Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 83-88).

HIROSHIMA


C’est le nom d’un village du Hokkaido, non loin de Sapporo, à cinq lieues de distance seulement. Il y a aussi au sud du Japon une grande ville du même nom, très ancienne et très populeuse. Pourquoi a-t-on donné à cette ville, qui n’est après tout qu’un port de mer, en terre ferme, ce nom qui veut dire : grande île ? Pourquoi a-t-on fait de même pour le village du Hokkaido, que l’on trouve dans une vaste plaine ? Je n’en sais rien ; mais ces questions sont oiseuses ; passons et parlons plutôt du petit village.

Je suis allé là, l’été dernier, avec trois de nos chers petits séminaristes, qui aiment bien, eux aussi, les longues promenades à pied. Nous sommes partis très tôt le matin. L’aurore montrait non pas encore des doigts de rose, mais plutôt des doigts de nacre : elle commençait à peine à inspecter l’horizon, en projetant discrètement ses clartés blanchissantes, et illuminait peu à peu, de teintes infiniment douces et riantes, les demi-ténèbres qui prêtaient encore à toutes choses des formes fantastiques.

Nous traversâmes rapidement les rues désertes et silencieuses de la ville endormie, et, une demi-heure après, nous étions dans la campagne. Après avoir franchi la rivière Toyohira qui, par le demi cercle qu’elle dessine, endigue le débordement des maisons de ce côté-là, nous débouchâmes sur une route toute droite et si longue que nous dûmes marcher deux heures environ, avant d’arriver au bout. Mais comme il faisait bon aller ainsi dans le frais du matin, qui pénétrait nos habits d’une légère moiteur et nous rendait par là plus alertes. En somme, cette route nous parut courte.

De chaque côté de la voie, c’était partout de vastes champs qui regorgeaient de céréales déjà hautes. Il y avait des rizières avec leurs canaux d’irrigation et leurs plans à des niveaux différents. Il y avait aussi de magnifiques carrés de blé, d’avoine et d’orge ; car on en cultive beaucoup dans le Hokkaido, où la terre est plus propice que dans le sud pour ces sortes de céréales. Il y avait encore en abondance des légumes de toutes espèces et de toutes variétés, si bien que j’avais presque l’illusion de traverser une de nos plantureuses campagnes canadiennes. Il n’y a pas jusqu’aux maisons qui sont également disposées à peu près comme au Canada, je veux dire postées sur le bord du chemin, à petite distance les unes des autres. Seulement, celles-ci n’ont pas cet air de coquetterie, de propreté et de bien-être, qui fait le charme et la vie de nos routes québécoises. Au contraire, ces maisons sont plutôt misérables : construites en planches jamais rabotées, elles ne connaissent ni les tons chatoyants de la peinture, ni même la blancheur immaculée de la chaux.

Nous avions déterminé, qu’à chaque heure de marche, nous devions faire une petite halte de cinq minutes, et qu’au bout de la quatrième heure, nous prendrions une petite collation. À sept heures donc, nous nous arrêtâmes. Nous en étions à gravir une haute colline, encore toute garnie d’arbres. Or il y avait là, à l’orée du bois, un petit temple shintoïste avec son invariable torii dressé tout au bord du chemin. Le torii est une sorte de portique, formé de deux colonnes surmontées de deux traverses horizontales, et placé à l’entrée des temples shintoïstes[1]. Il ne fait pas partie intégrante de l’édifice ; au contraire, il en est toujours éloigné d’une petite distance et encadre l’entrée de l’avenue qui mène au temple. Il joue à peu près le rôle d’un arc de triomphe, qu’on laisserait en permanence. On en voit partout de ces torii au Japon, non seulement en ville, à l’entrée des ; grands temples, mais aussi dans les villages et les bois de la campagne, et tout particulièrement dans la solitude de la forêt, sur le flanc des montagnes. Ils indiquent, que, tout près de là, il y a un petit temple rustique où résident les esprits et jettent quelque chose de mystérieux dans toute la nature environnante. Ils évoquent, chez les fidèles qui les regardent de loin, un vague sentiment de crainte et de respect et, en un sens, on peut dire qu’ils leur tiennent lieu de nos croix de chemin, au Canada.

Après vingt minutes de repos, nous reprîmes notre marche. Il y avait déjà longtemps que le soleil était levé. Il montait alors rapidement au bord de l’horizon, jouant à cache-cache derrière de petits nuages bourrus qui, de leur côté, semblaient s’évertuer à vouloir voiler ses rayons. Le spectacle n’en était que plus magnifique. Ainsi gracieusement tamisés par ces nuages, les rayons flamboyants du soleil prenaient successivement les couleurs les plus variées et les plus resplendissantes : on eût dit une verrière de cathédrale.

Nous étions toujours sur la haute colline, suivant une longue route assez semblable à la première. Bientôt, dans une immense plaine, nous apparut le village de Hiroshima, encore enveloppé dans une petite brume diaphane, que le soleil, toujours à demi voilé, n’avait pas réussi encore à dissiper. Ce village n’est pas très populeux. Les habitants, à peu près tous fermiers, ont leurs demeures sur leurs terres respectives. Au milieu de ce petit groupe de maisons, il y a une chapelle catholique, avec une maison pour le missionnaire résidant. C’est elle que je cherchai d’abord des yeux, en apercevant le village. Hélas ! elle est trop petite pour être reconnue à distance, et puis, du côté d’où nous venions, elle est cachée par de grands arbres qui entourent le temple shintoïste de l’endroit, situé tout près. Il fallut donc attendre d’avoir traversé tout le village avant de pouvoir l’apercevoir. Enfin, elle nous apparut dans son honnête pauvreté. Devant la façade, un joli parterre planté de petits arbres et de fleurs ; à côté, la demeure du missionnaire et celle du catéchiste.

Le missionnaire, averti déjà de notre venue, nous attendait. Il nous reçut avec joie et nous fit entrer. Aussitôt nous nous rendîmes à la chapelle pour faire une première visite au bon Dieu. L’intérieur de cette chapelle est aussi simple et aussi pauvre que l’extérieur ; mais tout est propre et entretenu avec soin et piété. Assurément, c’est là un grand sujet de consolation pour le cœur de Notre-Seigneur, d’autant plus que cela n’est pas seulement dû au zèle du missionnaire, mais encore à la piété des chrétiens. Ce sont eux, en effet, qui ont fait construire à leurs frais cette chapelle ; et depuis, s’il y a une réparation à faire, ils voient eux-mêmes à en payer les dépenses. En un mot, ils aiment sincèrement leur petite église et tiennent à honneur qu’elle soit digne du Dieu qui l’habite. Ils ne sont pas très nombreux : une centaine seulement, mais au moins ils sont bons et fervents.

Le Père est aussi bien connu et bien respecté de tous les autres gens du village, même de son voisin, le bonze du temple shintoïste, qui vient quelquefois causer avec lui. Un jour, paraît-il, il est venu lui faire une visite pour demander l’heure. À cette époque, l’administration des villes et des villages voulut faire un effort pour habituer les gens à garder l’heure exacte. Jusqu’ici, en effet, les Japonais ont été bien peu scrupuleux sur ce point. Vous entrez dans une maison, et si vous jetez les yeux sur l’horloge, vous remarquez qu’elle est une demi-heure, une et même deux heures en avance ou en retard. Et il n’y a que vous qui vous en étonnez ; eux, bien qu’ils sachent la chose, n’y regardent pas de si près. Le gouvernement donc a demandé aux temples et aux églises catholiques de sonner la cloche à heures fixes, au moins le matin et le soir. C’est ce qui se fait toujours depuis, dans nos petites chapelles, où l’on sonne l’Angelus trois fois par jour. Or ce bonze, s’informant de l’heure, disait au Père : « Je viens ici plutôt qu’ailleurs, parce qu’ici, vous observez la régularité, et dès que j’entends votre cloche, aussitôt je me hâte de sonner la mienne. »

Cependant, à l’heure actuelle, les conversions ne sont pas très nombreuses dans ce village. Le respect humain, l’attache aux traditions de famille, les considérations d’intérêt matériel retiennent ces pauvres gens et les empêchent de faire le pas nécessaire. Ils ont bien l’occasion de se convertir, mais on dirait que Dieu ne les trouve pas encore bien disposés à recevoir le bienfait de la foi.

Dans l’après-midi, nous fîmes une petite promenade dans les environs, accompagnés ou plutôt conduits par le missionnaire de l’endroit. Nous nous proposions de gravir une montagne qui s’élève tout près de là, mais une petite pluie fine qui menaçait de durer longtemps nous fit renoncer à notre projet. Nous nous contentâmes de nous engager dans un ravin, non loin d’une rivière qui traverse le village, et va serpentant follement dans la plaine. Dans ce ravin nous trouvâmes trois ou quatre cavernes creusées dans la terre. Il est certain que ces cavernes sont l’œuvre des Ainos, qui habitaient aussi Hiroshima, autrefois. Mais quelle fut la destination de ces cavernes, on l’ignore. Il ne semble pas qu’elles aient servi de demeures, car les Ainos vivent d’ordinaire sous des huttes. On pense plutôt que ce furent des espèces de fours pour fabriquer le charbon de bois : des parties calcinées que l’on remarque dans un ou deux de ces trous nous inclinent à le croire.

Bientôt la pluie cessa et la soirée fut assez belle. La lune, toute ronde, était posée, comme un miroir d’argent, sur un nuage pâle et laineux, qui semblait trouver le fardeau léger. Tout autour, des étoiles piquées dans l’azur du firmament comme des jeunes plants de riz, dans le carré d’une rizière. Le temps était frais, et il faisait bon à l’excès veiller dehors ce soir-là.

Cependant nous nous couchâmes assez tôt, afin de nous lever au milieu de la nuit et de reprendre notre route pour Sapporo. Nous quittâmes donc Hiroshima le lendemain, à 3 heures du matin et, après une marche un peu plus pénible cette fois, nous rentrâmes dans la ville, fatigués mais contents.


  1. Cette forme, décrite ici par l’auteur, est la forme d’une antique lettre chinoise, empruntée par les Japonais, et qui signifie précisément Shintoïsme.