Promenades Littéraires (Gourmont)/La Vogue

Promenades LittérairesMercure de France (p. 58-69).


« LA VOGUE »


En 1890, au cours d’une polémique très vive entre moi et Henry Fouquier, journaliste abondant et redoutable, j’avais évoqué, à l’appui d’idées particulières, le nom de Jules Laforgue. « Jules Lafargue, que j’ignore », avait répondu cet homme un peu trop fier de son ignorance, mais qui m’en écrasa. Cela fit rire quelques-uns à mes dépens ; cela en fit rire quelques autres aux dépens de mon heureux adversaire, heureux puisqu’il réussit à me faire révoquer, ce qui arrive rarement aux apprentis bibliothécaires, et c’est ce que j’étais. Ce ne fut pas, bien entendu, à propos de Jules Laforgue, mais c’est tout ce que j’ai retenu de l’aventure. La réponse de Henry Fouquier serait toujours bonne, car la réputation de Laforgue n’a guère élargi son cercle d’action. Il est mort au moment même où il allait atteindre la gloire, et quand on meurt si mal à propos, la gloire, dépitée comme une femme, vous le pardonne rarement. Je ne veux pas dire, que l’œuvre de Laforgue soit tout à fait méconnue. Elle a ses amis, qui sont des fidèles et des fervents, Laforgue n’est pas aimé à demi. Je veux dire que tous ceux qui pourraient jouir de sa pensée ne la connaissent pas encore, et c’est pour venir à leur secours que je le mets dans ces souvenirs, quoique je ne l’aie pas connu. Il a vécu si peu de temps, et presque toujours si loin de Paris !

C’est la Vogue qui le révéla et qui le montra d’un coup presque tout entier, sous les espèces du poète et sous celles du prosateur, en moins d’une année, l’an 1886. L’année suivante, il écrivait à sa sœur, au mois de juin « Il y a longtemps que tu ne sais plus rien de mes affaires littéraires. Ce serait trop long à détailler, mais sache d’un mot que j’ai le droit d’être fier ; il n’y a pas un littérateur de ma génération à qui on promette pareil avenir. Tu dois penser qu’il n’y a pas beaucoup de littérateurs qui s’entendent dire : « Vous avez du génie. » Un mois plus tard il était mort. Il y a des exemples d’une carrière aussi brève, il n’y en a pas d’une apparition à la fois aussi rapide et aussi éclatante. Ses amis avaient raison : le génie fleurit dans les moindres écrits de Jules Laforgue, si le génie, au lieu d’être une longue patience, se marque par l’originalité de l’esprit. À la vérité, il y a peut-être des génies de deux sortes : l’un tout spontané, l’autre plus lent et plus perfectible ; mais peut-être aussi que des natures comme celle de Jules Laforgue, qui participent des deux autres, on n’a jamais vu la pleine mesure, liées qu’elles sont à un état maladif qui arrête brusquement leur épanouissement. Aussi bien il ne s’agit pas de juger Laforgue sur ce qu’il serait devenu, mais sur ce qu’il fut : il fut le génie de l’ingénuité ironique. Deux tendances luttaient en lui : l’amour de la vie et le mépris de la vie. Il savait, à un âge où on ne réfléchit guère à ces choses, que la vie n’est rien et qu’elle est tout, qu’elle est absurde et magnifique, que son infini est contenu dans une matière grise et dans un tissu muqueux qui portent en eux-mêmes leur néant. Ce ne sont pas ses expressions, c’en est l’essentiel et le pittoresque impitoyable et gouailleur. Nul ne fut plus tendre que Laforgue et nul n’analysa plus désespérément les sentiments qui le consolaient d’être trop intelligent et de voir et d’entendre, au delà des choses, ce qui prouve leur inconsistance. C’est ainsi qu’il voyait constamment la mort à travers la vie, qu’il entendait le râle dans le rire

Il rit d’oiseaux, le pin dont mon cercueil viendra !

L’ironie est une clairvoyance. C’est pourquoi elle ne semble jamais prendre rien tout à fait au sérieux, car ce qui a une face triste a une face comique, et c’est dans le mélange des deux sensations qu’elle trouve ses teintes troubles. Il faut beaucoup de goût pour doser les deux couleurs, et plus de détachement encore que n’en avait Laforgue. Aussi son ironie a-t-elle toujours incliné vers la mélancolie, surtout quand il pensait à lui-même, et il n’eut guère le temps de penser à autre chose. Comme les poètes, les enfants et les femmes, c’est le meilleur de l’humanité, il croyait que le monde, créé pour lui seul, ne vivait que pour lui, destiné de toute éternité à ses sentiments et à son intelligence. Ceci est plus visible dans Jules Laforgue que dans tout autre ; parce que, éclairé tout à coup par ses facultés ironiques, il se mettait à rire de lui-même et de ses belles imaginations. Sans en avoir l’air, sur un ton même de gavroche à l’occasion, il philosopha éperdument ; tout lui est sujet à métaphysique, mais sans que jamais il perde pied, toujours ramené vers les choses sensibles par le poids de son ironie, pourtant bien légère ; et la fusée qui montait vers les étoiles retombe à terre et éclate en blague. Pendant qu’il raille les choses qui lui sont le plus chères, sa bouche, parfois, se crispe pour un sanglot ; on croit qu’il va pleurer : c’est un sourire sarcastique qui achève le dessin.

Comme versificateur, il a, selon moi, un grand mérite, c’est d’avoir, mieux que Verlaine encore, disloqué la roideur du vers parnassien, d’avoir fait qu’il se modèle sur la pensée, au lieu que la pensée s’enroule à son fil de fer, d’avoir réduit la rime à une assonance, à une intention, à rien. Se moquer du ciel et de la terre, railler à l’infini les cosmogonies et les destinées, et révérer la rime riche Il n’était pas de ceux-là. Ses vers sans doute apparaissent fort négligés ; mon œil sait jouir de ceux qui sont au contraire en tenue de gala, comme de belles et honnêtes mondaines ; mais qu’ils sont charmants, les autres, dans leur simplicité si rare ! J’ai toujours retenu entre tous ses poèmes une des nombreuses petites pièces qu’il a intitulées Dimanches et où il notait la mélancolie des jours de fête. Cela donne une idée assez exacte de sa manière, encore qu’elle ne soit peut-être qu’à l’état d’esquisse trouvée dans ses papiers. La voici :

Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve,
Il pleut, il pleut, bergère, sur le fleuve…

Le fleuve a son repos dominical
Pas un chaland, en amont, en aval.

Les vêpres carillonnent sur la ville.
Les berges sont désertes, sans idylles.

Passe un pensionnat (ô pauvres chairs) ;
Plusieurs ont déjà leurs manchons d’hiver.

Une qui n’a pas ni manchon ni fourrures ;
Fait, tout en gris, une pauvre figure.

Et la voilà qui s’échappe des rangs
Et court où, mon Dieu, qu’est-ce qu’il lui prend ?

Et va se jeter dans le fleuve.
Pas un batelier, pas un chien de Terre-Neuve !


Le crépuscule vient : le petit port
Allume ses feux. (Ah ! connu l’décor !)

La pluie continue à mouiller le fleuve,
Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve.

Ça a l’air d’une parodie. Toute la poésie de Laforgue est cela : la parodie de sa sensibilité profonde. Ironie, parodie jusqu’en ses notes de carnet « Le bonheur est une convention, comme le système des poids et mesures. » Ou bien « Les femmes me font souvent l’effet de bébés, de bébés importants, monstrueusement développés. » Ou encore « Une femme aimée qui a la consolation et la distraction d’une magnifique chevelure à soigner est par cela même moins encombrante dans notre vie. » Toutes ne sont pas de ce ton. Quelques-unes sont de pures inspirations d’amour, car l’amour, toucha cet ironiste, et un Laforgue allait renaître, peut-être différent d’avoir mieux connu la vie, quand il mourut. Il avait vingt-sept ans. Il faut tenir compte de cela devant ses vers — esthétiquement imparfaits, il faut bien le reconnaître — devant ses contes, ses Moralités légendaires, ses essais de tout genre. Que les Moralités racontent l’histoire de Pan et la Syrinx, de Persée et Andromède, celle d’Hamlet, ou de Lohengrin, ou de Salomé, elles ont ce caractère commun, légendes du paganisme ou des temps bibliques ou chrétiens, de parodies transcendantes et anachroniques. Les unes comme les autres ont pour thème moins le récit traditionnel que la sensibilité même de Laforgue, aux prises avec de fabuleux événements parmi lesquels elle se trouve parfaitement à l’aise. C’est difficileà expliquer sans exemples, et comment n’en donner que de partiels qui augmenteraient, plutôt que de les illuminer, les ténèbres de ces conceptions folles, pourtant si séduisantes ? C’est de Laforgue que l’on peut dire à coup sûr, comme on l’a dit de Meredith : Il conçoit, il voit, il pense, il écrit en Laforgue. Dire qu’Andromède appelle le Dragon « Monstre ! » et qu’il lui répond : « Bébé ! » Aquoi bon ? Faire hausser les épaules ?

Pourtant quand on sait un peu le Laforgue, on ne tarde pas à trouver cela très raisonnable. Car réfléchissons bien, la parodie et l’anachronisme sont peut-être les formes qui conviennent le mieux à l’incertaine Histoire. J’ai un exemplaire presque gothique avec figures sur bois de l’Histoire de la noble cité de Troie la Grande où on lit des choses comme « Jupiter, ayant desconfit Apollo et occis Esculapus qui combattait contre le basilic, s’en retourna en Crète à grand gloire et triomphe, où il trouva Neptune et Pluto, ses frères, et Juno, sa sœur, qui lui firent grand chière… Y demeura un espace de temps bien à son plaisir, conversant familièrement avec la belle Juno, de laquelle tantôt il devint amoureux. » Et l’image explicative nous montre Jupiter, en galant du quinzième siècle, et Juno, en longue robe, se donnant la main par-devant « le prestre du temple de Cybèle », qui, mitre en tête, les unit. Tout fait le mariage de la Vierge, selon Pérugin ou Raphaël. Parodie et anachronisme. S’il y avait de l’esprit, de la fantaisie, du style et de la philosophie, on penserait aux Moralités, où Laforgue, par subtilité, retrouve l’état d’esprit où la naïveté et l’ignorance avaient mis le vieux chroniqueur. Et puis n’est-il pas permis de jouer avec ces vieilles légendes ? Et puis qu’est-ce que l’anachronisme ? Notre science est-elle sûre d’elle-même. Il me suffit, pour ma part, que les sentiments soient humains, c’est-à-dire de tous les siècles. Les histoires les plus vraies seront toujours celles qui se passent au temps où les bêtes parlaient. Les Moralités légendaires de Laforgue se passent au temps de l’éternel féminin, au temps de l’éternel sanglot.

Si Gustave Kahn ne fut pas le premier directeur de la Vogue, il en fut le créateur véritable, lui donna sa forme pittoresque, l’inspira, la soutint jusqu’à la fin de sa brève et mémorable carrière. À un récent banquet littéraire offert au plus charmant des poètes de la seconde génération symboliste, à Paul Fort, l’auteur des merveilleuses ballades françaises qui vont bientôt être célèbres, un autre poète, Saint-Pol-Roux, le jongleur aux métaphores, porta ce toast à Gustave Kahn « Au libérateur du vers français ! » Propos de table, mais qui contient beaucoup de vrai. Je crois bien que c’est Gustave Kahn qui pratiqua le premier le vers libre avec assiduité et en connaissance de cause. Il y a des précurseurs pour toutes les inventions, mais elles ont aussi leurs inventeurs véritables et conscients, non de hasard. Le vers libre symboliste, très différent du vers libre classique, du vers libre de La Fontaine, devait être introduit en France par quelqu’un de cespoètes d’origine anglaise qui en trouvaient le modèle dans leur littérature. M. Vielé-Griffin n’eut qu’à se souvenir pour faire en français des vers libres comme il en avait lu en anglais, et il n’y a probablement rien à lui contester sur ce point. Je ne voudrais point réveiller les vieilles querelles, mais il n’en est pas moins certain que la théorie du vers libre et aussi les exemples les plus décisifs appartiennent à l’auteur des Palais nomades. Gustave Kahn est une des figures dominantes du symbolisme, et il en est resté, avec Charles Morice, tant que dura la ferveur, le théoricien le plus écouté, sinon le plus suivi, ceux qui avaient de la route à faire ayant dans la suite choisi chacun leur chemin. Sans doute, sa définition confrontée du vers classique et du vers libre serait bien contestée aujourd’hui que Henri de Régnier et d’autres, à son imitation, ont opéré une heureuse fusion entre les deux formes, mais dans toutes les hérésies nouvelles, il faut d’abord des opinions violentes. La violence seule fait réfléchir les peureux, qui sont la majorité des hommes. Appeler dédaigneusement l’ancien vers « des lignes de prose coupées par des rimes régulières », quelle irrévérence ! Et pourtant rien ne nous paraissait plus vrai en 1891. Maintenant, nous croirions volontiers à l’égale légitimité des deux genres. D’ailleurs, en lisant tels jolis vers de Gustave Kahn, on se préoccupe fort peu de compter les syllabes ou de vérifier les rimes :

Sur les jardinets défleuris,
Sur des carrousels de folioles
Un peu folles,
Octobre verse ses mélancolies,

Il revêt les heures jolies,
Peureuses au tomber du soir,
D’un mantelet d’or terni,
D’un capuce de velours noir.

Les folioles dont la vie s’achève
Une fois encore dansent les menuets
Démodés, en leurs robes fanées ;

Une révérence encore et puis le vent.
Au rythme de son fifre strident,
Les emmène par la nuit et la grève,
Les folioles mi-folles.

Gustave Kahn avait pour compagnon à la Vogue M. Charles Henry, savant esthéticien qui donna à cette petite revue littéraire une nuance d’érudition scientifique assez rare. C’est là seulement qu’on peut trouver une réimpression au moins partielle des Voyages de Monconnys, ce curieux de toutes les connaissances, ce représentant au dix-septième siècle de l’esprit de recherche en tous les domaines, cet homme qui rapportait aussi bien d’Orient une recette magique que de Londres le récit d’une expérience digne de Pasteur et tout à fait analogue à celles qui devaient essayer de démontrer la vanité de la génération spontanée. La Vogue nous donna encore du Casanova et du Stendhal inédits, les Illuminations de Rimbaud, toutes sortes de nouvelles et de curiosités qui ne purent assurer son existence, car elle mourut aux premières neiges de l’année même de sa naissance, mais en laissant un souvenir qui dure encore. Et la Vogue, c’est Gustave Kahn, c’est son esprit riche et divers, ingénieux et paresseux.

Il me reste encore à parler des rapports du naturalisme et du symbolisme, qui furent plus étroits que l’on en croit généralement quand on ne considère que les formes extrêmes des œuvres les plus connues des deux écoles. Je tenterai ensuite une histoire des destinées du Mercure de France et de son influence de coordination. Ce n’est donc pas le lieu, mais c’est le moment de noter, en véridique historien de cette phase littéraire, et sans autres commentaires, que le symbolisme, si longtemps moqué et bafoué a fait quelque chemin en ces dernières années dans l’estime publique. En la personne d’Henri de Régnier, l’Académie française lui vient d’ouvrir ses portes et avec lui sont entrés, qu’on le sache bien, et Mallarmé, dont il fut toujours le disciple préféré et de qui il tient peut-être la solidité de son vers harmonieux, et Verlaine, dont il a mieux qu’un autre réalisé l’Art poétique. On ne peut le détacher de ses maîtres et je crois qu’il n’y consentirait pas : ceux qui ont aimé et admiré ne le regrettent jamais. Ainsi, avec celui de la tradition la plus ancienne, je vois dans le succès du nouvel académicien le triomphe de la tradition la plus récente. Rien ne pourrait mieux légitimer, s’il le fallait, l’opportunité de ces Souvenirs ni leur donner une plus nette actualité.