Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 9

G. Charpentier (Vol. IIp. 55-57).


IX

OÙ LE DRAGON MONTRE LA GRIFFE


e soir même, le couple ému, au lieu de se coucher, se mit en observation derrière les écrans à coulisse qui séparaient leur chambre de celle de la jeune fille. Écartant un peu les panneaux mobiles, ils attendirent en contemplant la gracieuse enfant dans son sommeil.

Une grande lanterne en papier, de forme carrée, était posée à terre et projetait dans tout l’appartement la douce lumière de la petite lampe qu’elle contenait.

La jeune fille avait les bras passés dans la lourde robe de chambre ouatée que l’on met sens devant derrière pour avoir chaud à la poitrine, et qui sert à la fois de vêtement et de couverture.

Elle avait la tête soutenue par le makoura, rectangle de bois qui sert d’oreiller et qui a l’avantage d’éviter la chaleur à la tête, de supprimer, sous peine de choc violent, les agitations du rêve et enfin de permettre aux femmes de dormir sans détruire l’édifice compliqué de la coiffure japonaise.

Au-dessus de la tête de la dormeuse, un vase de fleurs pendu en biais à un poteau contenait une branche de chrysanthèmes violets. À un autre poteau une cigale prisonnière dans une cage de jonc lançait périodiquement son cri rhythmé en crescendo. Dans une encoignure de la chambre, au fond d’une niche formée de montants en bois brut et de frises sculptées à jour, on apercevait vaguement dans l’ombre une image de Benten victorieuse, montée sur un dragon blanc.

Tout d’un coup la jeune fille se leva, rejeta son kimono ouaté, prit ses habits de ville et, poussant doucement un des écrans de la chambre, disparut. Elle se trouvait cachée dans l’étroit corridor qui séparait l’appartement de la clôture en volets qu’on ferme le soir et dont les panneaux sont ramenés le jour dans une sorte d’armoire à coulisses.

Les parents entendirent le parquet craquer sous ses pieds nus, puis ils reconnurent qu’elle enlevait le verrou de bois qui fermait les volets, qu’elle faisait glisser un des volets dans la rainure et qu’elle mettait à ses pieds les petits bancs de bois qui servent de chaussure aux Japonais.

Le couple inquiet se mit à suivre avec précaution la belle pâtissière ; il la vit traverser le jardin sur les petits blocs de rochers qui servaient de chemin au milieu des fleurs et des ruisseaux, ouvrir la légère porte de bambous, et s’éclipser dans le sentier ombreux qui suivait le bord du lac.

Le temps était brumeux. On était à la fin de l’automne. Ce n’était plus cette époque charmante au Japon où la lune brillante se lève énorme derrière les érables aux feuilles pourpres ; l’année était avancée, les feuilles s’étaient séchées et faisaient sous les pieds un bruit de papier froissé ; la lune était voilée et donnait au paysage une teinte vague.

Les parents suivaient la jeune fille qui marchait d’un pas rapide et semblait ne plus toucher la terre. Son corps harmonieux glissait à travers les bosquets, et c’était plutôt une hirondelle au printemps qu’une femme.

Elle arriva bientôt en face de l’île de Benten, franchit le petit pont de pierre qui rattache l’île au rivage, et, après avoir dépassé la chapelle, s’avança résolument sur les eaux du lac.

Les deux époux s’arrêtèrent saisis d’effroi et poussèrent un cri. Quelle ne fut pas leur stupeur lorsqu’ils virent une fumée pâle sortir du lac et leur fille, leur propre fille, se transformer en dragon blanc !

La lune augmenta sa clarté, et la déesse Benten, elle-même, apparut montée sur le dos du dragon.

— Ne vous étonnez point, dit-elle, de voir que ce dragon est votre fille. Touchée de votre piété et de vos malheurs, j’ai voulu vous donner un témoignage de ma bienveillance, mais il est temps que ce maître des eaux du lac retourne dans sa demeure. Vous avez été bons, aimants, pieux ; vous serez heureux.

Et la déesse disparut en compagnie du dragon.

Les mauvaises langues prétendirent que la belle pâtissière s’était simplement noyée par suite d’un amour contrarié.

Mais tous les gens raisonnables d’Yeddo savent bien que, lorsque les vapeurs s’élèvent la nuit au-dessus du lac d’Ouéno et que, poussées par le vent d’automne, elles ondulent et s’avancent rapidement le long des touffes de bambous, c’est le dragon blanc de Benten qui se promène. Ils savent aussi que ce dragon a le pouvoir de s’incarner et de prendre des formes humaines, mais que, s’il se présente sous l’aspect d’une jeune fille et qu’on ait l’imprudence de lui parler d’amour, il reprend subitement sa forme primitive.

Tout cela est bien connu, et les mauvaises langues en sont pour leurs frais d’imagination.

Quant à nous, émus de ces récits singuliers, nous prenons prosaïquement le chemin de fer qui nous ramène à Yokohama.