Promenades Littéraires (Gourmont)/De la fécondité littéraire

DE LA FÉCONDITÉ LITTÉRAIRE

À PROPOS DE M. PAUL ADAM[1]


En une excellente étude, Littérature et Démocratie, donnée, ce mois-ci, par le Mercure de France[2], M. Edmond Barthélemy note que la vie de l’écrivain suppose aujourd’hui « une condition jusqu’alors sans précédent dans les lettres, l’effort physique ». Cela n’est pas universel. Le monde littéraire renferme encore nombre de rêveurs et même de paresseux ; d’autres, qui travaillent beaucoup, mesurent leur peine à leur plaisir et se gardent, autant que de l’oisiveté, de l’abus de leurs forces. Mais il est vrai qu’on en voit quelques-uns dont la vie semble vouée à un labeur excessif et, disons-le hardiment, sans proportion avec le résultat obtenu. Sans proportion véritable ; mais cependant avec une certaine proportion d’apparence, car dans un état social extrêmement démocratique, on est porté à mesurer et à peser, plutôt qu’à juger. Que serait aujourd’hui l’homme d’un seul livre, un La Bruyère, un Montaigne, ou même l’homme de deux ou trois livres ? On a pris l’habitude de taxer d’incapacité l’écrivain prudent qui réfléchit longtemps avant d’écrire ou celui qui prétend vivre d’abord la vie qu’il racontera ensuite. Les grandes gloires du XIXe siècle, ce sont les grandes fécondités : Hugo, Michelet, Lamartine. Une des objections des journalistes contre l’un des plus exquis de nos poètes, Mallarmé, fut l’exiguïté de son œuvre. Il nous faut écrire, écrire encore, écrire toujours, Juifs-Errants de l’écriture — ou plutôt Danaïdes, car plus on écrit et plus le besoin d’écrire s’exaspère. Cela devient une maladie, et l’on voit des écrivains riches, glorieux et fatigués, continuer, alors qu’ils pourraient écussonner en paix des rosiers et contempler le passage des nuages, à répandre avec furie d’inutiles flots d’encre. Cette lutte pour la gloire ressemble à une déroute bien plutôt qu’à une marche offensive. Celui qui s’assied sur le bord de la route est perdu. Dès qu’on ne le voit plus, on oublie son nom ; quand il reprendra sa course, il lui faudra des efforts terribles pour regagner ce premier rang. Ces mœurs sont sauvages ; mais enfin ce sont nos mœurs, et nous sommes obligés de les accepter ou d’accepter la défaite.

Le travail acharné, dans le monde des lettres, a été mis à la mode par l’exemple de Balzac. Il ne fut pas le seul de son temps à transformer en labeur le plaisir d’écrire. Alexandre Dumas, George Sand, Sainte-Beuve, Victor Hugo lui-même se donnèrent aux lettres avec violence ; mais lui, Balzac, il dépassa la violence. On avait vu, aux siècles précédents, de grands écrivains être en même temps de grands travailleurs. Ni Buffon, ni Voltaire n’étaient des paresseux ; mais ils n’étaient pas non plus des forçats de la plume. Buffon avait organisé son temps de manière à n’en rien perdre, mais il n’appelait pas du temps perdu celui qu’il donnait aux plaisirs, à la conversation, à la table. Les besognes immenses ne l’effrayaient pas ; il en venait à bout par la constance, par la patience quotidienne. Voltaire était plus fébrile ; pris du besoin soudain de dire sa pensée, il abandonnait tout, s’enfermait, passait les nuits ; mais il savait aussi, aiguillonné par d’autres désirs, oublier ses idées et même ses intérêts, suivre franchement, sans regrets, le penchant de sa sensibilité. Lui non plus ne considérait comme du « temps perdu » ni ses voyages, ni ses réceptions, ni sa correspondance, ni ses amours. Il faut arriver à Balzac pour entendre un écrivain, triste de s’être laissé distraire pendant quelques mois par une femme, proférer ce mot effroyable : « Encore un roman de perdu ! » Comme s’il ne vaut pas mieux vivre un roman que de l’écrire, comme si, après tout, pour écrire un bon roman, il ne fallait pas, d’abord, le vivre ! Mais cette dernière concession faite au cynisme des hommes de lettres est excessive : se mêler à la vie pour expérimenter les sentiments et les sensations, pour récolter des documents, comme disaient les naturalistes, c’est une manière de vivre bien médiocre et vraiment dépourvue de dignité. Il y a là une exploitation industrielle de la sensibilité qui rabaisse le talent en même temps que le caractère. Balzac ne semble pas avoir jamais fait de tels calculs. Il écrit ingénument : « L’amour, c’est ma vie et mon essence », mais s’il le rencontre, il cherche à fuir, songeant à sa table de travail, à sa copie, à ses épreuves, aux projets qui bourdonnent dans sa tête congestionnée.

On admire généralement la puissance de travail de Balzac, son courage à accepter des labeurs surhumains, son stoïcisme au milieu des terribles embarras d’argent qui dévorèrent une partie de son existence. Ce n’est pas admirable ; c’est plutôt estimable. Balzac était un homme en désordre, qui passa sa vie à essayer en vain de se mettre en ordre. Il avait aussi cette illusion que la gloire d’un écrivain se mesure comme la gloire d’une montagne et que la plus solide est celle qui se dresse sur la plus haute pyramide de livres. Il est très probable que, riche et indépendant, il eût travaillé avec un acharnement tout pareil. Sans doute, l’abondance de la production est parfois un signe de force, et la gloire de l’écrivain s’en trouve augmentée ; mais parfois aussi c’est un signe de faiblesse, la pyramide s’écroule et le constructeur demeure étouffé sous les décombres.

La vie de Balzac fut vraiment infernale. Sa correspondance est pleine des plus pitoyables aveux sur la condition de forçat à laquelle le réduisaient à la fois son ambition et la nécessité. Ce n’est pas seulement l’effort physique, c’est la continuité de l’effort herculéen. « Pour savoir jusqu’où va mon courage, écrit-il à Mme Hanska il faut vous dire que le Secret des Ruggieri a été écrit en une seule nuit ; pensez à cela quand vous le lirez. La Vieille fille a été écrite en trois nuits. La Perle brisée, qui termine enfin l’Enfant maudit, a été faite en quelques heures d’angoisses morales et physiques… J’ai écrit à Saché, en trois jours, les cinquante premiers feuillets des Illusions perdues… Au moment où je vous écris, j’ai devant moi les épreuves accumulées de quatre ouvrages différents qui doivent paraître en octobre (c’est la date même de sa lettre) ; il faut suffire à tout cela. J’ai promis à Werdet de publier la troisième livraison des Études philosophiques, ce mois-ci, et aussi le troisième dizain des Contes drôlatiques, et de lui donner pour le 15 novembre les Illusions perdues. Cela fait cinq volumes in-douze et trois volumes in-octavo… » Ce labeur effréné le rendait fou ; il aggravait son état de fatigue par un régime rigoureux d’abstinence, ignorant, le malheureux, que le travail cérébral, lui aussi, est un travail physique, et qu’il faut manger pour écrire comme pour transporter des fardeaux. « Il y a plus d’un mois, dit-il dans la même lettre, que je me lève à minuit et me couche à six heures du soir, que je me suis imposé la plus stricte nourriture qu’il faille pour vivre, afin de ne pas envoyer au cerveau la fatigue d’une digestion ; eh bien, non seulement je sens des faiblesses que je ne puis décrire, mais tant de vie communiquée au cerveau que j’en éprouve de singuliers troubles ; je perds parfois le sens de la verticalité, qui est dans le cervelet ; même dans mon lit, il me semble que ma tête tombe à gauche ou à droite, et je suis, quand je me lève, comme emporté par un poids énorme qui serait ma tête. » Il faut de moins en moins admirer, car Balzac ne nous donne ici que le spectacle de la présomption et de l’ignorance. La connaissance des notions les plus élémentaires de la physiologie et de la médecine l’eût préservé de ces extravagances ; mais il voulait, dans son orgueil, inventer tout, même la science, et il poussa la fatuité jusqu’à rédiger des dissertations psychologiques, jusqu’à imaginer « une théorie de la volonté », qui n’est qu’une apologie de l’entêtement !

D’autres écrivains célèbres du siècle dernier contribuèrent à mettre à la mode le travail acharné ; mais aucun ne semble s’être jamais livré à d’aussi effroyables orgies d’écriture. M. Zola donnait régulièrement à son œuvre trois heures par jour ; il était méthodique et modéré. Exploité avec cette sagesse, le génie de Balzac eût acquis, sans doute, ce qui lui a toujours manqué, la sérénité, ce calme olympique, à la manière de Gœthe, qui fait que l’on domine la vie, qu’on la regarde de haut.

J’ai pensé à Balzac — M. Paul Adam en sera flatté, j’espère — en lisant, dans la biographie que l’on vient de donner de l’auteur de la Ruse, la liste de ses œuvres. Il y a en effet quelque chose de balzacien dans la fécondité de ce jeune romancier qui, en dix-sept ans de travail, nous aura donné trente-cinq volumes, et souvent des volumes énormes, qui en valent deux ou trois par la compacité. Quelle est sa méthode de travail, je ne l’ignore pas absolument ; elle est plus raisonnable que celle de Balzac et, par conséquent, elle durera sans doute plus longtemps. Il y a déjà bien des années, alors que son œuvre s’ébauchait seulement, j’ai écrit de lui ce mot qui a été plusieurs fois répété : « Paul Adam est un spectacle magnifique. » Le moment est venu de le redire, car il a été prophétique et il est devenu plus vrai de jour en jour. Mais je songe aussi qu’il y a des spectacles dont la magnificence inspire un peu d’effroi ; on les voudrait moins tourmentés, on redresserait volontiers telles de leurs lignes d’un tragique un peu fantasque. Kant, qui s’est mêlé de rédiger une esthétique, dont la gravité est un peu ridicule, distingue, non sans logique, le sublime d’avec le beau ; c’est la partie la moins lourde de son traité. Si on faisait à la littérature d’aujourd’hui l’application de cette distinction scolastique, on trouverait peu d’exemples de sublime, mais si on voulait absolument en trouver, ne s’arrêterait-on pas, de préférence, devant les romans historiques de M. Paul Adam ? Rien qu’à les regarder de l’extérieur, ce sont des masses qui inspirent le respect et cette sorte d’admiration que l’on éprouve devant ces œuvres de la nature dont on ne comprend pas très bien la logique architecturale. Il faut y entrer, il faut regarder, il faut scruter, alors on comprendra. Mais je veux demeurer dans les limites du mot inscrit en tête de ces lignes. Il s’agit de fécondité littéraire : M. Paul Adam en est un exemple merveilleux offert à notre étonnement. Même sans tenir compte du talent déployé, la puissance de volonté affirmée par un travail aussi constant et, en même temps, aussi fougueux, incline les plus distraits à un certain recueillement.

Mais je songe toujours à Balzac. Il écrivait en 1838 : « Il est impossible qu’à mon âge on soutienne les travaux auxquels il faut me livrer sans courir à quelque épuisement qui équivaut à la mort. » Douze ans plus tard, il était mort, en effet, et mort épuisé, comme il l’avait prédit.

Il serait peut-être temps de mettre un peu de mesure dans nos labeurs, de condenser notre pensée et de penser davantage en écrivant moins, et surtout de vivre des vies humaines, ce qui est tout à fait le contraire des vies balzaciennes.

1903.
  1. Les Célébrités d’aujourd’hui : Paul Adam, par Marcel Batilliat (Bibliothèque internationale d’édition.)
  2. Juin 1903