Promenades Littéraires (Gourmont)/Sur les Goncourt

Promenades LittérairesMercure de France (p. 58-67).


SUR LES GONCOURT


On s’est beaucoup occupé des Goncourt ces temps derniers. Ils prêtent à la conférence : ils l’ont subie. Ils semblaient prêter beaucoup moins à la thèse sorbonique ; ils ont été matière philologique. Enfin l’existence même de l’académie Goncourt fait qu’il ne s’écoule jamais une fin d’année sans que leur nom ne revienne avec insistance dans les nouvelles et dans les controverses littéraires. Ils sont de ceux dont il est devenu banal et dont il est toujours décent de parler. Si la gloire de domination littéraire qu’ils avaient rêvée a, malgré tout, suivi une courbe descendante, elle se maintient encore dans la région lumineuse, et on pourrait même nier leur génie sans qu’ils en subissent aucun dommage. Certes, ce n’est pas dans cette intention que j’entreprends de faire encore une fois le tour de leur jardin ; c’est plutôt pour préciser l’état présent de mes sentiments à leur égard. J’ai déjà cité bien des fois le mot de l’abbé de Saint-Pierre (l’inventeur du pacifisme) qui devrait être la devise de tout critique. Rencontrant un auteur qui lui avait fait parvenir son dernier ouvrage, il le remercia en ces termes : « Le livre est bon pour moi, en ce moment. » Cet honnête homme ne voulait ni engager l’avenir ni entrer dans l’absolu. Notre vie, qui n’a pas de lendemains prévisibles, n’est qu’une suite de moments discontinus, où le futur ne dépend du passé que selon la mesure où nous ne changerons pas ; mais nous changeons. Les amitiés, les amours, les curiosités que nous semons dédaigneusement sur notre route, quelquefois malgré nous, nous le rappelleraient, si nous pouvions encore les apercevoir le long du passé telles que nous les éprouvions dans leur nouveauté. Nous changeons à un point qui n’est pas sans faire douter fortement de l’unité de la conscience humaine ; elle a, comme l’hydre, plusieurs têtes, mais successives et qui se passent un mot d’ordre, quelquefois compris à demi, quelquefois pas du tout. On retire une grande tristesse de cette constatation, mais aussi, le parti étant pris, un certain réconfort : on peut se contredire en toute tranquillité. J’ai écrit sur les Goncourt en 1890, au lendemain de la mort d’Edmond, mais depuis j’ai relu leurs œuvres. Pourquoi relit-on ? C’est qu’ayant retenu d’une lecture une impression forte ou agréable, on désire la renouveler. C’est ce que dit Spinoza : « Celui qui se souvient d’un objet qui une fois l’a charmé désire le posséder encore et avec les mêmes circonstances[1]. » Mais les circonstances ne sont jamais les mêmes. Voilà pourquoi on est déçu par les femmes comme par les livres, et pourquoi aussi la femme ou le livre qui ne nous déçoivent pas, c’est que nous n’avons pu en pénétrer tout le mystère, supérieur aux changeantes circonstances, aux changeants nous-mêmes. Restons avec les livres. Je crois en effet qu’on ne les aime profondément qu’en raison du mystère qu’ils contiennent, qu’on y trouve ou qu’on y met. L’œuvre des Goncourt, comme celle de leurs compagnons de route, comme celle des Zola et des Daudet, manque d’au delà. Il y a une belle maison dans un beau jardin, mais entouré d’infranchissables murs. Quand on a visité cette propriété bâtie et bien close, on a tout vu. Il n’y a pas d’horizon.

La littérature romanesque des Goncourt est la répétition des anecdotes de la vie. Tout ce qui est arrivé sous leurs yeux, tout ce qui a été entendu par leurs oreilles est groupé dans leurs romans selon une logique mal déterminée par le caractère des personnages : souvent ils inventent ces personnages uniquement pour mettre à leur charge tel groupe d’anecdotes pittoresques. Aussi, ce qu’il y a de vrai en ces romans, ce ne sont pas les figures mêmes, mais leurs gestes ; non pas leurs pensées, mais leurs paroles ; non pas leur personnalité, mais ce que la vie y apporte d’extérieur et de non essentiel. Tout, presque tout ce qui arrive d’étrange, de saisissant dans la Faustin se retrouve sous forme de véridiques anecdotes dans le Journal. Ils n’ont jamais pu concevoir que les faits doivent découler d’un type et non le type des faits. Ils auraient été gens, dans un roman historique révolutionnaire, à grouper autour d’un être imaginaire tout ce qui est né d’un Marat ou d’un Robespierre, sans comprendre que, les personnages réels ôtés, il se serait sans doute encore passé quelque chose, mais non les mêmes choses. Ils n’ont pas vu que c’est l’homme qui crée la vie à son image, et que ce qui est arrivé à un être donné ne serait pas arrivé à un autre être, parce que dans la même aventure leurs réactions eussent été différentes. Ils ont pratiqué, et le vieux Goncourt plus encore que les deux Goncourt, l’indépendance de l’homme et de l’anecdote humaine : c’est ce qu’on appelle la littérature de documentation. Elle ne comporte pas le romanesque. Les mêmes anecdotes, qui dans le Journal ont un si grand air de franchise et de liberté, prennent, encastrées dans leurs romans, je ne sais quel air gauche et forcé. Vraies dans le carnet de notes au jour le jour, elles deviennent fausses au cours des récits où ils les attribuent à des personnages auxquels elles ne sont pas advenues, si bien qu’elles jettent le discrédit à la fois sur le Journal, qui en prend un air fantaisiste, et sur les romans, qui en contractent un air excessif de réalisme systématique. Mais c’est précisément cela qui a donné à leurs romans dans leur fleur ce ton de pittoresque véridique qui séduisit les meilleurs esprits et s’imposa dans la suite à un large public. Les défauts de ces livres ne sont apparus que récemment, à mesure qu’on en pénétrait mieux le mécanisme. Peut-être, pour les juger, faudrait-il faire abstraction de la connaissance d’une méthode qui n’est derenue trop visible que par la faute même des auteurs, qui s’en sont trop vantés. S’ils avaient dévoilé moins ingénument leurs sources, ils passeraient pour de moins bons historiens, mais pour de meilleurs romanciers. Aller plus loin, ce serait entamer le procès même du réalisme et du naturalisme, qui ne sont qu’une confusion des procédés historiques appliqués au roman, l’histoire étant poussée jusqu’à l’anecdote, jusqu’à la description des milieux, des manies humaines, de tout le décor social, et je n’ai pas le goût de le faire, parce qu’après tout les œuvres dominent les théories et qu’il faut savoir goûter, en art, celles mêmes qui blessent nos propres tendances et ne blessent pas l’art même. Pourtant si les romans des Goncourt, et cela se pourrait, n’avaient été mis que sur fiches, en étaient restés à cette forme et se présentaient uniquement découpés en anecdotes, au cours du Journal, il me semble que je les aimerais beaucoup mieux. Est-ce que la vraie vérité de l’Anatole de Manette Salomon n’est pas chez le Pouthier du Journal ? Et que me sont, à côté de la vie tragique du peintre communard, les anecdotes d’atelier et les charges et les scènes comiques (très comiques à la vérité) où il se noie tout le long du roman ? Ne vais-je pas jusqu’à préférer la lointaine silhouette esquissée de page en page du Journal, à sa transposition en Madame Gervaisais, encore que ce livre ait de belles parties auxquelles je ne voudrais pas renoncer ? Je vais dire toute la vérité : je ne me promène plus dans le jardin romanesque des Goncourt et je ne visite plus les chambres de la maison, aux pavillons si biscornus, mais j’aime au contraire à rêver le long de la longue avenue, un peu tortueuse, où ils notèrent au jour le jour, et le dernier des Goncourt, jusqu’à la dernière heure, tout ce qu’ils avaient retenu de leur défilé parmi les hommes.

Je lus le Journal à mesure de l’apparition des volumes, jusqu’au dernier, que je reçus de la main d’Edmond de Goncourt, quoique je ne l’aie jamais connu personnellement, et depuis lors je crois bien que je l’ai relu deux ou trois fois encore, ce qui est quelque chose pour un ouvrage en neuf volumes. Les deux premiers, presque en entier l’œuvre de Jules, sont supérieurs. C’est en les confrontant avec les suivants qu’on arrive à pouvoir tenter d’établir la différence d’âme entre les deux frères, qui ailleurs se démêlent très mal. Jules est le plus intelligent et le plus raffiné, mais Edmond est le plus original, étant le moins littéraire. Tous les deux croient fermement à l’art, à la littérature, et le premier y met un sentiment, une passion, une rage qui sont ressentis beaucoup plus modérément par le second. Jules est actif et laborieux. Edmond est nonchalant et rêveur. Il se serait accommodé d’une vie sinon de contemplation, du moins de songeries devant des paysages, des estampes, des curiosités, des pièces d’archives. Chez Jules, l’émotion veut aussitôt se traduire en acte, et l’acte, pour lui, c’est l’écriture. Il écrit, il a prodigieusement écrit, il savait écrire. Edmond taillait, il cousait ; mais coudre, dans ce métier-là, c’est faire plus que d’assembler les morceaux, c’est réaliser en même temps le dessin de détail et l’harmonie générale de l’œuvre. On le verra bien, quand, forcé aux deux besognes, Edmond fera preuve de tant de gaucherie, gaucherie souvent heureuse, dans la mise en œuvre des documents. Leur premier roman important eut pour titre et pour sujet les Hommes de lettres. Jules en était le type et l’architype. Il ne vivait que pour transformer en littérature les sensations qu’il avait recueillies et il n’en recueillait que pour cela. S’il avait pu tirer tout de lui-même, il aurait consenti à demeurer enfermé dans une cellule. Plus flâneur, Edmond était beaucoup moins talonné par la réalisation et beaucoup plus désintéressé. Il dut souvent remettre au lendemain la narration du fait qui l’avait frappé, ce qui n’est point d’ailleurs une mauvaise habitude ; Jules avait hâte de fixer la précieuse observation qui le payait d’avoir consenti à vivre dans le monde extérieur. Ni l’un ni l’autre ne semblent avoir participé à l’émotion sentimentale. Au moment que s’ouvre le Journal, Jules a une maîtresse, et quand il meurt, dix-huit ans plus tard, il est fidèle à la même habitude. Entre lui et cette Maria, rien de plus. Elle vient le voir un jour par semaine. C’est une fille du peuple, une sage-femme. Ainsi ce délicat, cet amateur de sensations rares n’a pas eu d’autres curiosités, en cet ordre, que le cœur d’une sage-femme. En cela, il est bien homme de lettres, et de la sorte la plus vulgaire, la plus sage aussi. Edmond n’eut pas même une Maria ; on ne devine rien de sa vie amoureuse. Il avait dû se marier autrefois et il eut quelque émotion à rencontrer plus tard son ancienne fiancée, un retour de rêve : et c’est tout. Donc, à moins que le Journal, ce qui serait bien surprenant, ait été fort discret sur le chapitre, ces deux hommes se sont voués à collectionner des impressions et des émotions d’art, d’histoire, bien plus encore que de vie. On les voit parfois attablés en un cabaret. Ils aiment la bonne chère ; ils goûtent le vin. De la femme, ils ne retiennent que le superficiel, l’élégance, l’esprit, le sourire. Edmond de Goncourt forgea un mot pour résumer l’essence de la femme ; il disait la « féminilité ». Le mot n’a pas vécu : il n’était pas créé avec amour.

Avec ces qualités de curiosité tempérée, ils étaient merveilleusement organisés pour fureter dans la vie et dans l’histoire. On dit maintenant que leurs études biographiques ou historiques ne valent plus. Je ne suis pas de cet avis. N’ayant pas beaucoup d’idées générales, ils ne furent pas systématiques. Ayant dépouillé, sans beaucoup de méthode, il est vrai, les brochures, les correspondances, recueilli les bibelots, les estampes, ils notaient les faits, ou les suggestions sans aucun parti pris. Ils ne furent courtisans ni des puissants, ni de l’opinion, et même ils mirent plus d’une fois leur amour-propre à les braver sans opportunité.

Aristocrates, ils jugèrent sans colère les mœurs des temps révolutionnaires et je tiens pour dignes de confiance leurs travaux sur cette époque. D’ailleurs, ne furent-ils pas les pionniers de la petite histoire ? Je doute que leurs plus heureux continuateurs consentissent à les mépriser. Edmond de Goncourt, dans une préface, note parmi leurs titres de gloire la vogue qu’ils donnèrent aux arts mineurs du dix-huitième siècle ; il nous paraît étonnant qu’il y a une soixantaine d’années ces charmantes choses fussent fort méprisées, à peu près comme le sera toujours le faux art Louis-Philippe et second Empire, C’est pourtant vrai et qu’on leur doit, dans ce sens, une véritable renaissance du goût. Il ne faut pas l’oublier, non plus que l’importance conférée par Edmond à l’art décoratif oriental. Avant lui le magasin de la Porte-Chinoise était emplit de merveilles dont on riait et qui après lui firent pâlir d’envie les amateurs. Mais, pour finir sur un jugement littéraire, il paraît bien qu’on ne risque pas beaucoup en affirmant que Germinie Lacerteux vivra autant et plus que le souvenir du naturalisme dont ce roman est comme le portique, et que le Journal, s’il n’a pas la prodigieuse verdeur des Historiettes de Tallemant des Réaux, est encore un monument unique de la vie littéraire dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. On nous en promet le tome secret, qui complétera tous les autres. Alors nous aussi nous aurons connu un Tallemant.

  1. Éthique, III. Proposition 36.