Promenades Littéraires (Gourmont)/J. H. Rosny

Promenades LittérairesMercure de France (p. 115-119).


J.-H. ROSNY


Je n’ai pas beaucoup de goût pour la lecture des romans ; quand je suis romanesque, je m’en raconte un à moi-même, dont je suis le conducteur. C’est peut-être aussi que la vie des autres hommes ne m’intéresse pas beaucoup, ou que je ne suis pas capable d’y pénétrer assez profondément pour y sentir des parités avec ma propre destinée. Je ne prétendrai donc pas avoir une connaissance, autre qu’élémentaire, du roman contemporain, et l’an passé, quand une revue anglaise voulut bien me demander une étude sur ce sujet, je me pris à réfléchir et j’en suis encore là.

Pourtant, après trente ans de vie littéraire et quelque pénétration d’esprit, on en arrive fatalement à posséder certains dons de reconstruction à la Cuvier et à deviner le ton et la valeur d’un livre qu’on n’a pas lu. Il est bon toutefois d’avoir eu entre les mains quelque dent ou quelque vertèbre de l’animal en question et de l’avoir avec soin examinée ; alors, si l’animal lui-même vous tombe sous les yeux, on a la satisfaction de le voir tel qu’on l’avait imaginé.

J’ai connu un original qui, pour se familiariser avec un livre, le portait longtemps dans sa poche ; il prétendait ainsi, je ne sais par quel mystère, se l’infuser. Nul doute que la méthode ne soit exagérée, mais tout de même ce serait une méthode, si en changeant de temps en temps l’ouvrage de poche, on l’entr’ouvrait aussi, l’espace d’un instant.

Des gens, économes de leur temps et de leur argent, sont arrivés à une connaissance très suffisante de la littérature contemporaine en allant se promener deux fois par semaine sous les galeries de l’Odéon. L’atmosphère est favorable, et tous les livres sont là. Leur couverture, d’abord, indique leur genre, et quelquefois cela suffit. On peut toucher ; des effluves naissent : il y a des livres auxquels, comme à telles femmes, on ne résiste pas, et il faut au moins les entr’ouvrir il est rare que l’intimité soit poussée plus loin. Beau harem, mais il n’y a que les avale-tout-cru de la lecture pour se jeter brutalement sur la chair fraîche et l’emporter afin de la dévorer à loisir.

D’autres accumulent, font des provisions « Je lirai cela, disent-ils, au premier jour de pluie. » Et quand on les interroge sur un livre, ils le montrent du doigt « Il est là, il attend son tour. » Plus tard, quelle reconnaissance ils auront pour leur paresse, car, vraiment, il est bien peu de livres qui valent encore d’être lus, deux ans après.

Il y en a aussi quelques-uns qui sont toujours bons.

De si longs préliminaires n’ont d’autre but que de me permettre d’avouer, sans trop de honte, que je n’ai pas lu tous les livres de M. Rosny. Son dernier roman, même, je n’ai encore eu que le temps de l’entr’ouvrir, pour y deviner la magnifique histoire d’une passion mêlée aux péripéties de la lutte sociale. Ce n’est pas assurément la sorte de livres que je préfère, mais il ne faut rien négliger de cet écrivain original et tourmenté qui revient, après une longue carrière, aux idées qui furent l’attrait de sa jeunesse.

C’est Huysmans qui me fit connaître ses premiers romans à l’heure où leur succès, s’ils en eurent, était plus social encore que littéraire. Mais quand la réputation de Rosny devint plus littéraire que sociale, la sympathie de l’homme, en qui montait déjà le catholicisme, se mua brusquement en une furieuse haine. Dans mon innocence, j’écoutais placidement ces divagations de la jalousie, sans savoir que cela en était. Je crus longtemps que Rosny était un dangereux anarchiste et je m’étonnais qu’un écrivain de tant de talent voulût faire sauter la société, que sa mission était plutôt d’étudier et de peindre.

Brusquement, les Xipehuz et Tornadres me révélaient l’homme de génie que je n’ai cessé d’admirer, malgré quelques passagères faiblesses. Mais J.-H. Rosny n’est qu’une signature sous laquelle il y eut longtemps deux écrivains. Je lus Vamireh, gâté par de trop belles illustrations, je lus le Fardeau, enfin, qui m’a laissé une impression inoubliable, et un nombre infini de nouvelles, dont plusieurs sont des chefs-d’œuvres de plus d’un jour.

Avec cela, et quelques autres romans pris au hasard dans une œuvre considérable, je ne prétends ni donner, ni avoir une vue complète de J.-H. Rosny, mais, j’ai du bonheur qu’il y ait près de moi une mine où puiser abondamment du plaisir littéraire, des sujets de méditation, des motifs de rêve. Un bon roman gagne à vieillir un peu. La curiosité vaine s’en est détournée. Ceux qui l’abordent savent alors y négliger les petits détails, presque toujours inutiles, et n’y plus chercher que les actes de caractère et les faits de passion. Quel service ne rendrait-on pas à Balzac en modérant la longueur de ses exubérantes descriptions ! S’il doit périr jamais, c’est par là que l’eau entrera dans son vaisseau : c’en est la partie faible et peut-être dès maintenant caduque. M. Rosny a quelquefois abusé de son talent à rendre les nuances, et ainsi il fait trop stables des choses aussi fuyantes que l’architecture d’un nuage ou le sourire d’une femme ; mais il a grand besoin de précision dans l’esprit, et un grand appétit de solidité, il ne laisse rien sortir de ses mains qui ne soit coulé en bronze.

On dit que sa conversation est à la fois abondante et impérieuse. Ce sont aussi les caractères de sa littérature, qui a changé deux ou trois fois de genre et s’est toujours imposée ; sa fécondité trouva le moyen de se renouveler et de ne jamais décroître : elle est actuellement aussi vive et plus active qu’au temps même de sa jeunesse. Malgré tout, on sent qu’il détient encore de la force inemployée.

J’ai entendu dire qu’il n’était pas mis à sa place dans la littérature contemporaine. Ce n’est pas douteux. Je ne crois pas cependant qu’il en éprouve beaucoup de chagrin. Son esprit est trop haut pour éprouver l’envie, et comment regretterait-il ces royautés éphémères qui semblent vraiment de carnaval à ceux qui réfléchissent froidement ? La sienne est plus solide, quoique moins éclatante : elle est étayée de quelques admirations qui comptent. N’est-ce point M. Maurras qui comparait les types de jeunes filles créés par lui aux jeunes filles de Corneille ? On sent à quelle hauteur c’est le placer. Pourtant Clotilde de Leuze et Solange de Moreuil sont un peu moins connues que Chimène. Ah que nous sommes injustes pour nos vraies gloires !