Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 10

G. Charpentier (Vol. IIp. 59-63).


X

CHEZ UN JAPONAIS


otre ami Matsmoto nous avait dit :

— Venez me voir à Tokio. Je vous montrerai la ville. Je vous ferai visiter le temple d’Asakssa avec ses jardins sacrés animés par des boutiques, des saltimbanques, des montreurs de curiosités, des marchands de fleurs, des marchands d’oiseaux, des tirs à l’arc tenus par de jolies filles, des théâtres, des cimetières, des maisons de thé et des chapelles. Je vous mènerai à Shiba où l’on voit des temples en laque d’or, des arbres immenses, et les sombres tombeaux de bronze des Shiogouns. Je vous ferai visiter les marchands de bric-à-brac, et la ville en est pleine. Je vous dévoilerai les secrets des restaurants japonais où l’on trouve quelquefois à manger et toujours d’excellentes musiciennes et de charmantes danseuses !

Tout ce programme nous avait rendus rêveurs.

Et, depuis notre arrivée à Yokohama, nous ne songions qu’aux moyens d’aller voir au plus vite notre ami Matsmoto.

Ce jeune Japonais a fait avec nous la traversée de San-Francisco au Japon. Vingt-trois jours de mer contribuent à lier les hommes, et il se trouve que cet étranger, que le hasard a jeté dans les cabines de notre bateau, est notre ami. Il a fait aux États-Unis des études sérieuses et il revient avec un brevet d’ingénieur américain.

Ce n’est pas sans difficulté que nous trouvons sa maison. Heureusement les djinrikis sont intelligents et notre manière de parler, ou plutôt de ne pas parler japonais, leur suffit pour nous mener d’abord dans la grande rue de Ginnza, puis, après avoir traversé un pont, pour nous conduire, à travers les godowns qui bordent le canal, jusqu’à l’habitation que nous cherchions.

Matsmoto est chez lui ; il vient nous recevoir dans la cour d’entrée ; mais, dès les premiers mots, sa figure trahit un visible embarras.

Nous voilà nous-mêmes assez gênés. Est-ce que cette amitié qu’il nous avait témoignée, à bord devait cesser sur la terre ferme ?
Est-ce que nous venons le surprendre dans un mauvais moment ?
Est-ce que… ?

Rien de tout cela.

Matsmoto se demande, inquiet, comment il pourra nous recevoir dans ses appartements sans nous faire ôter nos souliers, ou, pour mieux préciser la question, il se demande comment il nous fera ôter nos souliers afin de pouvoir nous faire entrer chez lui.

Car les maisons japonaises sont d’une telle propreté que la moindre chaussure boueuse ou poussiéreuse ferait tache et gâterait tout. La natte moelleuse, étendue dans toutes les pièces sert à s’asseoir, à manger, à dormir ; il faut qu’elle soit toujours irréprochable et la visite d’Européens, qui entrent tout bottés dans ces cases proprettes, cause à l’indigène une pénible sensation.

Pourtant Matsmoto se risque.

— Voulez-vous me faire l’amitié d’entrer ?

— Mais certainement.

— Est-ce que cela vous ennuiera de quitter vos bottines ?

— Du tout. Au contraire. Avec grand plaisir !

On nous avait prévenus.

Et voilà la figure de notre hôte qui s’épanouit.

Franchement, ceux qui se privent de la joie d’être agréables aux Japonais en n’acceptant pas ces petits détails de mœurs, ont bien tort.

Désarmés de nos chaussures, nous gravissons un petit escalier de bois étroit et raide ; chaque marche est vernie, luisante comme une boîte de laque.

Matsmoto nous reçoit dans une chambre immense entièrement ouverte de deux côtés. Voyant notre étonnement de la dimension inusitée de cette pièce, il nous fait observer qu’elle se compose d’une douzaine de chambres dont on a enlevé les cloisons à coulisse afin d’établir des courants d’air ; la chaleur de la saison est admirablement combattue par ce procédé fort simple qui consiste, comme on voit, à supprimer les murs de l’habitation.

Quelques frises à jour indiquent çà et là contre le plafond les séparations des appartements et révèlent le plan de la maison lorsque les cloisons sont placées.

Par les vastes ouvertures, à travers des galeries découpées, la vue s’étend sur des jardins et sur un canal qui tourne gracieusement et laisse voir en face ainsi qu’à gauche des perspectives sans fin de ces magasins en forme de châteaux forts que les Anglais appellent godowns.

Ces constructions percées de rares meurtrières sont formées d’une sorte de pisé gris qu’on dit incombustible. Les toitures bizarrement contournées en accolade sont accusées par des bourrelets de tuiles noires vernies et brillantes qui forment sur le ciel des festons énergiques et irréguliers.

Dans ces magasins que le canal dessert de la façon la plus commode, les riches négociants de Tokio accumulent leurs approvisionnements et leurs trésors commerciaux.

La pièce où nous nous trouvons n’a pas un seul meuble. Dans un renfoncement se trouve seulement un superbe vase en vieux shizen ; c’est là tout le mobilier. Aussi on nous offre de nous asseoir par terre.

Une vieille servante nous apporte le shibashi d’abord, petit brasero de faïence flanqué d’un tube de bambou sur lequel on frappe la pipe pour en faire tomber les cendres.

Puis, elle apporte du thé dans une toute petite théière qui suffit à peine à alimenter trois tasses microscopiques.

Elle revient enfin une troisième fois pour nous offrir des petits gâteaux, fort bons vraiment, que nous essayons vainement de saisir avec les baguettes de bois qu’on nous met aux mains pour cet usage.

Tout cela est charmant, mais nous ne serions pas fâchés de voir réaliser les projets d’excursions à travers la ville dont nous a parlé notre hôte.

Matsmoto comprend notre impatience, et nous partons tous les trois pour les jardins sacrés du temple d’Assaksa.