Promenades Littéraires (Gourmont)/Léon Dierx et le Parnasse

Promenades littérairesMercure de France (p. 47-57).


LÉON DIERX ET LE PARNASSE


On a soutenu récemment en Sorbonne une thèse sur « les Théories du symbolisme ». C’était M. Gazier qui présidait. Il avait l’air un peu effaré. Ce qu’il connaissait du mouvement littéraire contemporain se rangeait mal sous les arguments choisis par le candidat, et la dispute avait l’air de tourner sur quelques points obscurs de la littérature péruvienne. Que n’avait-il plutôt choisi, ce candidat, pour l’objet de ses méditations universitaires la période parnassienne ! On nous en a tant parlé depuis bientôt trente ans que M. Gazier lui-même n’ignore pas les principales sonorités de cette histoire. Il connaît tout au moins Glatigny et ses aventures, moins bien que moi peut-être, car il faut qu’il récite l’office de Port-Royal, dont je me désintéresse, mais il les connaît. Glatigny est le pivot du Parnasse. Toutes les réminiscences littéraires — depuis la Légende du Parnasse contemporain de Catulle Mendès — qui ouvrirent la série en 1884, jusqu’aux Souvenirs de M. Bergerat, qui sont d’hier matin, content et racontent la petite odyssée du poète vagabond qui avait pris dans les imaginations de ce temps-là des proportions figuratives. Si on faisait l’histoire littéraire avec les souvenirs et les jugements des contemporains les uns sur les autres, qu’elle ressemblerait peu à celle où se fixe à peu près la postérité ! Celle du Parnasse, en particulier, serait singulière et on y moissonnerait les grands hommes drus comme épis sous la faucille. On connaît l’anthologie, d’ailleurs excellente, intitulée Cent poètes lyriques du dix-septième siècle. Le Parnasse à lui seul, pour ses vingt années de règne, en fournirait autant et plus, tous, en leurs meilleures œuvres, d’une égale perfection, d’une égale impersonnalité, d’une égale maîtrise ès roueries du verbe. Ce monde immense de poètes (il y en eut partout, jusqu’aux moindres bourgades) s’abreuvait au Petit traité de poésie française, de Théodore de Banville, homme charmant, mais qui avait la rime intolérante, dont la tyrannie souriante et inflexible, si elle a matérialisé jusqu’au marbre, jusqu’à l’airain cette chose ailée qui est la poésie, lui a fourni du moins une règle admirable pour ne pas forligner. Les cent poètes allégués plus haut sont presque tous antérieurs à Boileau, à son influence. Le fameux législateur ne régenta que le passé et son autorité ne produisit que le néant ; ils sont, lui et Racine, un mur après lequel commence un désert de cent cinquante ans. Banville eut une bien autre fortune ; sa régence détermina une ère d’incroyable fécondité.

Le groupe directeur des Parnassiens détermina-t-il la fondation ou la prospérité de la maison Lemerre, ou est-ce la fortune de cette maison qui entraîna celle des poètes ? Il est certain que les éditeurs ne se comprennent pas sans les auteurs, mais les auteurs tirent un profit évident de l’éditeur qui les accrédite. Toujours est-il que l’histoire de la librairie du passage Choiseul est inséparable de celle de la poésie parnassienne. Xavier de Ricard dirigeait un journal hebdomadaire, l’Art, qui végétait. Catulle Mendès lui conseilla de l’appeler le Parnasse contemporain et de le réserver à la poésie, de lui donner comme explication : « Recueil de vers nouveaux. » Cela ne tenta pas davantage les acheteurs, et la publication allait mourir, quand Lemerre, qui venait d’entreprendre la Pléiade française, comprit l’intérêt qu’il aurait à réunir chez lui les poètes nouveaux aux poètes anciens, et prit à sa charge les frais de cette anthologie, qui d’ailleurs paraissait déjà sous son adresse. Cela se passait en 1866. Dès la première livraison, un nom inconnu s’accola aux noms glorieux de Théophile Gautier et de Banville, celui de Heredia ; puis vint Leconte de Lisle, déjà illustre, puis une foule dont les uns devaient éternellement demeurer dans les limbes et les autres en sortir au hasard des destinées : Mendès, Coppée, Verlaine, Mallarmé, Dierx, bien d’autres.

De tous ces poètes du Parnasse aucun ne fut populaire ni même connu du public en tant que parnassien, c’est-à-dire impassible et impeccable. C’est qu’ils avaient tous, en ces années, et jusqu’à Coppée, et jusqu’à Verlaine, une attitude de peintres décorateurs. Ils décrivaient la vie, surtout en ses parties éclatantes ou pittoresques, ils dédaignaient d’y participer autrement que par des allusions très hautaines. En haine des lamartiniens et des fils de Musset, qui en avaient bien abusé, il faut le reconnaître, ils refusaient au poète la permission de mêler le sentiment à la poésie, ce qui semble bien froisser le sens commun, car c’est à cela même que la poésie peut et doit servir, à donner quelque noblesse à l’expression des sentiments, et rien de plus. Quand la poésie néglige le sentiment, dont est tissé presque toute la vie humaine, elle n’a que deux sources d’où faire jaillir son lyrisme : la légende et la description. C’est très vaste assurément, mais peu émouvant, et la poésie qui n’émeut pas est bien près de n’être rien. Il y a un tableau de Poussin représentant une forêt luxuriante et violente qui semble étreindre et dévorer l’espace, et au milieu de cette forêt, on aperçoit un petit lac, et sur ses bords deux petits être nus, à peine visibles tellement ils sont noyés et absorbés dans cette mer de feuillages. C’est la poésie parnassienne. Seulement elle a oublié les deux petits bonshommes dont la présence suffit à illuminer le paysage : elle a oublié d’y mettre l’amour ; elle a oublié Daphnis et Chloé, qui ne sont que deux mouches, et qui, couchés là, renversent les proportions et font que la forêt immense n’est plus qu’un berceau de verdure. Mais ceci n’est qu’une impression personnelle. Il n’y a pas de recette pour vivifier la poésie. C’est un don qui nous est conféré quand on a la fierté de son état d’homme et de toutes ses sensations et de toutes ses émotions.

Il y a une étrange parenté entre la pure poésie parnassienne et la poésie didactique du premier Empire. L’une, comme l’autre, s’exerce presque toujours sur des sujets extérieurs à l’âme humaine, et son unique but est, dirait-on, de provoquer l’étonnement devant la difficulté vaincue. Elle nous donne l’impression d’être maniée par des artistes d’une habileté extrême, mais un peu mécanique, à qui le sujet importe peu, pourvu qu’il permette le déploiement de la virtuosité. Jamais aucune école ne fit une telle part au talent, et le talent est le tortionnaire de la poésie. Son exercice demande la plus grande discrétion. Il ne doit intervenir que dans les cas difficiles. Quand il s’étale tout le long d’une œuvre, comme dans celle de l’abbé Delille (aucun poète n’en eut peut-être davantage), il fait œuvre de mort. Jusqu’au funeste exemple de Leconte de Lisle, Victor Hugo avait tenu le sien dans une certaine réserve. Lâché, il ravagea sa poésie, y détruisit toute ingénuité. Mais si on devait défendre la poésie aux poètes qui n’ont que du talent, ce serait la défendre à presque tous, car le génie est rarement capable de se soutenir tout seul. On veut donc dire tout simplement que les Parnassiens abusèrent des recettes, des procédés, des règles, de tout l’attirail orthopédique par lequel la poésie se soutient dans l’attitude noble et simule la perfection continue. On ne me fera pas dire que l’art parnassien n’a pas atteint une certaine beauté ni que cette beauté n’a pas souvent réalisé l’idéal de Baudelaire (si peu pratiqué par ce poète de l’émotion et de la perversion) :

Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre !

Et puis, si je constate la rigidité de leur technique, je ne leur reproche pas de ne pas s’en être évadés. On ne s’évade des règles qu’avec le temps et ce n’est pas toujours le meilleur qui s’en évade le premier. Mais qu’on me laisse me réjouir de ce que la poésie d’aujourd’hui n’en a presque plus, hormis celles que le poète se forge à lui-même, par un reste de superstition, qui passera. Le talent, dans ce système, est mal à l’aise et ne fait plus aucune illusion. Il n’y a qu’à parcourir quelques volumes de vers libres, pour voir à quel point le nouveau masque est transparent. Il est vrai que les praticiens du système sont en train de le remmailler, mais il faudra cent ans avant qu’on y soit pris.

Cependant il s’agit de Léon Dierx, de ses rapports avec le Parnasse, de ce qui caractérise sa manière, et il me reste bien peu de lignes pour m’acquitter de tant de choses. Aussi bien, une bonne étude vient de paraître sur lui et je n’ai écrit tout d’abord son nom que pour rattacher à l’actualité ces réflexions générales, car il est en train de publier sans bruit, avec un noble désintéressement de toutes vaines louanges, l’édition définitive de son œuvre. J’aperçus pour la première fois Léon Dierx à la Bibliothèque nationale, et son nom me le signala plutôt que son attitude ; car c’était une grand silhouette timide, sobrement vêtue de noir, laquelle, au premier abord, ne décelait rien d’un poète. En ce temps-là, je ne connaissais guère de sa poésie que Soir d’octobre, rencontré dans une vieille livraison de l’Artiste, mais cela suffisait pour que j’en considérasse l’auteur avec une certaine curiosité. Il est peu question de Léon Dierx dans les abondants souvenirs de l’école parnassienne. On peut affirmer qu’il ne survivra point par l’anecdote, car on ne lui prête aucun bon mot et on ne le représente jamais dans une situation pittoresque. Il ne doit compter que sur son œuvre. Il est, je pense, l’homme qui se désintéresse de tout, hormis de la poésie. Employé dans un ministère, il dédaigna, tel Samain à l’Hôtel de Ville, d’y briguer le grade honorable de rédacteur ; l’un mourut expéditionnaire, l’autre prit sa retraite en cette même qualité : quelle leçon pour les ambitieux ! Il est possible que sous cette indifférence il y ait eu dans les deux cas une sorte d’incapacité administrative. Cependant, cela est bien douteux pour Samain, que j’ai connu instruit presque en toutes choses, discoureur, directeur de conscience, esprit solide, à tendances, aurait-on dit, pratiques. Je vois plutôt dans ces destinées paradoxales l’exemple d’esprits qui ne voulurent pas se dédoubler, qui, méprisant les subtilités de la cloison étanche, se donnèrent tout entiers à leurs penchants les plus nobles et finirent par ne pas les dissocier de l’exercice même de la vie.

Cette attitude a valu à Léon Dierx beaucoup de respect de la part des générations poétiques successives, et ce respect a grandi à mesure que l’homme est devenu plus solitaire, chêne survivant de la forêt détruite. On lui a su gré de n’avoir voulu ou de n’avoir pu être que poète, alors que ses contemporains du Parnasse devenaient tant d’autres choses aussi, chroniqueurs, critiques dramatiques, romanciers. Si c’était un jugement, il serait peut-être à réformer, mais c’est un sentiment et on ne peut s’empêcher parfois de le partager volontiers. Ce n’est pas que la jeunesse qui admire Léon Dierx soit extrêmement familière avec ses œuvres. Il y a l’admiration et il y a l’amour. L’amour pour les poètes survit rarement à la génération des disciples immédiats. Je crains que, comme toute la poésie du Parnasse, celle de Dierx n’apparaisse déjà, du moins en grande partie, comme une beauté trop historique, trop sombre aussi. Ce qu’elle contient d’émotion ne filtre plus assez à travers ses pores. L’endosmose se fait difficilement, mais elle se fait encore. La récente édition de ses deux volumes de vers en est la preuve et c’est vraiment tout ce que pouvait souhaiter un poète dont l’originalité repose sur l’expression de la pensée plutôt que sur la pensée même, trop uniformément désespérée. Cela ne veut pas dire que Dierx soit un virtuose de la rime et du rythme, un de ces jongleurs de la consonne d’appui qui méprisent tout ce qui ne porte pas l’écho d’une sonorité pleine. Non, et c’est en cela même qu’il se sépare des acrobates, ses frères ; il ne sacrifie jamais au son la pensée mélancolique qui l’obsède ; chez lui la manière d’exprimer les choses ne prévaut pas sur les choses qu’elle exprime. Son vers toujours noble a parfois des souplesses, des ondulations qui semblent se modeler avec ténacité sur les paysages d’âme et de nature qu’il décrit. Telle laisse de ses vers beaux et pleins porte en son lacis la fatigue même des choses et leur rythme lassé. Je pense toujours au Soir d’octobre[1], qui est une merveille de fluidité automnale :

Un souffle lent répand ses dernières caresses,
Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;
Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,
Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés…

Tout le morceau n’est qu’une seule strophe, une strophe de cinquante vers et la plus belle qui soit peut-être et la mieux tressée, mais de semblables pages sont rares dans sa poésie. Comme Leconte de Lisle, dont il est le disciple plus frémissant, Léon Dierx aime surtout à évoquer, au-dessus de la nature, les visions grandioses, les lourdes légendes épiques, l’horreur des destinées surhumaines :

J’ai détourné mes yeux de l’homme et de la vie.
Et mon âme a rôdé sous l’herbe des tombeaux.

Oui, il s’est trop complu tout d’abord dans son pessimisme tragique, mais la vie a fini par le toucher et par l’émouvoir. Il a découvert qu’avant de mourir les cœurs étaient vivants et qu’avant de souffrir ils connaissaient des heures de joie, des heures de candeur, des heures d’amour.

Qu’elle est jeune ! Ses doigts se posent sur les touches.
Et les parfums d’avril sont devenus des chants.
Mots vides, autour d’elle expirez sur les bouches !
Un vol de blancs ramiers plane au loin sur les champs.

Il faudrait citer tout, car là encore tout se tient, s’enlace et se balance. La pièce est tirée d’un recueil appelé les Amants. Les amants ! Est-ce encore de la poésie parnassienne ! À peine, pour la forme seulement. En tout cas, c’est de l’émotion, c’est du désir. Par ces sentiments élémentaires, Léon Dierx échappe aux Grecs, aux Hébreux, aux Assyriens, et entre dans la poésie éternelle.

  1. Mercure de France, 16 janvier 1912.