Promenades Littéraires (Gourmont)/Villiers de l’Isle-Adam

Promenades LittérairesMercure de France (p. 70-80).


VILLIERS DE L’ISLE-ADAM


Les mouvements littéraires, quel que soit l’éclat qu’ils tirent de la poésie, sont toujours dominés, en France du moins, par le génie des prosateurs. Le lyrisme le plus complexe et le plus divers, celui même d’un Hugo, est toujours élémentaire. Il faut aux esprits d’autres patrons, à la pensée d’autres formes, à la plastique d’autres moules. Le poète n’est le guide que de ses pareils ; le prosateur seul écrit pour tous et peut éveiller les curiosités les plus vastes et les plus difficiles. C’est lui qui, à leur insu, mène les plus dédaigneux poètes et qui jette à leur sensibilité les quelques idées dont elle à besoin pour prendre tournure intellectuelle. Chateaubriand détermina la couleur du romantisme ; Villiers de l’Isle-Adam imposa la sienne aux premières manifestations symbolistes, dont il régit encore les derniers et les plus fidèles éléments. Aventure à peu près unique la publication de ses œuvres complètes, dont les droits sont dispersés, a été réclamée, presque exigée (ô naïveté des admirations !) par une sorte de pétition de la jeunesse aux éditeurs littéraires ; et il s’agit moins peut-être d’en faciliter la lecture, puisque tous ses livres sont dans le commerce, que d’élever un monument à l’un des grands prosateurs français. Elles paraîtront, et probablement dans le même temps que la correspondance de Chateaubriand, ce qui facilitera des rapprochements entre le premier et le dernier venu des romantiques, à l’heure même ou l’on essaye de présenter le romantisme comme un principe d’anarchie. Nés de la même race, dans la même caste, sur le même coin de terre, à deux pas l’un de l’autre, leurs destinées, en apparence si diverses, ont bien des points de contact. Villiers devait devenir, après la détresse et l’incertitude des mauvaises années, le restaurateur de l’idéalisme littéraire, comme Chateaubriand avait été celui du sentiment religieux, l’un parti de Hegel comme l’autre de Jean-Jacques. Je n’ai pas l’intention de juger ici de la valeur absolue de ces deux « restaurations ». Il suffit d’indiquer que si l’un nous délivra de la petite littérature du dix-huitième siècle, l’autre contribua extrêmement à nous purger du naturalisme. Et comme on put, dans la suite, être romantique sans participer au catholicisme, on put également être symboliste sans participer à l’idéalisme religieux dont il découlait ; mais il était bon de s’être baigné dans le lac fleuri de lotus ; pour ma part, je ne le regretterai jamais. À vrai dire, notre éducation philosophique, à quelques-uns, avait déjà été faite par le Schopenhauer de M. Bourdeau et celui de M. Ribot. Nous avions déjà découvert, et avec quelle ivresse, à la fois que le monde était mauvais et qu’il n’existait que relativement à nous-mêmes. « L’univers est ma représentation »[1], la formule avait pénétré dans toutes les cervelles où il pénètre quelque chose, même dans celle de Huysmans, singulièrement rebelle aux idées abstraites, et qui le premier avait compris Vera, l’un des Contes cruels, la plus saisissante mise en œuvre de cet aphorisme philosophique.

Les Contes cruels parurent en 1883. A rebours est du mois de mai de l’année suivante ; mais il est visible que Huysmans connaissait déjà Villiers avant ce volume, dont presque toutes les pages étaient anciennes ; il cite Tribulat Bonhomet sous son premier titre, Claire Lenoir, la première des « Histoires moroses », insérées dans la Revue des lettres et des arts. Villiers me céda ironiquement, sur la fin de sa vie, le dernier mot de ce titre en m’avertissant qu’il n’était pas très heureux et n’avait guère attiré les lecteurs. J’ai voulu faire l’expérience, et ce fut à mon détriment. De fait, ces contes et d’autres avaient paru plusieurs années avant la guerre, et, en 1883, Villiers était un peu moins connu qu’au temps où, compagnon de Catulle Mendès et des autres parnassiens, il fréquentait l’entresol du passage Choiseul. La vie, dans l’intervalle, lui avait été cruelle, au point qu’il est bienséant de ne pas en dire les détails devant les indifférents, et à un moment il disparut même dans les bas-fonds de la misère et dans les métiers excentriques dont, revenu à la lumière, il gardait un amer souvenir. Dans ces épreuves, qui avaient singulièrement altéré sa santé, son caractère, naturellement expansif et non exempt d’une certaine jovialité bizarre et grandiloquente, s’assombrit et lui présenta la vie sous un aspect dénué de tout espoir. Huysmans fait bien le départ entre les contes de pur rêve, analogues à la Ligéia d’Edgar Poe, mêlés seulement de quelque fantastique, et ceux qui sont vraiment cruels, où l’ironie, quelquefois excessive, voile mal des révoltes contre la société, des colères contre la vie. Les succès des dernières années, d’ailleurs modestes et peu productifs, ne réussirent pas à l’amadouer. Il sentait qu’il avait eu une destinée et qu’il l’avait manquée. Son génie, faute de conditions propices, s’était mal développé, sans suite, sans réconfort que celui qu’il trouvait dans son imagination que les rêves déçus n’arrivaient pas à décourager. Son père était un éleveur de chimères, un chercheur de trésors, qui perdit à ce travail fabuleux les débris déjà restreints de sa fortune, sans jamais trouver dans ses mains fiévreuses que des feuilles sèches, comme au temps des pactes diaboliques. Villiers à l’inverse déterra quelques coffres, qui d’abord légers et presque fallacieux, prirent peu à peu le poids et la forme de loyales monnaies d’or. La première invention mémorable fut l’histoire de Claire Lenoir, le principal épisode des prouesses du légendaire docteur Tribulat Bonhomet. Fils du docteur Amour Bonhomet, il est professeur de diagnose, « philanthrope et homme du monde », spécialiste des infusoires. C’est une sinistre caricature du positivisme scientifique, où l’on reconnaît quelques traits de Littré peut-être, ou de tel savant célèbre sous le second Empire. « Mes idées religieuses, dit Bonhomet, se bornent à cette absurde conviction que Dieu a créé l’homme et réciproquement. » Il ne prononce pas le nom d’un savant ou d’un philosophe sans ajouter « mon maître bien-aimé », que ce soit Spallanzani ou Machiavel. Il y a en lui du monstre et du Joseph Prudhomme. Il profère « La science, la véritable science est inaccessible à la pitié », et quand sa bêtise, sournoisement méchante, a provoqué quelque catastrophe, il se réjouit, pour peu qu’il y ait trouvé à augmenter ses connaissances scientifiques, toutes de l’ordre le plus baroque et le plus vain. Claire Lenoir, à qui il ne manque qu’un peu plus de légèreté pour être un chef-d’œuvre d’ironie et qui pourrait bien être l’œuvre capitale de Villiers, a été bien résumée dans le mémorable chapitre d’A rebours. « Sur un fond de spéculations empruntées au vieil Hegel s’agitent des êtres démantibulés, un docteur Tribulat Bonhomet, solennel et puéril, une Claire Lenoir, farce et sinistre, avec des lunettes bleues, rondes et grandes comme des pièces de cent sous, qui couvraient ses yeux à peu près morts. Cette nouvelle roulait sur un simple adultère et concluait à un indicible effroi, alors que Bonhomet, déployant les prunelles de Claire, à son lit de mort, et les pénétrant avec de monstrueuses sondes, apercevait distinctement réfléchi le tableau du mari qui brandissait au bout du bras la tête coupée de l’amant, en hurlant, tel qu’un Canaque, un chant de guerre. » Huysmans apparente Claire Lenoir aux contes d’épouvanté d’Edgar Poe. Peut-être il faut tout de même faire observer que Poe tire ses effets de peur du récit très sérieux d’une aventure extraordinaire, mais possible, tandis que Villiers, pour le même but, mêle ensemble l’impossible et le grotesque, la farce et l’invraisemblable. Dans Edgar Poe, on admire le récit sans prendre garde au détail, et on ne pense à l’admirer qu’en arrivant au bout, tant ses parties se suivent et s’emmêlent avec logique ; dans Villiers, l’épisode vous retient, la phrase même, la manière dont elle est construite : on admire au passage, et la fin, quoique attendue, est moins une satisfaction logique qu’une surprise. Ceci est d’ailleurs plus vrai de Claire Lenoir que de ses autres contes, dont beaucoup sont merveilleusement construits, comme la Torture par l’espérance, qui date de ses dernières années.

Je ne suivrai pas Villiers le long de sa carrière incertaine. Je renvoie pour cela au livre de M. de Rougemont, qui a dit provisoirement, car il reste bien des obscurités, le dernier mot sur cette vie qui a ses pertes, comme le Rhône ou la Valserine. Il y a encore des parties de sa vie si peu connues qu’elles laissent supposer des excentricités beaucoup plus redoutables que celles que l’on sait ; c’est dans la direction de l’idéalisme que se font les pires folies. Cette vie, couverte de nuages en désordre, laisse apercevoir des coins de ciel éclairés d’étoiles. De 1870 à 1880, il publie, dans des petites revues aussi problématiques que le Spectateur ou la Croix et l’Épée, à peu près un conte par an, gardant souvent le silence pendant deux et trois ans, et cela durant les plus belles et les plus fortes années de sa vie. Ses débuts, pendant les dix années précédentes, avaient pourtant été prodigues, et la dernière période le fut encore davantage. Il serait intéressant de savoir si ces silences doivent êtres imputés à son caractère insouciant, à des occupations serviles ou à la mauvaise organisation de la littérature, qui ne compta dans cette période que de rares revues, et peu durables.

Ceux qui suivaient alors le mouvement littéraire (il y en a toujours quelques-uns) purent croire qu’à la suite d’Isis, roman plus que balzacien, des Histoires moroses dont la seconde avait été l’Intersigne, une des choses les plus grandement écrites de la langue française, après ses poésies et ses drames, de la Révolte enfin, cet acte saisissant que Dumas, qui l’admirait, fit jouer, ceux-là donc pouvaient croire qu’ils allaient assister au magnifique et logique développement d’un génie nouveau, mais la guerre brisa tout. Quand Villiers reparut, après dix années de silence à peine ponctué de quelques éclats, ce fut avec un drame où il n’y a que des intentions et des phrases et qui n’est pas une œuvre. Le Nouveau monde, écrit pour un concours, édité par un imprimeur, renouvela la vieille destinée des livres ; l’édition fut achetée, tout comme au grand siècle, par un pâtissier, et l’on put lire sur un sac de petits fours les répliques de Georges Washington et de l’Homme-qui-marche-sous-terre Il dut encore attendre trois ans avant de pouvoir publier les Contes cruels, fruit de la période la plus douloureuse de sa vie. Ces contes, annoncés d’abord sous le titre moins saisissant d’ « Histoires philosophiques », mirent enfin Villiers de l’Isle-Adam à sa place. Le Figaro et bientôt tous les journaux et recueils littéraires s’ouvrirent à lui. Les dernières années de sa vie furent moins pénibles. Il était quelqu’un que l’on vient trouver. Il comptait. Une lettre de cette époque montre qu’il en tirait naïvement quelque orgueil.

Le « conte cruel », qui avait été la ressource de ses moments les plus durs, lui fut imposé désormais par les demandes de la presse, et il en devait donner encore trois volumes, sous différents titres. On en trouve d’admirables dans chaque recueil et infiniment variés de ton, allant de la Machine à gloire à l’Amour suprême. Villiers reste cela, le conteur, en somme notre Edgar Poe. Tribulat Bonhomet n’est qu’un conte cruel plus long, et même l’Ève future, ce monument d’ironie que la science réalisera peut-être, mais qui n’en gardera pas moins sa virulence sarcastique. Il faut avoir vu Villiers dans ses accès de fausse humilité, l’avoir vu se plier avec une sournoise papelardise devant la rédaction peu enivrante du Gil Blas d’alors, pour comprendre à quel point il était l’incarnation même de l’ironie. Jamais Guérin, l’homme de la Fange, ne reçut d’un aussi amène gentilhomme de plus onctueuses courbettes ; mais comme il se redressait — après !

L’ironie corrompt les lignes et fait grimacer l’impassible,

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris,

c’est pourquoi Villiers écrivit Axël, qu’il croyait son grand œuvre, et qui n’a que de belles partes. Jamais drame ne fut plus noblement écrit, jamais phrases plus douloureuses n’atteignirentune telle musique mais la qualité même de l’œuvre lui confère une certaine monotonie. Le premier acte, pourtant, émouvant et dramatique, magnifiquement orchestré, restera comme un témoignage de la suprême maîtrise où atteignirent, vers cette époque, les écrivains français.

C’est par Villiers surtout que le symbolisme se rattache au romantisme, dont il découle d’ailleurs directement, ainsi que toute littérature digne de ce nom. La renaissance classique est une amère supercherie sous laquelle se cache l’impuissance de style, lequel est bien près d’être tout, car les idées, dépourvues du vêtement qui les pare, les redresse et les embellit, ne seront jamais que des pauvresses. On les ramasse à la pelle le long des rues et elles encombrent les asiles de nuit de la littérature. Ce qui marque un écrivain, c’est qu’il sait écrire, vérité trop élémentaire ! Retournez-vous en arrière cependant, et regardez la perspective littéraire : ceux-là seuls ont laissé une trace qui surent écrire. Je ne crois pas que cela soit pour autre chose que le style qu’on lise les Sermons de Bossuet et qu’on impose encore aux enfants sa chimérique Histoire universelle. Et n’est-ce pas le style encore qui nous permet d’admirer la Tentation de saint Antoine et de nous y plaire ? C’est pourquoi il faut se plaire à Villiers, malgré le discord de certaines de ses idées avec les nôtres.

J’ai raconté autre part qu’un jour Rosita Mauri, la danseuse alors dans tout son éclat, pénétra furieuse dans l’entresol du Gil Blas, brandissant un numéro du journal et criant :

— Comment, vous osez imprimer toutes ces turpitudes, pendant que vous avez là Villiers de l’Isle-Adam, pendant que vous avez là un grand écrivain — et qui attend ?

Tâchons d’élever notre goût littéraire à la hauteur de celui d’une danseuse de l’Opéra.

  1. Ceci écrit, et comme si le hasard voulait vérifier mes souvenirs et mes dires, je trouve, de T. de Wyzewa, un ancien numéro de la Revue indépendante (décembre 1887), citant le Temps du 7 novembre :
     « Que l’éminent M. Caro avait encouragé ses élèves à combattre, lorsque à leur tour ils seraient professeurs, le pessimisme, et surtout les funestes doctrines qui nient la réalité du monde extérieur. »