Promenades Littéraires (Gourmont)/Les parchemins du féminisme


LES PARCHEMINS DU FÉMINISME


Il est bien entendu qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. En voici une nouvelle preuve : le féminisme était une idée fort répandue au temps de Louis XIV, déjà connue sous Louis XIII, presque vulgarisée sous Louis XV.

Il y a de Mlle de Gournay un petit traité de l’Égalité des hommes et des femmes (1622) je ne le connais pas, mais je sais qu’on entrouve les idées dans l’Égalité des deux sexes, discours moral et physique où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés (1673). Ce petit livre, qui eut du succès, puisqu’on en connaît au moins trois éditions assez rapprochées, est assez bien composé. Les auteurs, un sieur Frelin et Poullain de la Barre, sont inégalement inconnus. De Frelin, on ne sait rien. L’autre, après avoir été curé dans le diocèse de Laon, se fit protestant, gagna Genève et se maria. On devine un homme très sensitif, qu’une femme influença vivement, assez pour le conduire à une résolution grave. Cependant, il était léger, car, s’étant évadé de son amour, il renia son féminisme et écrivit l’Excellence des hommes (1675), ouvrage, disent laconiquement les dictionnaires, « où il réfute le précédent ».

Le discours de l’Égalité des deux sexes n’a pas grande valeur, quoique assez bien ordonné et convenablement écrit ; mais il est un signe des temps et plusieurs de ses arguments sont encore bons. On y voit trop cependant le souci de plaire aux femmes, ou sans doute à une femme. Malgré le mot « physique » intercalé dans le titre, le sieur Poullain est un simple moraliste, et de vues pas très élevées, ni très complexes. Enchaîné par les idées mêmes qu’il veut réfuter, il se propose de montrer, non pas que les deux sexes sont équivalents, mais qu’ils sont égaux, que la femme est capable de la même culture que l’homme, des mêmes travaux, des mêmes vertus, etc. Il y a cependant un passage où il semble comprendre que l’homme et la femme sont des valeurs complémentaires. « Dieu, dit-il à peu près, les a créés parfaits chacun à sa manière, et tout ce qui dépend de leur constitution particulière doit être considéré comme faisant partie de leur perfection. C’est donc sans raison que quelques-uns s’imaginent que les femmes ne sont pas si parfaites que les hommes, et qu’ils regardent en elles comme un défaut ce qui est un apanage essentiel à leur sexe, et sans quoi il serait inutile à la fin pour laquelle il a été formé. » Quoique bien mal exprimée, l’idée est fondamentale. Un autre passage insiste sur la diversité extérieure des deux sexes mais ce n’est plus guère du féminisme, car les féministes font bon marchédes vulgaires attraits physiques : « Si l’on vouloit examiner quel est le plus excellent des deux sexes, par la comparaison des corps, les femmes pourroient prendre l’avantage. La beauté estant un bien aussi réel que la force et la santé, la raison ne défend pas de s’en prévaloir plutôt que des autres et si on vouloit juger de son prix par les sentiments et par les passions qu’elle excite, comme l’on juge presque de toutes choses, on trouveroit qu’il n’y a rien de plus estimable, n’y ayant rien de plus effectif. »

Le reste du volume sert à démontrer, après des considérations assez ingénieuses sur l’histoire et la formation des mœurs, que les femmes sont, de même que les hommes, aptes à tous les métiers supérieurs, à tous les emplois. Et les auteurs raillent ceux qui disent « Ce serait chose plaisante de voir une femme enseigner dans une chaire l’éloquence ou la médecine ; marcher par les rues, suivie de commissaires et de sergens pour y mettre la police ; haranguer devant les juges en qualité d’avocat ; être assise sur un tribunal pour y rendre justice ; conduire une armée ; parler devant les Républiques ou les Princes comme chef d’une ambassade. » — « Cet usage, avouent-ils, nous surprendrait mais ce ne serait qu’en raison de sa nouveauté. Car si, quand ces divers emplois ont été créés, ony avoit appelé les femmes, nous y serions accoutumés comme elles le sont à notre égard, et il ne nous sembleroit pas plus singulier de les voir siéger au Parlement que derrière un comptoir. »

Ces idées n’ont-elles pas quelque hardiesse, et même paradoxale ? Elles sont presque toutes aussi loin de nous, aujourd’hui, qu’il y a deux cents et trente et une années. Un curé du temps de Louis XIV donne à nos partis les plus avancés des leçons d’audace.

C’est sur un tout autre ton que s’exprime l’abbé Coyer dans ses Bagatelles morales (1754), au chapitre intitulé l’Année merveilleuse. La fantaisie est spirituelle ; elle l’est même trop. Ce que nous appelons le féminisme va s’accomplir. Cela a dépassé toutes les espérances, même les plus ambitieuses. Les hommes sont devenus des femmes par la faiblesse et la paresse ; les femmes sont devenues des hommes et elles ont usurpé leurs emplois : « Gardons-nous de rire, lorsque nous verrons une bourgeoise plaider au Châtelet et son mari monter une garniture ; une femme de l’ancienne robe prononcer des arrêts et un Président faire des nœuds : une duchesse au Conclave et un cardinal demander le tabouret. »

L’outrance même de la satire montre combien depuis quatre-vingts ans les mœurs ont changé. La femme, vers la moitié du dix-huitième siècle, s’est libérée entièrement de l’esclavage domestique ; elle est devenue « la maîtresse de maison », celle qui commande, celle qui est responsable. L’expression familière, « Madame est servie », date de cette époque. Coyer la note, en ajoutant le mari peut s’absenter, c’est un personnage qu’on double aisément.

Ni les désirs de Poullain de la Barre ne se sont encore réalisés, ni les prédictions de l’abbé Coyer : cependant « des bourgeoises plaident au Châtelet » et d’autres, bientôt peut-être, enseigneront l’anatomie à la Faculté. Il y a des changements de mœurs qui, lorsqu’ils sont dans l’air, y restent longtemps ; d’autres y restent toujours.