Promenades Littéraires (Gourmont)/Une lacune dans l’Avare de Molière
UNE LACUNE DANS « L’AVARE » DE MOLIÈRE
Il s’agit de la première scène du troisième acte. Voici le passage :
Maître Jacques. — Combien serez-vous de gens à table ?
Harpagon. — Nous serons huit ou dix mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a manger pour huit, il y en a bien pour dix.
Valère. — Cela s’entend.
Maître Jacques. — Eh bien il faudra quatre grands potages et cinq assiettes. Potages… Entrées…
Harpagon. — Que diable, voilà pour traiter une ville entière !
Maître Jacques. — Rôts…
Harpagon. — Ah ! traître, tu manges tout mon bien.
Maître Jacques. — Entremets…
Harpagon. — Encore ?
Il est évident qu’à la représentation, du temps de Molière, et peut-être encore dans la suite, chacun des mots Potages… Entrées… Rôts… Entremets… était suivi d’une énumération. Si Molière l’a remplacée dans le texte imprimé par des points, c’est que sans doute il a réfléchi que rien n’est, autant que la cuisine, soumis à la mode. Le « menu » de 1668 aurait pu être ridicule en 1678. En laissant à l’acteur chargé du rôle de Maître Jacques le soin de varier la table hypothétique du seigneur Harpagon, il maintenait cette amusante scène au goût du jour.
Quelles que soient les origines de la lacune du texte imprimé, la lacune existe. En voici la preuve c’est que si Maître Jacques prononce seulementles mots Potages… Entrées…, l’exclamation d’Harpagon n’a plus aucun sens. Comme rien dans la prononciation n’indique même que potages et entrées soient au pluriel, il n’y a nullement lieu, même pour un avare, de s’écrier « Que diable ! voilà pour traiter une ville entière. » Car un repas, si modeste qu’il soit, commencera toujours par un potage, suivi d’une entrée ; ou bien ce n’est pas un repas où l’on puisse convier les gens. Mais ce qui donne plus de force encore à l’argument, c’est qu’Harpagon n’est point le vulgaire avare qui vit tout seul dans un coin, occupé de ses seuls écus. Harpagon a un hôtel, un carrosse, des chevaux (au moins des fantômes de chevaux), trois ou quatre valets, un cuisinier-cocher, un intendant, une femme de charge ; il a un fils et une fille qui trouvent le moyen de vivre tout de même chez lui. Au surplus, Maître Jacques mange bien, fait sans doute des économies ; il geint, mais il tient à sa place. La maison n’est pas si mauvaise ; l’avare mène, en somme, un certain train. Donc, pour l’effrayer, il faut autre chose que ces mots innocents Potage… Entrée.
La même remarque est bonne pour les autres répliques. Rôts…, dit Maîtres Jacques. Mais fût-il jamais dîner prié sans rôti, même chez un ladre ? Harpagon sait bien que ce n’est pas possible. Aussi n’est-ce pas en entendant le mot rôt qu’il se fâche, et qu’il crie « Ah traître, tu mangés tout mon bien ! » C’est au quatrième on cinquième rôti énuméré par Maître Jacques.
On sait à quel point les repas, sous Louis XIV, étaient plantureux. Rien ne peut en donner maintenant une idée, car certaines provinces, qui avaient gardé la tradition des énormes nourritures, sont devenues sages. Il n’y a qu’un moyen de se renseigner, mais heureusement il est absolument sûr, c’est de consulter le Cuisinier royal et bourgeois.
Il fut donné, chez le duc d’Aumont, un 27 décembre, un repas pour quarante-deux personnes, qui ne comportait pas moins de cent vingt-quatre plats. Et le Cuisinier, après en avoir cité le menu, ajoute : « On fut obligé de redoubler jusqu’à trois plats de plusieurs choses, tant aux entrées que pour le rôt et l’entremets. »
Sans doute, il s’agit là d’un dîner de gala et donné par un grand seigneur. La bourgeoisie n’était ni assez riche, ni assez fastueuse, surtout, pour imiter, sinon de très loin, de telles prodigalités. Mais le luxe l’avait touchée déjà, et elle aimait le confortable. Le cuisinier même d’un Harpagon ne peut se dispenser tout au moins de lui conseiller un menu convenable, en rapport avec sa condition et celle des personnes qu’il veut traiter. D’ailleurs, Maître Jacques, qui a son franc-parler, quitte à payer cette liberté de quelques coups de bâton, doit se faire un malin plaisir de taquiner Harpagon, en lui énumérant les plats les plus cossus et les plus succulents. De là une série d’amusants jeux de scène, dont toute trace a disparu. Harpagon écoute. Le premier potage passe ; au second, il fait la grimace ; au troisième, il devient inquiet ; au quatrième, il s’emporte contre Maître Jacques ; mais celui-ci, esquivant la bourrade, reprend son aplomb, et prononce « Entrées… » Et cela recommence, jusqu’à l’éclat « Que diable ! voilà pour traiter une ville entière ! »
Jusqu’ici, cependant Harpagon se contient. Il n’éclate vraiment qu’au milieu du défilé des rôts insolents : « Ah ! traître, tu manges tout mon bien ! » Maître Jacques sent venir le bâton mais son impudence prend le dessus, et, comptant sur ses doigts, il entreprend de nommer les indispensables entremets.
Harpagon essaie de l’arrêter ; mais l’avare manque d’autorité sur ce cuisinier goguenard, et il faut l’intervention de Valère : « Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? Et Monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeailles ?… »
Ces paroles de Valère seraient incompréhensibles si Maître Jacques s’était borné aux vagues indications qui figurent seules dans le texte imprimé. Il faut faire voir la mangeaille, il faut faire sentir la crevaison prochaine des convives rassasiés.
Harpagon est avare, mais non stupide. Il sait que, s’il invite des gens à dîner, il les faudra nourrir. Il donne lui-même son menu :
« Il faudra de ces choses dont on ne mange guère et qui rassasient d’abord : quelque bon haricot bien gras avec quelque pâté en pot bien garni de marrons. » Or, il vient de citer lui-même deux entrées : cela suppose autant de potages, de rôts, d’entremets. Et il se serait fâché rien qu’en entendant son cuisinier établir vaguement le plan général d’un repas ordinaire ?
La lacune devient de plus en plus évidente. Je me propose de la combler d’après les plus authentiques livres de cuisine du grand siècle.
La première représentation de l’Avare eut lieu au mois de juin, parce que l’on suppose, sans aucune preuve, d’ailleurs, que la foire où Harpagon veut mener Marianne est la foire Saint-Germain :
Combien serez-vous de gens à table ?
Nous serons huit ou dix. Quand il y a à manger pour huit, il y a bien à manger pour dix.
Cela s’entend.
Eh bien ! il nous faudra quatre grands potages et cinq assiettes[1]. Potages : De poulets farcis à la purée verte ; une bisque de pigeons ; potage d’agneau aux laitues romaines ; de dindonneaux aux morilles fraîches et aux choux blancs. Entrées : Longe de veau avec un salpicon dessus, garnie de côtelettes marinées ; lapereaux aux sauces blanche et brune ; queues de moutons à la Sainte-Menehould ; poupeton garni de pigeonneaux ; filets de poulardes aux concombres…
Que diable, voilà pour traiter une ville entière !
Rôts : Culotte de bœuf garnie de hâtelettes ; chapon panné garni de trois pigeons et trois poulets ; marcassin aux oranges, et quatre petites salades.
Ah ! traître, tu manges tout mon bien.
Entremets : Une tourte d’amandes ; artichauts à la saingaraz ; ragoût de foie gras ; champignons et jambon ; des pois à la crème garnis de ramequins au fromage.
Encore ?
Est ce que vous avez envie de faire crever tont le monde, et Monsieur a-t-il invité les gens pour les assassiner à force de mangeailles ?…
On peut varier le menu ; mais celui que j’ai donné semble assez convenable.
Il y a donc une lacune dans l’Avare de Molière ; je l’ai prouvé par le raisonnement ; l’édition de 1682 le prouve par le fait même. Voici son texte :
Maître Jacques. — Hé bien, il faudra quatre grands potages bien garnis et cinq assiettes d’entrées. Potage bisque, potage de perdrix aux choux verts, potage de santé, potage de canards aux navets. Entrées : fricassée de poulets, tourte de pigeonneaux, ris de veau, boudin et morilles.
Harpagon. — Que diable, voilà pour traiter toute une ville entière !
Maître Jacques. — Rôt : dans un grandissime bassin en pyramide, une grande longe de veau de rivière, trois faisans, trois poulardes grasses, douze pigeons de volière, douze poulets de grain, six lapereaux de garenne, douze perdreaux, deux douzaines de cailles, trois douzaines d’ortolans.
Je l’avoue, parmi les éditions anciennes de Molière que je possède, celle-ci manque, et c’est fàcheux, car elle est excellente et curieuse, quoique infidèle çà et là, c’est-à-dire dissemblable des éditions originales. Cependant, comme elle est l’œuvre de Varlet de La Grange, l’un des meilleurs comédiens de Molière, et le plus fidèle ami du grand poète, l’homme de ses secrets, de sa comptabilité, l’auteur du journal où sont notés quotidiennement les faits et gestes de la troupe (Registre de La Grange) ; comme La Grange a voulu servir la gloire de Molière, mais comme il était incapable de le faire par l’invention, en étant dénué, il faut avoir confiance en lui chaque fois qu’il ne s’agit pas ou d’une appréciation littéraire ou d’une question de prudence philosophique.
Si donc j’avais eu connaissance du texte de La Grange, ma dissertation aurait été toute différente, les raisons qu’il faut pour justifier un fait n’étant point celles dont il est nécessaire d’étayer une hypothèse. Tout d’abord, je déclare que l’énumération des victuailles donnée par La Grange est bien plus vraisemblable et de meilleur ton que celle que j’avais reconstituée. Elle a je ne sais quel air de vérité familière qui manquera toujours à un menu fabriqué, après deux cent cinquante ans, à l’aide d’un obscur livre de cuisine, par un écrivain que la cuisine sollicite peu.
Un autre détail montre bien qu’elle n’a pas été inventée, du moins de toutes pièces, c’est qu’elle est muette à l’article entremets. À peine Maître Jacques a-t-il prononcé ce mot qu’Harpagon lui ferme la bouche en criant « Encore ! » J’avais hésité sur ce point, essayant de corriger, par un jeu de scène, ce que l’insistance de Maître Jacques ou la patience d’Harpagon pouvaient présenter d’excessif. Il est d’ailleurs exquis, ce menu, et d’une piquante littérature : « Rôt : Dans un grandissime bassin en pyramide, une grande longe de veau de rivière, etc. » Et comme ce mot grandissime est bien choisi par la malice du cuisinier pour faire bondir Harpagon ! Grandissime ! cela est du Molière.
La valeur de l’édition La Grange étant admise, reste la question des éditions originales, de celles qui furent imprimées du vivant même de Molière. Elles sont muettes, assurément, sur le menu. J’ai donné les motifs, que je crois vraisemblables, de ce silence. Il peut y en avoir un autre. C’est que l’Avare a sans doute été imprimé sur le texte écrit de la main de Molière, tandis qu’il a été appris et joué sur une copie, un texte de théâtre, prêt à être modifié selon les exigences de la mise en scène, l’effet produit, diverses considérations sans rapport avec la littérature. Il serait donc arrivé que, sur son manuscrit original, Molière a remplacé par des points les menus qu’il ne pouvait improviser, même avec la collaboration de La Forêt ; au théâtre, cette lacune aurait été comblée. De là deux traditions l’une constituée par les textes imprimés, l’autre par les rôles conservés par la troupe et par La Grange lui-même.
On lit dans une note de l’édition de 1739 : « Le sieur Du Chemin, comédien, qui a su faire un bon usage des leçons qu’il a reçues dans sa jeunesse des compagnons de Molière, nous a dit que Raisin avait toujours joué le rôle d’Harpagon, tel que nous l’avons imprimé (sans les énumérations), et que lui-même il serait fort embarrassé, s’il était obligé d’écouter tout ce qu’on fait dire à Maître Jacques, contre toute vraisemblance. Mais ceci prouve seulement que l’opinion des comédiens était la même, sur ce point, en 1739 qu’en 1904. Les uns et les autres sont partisans de la simplification. Ils aiment à parler, et cela les ennuie d’écouter. Moins long sera le discours de Maître Jacques, et plus facile à maintenir sera l’attitude d’Harpagon. Leur logique, cependant, se contente facilement, puisqu’ils trouvent vraisemblables que les seuls mots potage, entrée, fassent dire à Harpagon « Que diable ! voilà pour traiter une ville entière » ; et que le seul mot : rôt, lui arrache : « Ah ! traître, tu manges tout mon bien. » S’il fallait les croire, Harpagon ne serait pas un simple avare, ce serait aussi un épileptique, un forcené, qui ne peut entendre certaines paroles sans entrer en fureur.
Oui, peut-être un avare sordide, solitaire, habitué à vivre de soupes et de rogatons, s’effraierait à la seule idée d’un dîner composé de plusieurs plats ; mais ce n’est pas le cas d’Harpagon. Il a un cuisinier. Quand on a un cuisinier, c’est pour faire la cuisine. Il est d’ailleurs rose et ventru, ce cuisinier, tel qu’exhibé par la Comédie-Française. Si Harpagon réduit ses gens à la famine et porte comme le veut M. Coquelin un manteau rapiécé il y a, dans l’apparition de ce gâte-sauce florissant, une singulière faute de goût.
L’avarice, cela est relatif, comme tous les vices et toutes les vertus. On peut être avare et dépenser encore dix fois le revenu d’un homme pauvre et généreux. C’est se faire une idée bien faible de l’avarice que de la croire incompatible avec la tenue d’un bon rang social. Il y a des avares dans toutes les conditions, et les pires, souvent, sont ceux qui gardent une certaine apparence.
Les comédiens feront ce qu’ils voudront. Peut-être que M. Laugier, qui joue Harpagon d’une façon si originale et si naturelle, reviendra sur son impression. Après avoir réfléchi, il ne dira peut-être plus : « Si l’on tolérait à Maître Jacques l’énumération des plats désignés dans certaines éditions, Harpagon aurait parfaitement raison de s’écrier « Voilà pour traiter une ville entière ! Il ne faut rien mépriser. M. Laugier et M. Ad. Régnier, son maître en histoire littéraire, s’ils avaient daigné ouvrir le Cuisinier royal et bourgeois ou s’arrêter à telles pages des anciens Mémoires, auraient vu que le menu, ajouté en 1682 au rôle de Maître Jacques, est plutôt un véritable menu de famille, si l’on considère la prodigalité de la table à cette époque. Celui que j’avais imaginé était un peu compliqué je l’abandonne.
Dernier argument. Il n’y a presque jamais rien d’inutile ni dans les paroles, ni dans les actions des personnages de Molière. Or, peut-on supposer qu’Harpagon fasse venir son cuisinier pour s’entendre dire que le dîner comprendra potage, entrée, rôt, entremets ? Il le sait. Ce qui lui importe, c’est de connaître de quoi se composeront ces services, quelle sera leur abondance. Sans les énumérations, la scène est puérile, et puérile la colère d’Harpagon qui se fâche contre le dessein même qu’il a de donner un repas. La logique veut que maître Jacques énumère un menu un peu corsé. Harpagon est avare ; il n’est pas imbécile, et s’il a le sens de l’économie sordide, il a aussi le sens du ridicule. Il faut rétablir le texte de l’édition La Grange.
- ↑ Ceci constituait le premier service. Le second se composait des rôtis et entremets. À chaque service on ajoutait des hors-d’œuvre ou plats froids, mais seulement pourles grands repas. C’est donc justement que Molière les a négligés.