal réglée est l’indice d’une heureuse abondance. Les défauts de Charles-Louis Philippe me sont aussi chers que ses qualités, car ils me précisent la nature de l’homme. C’était un badaud passionné. Tandis que les poètes suivent d’instinct les sentiers solitaires où ils espèrent cueillir la fleur bleue du rêve, leurs frères les romanciers préfèrent, par les grands chemins, se mêler à la foule dont la senteur est âcre, dont le verbe est haut, dont le geste est rude. De ceux-ci fut Charles-Louis Philippe. Il aima le peuple avant l’art, il obéit à la pitié plutôt qu’à l’inspiration, il détesta les riches parce qu’il adorait les pauvres. Un jour que je lui reprochais son penchant vers une sorte de tolstoïsme imprécis et vain, il s’emporta et se mit à déblatérer contre les riches, non pas à cause de leurs péchés d’omission ou de commission, mais simplement parce qu’ils étaient riches. Être riche, pour lui comme pour Jésus, c’était renoncer à l’état de grâce où ne peuvent vivre que les pauvres. Sa haine de la richesse était toute mystique ; il ne s’y mêlait aucune cupidité. Personne ne fut plus indifférent que Philippe à ce que la fortune peut conférer d’exquis, de rare et de délicat à la vie. Quand par hasard il s’aventurait dans le monde, il s’en retournait avec un vrai remords vers ses frères les pauvres qui triment et pleurent et meurent dans les quartiers tristes de Paris.

Son style même se ressentait de ses fréquentations. Sa phrase, lorsqu’il essayait de décrire la misère physique ou morale de ses lamentables héros, se laissait aller à l’affaissement, à l’éraillement, au dégingandement. Rarement écrivain mérita mieux qu’on dît de lui : « Le style est l’homme même. »

Aussi m’est-il impossible, en parlant de lui, de ne pas confondre dans le même souvenir l’auteur et l’œuvre. Je ne saurais séparer la Bonne Madeleine et la pauvre Marie, la Mère et l’enfant, Bubu de Montparnasse, le Père Perdrix, Marie Donadieu et Croquignole de celui qui les connut, les comprit et les aima. Charles-Louis Philippe ne créait pas ses types, il les rencontrait. Il dut le meilleur de son art à l’observation attentive et attendrie de la vie, comme Dickens, Daudet et Dostoïewski.

Charles-Louis Philippe, lorsque je fis sa connaissance, était un petit homme au nez flaireur, à la mâchoire déformée par une cruelle opération, au grands yeux avides de myope. Il était à la fois fort timide et fort sensitif, de sorte qu’il rougissait souvent, soit de confusion, soit sous l’empire d’une autre émotion.

L’expression dominante de sa physionomie était celle d’une bonté à la fois attendrie et goguenarde. La bonté de Philippe était la meilleure, celle qui n’est pas dupe d’elle-même et qui escompte l’ingratitude d’autrui. Après quelques années de vie parisienne, cet air de matoiserie mansuette s’accentua sur son visage. Mais il se fût bien trompé, celui qui en aurait conclu au désenchantement d’un cœur trop facilement abandonné. La bonté de Charles-Louis Philippe resta forte et entière jusqu’à la fin. Mais, au contact du peuple de Paris, il avait appris à blaguer sa propre sensibilité, à tromper d’une gouaillerie ses larmes, à glisser l’aumône d’un mot ou d’une monnaie entre une amicale engueulade et une bourrade joviale. À le fréquenter, ce peuple enthousiaste, héroïque et moqueur, il avait acquis la pudeur de ses vertus.

Par sa nature même, Philippe avait quelque chose d’innocemment madré. Issu de race paysanne, il savait se défendre contre les autres et contre lui-même. Il ne fallait pas se laisser prendre à ses airs naïfs et à ses allures balourdes. Il était d’esprit fort déluré et comprenait tout à demi mot. Selon le joli proverbe, il entendait bien chat sans qu’on lui dit minon.

Charles-Louis Philippe naquit à Cérilly, dans l’Allier. Son père était sabotier. Plaisons-nous à imaginer l’enfant chétif, souffreteux et vif, épelant son ba, be, bi, bo, bu, dans un coin de l’atelier saupoudré de sciure de bois, tandis que la mère prépare la bonne soupe fumante et parfumée, et que le père taille les sabots qui porteront les uns au bonheur, les autres au malheur, celui-ci à l’amour et celui-là à la mort, tous ces sabots qui taperont et claqueront sur les routes obscures de la destinée.

L’enfant se distingua de bonne heure à l’école et mérita une bourse d’études. Il entra au lycée de Montluçon, où il eut comme condisciple et ami le futur romancier Marcel Batilliat. Philippe serait vite devenu le souffre-douleur de sa classe sans la robuste protection de celui-ci. Chose étrange, il ne manifesta aucun goût pour la littérature pendant ces longues et ternes années de lycée. Son ambition d’enfant — je tiens ce détail de M. Marcel Batilliat — était de devenir général d’artillerie ! Il passa même avec succès les examens préparatoires de l’École Polytechnique ; mais on finit par lui faire comprendre qu’il manquait trop de prestance pour caracoler dignement derrière les batteries fumantes. Il connut alors des moments difficiles à Paris. L’ironique hasard voulut que ce petit homme timide et doux élût domicile rue des Mauvais-Garçons, qu’il quitta pour s’installer définitivement dans l’Île Saint-Louis, où il retrouvait, au beau milieu de Paris, le charme, la quiétude et les mœurs de la province. Il avait déjà fréquenté chez Mallarmé qui, à sa première visite, le présenta gravement aux poètes assemblés sous le nom de « Monsieur Louis Philippe ». Plus tard on le vit au café des Lilas en compagnie du peintre Charles Guérin et de Charles Chanvin qui écrivait alors de beaux vers. Celui-ci, qui est aussi long que Philippe était court, se faisait un devoir, chaque nuit, d’accompagner jusqu’à son île son ami qui s’offensait plaisamment de cette tutelle. Mais Chanvin s’obstinait à craindre pour Philippe une mauvaise rencontre. « Tu te ferais assommer d’une chiquenaude, » lui disait-il. Philippe avait la verdeur des petits hommes, et une nuit, sur le Quai Saint-Michel, pour prouver sa force, il chargea Chanvin sur son dos et le porta jusqu’au milieu du Parvis Notre-Dame. Je n’oublierai jamais ce groupe ; Chanvin tanguant et roulant sur le dos de Philippe, raclant le pavé de ses semelles, simulant les gestes du cavalier qui stimule sa monture, et Philippe, cramoisi, ahanant et nous soufflant, après avoir déposé son fardeau, la phrase célèbre de Bubu : « Je suis petit, mais costaud ! »

Charles-Louis Philippe était alors employé à l’Hôtel de Ville et occupait ponctuellement une chaise dans je ne sais quel bureau d’où l’on administre le personnel des égouts. Aussi son chef, sans intention maligne, appelait-il Philippe, qui ne lui en voulait guère, son « petit poète des égouts ».

Plus tard il fut nommé inspecteur aux étalages. Ce nouvel emploi lui permit de flâner de droite et de gauche, de baguenauder avec les petits commerçants, d’assister à la lutte quotidienne du menu peuple de Paris contre les agents de l’autorité. Il dut plus d’une fois avoir l’aune longue, lorsqu’il s’agissait de mesurer un emplacement concédé à un pauvre bougre ou à une jolie fille !

Il s’était déjà fait connaître par plusieurs plaquettes éditées à la Plume ou à la Bibliothèque de l’Association. Il ne faut pas prétendre qu’il connut les déboires, les désillusions et les rancœurs des débuts difficiles. À peine eut-il publié ses Quatre Histoires de pauvre Amour qu’il attirait l’attention de tous ceux dont l’opinion importe. Et pourtant que de défauts dans ce premier essai ! Je note au hasard d’affreuses phrases : Ne fouille pas le bruit d’une vie éparse. Ces chansons se déroulent, que rehaussent des roulements d’yeux prometteurs, épicées encore par le tortillement des hanches et les battements du ventre… Tous les émois inscrits aux chairs surgissent… Je doute fort que les pires écrivains qu’avait trop lus Charles-Louis Philippe eussent osé fouiller le bruit d’une vie éparse, ou dérouler des chansons que rehaussent des roulements et qu’épicent des tortillements et des battements, ou enfin faire surgir des émois inscrits aux chairs. On sent dans l’œuvre préparatoire de Charles-Louis Philippe tout l’effort d’un écrivain qui ne connaît ni les origines, ni l’histoire, ni les lois de sa langue. Et j’attribue de pareilles erreurs à une ignorance complète du latin.

Pourquoi donc admirions-nous ce nouvel auteur ? Mais pour des trouvailles naïves et inconscientes, pour d’adorables images qu’un Andersen ou un Gezelle lui eussent enviées, pour une fraîcheur d’âme que n’arrivait pas à déparer la pire littérature : Tout se tait, car le bruit du cœur est si fort, si doux, qu’il n’est plus que lui au monde… Toi désirant mon cœur comme on désire un rêve… Je l’aime comme il faut aimer ceux qui conservent une voix gaie pour les petits enfants.

Charles-Louis Philippe se révéla soudain au grand public par Bubu de Montparnasse. C’est sans contredit son meilleur livre. La phrase s’y adapte merveilleusement au lamentable sujet. Elle est populacière, affalée, geignarde. Les personnages y passent, faisant le dos rond, traînant la savate, gouaillant du coin de la bouche. Ce n’est que lorsque Bubu entre en scène que l’on y sent une force et une volonté. Le verbe alors fanfaronne et claironne. Charles-Louis Philippe eut assez de tact pour ne donner ni tort ni raison à ses héros. Il les a rendus tels qu’il les a vus, et tels que nous les rencontrons dans les rues de Paris. Il eut le courage de se lier avec eux et l’honnêteté de les comprendre, car il ne les jugeait pas d’après les règles que nous nous imposons. Ou plutôt, sans désir de les réhabiliter, il savait qu’ils ne différaient guère par essence des beaux messieurs et des belles dames, dont la vie est souvent honte et fange et crime à l’égal de la leur.

Bubu de Montparnasse n’est pas un être fictif, sorti de l’imagination du romancier. Il a vécu, et sans doute vit-il toujours, indifférent à sa gloire. C’est avec une certaine appréhension que Charles-Louis Philippe le fréquentait, car il s’était mis en tête d’arracher à Bubu sa maîtresse, disons tout de go sa marmite, non pas pour les raisons qu’on pourrait supposer, mais parce que Philippe était toujours, comme dit le peuple, pour la justice. Or Bubu rouait de coups la malheureuse et entendait tirer de son corps meurtri tout le profit possible.

Charles-Louis Philippe conçut donc le projet d’éloigner de Paris Mme Bubu. Lui, Chanvin, Lucien Jean et d’autres se cotisèrent pour envoyer celle-ci à Marseille, hors d’atteinte de son marlou, et pour lui assurer l’existence dans cette ville jusqu’à ce qu’elle y trouvât un honnête travail. Comme je devais, peu après, me rendre moi-même à Marseille, je fus nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire auprès de Mme Bubu de Montparnasse. Rendez-vous fut pris par lettre, et un soir d’hiver, par une pluie battante, je me trouvai au coin de la Cannebière et du cours Belsunce, tenant sous mon parapluie, comme signe de ralliement, un exemplaire de Bubu de Montparnasse. De la foule qui encombre ce carrefour surgit enfin une petite femme en cheveux, pâle, brune et maigriote. C’était Mme Bubu.

Nous allâmes boire une mominette dans un bar voisin, et comme elle avait l’habitude du monde elle eut vite fait de me mettre à mon aise. Elle m’avoua qu’elle en voulait à Philippe d’avoir, dans Bubu de Montparnasse, reproduit ses lettres sans en corriger les fautes d’ortographe. Je la rassérénai en lui affirmant que la faute d’orthographe était fort bien portée chez les plus grandes dames, voire chez les Académiciens.

Prenant confiance, elle me rassura sur son propre sort : elle me confia qu’elle avait déjà trouvé à Marseille un protecteur, un homme de loi, me dit-elle, sans préciser s’il était juge d’instruction ou garçon de vestiaire au tribunal : enfin elle se montra maternelle, malgré son jeune âge, en me conseillant de m’abstenir de fruits de mer à Marseille, car depuis son arrivée elle souffrait d’un « petit choléra » qu’elle attribuait à une ingestion inconsidérée d’oursins. Je pus, en somme, envoyer un excellent rapport à ses protecteurs désintéressés de Paris.

Si je relate cet incident de la vie de Charles-Louis Philippe, c’est pour montrer son excellent cœur et pour prouver à quel point ses livres furent composés sur le vif. Ah ! il ne fallait pas dire du mal du « p’tit m’sieu Philippe », dans l’Île Saint-Louis !

Après Bubu de Montparnasse parurent le Père Perdrix, Marie Donadieu et Croquignole. Philippe ne voulut jamais comprendre pourquoi ces trois livres, qui étaient, à son avis ses meilleurs titres au prix Goncourt, n’obtinrent pas le succès de Bubu. C’est, je le lui ai souvent dit, parce qu’il se mêla d’y faire du beau style. Il était admirable lorsqu’il consentait à écrire avec simplicité, selon sa nature. Mais il devenait détestable dès qu’il essayait de s’exprimer, oserais-je dire, à la façon de ces messieurs de Paris, comme un paysan qui s’engonce dans ses habits du dimanche.

Ce n’est pas à dire qu’on ne trouve pas, dans ces trois romans, de parfaits morceaux, mais tout n’y est pas fondu d’un jet, comme dans Bubu. Pourtant son ami Lucien Jean, qui traitait les mêmes sujets que lui, aurait dû lui donner l’exemple du goût, de la mesure et de la retenue. Puis il avait fait chez Édouard Ducoté, ce poète de grand cœur dont l’accueil encouragea tant de débutants, la connaissance d’André Gide, à qui nous devons un des chefs-d’œuvre définitifs de la prose française, la Porte étroite. Celui-ci aurait pu lui donner les plus précieux conseils. Mais Gide préfère, non sans raison, la maïeutique au dogmatique, et il laissa Philippe libre de choisir ses voies.

On a souvent comparé la manière de Charles-Louis Philippe à celle de Dostoïevski et de Gorki. Pourquoi ne pas ajouter Tchernichewski ? Je puis cependant affirmer que Tchernichewsky lui était inconnu, que Gorki ne se révéla au public français qu’après la publication des premières œuvres de Philippe, et que Dostoïevski seul a pu avoir sur lui quelque influence. Mais laquelle ? Les écrivains qui s’astreignent à l’observation directe peuvent bien se ressembler par la méthode, mais les hommes et les choses soumis à leur examen varieront à l’infini. Il est peut-être possible d’imaginer un Charles-Louis Philippe russe décrivant la Maison des Morts et un Dostoïevski français chantant Bubu de Montparnasse, mais à quoi peuvent aboutir de si vaines suppositions ? Une œuvre n’est que l’image de son créateur, et peu en importe la matière. Or, de l’œuvre de Charles-Louis Philippe restera l’image d’un des hommes les meilleurs, les plus généreux, les plus pitoyables qu’il fut possible de connaître. Il était doué des trois grandes vertus, la Foi, l’Espérance et la Charité. Sa voix s’est élevée du côté des ténèbres, en faveur de ceux qui y vivent, si l’on peut ainsi abuser d’un mot, car la vie des trois quarts de l’humanité n’est qu’une agonie lente. Puisse cette voix avoir de longs échos, et puisse l’âme de notre pauvre ami disparu survivre longtemps dans ses appels à la clairvoyance, à l’indulgence, à l’amour !