Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 129-144).

LE CULTE DES MORTS


Le culte des morts est à peu près toute la religion du paganisme japonais. Au sujet de la fréquentation des temples, il est un sentiment populaire qui pourrait se traduire ainsi : « Quand on est enfant, c’est inutile d’aller au temple : on n’y comprend rien ; quand on est jeune et vigoureux, on n’en a pas le temps : il faut travailler pour vivre ; enfin, quand on est vieux, on peut y aller : si l’on n’est pas trop malade ou trop rompu par l’âge. »

Mais pour un mort, c’est autre chose : c’est à son égard que l’on peut constater la piété des fidèles ; c’est à cause de lui que l’on peut remarquer le zèle des bonzes, si bien, qu’on ne serait pas loin de la vérité en disant que ces derniers ne sont guère que des entrepreneurs de pompes funèbres.

Tout ceci vient de l’étrange idée qu’on se fait d’un mort au Japon. On croit qu’à peine l’âme a-t-elle franchi le seuil de cette vie, qu’elle passe aussitôt au rang des dieux. D’ailleurs, un dieu, qu’est-ce, aux yeux de ces gens ? Ils ne le savent pas plus qu’ils ne savent ce qu’est une âme. Que l’on en juge par le culte qu’on rend aux morts !

Ce culte a deux formes : la forme liturgique et la forme domestique.

Le culte liturgique rendu aux morts comporte les cérémonies des funérailles. Le décor et les rites diffèrent un peu chez les bouddhistes et les shintoïstes ; mais les uns et les autres, quand il s’agit d’un personnage de haut rang ou d’un membre d’une famille riche, déploient un apparat d’une magnificence extraordinaire. C’est une longue procession qui, chez les shintoïstes, va de la maison du défunt, directement au cimetière, et chez les bouddhistes, au cimetière aussi, mais en passant par le temple[1].

Voici à peu près l’ordre de la procession bouddhiste : au premier rang, des porteurs de grosses lanternes de papier blanc, allumées même en plein jour ; c’est pour éclairer, pense-t-on, la marche du mort dans les ténèbres éternelles. Puis, des porteurs d’énormes bouquets de fleurs artificielles aux couleurs vives et très jolies. Ensuite, selon la fortune du défunt, un ou plusieurs bonzes montés en kuruma (pousse-pousse). Suivent un porteur de brûle-parfums, des porteurs de bannières et d’autres ornements funéraires ; enfin le porteur de l’ihai. L’ihai est une planchette fixée verticalement sur un petit piédestal ; il comporte le nom religieux du mort, et il est destiné à être conservé dans la famille. De plus, si le défunt est le père ou la mère, c’est le fils aîné qui porte l’ihai ; derrière lui viennent, à pied ou en voiture, les parents et les amis.

Les porteurs sont tous revêtus de blanc. Les bonzes portent, eux aussi, des habits toujours très riches et blancs. En ces circonstances, ils revêtent une étole brodée de fil d’or ; ils ont la tête recouverte d’une espèce de bonnet qu’on prendrait pour un bonnet turc : ce sont probablement les deux insignes de leur dignité ; enfin, ils tiennent, à moitié ouvert, un magnifique éventail : c’est pour recevoir les présents, en retour de leur soi-disant dévouement. Quant aux parents et aux amis, ils sont revêtus de leurs plus beaux habits, que l’on appelle les montsuki gimono, parce qu’ils portent les armes de la famille. Chaque famille, en effet, a des armes qu’elle tient de ses ancêtres ; ce sont : soit une fleur, soit un triangle, soit un rectangle ou un autre signe de ce genre ; c’est ce qui leur sert d’emblème héraldique, de blason ancestral. Les Japonais ne portent ces habits que dans les plus grandes circonstances, parmi lesquelles ils comptent les funérailles de quelques parents ou amis.

Le cercueil est une boîte carrée, dans laquelle le corps est accroupi et replié, comme un enfant dans le sein de sa mère. Quelques-uns disent que cette coutume rappelle la posture des dévots du bouddhisme dans leurs méditations. Le cercueil, porté sur un brancard, est orné de décorations sculptées, dont l’art est fin et délicat, mais invariablement le même pour chaque cercueil. On dirait que tout est fixé à l’avance, jusqu’à la moindre petite pièce d’ornementation.

Avant le départ en procession, il y a eu dans la maison du défunt une première cérémonie qu’on pourrait, en empruntant un terme catholique, appeler « la levée du corps. » D’abord on a placé le cercueil de façon à ce que le corps eût la tête du côté du nord ; devant le corps on a brûlé des parfums, pendant que les bonzes ont récité les passages des livres sacrés du bouddhisme. Ensuite, on a revêtu le mort d’habits blancs, mis entre ses mains une espèce de chapelet, appelé juzu, et l’on a placé à ses côtés, dans le cercueil, des objets dont il s’est servi durant sa vie, ainsi que des pièces de monnaie et des geta, pour le voyage du mort vers le paradis. Enfin, après la sortie du cercueil, les gens de la maison ont balayé toutes les chambres, prétendant, par là, enlever les souillures que la mort est censée avoir apportées en venant frapper un des membres de la famille.

La procession, quittant la maison de défunt, s’en va directement au temple, pour une cérémonie plus solennelle. Au temple, on installe le cercueil, on l’entoure des fleurs qu’on a apportées et place devant lui le brûle-parfums. Puis les bonzes, au son d’instruments funèbres, font entendre une psalmodie, dont les phrases ont un style suranné, absolument inaccessible à l’intelligence du public ; bien plus, eux-mêmes souvent n’y comprennent rien du tout. Ces instruments sont de deux sortes : le tebyôski et le mokugyô ; le premier est une espèce de cymbales ; l’autre a la forme d’une petite boîte oblongue que l’on frappe à coups réguliers en même temps que les cymbales. Le son de ces instruments est très lugubre et très désagréable. Mais les assistants semblent trouver ce son très convenable pour une telle cérémonie. Durant cette psalmodie, ils viennent à tour de rôle devant le cercueil, s’inclinent respectueusement en joignant les mains, puis jettent une pincée de bois odorant dans le brûle-parfums.

Par ces actes, en croit rendre au mort un culte divin. Le défunt, désormais, est passé au rang des dieux. Il a pu être dans sa vie un assassin, un voleur, un débauché, peu importe ! D’après eux, il n’est pas moins censé aller dans le gokuraku, le paradis. Un missionnaire demandait un jour à un bonze pourquoi, aux funérailles de qui que ce fût, il affirmait, avec un semblant de conviction, que le mort était allé dans le paradis jouir du bonheur des dieux. « Mais répondit le bonze, si j’avais le malheur de dire que le mort est allé en enfer, je ne recevrais pas un sou après les funérailles ! » On voit donc le rôle important que tient l’argent dans l’enseignement des bonzes.

La dernière cérémonie a lieu à l’endroit même, de la sépulture. À l’entrée des cimetières il y a presque toujours une bonzerie, chargée de l’entretien des tombeaux ; et quand la bonzerie est assez considérable, on peut voir, à l’intérieur de son enclos, un petit kiosque abritant une grosse cloche fixe, que l’on frappe en certaines circonstances, au moyen d’une poutre. Cette poutre, placée tout à côté de la cloche, est suspendue par ses deux bouts, dans la position horizontale, de telle façon que, si on la balance tant soit peu au moyen d’une corde, elle donne d’un de ses bouts contre la cloche.

Lorsque la procession funèbre, après avoir assisté à la cérémonie du temple et s’être remise en marche dans le même ordre qu’auparavant, s’approche du cimetière, on voit parfois un vieux serviteur de bonzerie monter sur le kiosque et sonner ainsi cette grosse cloche. Ce sont des coups distants et mélancoliques qui font penser au glas funèbre de nos églises, en pays catholique.

La cérémonie qui s’accomplit au cimetière n’est pas bien longue. Le bonze asperge la tombe d’une eau quelconque, récite encore des prières et les assistants y brûlent des bâtons d’encens. Enfin, le cercueil est descendu dans la fosse, à moins que les parents aient décidé qu’on brûle le corps du défunt. Dans ce cas, le cercueil est confié aux soins d’un employé chargé de la crémation, et les assistants reprennent le chemin de leur demeure.

Chez les shintoïstes, le décor de la procession n’est pas moins magnifique que chez les bouddhistes, mais les rites sont beaucoup plus simples.

Dans la procession shintoïste, il y a aussi des porteurs de bouquets et de bannières, il y a même des porteurs de branches d’arbre : ce qu’on ne voit pas chez les bouddhistes. Tous ces porteurs ont aussi des habits blancs. Les kanmushi ou prêtres du Shinto sont revêtus du hitatare, long vêtement blanc, ainsi appelé parce qu’il descend jusqu’à terre. Ils portent sur la tête le kanmuri, espèce de chapeau à forme recourbée, confectionné avec de la gaze noire, et surmonté d’un ornement très flexible qui ressemble à une longue plume. Parmi ces kanmushi, il en est un qui se distingue des autres par ses geta qui sont très hautes, et sur lesquelles il marche comme sur des échasses.

Le cercueil est à peu près le même que chez les bouddhistes, c’est-à-dire que sa forme est celle d’une caisse de trois pieds cubes environ. Il est fabriqué de bois blanc, ordinairement de hinoki (espèce de thuya), ou de sapin. Le corps du défunt a été mis dans cette caisse à peu près de la même façon que chez les bouddhistes. On y a placé aussi à côté de lui divers objets d’usage : un éventail, un sabre, un miroir, etc.

Dans la procession, on voit encore un cheval blanc, harnaché d’une jolie selle, sur laquelle est dressé un gohei doré. Le gohei est une baguette, à l’extrémité supérieure de laquelle sont attachés des morceaux de papier blanc ou doré, découpés en zigzag. Il représente les esprits. On voit de ces gohei dans les mûja ou temples shintoïstes, dans certaines fêtes publiques et dans les processions funèbres du Shintô. Ce cheval blanc est donc censé porter l’esprit même du défunt, dont on va conduire le corps au cimetière.

Chez les shintoïstes comme chez les bouddhistes, avant le départ en procession, il y a eu dans la maison du défunt une première cérémonie présidée par les kanmushi. Déjà devant le cercueil, les gens de la maison avaient placé une petite coupe d’offrandes très simples : de l’eau, du sel, des grains de riz non décortiqués. À l’arrière des kanmushi, si on est en été, on installe le cercueil dans la rue même. Puis la cérémonie commence. Elle est d’une simplicité ou plutôt d’une pauvreté vraiment pitoyable. À peu près tout se fait en silence. Un des kanmushi, celui qui préside, se tient debout devant le cercueil, et les autres sont placés à petite distance les uns des autres. Le plus éloigné du cercueil reçoit, une à une, de la main d’une personne de la maison, les diverses offrandes, qu’il passe à son voisin ; les offrandes vont ainsi, de main en main, jusqu’à celui qui préside. Celui-ci alors, avec une inclination, les présente au mort et les dépose devant le cercueil. Ces offrandes sont deux poissons sur un plateau, des gâteaux de riz et des légumes. Ce sont ce qu’on appelle les sankai no chimmi, les mets les plus savoureux de la montagne et de la mer.

Puis le président fait un discours ; c’est l’oraison funèbre ou, plus exactement, l’apothéose du défunt. Comme dans le bouddhisme, si l’on en croit l’orateur, le défunt, quel qu’il soit, devient dieu, sans l’avoir fait exprès. Le procès de canonisation est le plus miséricordieux du monde : l’orateur a le don extraordinaire de reconnaître au disparu une foule de vertus que celui-ci, dans son humilité sans doute, avait soigneusement cachées pendant sa vie. Le discours se termine par une supplication faite aux Kami, implorant pour le défunt le bonheur éternel. Pendant le discours, les autres kanmushi écoutent d’une façon distraite, peut-être pour ne pas rire, la multitude des mensonges hypocrites de l’orateur ; quelques-uns s’assoient, croisent les jambes et fument placidement la cigarette. Voyez donc d’ici le spectacle : un prêtre revêtu des ornements et de tous les insignes de sa dignité, se mettant à fumer la cigarette en plein milieu d’une cérémonie religieuse. Mais parmi les païens, ceci n’a rien d’étrange : personne même ne paraît le remarquer, sinon les profanes tels que les missionnaires étrangers, par exemple !…

Le discours fini, les parents et les amis du défunt déposent devant le cercueil des branches d’arbre ainsi que des hei, morceaux de papier ou d’étoffe, semblables à ceux qu’on offre aux Kami dans les mûya.

Voilà pour la cérémonie faite au foyer du défunt ; l’autre cérémonie s’accomplit au cimetière, car les shintoïstes ne font pas entrer le corps d’un défunt au temple : ce serait, pense-t-on, une souillure pour la demeure des Kami.

Cette cérémonie est encore beaucoup plus simple et plus courte que la première. Arrivé au cimetière, on introduit le cercueil dans un bâtiment destiné à cet effet. Alors un des kanmushi fait le harai, qui consiste à chasser les mauvais esprits du défunt et à le purifier des souillures de son âme. Le kanmushi se sert à cet effet d’un gohei, dont il frotte légèrement le corps du défunt. Ensuite il récite quelques prières pour appeler le secours des dieux sur l’âme du défunt. C’est là le dernier article au programme ; la cérémonie des funérailles est terminée.

Les shintoïstes aussi bien que les bouddhistes brûlent très souvent les corps de leurs défunts ; mais cet usage est emprunté au bouddhisme, qui l’a importé au Japon vers l’an 700. Cependant l’ancienne tradition de l’inhumation des corps n’a jamais été complètement abandonnée. En 1644, sur les réclamations d’un marchand de poisson, nommé Hachibei, on enterre l’empereur Go Kômei ; et le 18 juillet 1873, à l’époque où l’on voulait tout européaniser à outrance, on proscrivit totalement la crémation des corps, de peur de voir traiter le Japon de pays barbare. Mais au bout de vingt-deux mois (23 mai 1875) une nouvelle loi abrogea la première : on avait découvert que la crémation des corps, bien loin d’être anti-européenne, était même ouvertement prêchée par certains philosophes du clan de l’hérésie ou de l’impiété. Depuis lors, à peu près tous les cimetières, au moins ceux des villes, possèdent leur four crématoire, et à Tokyô seulement, il y en a neuf.

La manière de procéder dans la crémation des corps est fort simple : on brûle le cadavre avec son cercueil, qui est toujours en bois. Au bout de trois heures, tout est consumé. On recueille alors les cendres dans une urne et on les enterre ; quant aux dents que l’on retrouve au milieu des cendres, on les conserve et souvent on les envoie au grand temple de Kôyasan.

Les enterrements, soit bouddhistes, soit shintoïstes, coûtent toujours très cher à la famille du défunt. Surtout lorsque celle-ci a tant soit peu de fortune, les dépenses s’élèvent toujours jusqu’à 4 ou 500 yen. À plus forte raison, s’il s’agit d’un noble ou d’un prince. Pour les funérailles de l’impératrice douairière, en 1897, on a puisé 700 000 yen dans le trésor national[2]. Ajoutons aussi que la coutume traditionnelle d’offrir des gâteaux à tous ceux qui ont assisté aux funérailles est une asservissante habitude qui augmente encore considérablement les dépenses.

Cependant, le culte des morts au Japon ne cesse pas tout entier sur le cercueil fermé du disparu ; il se prolonge encore au foyer domestique.

Dans le bouddhisme, il y a d’abord la coutume d’observer le deuil. Autrefois, au Japon, sur la manière de célébrer le deuil, il y avait trois codes, Bukki Ryô : un pour les prêtres shintoïstes, un pour la noblesse de Kyôto, un troisième pour les daimyôs et les samuraï. Aujourd’hui il n’y a plus que le dernier dont les prescriptions restent en vigueur.

Ce deuil requiert deux choses : le port des vêtements blancs et l’abstention de chair d’animaux. Voici pour l’une et l’autre, le temps de deuil déterminé selon les divers degrés de parenté :

 
Vêtements
Nourriture
Pour un trisaïeul paternel[3]
30 jours
10 jours
Pour» un» bisaïeul paternel»
90 jours»
20 jours»
Pour» des grands parents paternels
150 jours»
30 jours»
Pour» des parents
13 mois
50 jours»
Pour» des» parents» adoptifs
13 mois
50 jours»
Pour» des beaux parents
30 jours
10 jours»
Pour» la femme légitime du père
30 jours»
10 jours»
Pour» une mère divorcée
150 jours»
30 jours»
Pour» les beaux parents de la femme
50 jours»
20 jours»
Pour» un oncle ou une tante paternel
90 jours»
20 jours»
Pour» un mari
13 mois
50 jours»
Pour» une épouse
90 jours»
20 jours»
Pour» des frères et sœurs du côté paternel
90 jours»
20 jours»
Pour» des frères et sœurs utérins
30 jours»
10 jours»
Pour» un fils aîné
90 jours»
20 jours»
Pour» les autres enfants
30 jours»
10 jours»
Pour» le fils aîné du fils aîné
30 jours»
10 jours»
Pour» les autres petits fils
10 jours»
3 jours»
Pour» un fils adoptif
30 jours»
10 jours»
Pour» les neveux et les nièces
7 jours»
3 jours»
Pour» les cousins germains
7 jours»
3 jours»

Pour les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de sept ans, la période de deuil est très courte ; et pour ceux qui ont moins de trois mois, on ne fait rien du tout.

Quand la mort vient frapper quelqu’un dans la famille d’un fonctionnaire civil, les autorités de son département doivent en être averties au plus tôt. Régulièrement, dans ce cas, le fonctionnaire ne peut plus quitter sa maison durant toute la durée du deuil. Cependant, d’ordinaire il est dispensé de cette prescription : il en résulterait de trop graves inconvénients pour le service auquel il est attaché.

Mais lorsque s’éteint un membre de la famille impériale, on publie la défense de jouer de n’importe quel instrument de musique pendant trois jours, ou même pour un temps plus long, qui varie selon que le degré de parenté rapproche plus ou moins le défunt du trône.[4] Pour l’empereur, autrefois, ce grand deuil était très long ; avec le temps il fut abrégé : quand Meiji Tenno est mort, en 1912, ce deuil ne dura pas au delà d’une semaine. Il est probable qu’il sera encore plus court quand mourra l’empereur actuel.

Outre le deuil, il y a les visites aux tombes. Tout est fixé encore à dates précises. Les jours prescrits par la coutume sont le septième, le quatorzième, le vingt-et-unième, le trente-cinquième, le quarante-neuvième et le centième après la mort ; en plus, il y a le premier, le troisième, le septième, le treizième, le dix-septième, le trente-troisième, le trente-septième, le cinquantième et le centième anniversaire. Les plus importants de ces anniversaires sont le premier et le troisième ; à ces occasions il y a des services bouddhistes.

Il est évident que tous, spécialement les pauvres, ne peuvent observer toutes ces prescriptions. D’ailleurs, de plus en plus la majorité s’en dispense présentement. Cependant, quatre dates sont rarement négligées : ce sont le septième et le trente-cinquième jour, le premier et le troisième anniversaire. De plus, lorsqu’il y a plusieurs défunts dans une même famille, et que leurs dates respectives de jours ou d’anniversaires coïncident ou sont peu distantes les unes des autres, on rend ses devoirs à ces divers défunts dans une même visite ; mais toujours de façon à devancer et non à ajourner quelque date, pour ne pas faire attendre le défunt ! [5]

Enfin, chez les bouddhistes il y a le culte de l’ihaî. L’ihaî est la planchette qu’on a portée dans la procession des funérailles. On la conserve au foyer, dans le butsudan. Celui-ci est une espèce de petit autel, surmonté d’un baldaquin, le tout très finement travaillé et très artistiquement décoré de colonnettes, de consoles, de festons et de moulures diverses. La forme de l’autel est tout à fait carrée : l’ihaî se trouve juste au sommet d’une miniature de marchepied à plusieurs degrés, et entouré, en temps ordinaire, d’une double et même d’une triple enceinte de petites portes à coulisses, fermant les quatre côtés de l’autel.

C’est devant cet autel que chaque matin et chaque soir la famille offre au défunt du riz et autres mets, avec les salutations ordinaires : expressions du culte divin que l’on rend aux morts. C’est aussi devant cet autel que le bonze, sur la demande expresse de la famille, et, naturellement, moyennant une rétribution, vient quelquefois réciter certaines prières et faire certaines cérémonies dont le but est de rendre hommage au mort, au hotoke Sama, comme on dit ; car, d’après ces pauvres païens, l’ihaî est devenu la demeure permanente de l’esprit du défunt divinisé.

Chez les shintoïstes, au lieu de l’ihaî et du butsudan il y a le tamashiro et le mitamaya. Ce dernier, qui signifie « auguste maison des âmes », est un coffret de bois blanc, muni de deux portes, ou, plus exactement, c’est un vrai temple en miniature. À l’intérieur, se trouve le tamashiro, marque des âmes, c’est-à-dire la tablette des ancêtres, sur laquelle est inscrit le nom du défunt, avec son âge et l’année de sa mort. Le nom du défunt est, en ce cas, précédé du mot mikoto. Ce mot, qui veut dire « personnage illustre, » est un titre honorifique par lequel on désigne surtout les divinités shintoïstes ; par exemple, le dieu qui se tient au centre du ciel se nomme Ame uo minaka nushio mikoto.

Ainsi l’âme du défunt est censée résider dans cette tablette des ancêtres. Cependant, cette croyance ne naît dans l’esprit de la famille qu’après une cérémonie que l’on appelle mitamautsushi, ou conduite de l’âme dans le tamashiro. Cette cérémonie, bien qu’elle soit distincte des rites funéraires, a lieu lorsque le corps du défunt est encore à la maison. Les prêtres shintoïstes y sont invités. On installe la maison des âmes près du cercueil, et on en ouvre les deux petites portes, pour inviter l’esprit du mort à y faire sa demeure. Par l’effet d’une prière que le président récite, d’abord devant le cercueil, puis devant la « maison des âmes », on prétend que l’âme communique mystérieusement à la tablette des ancêtres. Ensuite, on apporte des offrandes devant la maison des âmes : ce sont du riz, du sake, des gâteaux, des fruits, spécialement des oranges, enfin des fleurs et des rameaux de sakaki (cléyère du Japon), considéré comme un arbre sacré dans le shintoïsme. Désormais, chaque jour on renouvélera ces offrandes, c’est-à-dire, on rendra à l’esprit du mort des hommages dus aux Kami.

Il faut signaler encore, chez les shintoïstes, le soin qu’ils portent aux tombes de leurs morts. D’ordinaire ils tiennent à ce que leurs cimetières ne soient pas trop éloignés de leurs demeures. « Les morts, a écrit le P. Dalman, à ce sujet, sont près des vivants, souvent au milieu d’eux. Les tombes s’élèvent dans des jardins, où le souffle du printemps ranime l’immortelle jeunesse de la nature. »[6] Autrefois, dans l’esprit des Romains, la survie des âmes avait quelque chose de matériel : il en est ainsi des Japonais. De là la coutume de présenter de la nourriture aux âmes, comme on le fait à des êtres qui possèdent un corps.

Enfin il faut remarquer le rôle mystérieux qu’ont dans le shintoïsme les visites faites aux tombes des ancêtres. On considère les âmes comme des esprits tutélaires et on leur confie toutes les nouvelles de famille. Quand un membre de la famille entreprend un voyage à l’étranger, ou qu’un soldat va servir sa patrie sous d’autres cieux, ils n’oublient pas, avant de partir, d’aller prendre congé de leurs ancêtres, et font une visite à leur tombeau. Ils se mettent sous leur protection et comptent sur leur secours pour revenir sains et saufs au pays de leurs aïeux. C’est la cérémonie à laquelle s’est astreint le prince impérial, avant de quitter le Japon pour l’Europe en 1921. Réellement, on dirait qu’il y a une dépendance des vivants à l’égard des morts.

Ainsi le culte des morts est le plus profond sentiment de l’âme japonaise. Commencé par les cérémonies liturgiques, il se continue au foyer de ceux que le mort laisse après lui et se perpétue même avec les générations.

Ceci, de prime abord, peut provoquer la surprise. Cependant, que l’on observe de plus près ! Au fond, ce n’est là que le résultat d’une déplorable confusion et d’une grossière erreur. D’un côté, par les hommages qu’on lui rend, on prétend grandir l’âme aux proportions d’un dieu ; et de l’autre, par la nourriture qu’on offre, on rapetisse Dieu et l’âme aux proportions d’un misérable être charnel. On n’a donc une idée exacte ni de Dieu ni de l’âme, et on ravale indignement l’un et l’autre. Voilà la dégradation ou conduit le paganisme.


  1. Cependant pour les pauvres ou les gens qui ne possèdent qu’une moyenne fortune, on ne va pas non plus au temple.
  2. Cf. Chamberlain, Things Japanese, p. 108.
  3. S’il s’agit d’un parent du côté maternel, la période de deuil est plus courte : ceci est dû à l’infériorité de la femme au Japon.
  4. Cf. Chamberlain, op. cit. p. 337.
  5. Cf. Chamberlain, ibid.
  6. Cf. Christus, p. 277.