Promenades Littéraires (Gourmont)/Le sentimentalisme de M. Barrès

Promenades LittérairesMercure de France (p. 41-48).


LE SENTIMENTALISME DE M. BARRÈS


Il y a peu d’écrivains aujourd’hui — il n’y en a jamais eu beaucoup — qui puissent, sans que l’on rie de leur présomption, réunir en un volume des articles de hasard. Les recueils sont presque toujours absurdes ; ils ne le sont plus, quand l’écrivain, même à ses heures de moindre conscience, est mené par la main au gré d’une idée directrice. Il n’est pas nécessaire que cette idée soit toujours la même. Tel change d’idées comme il change d’amours. L’important est de n’avoir vides ni le cœur ni la tête. On lit dans une note de son dernier livre, Amori et dolori sacrum : « … quand je fondais le nationalisme sur la terre et les morts… » : voilà l’idée qui, depuis quelques années, entraîne M. Barrès : le culte des morts. Le raffinement intellectuel aboutit à un sentimentalisme primitif ; après un effort cordial vers la liberté, la fierté d’un homme retombe à genoux dans les cimetières et demande humblement à la poussière des ancêtres le mot de passe vers l’avenir.

Il donne de son idée un portrait meilleur que tous ceux que l’on pourrait tenter. Elle porte le costume lorrain :

« Le jour des Morts est la cime de l’année. C’est de ce point que nous embrassons le plus vaste espace. Quelle force d’émotion si la visite aux trépassés se double d’un retour à notre enfance ! Un horizon qui n’a point bougé prend une force divine sur une âme qui s’use. Le 2 novembre en Lorraine, quand sonnent les cloches de ma ville natale et qu’une pensée se lève de chaque tombe, toutes les idées viennent me battre et flotter sur un ciel glacé, par lesquelles j’aime à rattacher les soins de la vie à la mort. »

J’ai cité tout le passage pour laisser leur importance entière aux derniers mots. Ils ont une valeur philosophique, cela est certain ; ils sont même d’accord avec les données de la biologie et tout ce qu’il y a d’exact et de sain dans l’enseignement de la science. Un homme, quel qu’il soit, et aussi un animal, et aussi une plante, tout ce qui vit et même tout ce qui ne vit pas, tout ce qui est procède de ce qui fut. Ou plutôt, il n’y a ni générateurs ni produits ; il y a une ligne de force qui se continue, affaiblie ou renforcée, calme ou sinueuse, le long des siècles. Être, c’est continuer. L’individu est le chapitre d’un livre qui aura sans doute une fin, mais qui n’a pas eu de commencement.

Cette solidarité dans le temps est plus absolue encore que la solidarité dans l’espace, c’est-à-dire dans la vie présente ; l’une, après tout, se peut répudier, l’autre est invincible, puisqu’elle est le principe même de notre existence. Ils sont bien naïfs, ceux qui parlent de répudier le passé. Qu’est-ce que le passé, sinon la matière même dont nous sommes formés ? Notre passé dont nous sommes les fils, doit nous être sacré, même s’il nous paraît affreux, du moment que nous nous aimons, que nous nous estimons. Seul un pessimiste furieux pourrait maudire ou renier les générations dont il est né : mais sa malédiction ou son reniement seraient impuissants à user un seul des fils qui le relient à la chaîne des temps.

Ces notions, quand elles sont exposées en langage simple et clair, semblent irréfutables. Elles le sont, et cependant il ne faut pas les accepter dans leur nudité. Prises à la lettre, rédigées en articles de foi, elles pourraient engendrer un fatalisme destructeur de la vie même qu’elles prétendent glorifier. Elles ont un côté faible par où on peut les attaquer. Cherchons-le. C’est le côté sentimental. Le culte des morts et la philosophie qui s’en déduit naissent généralement dans un esprit à la suite de quelque déception grave. Ce que la vie refuse, ce qu’elle reprend, on le demande à la mort. Quand il rentre dans le passé, on descend aux enfers chercher le présent qui a fui de nos mains, et on s’enfonce dans les ténèbres à la poursuite de la lumière, on court dans les cimetières en quête de la vie.

Toute vérité n’est pas bonne à subir. Nous sommes les enfants du passé. C’est vrai, mais il vaut peut-être mieux l’oublier que de s’en souvenir trop. Quoi que nous fassions, nous répéterons jusqu’à notre dernier mouvement les gestes de nos ancêtres capitalisés en nous, dans notre système nerveux, cet accumulateur des énergies anciennes ; est-il bien nécessaire de nous pénétrer de cette fatalité, de charger nos épaules de ce fardeau ?

En continuant l’exposé de son idée, M. Barrès, par l’excès de son langage, la critique lui-même. Je cite encore tout un passage dont le commencement est exact :

« C’est peu dire que les morts pensent et parlent par nous ; toute la suite des descendants ne fait qu’un même être. Sans doute, celui-ci, sous l’action de la vie ambiante, pourra montrer une plus grande complexité, mais elle ne le dénaturera point. C’est comme un ordre architectural que l’on perfectionne : c’est toujours le même ordre. C’est comme une maison où l’on introduit d’autres dispositions : non seulement elle repose sur les mêmes assises, mais encore elle est faite des mêmes moellons, et c’est toujours la même maison. Celui qui se laisse pénétrer de ces certitudes abandonne la prétention de sentir mieux, de vouloir mieux, que ses père et mère ; il se dit : « Je suis eux-mêmes. »

Rien de plus touchant que le sentiment filial poussé jusqu’à ce degré d’abnégation, jusqu’à ce renoncement à sa propre personnalité. On aurait mis cela jadis dans la vie des saints, sans d’ailleurs en comprendre la portée, et on l’aurait lu avec componction. M. Barrès, qui ne cherche pas à nous édifier, mais à nous convaincre, devrait comprendre à quel point de pareils exemples sont fâcheux. Il ne faut pas assurément suggérer aux hommes ce devoir insensé de faire le contraire de ce qu’ont fait leurs parents ; mais il est pareillement mauvais de les décourager en leur assurant qu’ils ne feront pas mieux. À quoi bon vivre, si c’est pour n’être qu’un imitateur borné ? La plupart des hommes ne sont pas autre chose, c’est vrai, et il vaut mieux qu’ils imitent leurs parents que des étrangers. Leurs gestes seront moins gauches, ayant été dessinés avec une lente certitude par l’hérédité. Cela ne signifie pas qu’ils soient obligatoires. L’initiative personnelle doit avoir sa place même dans la plus humble vie. Ce qui caractérise l’homme, c’est précisément cette faculté de modifier, en le répétant à l’infini, le geste héréditaire.

Je sais bien que M. Barrès exagère pour protester contre d’autres exagérations. C’est une mauvaise méthode. Il ne faut pas que le noble culte du passé devienne un principe de tyrannie contre l’évolution de la vie dans ce qu’elle a de plus naturel et de plus utile. Ce passé lui-même, croit on qu’il soit autre chose qu’une suite de changements dans les mœurs, dans les croyances, dans le langage ? Il est même fort probable que les choses, jadis, changeaient beaucoup plus vite et plus souvent que maintenant. Une civilisation orale est des plus instables ; il suffit d’une génération pour bouleverser la coutume. Le monde n’a pris un peu solidité que le jour où l’homme a consigné dans des livres populaires ses croyances et ses préjugés. La moitié des superstitions datent des almanachs. Avant que les fidèles fussent en possession de livres immuables, la religion avait en France une très grande variété de rites, de chants, d’usages. Nous enveloppons dans le mot « jadis », comme dans un suaire, une douzaine de civilisations superposées ; cela contente notre ignorance et notre paresse.

Le culte des morts est-il très sain soit pour les individus, soit pour les peuples ? Il le serait peut-être s’il accroissait l’énergie, si, comme chez les Romains, les ancêtres étaient considérés comme des dieux impossibles à égaler et dont on doit cependant imiter les vertus. Si, au contraire, il n’engendre que la résignation, s’il conduit à la peur de tout ce qui est nouveau, c’est une religion plutôt fâcheuse : la Chine, sous l’influence de Confucius, s’est laissé empoisonner par les morts. Il faudrait craindre un sort pareil, mais M. Barrès n’est pas Confucius.

Confucius était, je pense, un homme modéré, et M. Barrès est un homme excessif, sous une apparence très calme. Sa logique a des audaces romantiques et un goût pervers pour la mort ; elle cueille des fleurs dans les cimetières et s’y promène le soir, « quand une pensée sort de chaque tombe ». Voyez tous ces livres portant le mot « mort » écrit sur leur couverture : la Terre et les Morts, Du Sang, De la Volupté et de la Mort, la Mort de Venise. Il y a là un état maladif dont les signes se multiplient avec une insistance monotone et presque de mauvais goût, à cause du sentimentalisme qui s’y mêle, comme un parfum violent répandu pour voiler des odeurs terribles.

Les hommes les plus froids sont souvent les plus tendres ; les plus intelligents sont souvent les plus naïfs. La philosophie mortuaire de M. Barrès est à la fois très positive et très ingénue ; elle est l’œuvre de son cœur autant que l’œuvre de sa pensée. Elle peut faire rêver les femmes en même temps que réfléchir les hommes graves. Mais elle plaira surtout aux amateurs de beau langage, car M. Barrès est un maître en l’art d’écrire, en l’art de peindre la pensée. Il les aime tant, ses pensées, qu’il s’arrête souvent pour les admirer ; il les décrit, il les fait valoir, il s’extasie devant leur charme. Il faut en convenir : ainsi parées, ce sont de dangereuses séductrices.

1903.